Compte rendu du 8° Grand Débat de l’EHESS, « Refonder l’Université », 20/05/09
Le huitième et dernier des Grands Débats de l’EHESS [1] a eu pour thème la question de la « refondation de l’université ». La parole est revenue aux principaux initiateurs du Manifeste « Refonder l’université », également contributeurs de la revue du Mauss, dont le n° 33, récemment paru, porte le titre « L’université en crise : Mort ou résurrection ? ».
Alain Caillé (AC) annonce les deux volets de ce débat, consacrés respectivement au dernier numéro de la Revue du MAUSS, puis au Manifeste, qui en est la résultante. Il fait état de la réponse que Valérie Pécresse a donnée à ce texte, paru dans la rubrique Opinions du Monde [2] et de la réplique que les intéressés lui ont apportée via un communiqué de presse [3] contestant la réalité des « convergences » évoquées par la ministre entre sa politique et le projet des refondateurs.
Marcel Gauchet (MG) évoque ensuite l’esprit dans lequel ce manifeste a été rédigé et qui est lié au constat que le moment est désormais venu de reprendre l’initiative intellectuelle, après une première phase de mobilisation contre les décrets d’application de la loi LRU. Il est possible, indique-t-il, que ce mouvement avorte, que le gouvernement remporte une bataille, mais il n’aura pas pour autant remporté la guerre. Il souligne que c’est la première fois depuis longtemps que les universitaires se sont mis à réfléchir sérieusement sur les problèmes de l’institution universitaire. Chose étonnante, souligne-t-il, l’université est une institution très peu réflexive. On réfléchit sur le monde sauf sur l’université. On traite de tout sauf de soi et de ce qu’est la bonne organisation universitaire dans un monde en changement. Il conclut que c’est de cette inflexion dont nous sommes témoins en ce moment : le numéro de la revue du MAUSS et le manifeste en témoignent.
A. Caillé reprend la parole pour indiquer ce qui fait, selon lui, la spécificité de l’actuel mouvement universitaire initié contre les décrets d’application de la loi LRU. Il se distingue par le fait de n’être pas un mouvement corporatiste au sens habituel du terme (il ne défend pas de revendication salariale, p.e.) mais de traduire une inquiétude quant à l’avenir possible de l’idée même d’université du fait des réformes engagées. En outre, il a mobilisé les enseignants. Ce qui est rare. Et parmi eux des juristes. Toutes les universités du monde ont subi ces réformes depuis une dizaine d’années où elles ont pu paraître nécessaires et être mises en œuvre sans grande difficulté. Alors, qu’est-ce qui distingue la France de cet apparent consensus ?
Il évoque deux types de réponses possibles et mutuellement opposées : 1/ le corporatisme de la société française et son caractère irréformable qui implique qu’il faut faire passer les réformes en force ; 2/ des réformes d’inspiration néolibérales, mercantilistes, qui justifient qu’on s’y oppose, d’autant qu’elles montrent leurs limites là où elles ont été appliquées. Le problème de ces deux explications, c’est que les tenants de chacune d’elles se voient comme progressistes et perçoivent les autres comme régressistes. Ce qui ne facilite pas l’élaboration d’une vision d’ensemble du problème. Dans ce tableau, peut-être le plus progressiste est-il encore de défendre la vision ancienne, institutionnelle et corporative de l’université [4].
Le volume du Mauss traite la question en trois grands points illustrés chaque fois par une série de textes : 1/ Pour commencer, il fait retour sur l’idée même d’université ; 2/ Il s’interroge ensuite sur les trois dérives qui menacent le statut du savoir dans la société contemporaine à travers sa mercantilisation, son évaluation quantitative et la fragmentation générale du savoir ; 3/ enfin, il s’interroge sur la question de savoir ce qu’il convient de faire, une fois le diagnostic posé [5].
