De la lutte des classes à la lutte des places
Grasset, Collection Mondes vécus, Paris, 2009, 220 pages.
Dans cet ouvrage, Michel Lussault poursuit son projet, développé dans ses grands traits dans L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain paru en 2007, de comprendre les sociétés humaines à travers la problématique de la spatialité entendue comme « l’ensemble des usages de l’espace par les opérateurs sociaux » (p. 20). Dans nos sociétés contemporaines de plus en plus urbanisées, la condition humaine spatiale se joue à travers de multiples « épreuves spatiales » qui permettent de rendre compte de l’intégralité des situations spatiales dans lesquelles les acteurs se trouvent d’une façon ou d’une autre engagés, plus particulièrement en ce qui concerne les places qu’ils occupent réellement ou celles auxquelles ils souhaitent accéder. Pour cet auteur, l’espace ne peut en aucun cas se limiter à une matière extérieure, à un simple environnement ; il est plus un contenu de l’expérience social qu’un contenant, i.e. « un ensemble de ressources et de contraintes, matérielles, immatérielles, idéelles, de tailles variées, qui toute à la fois entourent l’acteur individuel et que celui-ci incorpore, sous la forme de schèmes mentaux, de systèmes d’idées, de normes, de prescriptions, de répertoires de pratiques » (p. 26-27). En d’autres termes, par « places », il ne faut pas entendre de simples localisations topographiques, pas plus que de simples placements dans un espace social. Le concept de place avancé ici met en relation une position sociale dans la société, des normes relatives aux affectations et aux usages plus ou moins partagés de l’espace. Ce que tente d’éviter M. Lussault à travers cette conceptualisation, c’est le piège d’une dérive spatialiste « qui pousse à considérer qu’on ne peut expliquer les faits spatiaux que par des lois propres de l’espace » (p. 127), tout en prévenant, 1/ tout sociologisme rampant qui ne voit dans l’espace qu’une simple surface de projection des faits sociaux, et 2/ tout psychologisme qui ne considère l’espace qu’en termes de prolongement du moi.
C’est à l’aune de toutes ces préventions épistémologiques qu’il est permis, par exemple, de comprendre en dehors de toute radicalité les controverses autour de la réintégration de loups au sein du Parc régional naturel du Vercors. Les loups peuvent ici être considérés selon M. Lussault comme des opérateurs spatiaux – un opérateur se définissant comme un actant (B. Latour), humain ou non humain, engagé dans une série d’actions qui ajoute un état au monde spatial – dans la mesure où ils entrent dans les jeux de langage entre les différents acteurs (écologistes, chasseurs, touristes, paysans…) et existent suite aux traces qu’ils laissent au sein de l’espace matériel (prairies, cultures…). Dès lors, il ne s’agit rien de moins en l’occurrence que d’une remise en cause de la ligne de partage qui existait entre les deux « mondes », humains et non humains, mais aussi entre les mondes sauvage et domestique, entre nature et culture. Ce brouillage révèle « une interpénétration des espaces, un début d’hybridation même, car certains acteurs sociaux estiment qu’ils partagent leur territoire avec des loups […] qui font partie intégrante, pour le meilleur et/ou pour le pire, de leur monde domestique » (p. 52), et ce d’autant plus qu’êtres humains et animaux sont individualisés, voire personnifiés, dans une forte réciprocité.
