Distributisme et anti-utilitarisme
Avertissement : les paragraphes en italique constituent la réponse de Jean-Paul Lambert au courrier de Sylvain Dzimira. Elles sont présentées dans le corps du texte de S. Dzimira.
Créteil, le 26/02/2007
Cher Jean-Paul Lambert,
Voilà un petit moment déjà que vous m’avez demandé de traduire le distributisme sous l’angle du don, en qualité de MAUSSien j’imagine. J’ai accepté au moins de m’interroger sans savoir ce que cela pouvait donner, même si j’avais le sentiment que vous aviez commencé à le faire avec votre bel article sur l’adonnement paru dans La revue du MAUSS n°28 : « Penser la crise de l’école » [1] . Aujourd’hui, ma position est mitigée. Comme toutes les doctrines morales et politiques, le distributisme répond à sa manière aux questions éternelles : à qui donner, quoi, comment, en vue de quoi. Ici, une traduction est donc possible. Néanmoins, les réponses qu’il y apporte ne me semblent pas parvenir à s’affranchir de la manière de voir le monde qu’il dénonce. Ma position ne doit pas vous étonner, Alain Caillé vous ayant déjà indiqué en quoi à ses yeux le distributisme de Jacques Duboin est empreint d’économicisme et d’utilitarisme. Néanmoins, les positions du distributisme actuel, soutenues par PROSPER, la revue que vous animez, n’étant pas réductibles au distributisme ancien, j’ai voulu continuer le dialogue [2].
Jean-Paul Lambert : Votre aimable lettre doit être publiée dans PROSPER. Elle sera précédée par une présentation des thèses défendues par l’anti-utilitarisme. Ici destinée aux lecteurs du MAUSS, commençons, s’il vous plaît, par les éclairer rapidement au sujet du distributisme.
Le distributisme, « historique » ou actuel, découle, en tant que technique économique, d’un renversement copernicien. Dans son hypothèse les moyens de paiement - les revenus, pour faire simple - ne dépendent plus des profits monétaires que les entrepreneurs doivent indirectement effectuer sur un marché aléatoire et concurrentiel. Ils sont distribués en proportion des produits et services disponibles. Tout ce qui est produit peut donc être « acheté ». La rareté ne doit plus être entretenu pour soutenir les prix. La monnaie qui sert aux échanges n’est plus « circulante », accumulative, prêtée avec intérêts. Elle s’annule lors de chaque achat. Sans le savoir, les distributistes historiques, apparus en France après la crise de 29, ont retrouvé une intuition de Karl Marx [3] signalée par André Gorz [4] : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni ».
L’avenir social (et écologique) qu’ouvre la « clé » distributiste est évidemment tout différent du nôtre. Et son ‘esprit’, dont il va être question ici, qui me semble totalement en phase avec les recherches anti-utilitaristes, et même les couronner.
Critique antiutilitariste du distributisme ancien
S.D. : Je commencerai par restituer la critique antiutilitariste du distributisme ancien, avant de discuter vos positions. Je finirai par une trop brève tentative de traduction du distributisme dans le langage du don.
Dans la préface à la sélection d’articles de J. Duboin que vous avez présentée et publiée [5], Alain Caillé relève que si la dénonciation par J. Duboin de l’absurdité de notre monde s’inscrit dans l’aventure antiutilitariste, il succombe au chant des sirènes de l’utilitarisme par les solutions qu’il préconise. J. Duboin souligne que nous vivons dans un monde qui produit en abondance des richesses et s’imagine néanmoins sous l’empire de la rareté qu’il entretient effectivement pour certains, privés de cette abondance ; un monde qui parvient à se libérer du travail et ne s’imagine pas autrement que sous le règne de la nécessité et du travail ; un monde qui s’est ainsi donné les moyens de goûter à la véritable richesse, le loisir – qui n’est pas l’oisiveté, mais… l’adonnement si nous avons bien compris et sur lequel nous reviendrons – mais est incapable de le toucher ne serait-ce que du bout des lèvres, ne s’imaginant pas la richesse autrement que monétaire et prenant sa source dans l’échange donnant-donnant. Tout cela sonne bien antiutilitariste. On retrouve d’ailleurs ces thèmes traités par les MAUSSiens. La critique de la rareté comme mythe spécifiquement moderne qui façonne notre manière de penser et d’agir sous le signe du calcul et de l’instrumentalité est l’un des tout premiers thèmes de réflexion du MAUSS [6] : imaginées rares, les ressources doivent être économisées, et nous devons en conséquence les utiliser au mieux, nous faire calculateurs en maximisant les avantages et en minimisant les coûts de leur exploitation. La critique du travail en tant que seule activité socialement valorisée est à peine plus tardive [7]. Enfin, depuis le début de son aventure le MAUSS n’a pas cessé de souligner que ni la richesse véritable, ni le bonheur ne sont mesurables monétairement [8].