La critique des décrets d’application de la loi LRU
Olivier Beaud (OB) souligne que la loi LRU (Liberté et Responsabilité des Universités ou loi d’autonomie) pouvait s’appliquer sans modifier le décret statutaire. Le statut de fonctionnaire d’Etat des universitaires garantit leur liberté et notamment face au pouvoir arbitraire des institutions universitaires locales. La centralisation est en France un moyen d’apporter cette garantie. C’est la raison pour laquelle le mouvement a défendu le CNU (Conseil National des Universités) qui, dans le contexte national français, apparaît comme un moyen de limiter l’arbitraire.
Or la loi LRU a été bâclée sans aucune réflexion sur l’auto-organisation de l’université. On a donc un système présidentialiste avec un conseil d’administration à la main du président et sans contre pouvoirs de la communauté académique. Cette loi est donc dysfonctionnelle au sens où elle ne respecte pas le principe de la collégialité. Or celle-ci est fondamentale pour des raisons intellectuelles. En effet, la spécialisation est devenue telle que, sur un sujet donné, il n’y a qu’un certain nombre de personnes qui sont aptes à émettre un jugement fondé sur l’activité d’un collègue qui est un pair. La collégialité ainsi entendue est structurelle de l’université. Il ne s’agit aucunement d’une collégialité prise dans un sens corporatiste, comme certains journalistes ont pu le dire.
En second lieu, ce qui a fait également problème, c’est le projet de moduler les services. Ce qui est affligeant, c’est que les idées contenues dans la réforme actuelle, l’évaluation, la modulation des services, ont été avancées par les universitaires eux-mêmes. Mais elles ont été dénaturées par le gouvernement. L’idée de modulation de service a été suggérée notamment au départ par Laurent Schwartz dans la perspective de permettre aux universitaires et en particulier aux professeurs, en compensation du décret Savary de 1984 qui a doublé le temps d’enseignement des professeurs, d’obtenir des décharges de services. La modulation devait servir à libérer du temps pour la recherche. Le gouvernement a dénaturé cette idée en faisant de la modulation une sanction à l’encontre des universitaires. D’où la réaction très majoritaire des universitaires contre cette vision des choses. La bataille qui a été menée a conduit à conditionner la modulation à l’accord écrit de l’universitaire concerné. Ce qui signifie que si la communauté demeure soudée, il sera difficile aux conseils d’administration de faire accepter la modulation à la hausse à qui la refusera.
La distinction préjudiciable entre université et enseignement supérieur
François Vatin (FV) part d’un constat alarmant pour l’université. En résumé, il indique que l’université est placée dans une situation de concurrence avec un vaste éventail de formations d’enseignement supérieur sélectives et spécialisées à finalité professionnelle aboutissant à son contournement. Les premiers cycles universitaires accueillent de plus en plus ceux qui n’ont pas pu aller ailleurs et s’y inscrivent par défaut, à l’exception des secteurs de médecine, pharmacie et droit qui disposent d’un monopole professionnel. Le taux d’inscription des bacheliers à l’université est ainsi passé de 44% en 1997 à 34 % en 2007, alors même que le mouvement de démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur se poursuit. Mais c’est une myriade de formations supérieures extra-universitaires, bien souvent privées et payantes, mal connues et non publiquement évaluées, qui en tirent le plus grand bénéfice. Aujourd’hui, les effectifs étudiants à l’université sont revenus au niveau de 1990.