Pour autant, M. Lussault n’oublie pas de rappeler combien le principe de séparation est au fondement de l’expérience humaine et se retrouve même exacerbé dans les espaces de plus en plus urbanisés et mondialisés. Ce principe s’observe aussi bien chez les plus déshérités, comme ce pauvre marchand indien qui lutte pour conserver le tout petit espace qu’il s’est approprié dans la ville et pour qui son lieu de vie restreint tend à se confondre avec son corps, que chez les plus nantis, à l’instar de ce que l’on avait coutume d’appeler la jet-set, et que l’on nomme aujourd’hui les VIP, l’élite cinétique ou circulante, qui sillonnent le monde d’une bulle à l’autre tout en prenant soin de ne pas se mêler à « l’écume du monde ». Parce que cette élite internationale consomme de nombreuses places, use d’espaces multiples, notamment ceux voués à la mobilité (shopping mall, hub, casinos, business class des avions, gares, musées, restaurants gastronomiques…), elle se voit qualifiée par l’auteur de « spatiophage ». Celui-ci « signe son identité individuelle et sociale par la consommation d’espaces adaptés à une pratique référentielle. » (p. 101) Il ne faut donc pas s’y tromper, tant du côté des nantis que des plus démunis, se joue non seulement une lutte des classes, mais aussi et surtout une lutte des places révélant à quel point dans toute société existent des registres normatifs puissants relatifs à l’usage des espaces quels qu’ils soient, registres qui s’accompagnent également de codes de procédures spatiales définissant ce qui est légitime et illégitime en matière de proximité, de classement, de délimitation… C’est dire combien la « place » que les individus occupent dans la société n’est aucunement réductible à la seule matérialité pour de fait s’inscrire dans des arrangements physiques de réalités humaines et non humaines. Autrement dit, l’auteur met bien en avant le caractère éminemment politique de l’emplacement. Pour illustrer son propos, M. Lussault revient sur l’affaire de discrimination raciale dont la ville de Jena en Louisane (USA) a été le théâtre au cours de l’année 2006. En effet, des jeunes Noirs du lycée de la ville ont demandé à la direction de l’établissement de s’asseoir sous l’arbre situé au centre de la cour, emplacement occupé depuis fort longtemps par de jeunes Blancs. Cette affaire de prime abord anodine a débouché sur une lutte violente des places, qui a suscité pétitions, échos médiatiques, manifestations, actions en justice, prises de positions politiques…., si bien que l’administration du lycée décida au cours de l’été 2007 d’arracher subrepticement l’arbre au centre de toutes les convoitises. Plus qu’un arbre, il s’agit ici d’un actant qui en dit long sur l’évidence du racisme, lequel n’a été que contourné à partir du moment où les acteurs institutionnels n’ont apporté comme réponse que la suppression du symbole (l’arbre) de la lutte raciale des places.
D’une façon générale, la lutte des places n’est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau en revanche, c’est l’ouverture beaucoup plus grande des possibles ; c’est l’avènement d’une société d’individus où chacun recherche ce qu’il estime être les meilleures places, et où la réalisation de soi devient l’objectif le plus important. Parce qu’elle est basée sur des stratégies individuelles, parce qu’elle se déploie dans un cadre de concurrence affirmée, parce qu’elle est encadrée par des institutions mettant en œuvre de plus en plus de règles et de procédures de contrôle des déplacements individuels, la lutte des places ici décrite s’intègre dans ce que l’auteur appelle un « régime pseudo-libéral » (p. 139). Cette lutte spatiale donne aussi à voir la tension entre d’un côté la mobilité généralisée et l’ouverture qu’elle suppose, et de l’autre, le contrôle et l’enfermement, la surveillance et la traçabilité.
À cet égard, l’auteur insiste sur la diffusion au cours des deux dernières décennies des procédures de filage (queueing ou to get in line), filtrage et traçage dans nos sociétés urbanisées et cosmopolites. Plus encore, il montre à quel point la non application de cette nouvelle trinité filage-filtrage-traçage est susceptible de mettre en péril la mobilité généralisée. Aussi se dessine-t-il ici un paradoxe structurant de nos sociétés : tandis que la mobilité s’affirme tant comme pratique que comme valeur, les dispositifs de contrôle se banalisent à toutes les échelles, de l’hyperlocal au global, sans compter « le succès planétaire du principe séparatif » (p. 154) incarné par toutes sortes de frontières, de murs, de camps…, principe qui trouve son fondement dans la hantise de l’altérité et le rejet de ce que l’urbain suppose de diversité : « Curieuse époque où le cosmopolitisme apparent, de grande échelle, va de pair avec la généralisation des îlots résidentiels homogènes et identitaires. » (p. 156-157)
À n’en pas douter, les sociétés contemporaines se caractérisent par de grands principes spatiaux renvoyant à des idéologies, des règlements, des technologies ou encore des pratiques. Qu’il s’agisse de la mobilité, de la lutte des places, de la cospatialité (connexion des espaces), de la séparation, du filtrage et de la traçabilité, toutes ces éléments de la spatialité urbaine constitue ce que l’auteur nomme la « géologistique », laquelle nécessite chez les opérateurs spatiaux des compétences afférentes telles que la maîtrise des distances et des échelles, la capacité à arranger l’espace et à s’y placer, à découper l’espace et à le délimiter, et surtout la capacité à franchir les seuils, les sas, les frontières ou encore les portiques de sécurité.
Plus que jamais, le regard d’un géographe s’impose aujourd’hui pour saisir en quoi, pourquoi et comment l’espace est une entrée pertinente, 1/ pour comprendre le monde urbain généralisé qui se dessine sous nos yeux, et 2/ pour intervenir sur l’organisation de nos sociétés.
Hervé Marchal est Maître de conférences
Jean-Marc Stébé est Professeur des universités
Nancy Université – Université Nancy 2
2L2S - LASURES