J.-P. L. : C’est la raison pour laquelle j’ai suivi la revue du MAUSS dès que j’ai connu son existence. Recru de travail social sans fin ni fond, je cherchais comment faire disjoncter le droit des sous-prolétaires à l’épanouissement personnel de leur « utilité » dans le cycle de la marchandisation ou économicisation générale - qui ne bafoue pas qu’eux...
S.D. : Si les critiques que Duboin prononce à l’endroit de la Modernité sont antiutilitaristes, il n’en est pas de même de la solution qu’il envisage pour rompre avec les maux qu’il dénonce qui traduit un économicisme et un utilitarisme « foncier » selon A. Caillé [Caillé, 1998, p. 14]. Rappelons la solution : en finir avec la rareté grâce à la science et à la technique, et par suite : en finir avec les inégalités, chacun percevant un revenu égal exclusivement destiné à la dépense et ne pouvant être cumulé, dont la somme correspond à la valeur de ce qui a été produit ; en finir avec le travail, chacun pouvant s’adonner librement à ce qui lui plait ; en finir avec les conflits, l’abondance matérielle rendant les hommes bons, les inclinant non plus à accumuler pour eux-mêmes, ce qui n’a plus guère de sens et est techniquement impossible, mais à se tourner vers les autres en leur donnant ce dont ils manquent (informés par un Etat « utilitaire »). Où se situe l’économicisme du distributisme ancien ? Dans la croyance – partagée avec les marxistes remarque A. Caillé - selon laquelle notre vie sociale et même morale est entièrement déterminée par notre vie matérielle, économique. Où se situe l’utilitarisme ? Les homme que décrit J. Duboin ne sont-ils pas censés donner et se donner, dans le plus pur désintéressement ? C’est que ce pur désintéressement n’est rendu possible qu’après avoir comblé leurs besoins, leurs intérêts matériels non moins purs, qui apparaissent donc bien comme premiers (et déterminants). Foncièrement utilitariste dans la rareté, l’homme nouveau, purement désintéressé advient dans et par l’abondance : utilitarisme (celui qui consiste à prêter aux individus des motivations exclusivement intéressées) et anutilitarisme (qui consiste au contraire à lui prêter des motivations purement désintéressées et à les considérer souhaitables) sont ici les deux faces de la même pièce économiciste.
J.-P. L. : Le distributisme historique est marqué par les soucis de « progrès » que permet « la science ». Le sous-titre de La Grande Relève, fondée par Jacques Duboin en Octobre 1935, hésite entre « des hommes par la machine » et « des hommes par la science » [9] . Un demi-siècle plus tard nous sommes devenus allergiques à ce genre d’énoncés et c’est cette allergie même qui m’a fait récupérer la technique génialement et vraiment anti-capitaliste du distributisme. Quand j’ai fait paraître LE DISTRIBUTISME ETHIQUE ET POLITIQUE [10], imaginez ma jubilation quand j’ai pu sous-titrer « la grande relève de la machine par les hommes » !
Duboin s’emballe pour l’« Etat utilitaire », chapeautant une « économie des besoins ». Il est planiste en diable, comme l’esprit de « progrès » voulait qu’on le soit à l’époque, arc-boutée contre « la gabegie » et où la majorité des Français était encore privée d’eau courante et d’électricité. L’abondancisme (qui s’est d’abord appelé « droit au travail dans l’Abondance », ce qui ne nous rajeunit pas !) assume totalement le programme de progrès matériel et social communiste ou socialiste, à ceci près qu’il y parvient en rompant avec la technique monétaire qui prévaut dans le capitalisme : monnaie capitalisable, émise avec intérêts, à valeur variable, gagée sur la croissance des profits monétaires. Rupture impardonnable, qui provoque la même haine aujourd’hui qu’hier, comme toutes celles que suscitent les renversements coperniciens ou dépôts de dogmes.