De ce constat a découlé la première proposition qui a été faite dans le manifeste et qui porte sur la demande de constitution d’un véritable ministère de l’enseignement supérieur. F. Vatin précise que cela a été l’objet de nombreuses critiques tournées contre le prétendu jacobinisme des auteurs de ce texte [6]. Or, précise-t-il, le sens de cette proposition s’éclaire mieux par une comparaison. Dans l’état actuel des choses, le ministère de l’enseignement supérieur couvre un champ si peu important de l’enseignement supérieur proprement dit que c’est un peu comme si le ministère de la santé n’avait que la tutelle des hôpitaux publics. Ce n’est bien sûr pas le cas. Ainsi, si l’on suit cet exemple, seul un ministère de l’enseignement qui disposerait d’une vue d’ensemble sur le système des études supérieures serait logiquement en mesure de réfléchir à la place que tient de l’Université dans ce dispositif. L’enjeu est de raviver le principe de la démocratisation universitaire en l’inscrivant dans le cadre d’une politique globale de l’enseignement supérieur. La proposition que fait le manifeste à ce sujet est de créer un grand service propédeutique public rassemblant, sans les uniformiser, l’ensemble des formations de l’enseignement supérieur : IUT, BTS, classes préparatoires, et premiers cycles universitaires (le niveau L du LMD), en ménageant de nombreuses passerelles entre elles. Ceci engage à reconsidérer le problème de la sélection. En effet, le principe démocratique implique l’accès de tous les bacheliers à l’université. Mais cela ne signifie pas que n’importe quel bachelier puisse être admis de droit dans n’importe quel cursus universitaire. Une sélection-orientation devrait pouvoir être mise en place pour guider les bacheliers dans leur choix d’un premier cycle, en fonction de leurs goûts et de leur parcours antérieur. Le manifeste propose un enseignement universitaire modulé en fonction des catégories de publics : outre le premier cycle standard désormais en trois ans, la possibilité d’une licence en quatre ans pour les étudiants éprouvant des difficultés, avec un encadrement amélioré, des licences bi-disciplinaires pour les plus véloces. Et des modes de financement adaptés pour tous [7]. La sélection proprement dite opèrerait à l’entrée du niveau M1 du master et non M2 comme il en va aujourd’hui, héritage de l’ancienne structuration des études universitaires entre la maîtrise (fin du deuxième cycle, Bac + 4, actuel M1) et le DEA ou DESS (début du troisième cycle, Bac +5, actuel M2). Cette réforme aurait le mérite de valider définitivement le changement de découpage temporel des trois cycles universitaires introduit par le passage au LMD (3/5/8).
L’autonomie et la place singulière de l’université au sein de la société
Pour schématiser on pourrait saisir la menace qui pèse sur l’université à l’aide d’une comparaison entre deux perspectives. En ce sens, il y aurait une vision à courte vue de la place de l’université dans le système de formation, qui réduit celle-ci à un élément dans le système de formation à des métiers identifiés de l’enseignement supérieur, le contenu de la formation étant supposé connu à l’avance et approprié de manière stable aux caractéristiques de l’emploi et aux attentes de la profession. Ce qui dans les faits ne concerne qu’une minorité d’emplois, de type artisanal, le plus souvent [8]. Et puis il y aurait une conception plus exigeante de la mission qui échoit à l’université en matière de production et de diffusion des savoirs, c’est à dire au fond, de la culture. C’est celle qui tourne autour de l’identité même de l’université et du principe d’ « autonomie », que développe notamment Plinio Prado, pour qui : « Il n’y a pas d’Université sans une référence première, fondamentale, à un principe d’indépendance. Nous voulons parler du principe de l’indépendance même de la pensée, de la liberté de l’esprit, que l’on nomme autonomia » [9].
Ce conflit entre le savoir de spiritualité (où, pour le dire autrement, autoconstitution de la communauté universitaire et « société de la connaissance » (critique)) et le savoir appliqué (le savoir valorisé sur le « marché de la connaissance ») est exprimé dans ce passage : « La naissance de l’université moderne est contemporaine du décrochage opéré par les Lumières entre l’ascèse des spirituels et le savoir d’une science moderne objectivante et conquérante, qui supplante l’askêsis ancienne (les exercices de transformation du sujet en vue d’accéder à la vérité), mais n’est plus à même de former (c’est-à-dire de transformer) le sujet connaissant (cf. le thème de l’extériorité foncière du savoir moderne vis-à-vis du sujet). C’est de ce désengagement que désespère déjà Faust, et dont Schopenhauer et Nietzsche, mais aussi Thoreau, Wittgenstein et diversement Horkheimer, entre autres, accuseront l’Université. » (n6, p.26). Un écart dont l’entretien avec L. Collet, président de Lyon I, dans la manière dont il vante les mérites de son université, fournit une illustration saisissante [10].