Venons-en maintenant à ces deux faces utilitariste et anutilitariste d’une même pièce économiciste. J’avoue que le mot « anutilitariste », me surprend toujours. Vous avez eu l’amabilité de préciser son sens mais cette précision ne m’aide pas à sortir de son buisson d’épines ! Dans sa préface, Alain Caillé reproche à Duboin de développer un « an-utilitarisme », « autrement dit une dénégation de l’intérêt et non son dépassement ». Or c’est précisément ce « dépassement » que j’ai trouvé chez Duboin, et avec lui une bonne nouvelle, que j’espère toujours apporter au MAUSS, car en matière de dépassement, mettre le clignotant ne suffit pas. Il faut dépasser la vitesse de l’autre, et non se placer dans son sillage en défendant une économie de profits monétaires. Dans sa préface, Alain Caillé écrit : « L’antiutilitarisme fait toute sa place à l’intérêt personnel, y compris matériel ; il reconnaît la légitimité des médiations entre les hommes, et donc celle, en particulier, du marché et de la monnaie. » Ce « donc » est assez énorme, puisqu’il implique que le marché et la monnaie sont des données, a priori légitimes, indépassables, forcément porteuses de « médiations » dont l’inventaire manque. « L’anti-utilarisme tente, simplement, de les maintenir à une place hiérarchiquement seconde par rapport aux intérêts collectifs et d’expression de soi. » Bravo, mais en pratique, dans les médiations marchandisées, que peut-il faire d’autre, ce fier anti-utilitarisme, qu’un continuel combat d’arrière-garde, pour rétablir une « primauté » dont le libéralisme se moque absolument ? En pratique toujours, le projet distributiste me semble autrement conséquent, puisque la décision de produire ne dépend plus des profits monétaires qu’il va falloir faire sur le marché - puisque la place de l’intérêt personnel et la médiatisation collective ne sont plus disputée par les profits monétaires, éliminés d’entrée.
Poursuivons : « L’anutilitarisme, écrit Caillé, dénégation fantasmatique de la logique de l’utilité personnelle, au contraire croit possible de supprimer purement et simplement l’intérêt égoïste, le marché et la monnaie, et il s’imagine pouvoir dissoudre le politique, autrement dit le conflit entre les hommes, dans la science et la technique. » Cette réduction du distributisme à une lubie anutilitariste, déniant « l’intérêt » (lequel, de quoi ?) me semble rapide et porteuse de riches confusions. Et donne envie de retourner l’argument, car annuler les effets induits sur les identités, l’adonnement, les différentes formes de don, par les besoins de la croissance monétaire, par les lois du marché, ne serait-ce pas un peu « fantasmatique »… ? Quant au rapport du distributisme avec les sciences et techniques, j’ai déjà indiqué qu’il n’avait rien de fatal, bien au contraire, puisqu’il permet de les dominer, perspective qui a contribué à m’y convertir et à le transformer, ce dont je ne vois pas encore l’anti-utilitarisme capable, en tout cas tel qu’il est encore généralement défendu par ses membres, qui n’y ont, me semble-t-il, pas encore assez réfléchi.
S.D. : A vrai dire, je ne comprends pas très bien la réponse que vous faites à A. Caillé. Vous balayez un peu rapidement l’économicisme qu’il prête à J. Duboin, en le situant étrangement dans les instruments économiques du distributisme – alors qu’il n’est pas là - et non pas pour vous en affranchir, mais pour l’assumer - « aucune innovation sociale ou politique ne peut échapper à l’énoncé des moyens » [p. 189] - alors qu’il n’y a pas lieu.
J.-P. L. : Cette formulation me plaît bien ! Le distributisme FAIT un instrument qu’on ne peut éviter de qualifier d’économique. Mais il n’EST pas là. Il propose une technique qu’on classe dans le groupe de techniques dites « économiques ». De là à le dénoncer comme un économicisme, c’est une grosse facilité polémique que je balaie, oui, comme tout ce qui tend à ontologiser une conduite, par exemple le bobo qu’on vous a fait en méchanceté humaine. Si jamais M. l’Anti-économiciste propose quelque chose, comment fera-t-il pour qu’on ne la classe pas « économique » ? Oh le vilain économiciste !
Je récris tous les jours la phrase que vous citez - « Aucune innovation ne peut échapper… » - et l’applique à tous les généreux anti et alter qui passent, qui n’ont rien à proposer « d’autre » qui ne fasse usage de moyens propres au capitalisme pour faire du moins méchant capitalisme ou mondialisme. J’ « assume » donc totalement le principe technique de tout distributisme présent et à venir : distribuer les moyens de paiement en proportion de ce qui aura été socialement produit. Ce qui ne veut pas dire que je reprends à ma charge la technique particulière qu’en a tiré Duboin : on peut « chiffrer » les choses aujourd’hui autrement que par de la monnaie. La circulation des marchandises est déjà tous les jours contrôlée par des codes-barres. Les produits de l’activité sociale peuvent circuler sans faire de profits. Pourquoi sont-ils soumis à l’appréciation d’un marché sur lequel ils devront faire le plus de profits possible, et plus que ceux des concurrents, pour les dissuader d’y revenir ? Pourquoi ne seraient-ils pas soumis directement à l’appréciation humaine, celle d’usagers qui en redemanderont ou pas, à qui on ne pourra pas les imposer parce qu’ils donnent du travail, font de la croissance etc., mais qui voudront les reproduire et pourront en faire de plus favorables aux liens sociaux et à l’environnement ?
Critique antiutilitariste du distributisme de la revue PROSPER
S.D. : Vous ne retenez sérieusement que la critique d’anutilitarisme comme revers d’un utilitarisme foncier. Et c’est en contestant cet anutilitarisme que vous semblez vouloir exonérer J. Duboin de tout utilitarisme. Mais je crois que quand bien même J. Duboin n’aurait pas versé dans un anutilitarisme, son économicisme et son utilitarisme resteraient entier : resterait l’idée que notre vie sociale est entièrement réglée par notre vie matérielle ; que la rareté produit l’utilitarisme ; et que l’abondance permet sinon d’en sortir, du moins de le tempérer.
J.-P. L. : C’est justement pour qu’elle ne subisse plus cette triste réglementation que je pousse l’hypothèse distributiste. Duboin pédale abondance-et-rareté - un « couple ». Je turbine sur la maîtrise de leurs usages par les usagers qu’autorise le fait de disposer à vie de la capacité de s’investir dans les activités de son choix.
S.D. : Votre réponse est d’autant plus surprenante que vous ne contestez pas vraiment l’anutilitarisme de J. Duboin. Vous dites simplement que qualifier d’anutilitariste son distributisme n’est pas juste, moins parce que J. Duboin n’a pas péché par anutilitarisme, que parce qu’il faut lui pardonner : J. Duboin étant « prisonnier » encore à son époque de nombreuses « raretés », on peut comprendre, semblez-vous suggérer, qu’il n’ait pas vu que l’abondance - ou du moins l’accroissement des richesses matérielles - ne produit pas l’anutilitarisme, comme nous pouvons le constater.
Par contre, vous reprenez à votre compte la critique qu’adresse A. Caillé à J. Duboin, et contestez dans le distributisme actuel un quelconque anutilitarisme. Mais étrangement, pour bien marquer que l’on ne peut pas vous taxer d’anutiliarisme, vous brandissez l’étendard de l’utile, alors qu’il s’agit de répondre au fond à la critique de l’utilitarisme que traduit l’anutilitarisme ! Couplée à l’abondance, « la maîtrise par les usagers de leurs usages » permettra que « la machine […] produise utile » [p. 190]. Certes il n’est pas question que de produire utile, mais également « sain, durable et beau », mais on aimerait savoir quels rapports entretiennent l’utile, le sain, le durable et le beau.
J.-P. L. : Attention… Posez la question : peut-on qualifier d’« utile » faire malsain, jetable à une vitesse accélérée, frappé d’obsolescence encore plus vite, ou, sinon « laid », n’ayant pas des caractères d’harmonie qui font qu’on a envie de garder un objet toute sa vie ? Réponse et haussement d’épaules : on ne peut pas dire que c’est utile, bien sûr... Eh bien si ! Pour la croissance des profits monétaires ! Une épidémie de brucellose et l’asthme font monter le Produit Intérieur Brut ! Plus on doit courir après du nouveau plus on doit fabriquer, plus ça fait de PIB !
Quand j’ai découvert le distributisme, qu’est-ce que j’ai reçu en tout premier lieu ? Une bonne leçon (une gifle) d’anti-utilitarisme ou anti-économicisme. J’allais disposer d’un revenu « suffisant » (Gorz). Je pourrais donc me consacrer aux activités de mon choix, prolonger ou abolir comme et quand je voudrais les usages dont j’avais hérité avec ma tribu. Est-ce que j’allais devoir obéir au décroissanciste de service quand il viendrait me faire honte de m’asseoir sur une chaise ou dormir dans un lit ? Ecologiquement son raisonnement serait imparable. Je plaiderais donc coupable et rougirais de me réfugier quand même dans de honteuses traditions. Et pourtant j’aurais en tout anti-utilitarisme raison, car dans le cadre du distibutisme, où, si on prolonge les traditions de la tribu, on n’exploite pas son peuple et ne ruse pas pour faire une chaise ou un lit concurrents de ceux de l’entrepreneur d’à côté. Les usages auxquels on émarge ont la beauté, la fantaisie, la gratuité des choix injustifiables, historiques. Et si vous changez d’usages pour suivre les oukases du décroissanciste ? Aussi économiques soient-ils en matériaux, énergie et transport, les nouveaux déborderont toujours de cette utilité-là. Ils auront une valeur ajoutée sentimentale ou intellectuelle (de recherche) qui ne se mesure pas. Dans le cadre « économie distributive » ils perdent, paradoxalement, toute importance économique !