Les deux formes de savoir sont également légitimes et répondent à des besoins ou perspectives spécifiques. Reste à savoir si la collégialité et l’autonomia requises par et pour le libre développement de la pensée savante [11] peuvent survivre aux nécessités de l’adaptation continuelle de l’université à la demande du marché de produire des formations qui trouvent un débouché rapide dans l’économie et les entreprises. Car, en effet, le risque est que la recherche à tous crins de l’adaptation à cette contrainte, relativement étrangère à ce qui fait le cœur des préoccupations et de la raison d’être de l’université, doive se payer par une transformation de ses structures organisationnelles vers une forme managériale qui en fera une entreprise du savoir – plus du tout collégiale ni autonome (critique), mais hiérarchisée, fonctionnant sur la base d’objectifs à atteindre, toujours pressée de s’adapter à la demande de ses « clients » ( étudiants, employeurs, politiques), etc. En ce sens, une telle exigence pourrait se faire au détriment de la tâche d’élaboration du savoir critique sur la société, qui est classiquement le champ d’activités de l’université. Cette interrogation se condense dans une question un peu brutale : l’université doit elle être un dispositif d’offre de formations à la demande ? En même temps, si elle n’assure pas aussi cela, que lui reste-t-il d’autre que la formation aux métiers de la recherche et de l’enseignement tournée vers la formation de nouveaux chercheurs appelés à assurer la pérennité des champs de savoir explorés par les praticiens de la recherche et de l’enseignement supérieur ? Selon l’orientation dominante suivie, on peut craindre soit que l’université perde en rompant avec ses fondamentaux, sa dimension de production et diffusion d’un savoir réflexif, ou bien qu’elle se marginalise dans un paysage concurrentiel où elle ne serait pas la mieux lotie, sur le plan de ses effectifs estudiantins comme sur celui de ses moyens matériels pour trouver sa place au sein d’un enseignement supérieur extra-universitaire appliqué au marché de l’emploi.
D’où la version hybride défendue par les refondateurs : ouvrir, d’un côté, l’enseignement des premiers cycles universitaires à la pluridisciplinarité – en valorisant la distinction entre cursus et discipline, un principe qui peut s’énoncer au moyen d’un exemple : ce n’est pas parce que l’on suit une formation en sciences politiques que l’on ne doit recevoir que des enseignements étroitement liés à cette discipline et délivrés par des enseignants de cette seule discipline – et, de l’autre, les formations extra-universitaires à la démarche de recherche – le fameux enseignement par la recherche. D’autres encore [12] voudraient faire de la recherche le cœur même de l’enseignement universitaire dès le premier cycle, en soumettant les matières et disciplines enseignées à la validation empirique par la mise en pratique de ces savoirs à des fins de réalisation de travaux de recherche par les étudiants et avec les enseignants. Ce qui serait un schéma applicable à l’ensemble des formations, sous réserve de se donner les moyens matériels et humains de le faire. La relation entre la recherche et l’enseignement qui est proposé ici serait également l’occasion de constituer cette « universitas des professeurs et des étudiants » tout en vidant de son sens, purement comptable du reste, cette distinction artificiellement créée entre enseignement, d’un côté, et recherche de l’autre. Une distinction administrative qui sert à comptabiliser le temps annuellement consacré par les universitaires à leurs deux activités statutaires, auxquelles il faut ajouter les nombreuses tâches d’administration. Avec cette différence que l’enseignement et la recherche ne forment pour les intéressés que les deux versants inséparables de leur activité. Seules les tâches d’administration et de gestion peuvent être clairement distinguées de celle-ci et déléguées à un personnel dédié placé sous leur direction.