S.D. : Dans le même temps, on le voit, vous semblez prendre vos distances avec l’économicisme de J. Duboin, c’est-à-dire avec sa croyance selon laquelle de l’abondance surgira la société distributiste, puisque ce n’est que couplée à la maîtrise par les usagers de leurs usages que de l’abondance émergera la société distributiste. C’est néanmoins pour retomber dans un autre économicisme, dans la mesure où ce couplage ne vise rien d’autre que « produire utile, sain, durable et beau ». Comme chez Duboin, le remède est dans l’économie, et les maux aussi d’ailleurs. En effet, comment produire utile, sain, durable et beau ? En commençant par supprimer le marché, qui apparaît comme la source de tous nos maux. Ce qu’il faut, c’est « sortir du Marché et […] distribuer des revenus en relation avec ce qu’on sait produire au lieu de les attendre du profit de ce qu’on ne sait plus vendre » [1998, p. 188-189]. Ce qui d’ailleurs vous conduit à condamner avec vigueur le revenu minimum inconditionnel défendu par A. Caillé, financé par les activités marchandes.
J.-P. L. : 1. Comment ne pas produire utile, sain, durable et beau - et anti-u sans limites - à partir du moment où les producteurs, disposant d’un revenu garanti complet, vont pouvoir se décider à le produire qu’à ces conditions et dans des conditions telles qu’ils seront reconnus, estimés, participeront à toutes les étapes de la production, pourront circuler d’une entreprise à l’autre pour accroître encore leurs connaissances techniques et nourrir leur esprit critique ? L’usage du vocable « conditions » connote de l’utilitarisme ? Tant pis. De ces conditions-là, qui portent en germe tous les déconditionnements dont l’anti-utilitarisme porte les promesse, je ne vois pas pourquoi on aurait honte.
2. Le revenu minimum inconditionnel défendu par Alain Caillé a le grand tort de n’être pas SUFFISANT. Gorz a mis le doigt là-dessus et je crois indispensable (utile ?) de l’y tenir. Lors des discussions qui ont eu lieu à TRANSVERSALES en 96-97, les participants admettaient qu’il faudrait le calculer « suffisamment insuffisant » pour que ceux qui ne recevraient que lui ne restent pas chez eux ou n’en profitent pas pour se dorer au soleil. Son principe est généreux mais son application, du point de vue même de l’économie libérale, sous lequel je l’ai d’abord jugé, se retournerait contre elle. Mes anciens élèves et parents d’élèves y trouveraient un « fixe » grâce auquel ils feraient encore davantage d’économie souterraine, donc d’autant moins de taxes redistribuées par les entrepreneurs à l’Etat pour en faire (entre autres) du revenu d’existence et du service public. Par ailleurs, pour tous ceux qui chercheraient un travail de complément, on verrait s’instituer une flexibilité que le MEDEF n’a jamais encore osé espérer et une lutte intra-ouvrière plus sauvage que jamais.
3. Quand je dénonce le marché, je dénonce le marché monétaire, la monétarisation des échanges. Je n’y insiste pas assez et suscite un haut-le-cœur sacré, car le Marché ! Ce qui évite de voir que sa conception actuelle est heuristiquement et socialement infirme.
Le distributisme n’a rien contre la multiplication des choix offerts ! Au contraire, il la libère ! Aujourd’hui en effet nos choix sont dictés par les profits que les entrepreneurs en font. Quand une technique n’est pas ou plus assez juteuse en profits, elle est abandonnée. Vous avez le choix entre plusieurs formes, couleurs ou performances d’articles, bien sûr, mais dans une gamme étudiée pour l’utilité qu’elle dans la guerre économique et celle d’usages par lesquels vous êtes obligé de passer (plus de pièces de rechange, obsolescence accélérée, etc.).
En économie distributive, cette « gabegie » n’a plus lieu d’être. La recherche n’est pas supprimée pour autant, bien au contraire, mais quand une production, un service, une hypothèse sont « dépassés », vous l’accueillez sans grave problème (on a son revenu garanti complet), sauterez sur un autre projet et ne perdrez pas la face. Le marché distributiste devient celui de la solidarité dans les échanges et non plus celui du pillage des pays pauvres, auxquels il est pratiquement interdit aujourd’hui de se nourrir eux-mêmes.
Critiques antiutilitaristes croisées : qui sera le plus véritablement antiutilitariste ?
S.D. : Tel est pris à l’utilitarisme qui croyait prendre ! L’une des mesures préconisées par le MAUSS s’inscrit dans le monde qu’il dénonce, empreint d’utilitarisme, dites-vous. En un sens cette mesure l’entretient, et est donc des plus utilitaristes. Le don que les MAUSSiens proposent par leur RMI n’est que de « rattrapage », « rattrapage des abus du capitalisme » [Ibid., p. 190] Il ne fait que panser les plaies et ne s’attaque pas à la source du mal. Ce qu’il faut, c’est passer du don de rattrapage au « don de création jusque dans l’entreprise », qui sera rendu possible par « la sécurité que procure la mise à disposition des usagers d’un revenu ne dépendant plus des lois du Marché » [Ibid., p. 190]. Mais voilà : alors que vous pensez sortir de l’économicisme (et de l’utilitarisme) par la grande porte de la suppression du marché, vous y entrez par la fenêtre des conditions matérielles d’existence déterminant notre vie sociale et morale… D’où vient cette volonté farouche de sortir du marché ? Peut-être de l’étrange idée que tout ce qui s’inscrit dans notre monde massivement marchand, utilitaire, est d’une manière ou d’une autre voué à être gagné par l’utilitarisme, ou à en faire le jeu.
Sans doute vais-je vous surprendre en vous disant que si la solution d’A. Caillé vous semble un peu molle, elle me semble au contraire plus radicale, précisément parce que le sens du Revenu Minimium Inconditionnel n’est pas d’abord économique. Encore appelé « revenu de citoyenneté », son nom même pointe sur le fait que la source de nos maux et leur remède ne sont pas d’abord d’ordre économique, mais éthico-politique. Il rompt ainsi avec notre manière de voir le monde sous l’angle de l’économie. Il n’a en effet de sens qu’à rompre avec l’emprise qu’a sur nos esprits et dans nos actes la croyance selon laquelle « on n’a rien sans rien » comme la présente très simplement A. Caillé, à valoriser d’autres activités que le travail (le revenu de citoyenneté n’est envisagé que couplée avec une baisse du temps de travail et une valorisation de la vie associative), et ainsi à redonner du sens à notre démocratie, la pluralité des conceptions de la vie bonne qui lui est normalement constitutive passant aujourd’hui à la trappe de la seule vie que l’on s’autorise vraiment : celle gouvernée par le travail. Une simple mesurette dites-vous… Une mesure qui interroge au contraire l’une de nos croyances les plus fortes je pense, et l’une des moins justes à notre égard, au double sens du terme : non seulement elle ne rend pas compte d’une partie de notre humanité, mais elle ne reconnaît pas notre capacité à sortir de nous-même, le sens que nous pouvons avoir des autres, les beaux gestes que nous faisons parfois etc. Mesure qu’il est possible de mettre en œuvre rapidement, sans difficultés techniques ou économiques insurmontables, le seul obstacle auquel elle se heurte vraiment résidant justement dans cette croyance qu’elle s’attache à ébranler qu’on n’a rien sans rien, bref, dans notre utilitarisme ambiant.
J.-P. L. : J’ai pleinement adhéré à l’hypothèse du revenu minimum. Je n’ai jamais dit ou laissé dire qu’Alain Caillé et l’équipe qui s’était formée autour d’elle n’avaient pas d’éthique. Ce qui ne m’empêche pas, au contraire, depuis que j’ai été mis sur la piste du revenu garanti, réellement garanti, puisque sur autre chose que sur des profits, et intégral, de penser que l’hypothèse du revenu minimum est ridiculement mesquine à côté de ce que l’équipe Caillé et Cie est capable de penser et d’entreprendre, rien moins que le sauvetage de toutes les identités locales et de la planète elle-même, quand elle acceptera seulement d’étudier attentivement le renversement copernicien proposé par les distributistes.
Et l’adonnement ?
S.D. : Néanmoins, votre manière de voir le monde sous le signe de l’adonnement - le loisir de J. Duboin, l’activité faite pour elle-même, par plaisir, indépendamment des bénéfices qu’on peut en retirer, le fait de se donner à quelque chose et à quelqu’un - me semble constituer une belle illustration de ce que voir les choses sous l’angle du don peut signifier. Le seul hic, c’est que les conclusions que vous en tirez laissent penser que vous ne semblez pas avoir renoncé à l’idée imprégnée d’économicisme, et au fond d’utilitarisme, que c’est dans la prospérité (la sécurité matérielle procurée par un revenu inconditionnel) et dans la suppression du marché que nous parviendrons à nous détourner (définitivement ?) de nos appétits utilitaires.
En fait, dans ce bel article (quelle plume !), je vois s’entrechoquer deux anthropologies, deux visions de l’homme. L’une, antiutilitariste, et l’autre, toujours an- et donc utilitariste. Vous reprenez à votre compte, « pour l’occasion » l’hypothèse MAUSSienne que « sous l’homme naturellement intéressé [se cache] un bonhomme historiquement et épistémologiquement construit pour n’être qu’intéressé et que ça n’empêch[e] pas de donner – pas plus que l’Inquisition jamais n’empêcha la terre de tourner » [Lambert, 2006, p. 287]. Je trouve cet essai MAUSSien très réussi. Vous faites très bien apparaître que l’école - et plus généralement notre société - s’élabore dans le refus du don, mais que ce dernier ressurgit dans les interstices de la socialité secondaire, pour parler MAUSSien [11] [Godbout, Caillé, 1992]. « Injurié, à tous les étages de la société, irrépressible, [l’adonnement] cherche d’autres voies, à l’école et hors de l’école et sous la société montrée une toute autre société se construit, se reconstruit sans cesse et agit » [Ibid., p. 289]. Le don surgit quand « l’instit institue chaque élève tuteur d’un autre », quand « à l’usine, au bureau, on vous propose d’aider un nouveau collègue, de suggérer des modifications » [12] [Ibid., p. 290]. De la société du calcul qui refuse l’adonnement pourtant irrépressiblement désiré pour lui-même, vous êtes sur le point de passer à une conception de l’adonnement qui refuse le calcul, i.e. à une conception non pas an-utilitaire, mais véritablement anti-utilitaire du don. Mais une nouvelle fois, vous condamnez ce don-là au motif qu’il ne serait qu’un « don de rattrapage », qui, renforce le monde tel que nous le connaissons en faisant fonction de « burette à huile » [Ibid., p. 291] du capitalisme. Et vous plaidez une nouvelle fois pour la suppression du marché, censée enfin accoucher du monde rêvé. D’ailleurs, je ne comprends plus vraiment. S’agit-il de supprimer le marché, ou de supprimer toute contamination du don par le marché, la déconnexion des revenus donnés « du berceau jusqu’au tombeau » des richesses qu’il produit étant censée rendre possible le véritable adonnement qui procède non pas d’un don de rattrapage mais d’un don de création, aussi « inconditionnel » que celui qui est censé le générer ?
J.-P. L. : C’est bien cela : magnifier les échanges réciproques et gratuits, ne plus détériorer, humilier la jubilation d’apporter quelque chose de positif, par des calculs monétaires, des comparaisons écrasantes. Le « marché » distributiste « donne » à profusion tout leur « prix » aux choses sans prix [13]. Un objet, un service, n’ont pas besoin d’être dispendieux en énergie et matériaux, de prouver qu’ils valent monétairement cher pour avoir « du prix ».
C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je combats le maintien, chez les distributistes historiques, d’un chiffrage monétaire. Car même si la monnaie s’annule au moment du passage en caisse, on verra encore passer un chiffre plus élevé qu’un autre.
S.D. : Quoiqu’il en soit, les conclusions que vous tirez ne peuvent pas s’étayer sur l’anthropologie dont vous vous réclamez « pour l’occasion ». Anti-utilitaire, s’opérant dans le refus du calcul et du marché, de l’échange donnant-donnant, le don tel que nous le concevons suppose le calcul et le marché. En ce sens, le marché, l’échange conditionnel, n’est pas moins éternel que le don lui-même. Dans les sociétés archaïques, nous montre Mauss, le marché existe.
J.-P. L. : Effectivement, mais « le mien », qui entre parfaitement, me semble-t-il, dans l’épure anti-utilitariste, pas celui des comptes de bilan que vous semblez défendre bec et ongles et confondez subitement avec « le marché » des sociétés archaïques, qui ignorent l’argent !
S.D. : Elles le tiennent simplement en piètre estime et ne s’autorisent les richesses qu’il permet d’accumuler que dans la mesure où elles alimentent le don lui-même. Autrement dit, le marché y est au service du don.
J.-P. L. : Voilà, elles pratiquent le distributisme tel que je le conçois : elles ne mettent plus les produits et service au service des profits monétaires - et de puissance.
S.D. : Apparemment plus radicale, la solution distributiste l’est moins. Qu’il s’agisse de supprimer le marché (on sait où cela nous a mené), ou d’éviter toute contamination du don par le marché (abandonné pour le coup au pur calcul comme ne l’auraient jamais rêvé les libéraux !), demeure l’idée que c’est affranchis de ce qui suscite nos appétits utilitaires – le marché – que nous nous ferons enfin véritablement donateurs. Mais cette volonté de s’affranchir du marché pour ne plus être en proie à nos appétits utilitaires ne traduit-elle pas la croyance que nous sommes bien d’abord d’incorrigibles marchands ? Non. Nous sommes d’abord d’incorrigibles donateurs. À ce point incorrigibles d’ailleurs que, comme vous le remarquez très bien, même dans une société qui s’est imaginairement instituée sous le signe de la raison, dans le déni du don ou dans son refus, le don surgit là où l’on s’y attend le moins.
Le distributisme sous l’angle du don
S.D. : J’en viens maintenant à un essai de traduction possible du distributisme dans le langage du don, vous me direz ce que vous en pensez. Qui donne quoi, à qui, comment, en vue de quoi ? Qui donne ? Tous. Quoi ? La prospérité. À qui ? À tous. Comment ? En supprimant le marché…
…Non : la concurrence marchande !
S.D. : …et en distribuant le même revenu à tous, d’un montant global équivalent à la valeur de ce qui est produit, avec impossibilité d’accumuler les revenus ainsi distribués. En vue de quoi ? La liberté, l’égalité, la fraternité, la démocratie pleine et achevée. Au fond, le distributisme n’aurait-il pas pour devise : « La liberté, l’égalité et la fraternité par la prospérité » ?
J.-P. L. : Pas une prospérité de pourceaux. Celle des recherches, des expériences menées d’une manière transparente. Une prospérité psychologique, faite de la possibilité d’initiatives multiples, d’une attentivité libérée envers les choses et les personnes, d’une expérienciation permanente, gratuite, anti-utilitaire dans son principe, puisque nos entreprises ne tiendront jamais leur « vérité » que de l’équilibre, précaire, auquel elles parviennent… Où la vérité « ne se montre que pour rire sous cape »… (c’est dans Breton).
S.D. : Toutes les doctrines morales et politiques peuvent être ainsi appréhendées sous l’angle du don, même lorsqu’elles véhiculent une autre manière de voir le monde. Il en est ainsi du distributisme, qui, en voyant dans la « PROSPERité » matérielle la solution à nos maux, conforte notre croyance du primat de l’économie
J.-P. L. : S’il vous plaît, veuillez tenir compte de ce que j’ai précisé ci-dessus. PROSPER ne voit pas QUE la prospérité matérielle. Si la technique distributiste permet de la donner et de la dominer, ce dont le capitalisme n’a jamais été et ne sera par construction jamais capable, qui laisse aujourd’hui encore mourir des millions d’hommes de faim et de misère, le distributisme la donne et la domine « comme par surcroît », comme il est dit dans la Bible. Il n’a pas le nez dessus, sur le guidon, comme l’altermondialiste et l’anticapitaliste en proie à la réduction des abus du système. Il propose un outil qui manque pour l’instant à l’anti-utilitarisme, qui se défausse de ce manque en faisant confiance au Marché. Persisterez-vous dans votre condamnation de PROSPER auprès des Maussiens rien que parce que l’outil proposé est de caractère économique ? Aux dernières nouvelles, il semble que le MAUSS commence à tenir compte des menaces que fait peser la croissance sur l’environnement. Faut-il nous diaboliser parce que nous précisons - oh le vilain économisme ! - « monétaire » après « croissance » ? Ou mettre à l’étude une hypothèse à la construction de laquelle ce que j’ai reçu de l’anti-utilitarisme et lui dois n’est pas étranger ?
S.D. : Tant que le distributisme considérera qu’il nous faut nous affranchir de nos appétits utilitaires en les comblant par la prospérité (un revenu égal pour tous) et/ou par la suppression de ce qui est censé les susciter (le marché), tant qu’il considérera que la source de nos maux et leur remède résident dans l’économie, il exprimera davantage les croyances sur lesquelles repose le monde qu’il dénonce qu’il s’en émancipera, et dont il s’agirait pourtant de se déprendre un peu.
Voilà une conclusion peut-être un peu brutale, mais qui je l’espère nourrira encore des discussions amicales et fructueuses.
Car à n’en pas douter, le distributisme donne à penser tant par sa critique antiutiliariste du capitalisme, que par ses formules déton(n)antes pour en sortir, même quand on n’y souscrit pas.
Amicalement
Sylvain
Bibliographie
CAILLE, A, 1989 (Réed. 2003), Critique de la raison utilitaire. Manifeste du MAUSS, La Découverte
— , 1998, « Préface », in J. Duboin, Le socialisme distributiste, L’Harmattan.
— , 2000, Anthropologie du don, le tiers paradigme, Desclee de Brouwer.
DUBOIN, J., 1998, Le socialisme distributiste, Présentation et choix de textes par Jean-Paul Lambert, L’Harmattan.
GODBOUT, J.-T. (avec la collaboration d’A. CAILLE), 1992, L’esprit du don, La Découverte.
LAMBERT, J.-P., 1998, « Prendre acte et actualiser. Réponse à Alain Caillé », in J. Duboin, Le socialisme distributiste, L’Harmattan.
— , 2006, « Donner et s’adonner. Pour un discours éducatif amoureux », La Revue du MAUSS semestrielle n°28, « Penser la crise de l’école », MAUSS/la Découverte.
MAUSS, M., 1995 (1923-24), « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF.
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Créteil, le 21/04/2007
Cher Jean-Paul Lambert,
Avant de continuer notre discussion, qui se poursuivra à l’occasion d’une prochaine rencontre sans doute, je voudrais juste ajouter que ma critique se veut amicale. Et c’est ainsi que vous l’avez reçue, je le sais. Cela la rend sincère. Elle n’est bien sûr pas motivée par la volonté de « condamner » le distributisme ou J.-.P. Lambert, mais par celle de prolonger l’agréable moment passé à discuter avec vous au téléphone d’abord, puis au restaurant, après le colloque sur la reconnaissance.
Amicalement
Sylvain