Conclusion
Au terme des exposés, et avant que s’engage le débat, A. Caillé reprend la parole : Quel peut être le statut de ce manifeste ? On n’en sait rien si ce n’est que l’on sent bien qu’il répond à un besoin manifeste de la communauté de s’auto-organiser, de commencer ce travail réflexif. Que pourra-t-il se passer ensuite ? On verra bien en fonction des réactions. Il faudra probablement organiser une nouvelle réunion avant l’été pour développer, préciser certains points et puis lancer très rapidement, université par université, des groupes de discussion ou des états généraux entre les personnes qui se reconnaissent dans ce manifeste et sur la base du manifeste lui-même ; non pas pour l’approuver, mais pour qu’il y ait un cadre de discussion. Et après on verra ce que l’on fait de tout ça. Mais cela implique de demander au gouvernement de laisser le temps à cette communauté universitaire de s’organiser et de structurer son propre débat. Dans le texte « Pourquoi un manifeste ? » (cf. n7) les auteurs sont un peu plus précis : il s’agirait d’« organiser dans chaque université des États généraux entre signataires du Manifeste, qui n’ont besoin d’être au départ d’accord sur rien, sauf sur la nécessité de débattre pour refonder l’Université et de le faire selon l’ordre suivi par le Manifeste. Dans chaque université un ou plusieurs coordinateurs se chargeront de synthétiser les débats et les positions finalement adoptées. De ces synthèses il ne devrait pas être trop difficile d’esquisser une synthèse générale à l’échelle nationale ».
Discussion
Nous retranscrivons ci-dessous l’essentiel du débat qui s’est déroulé avec la salle à la suite des présentations dont il a été rendu compte.
Etudiant : Le mouvement des universités n’a pas été qu’un mouvement d’enseignants-chercheurs mais également des autres personnels de l’université et des étudiants. C’est une conjonction historique de tous ceux qui font l’université. Or la place et le rôle actif des étudiants dans la réflexion ont été quelque peu minimisés. Ils se sont rendus compte que les trois logiques que vous pointez – la soumission de tous les secteurs au capital ; l’évaluation quantitative ; la fragmentation des champs du savoir – ne touchent pas que l’université mais l’ensemble des champs de la société, soit la santé, la justice, les entreprises privées, les administrations publiques. Est-ce que l’université doit permettre la meilleure adaptation possible à la société en mouvement actuelle ou au contraire est-elle porteuse d’un projet politique de société qui viserait à contester de manière globale l’ensemble de ces logiques et à faire de l’université un foyer de cette contestation ?
AC : sur la question des étudiants, le problème est de savoir qui représente qui ? En quarante ans, comme les enseignants, le mouvement étudiant a été incapable de définir sa vision de l’université. Donc si les étudiants arrivent à s’organiser par eux-mêmes, tant mieux. Sans ça il faut partir avec ceux qui sont prêts à partir. Voilà tout. Cela dit les problèmes de l’université sont, mutatis mutandis, les mêmes problèmes que ceux de la santé, l’hôpital, la justice, la prison, etc. C’est l’ensemble du système institutionnel français, c’est l’idée même d’institution, au sein de la société française, qui est visée frontalement. Il faut organiser une réponse transversale entre ces différentes institutions, ces différents corps. Mais il convient de l’organiser avec une dimension de réflexion suffisante. Il y a des choses contre lesquelles on peut s’opposer facilement : les licenciements, les reclassements, etc., qui correspond à la réaction syndicale légitime. Mais ce qui est important, c’est de comprendre ce qui se joue en profondeur dans la mutation de la société actuelle et qui aboutit à la liquidation de la dimension institutionnelle de la société. Et s’agissant de l’université, nous savions de quoi nous parlions. Mais je ne me sens pas en capacité d’assurer la traduction des problèmes de l’université dans les problèmes de l’hôpital, je ne connais pas assez. Je sais que ce sont fondamentalement les mêmes. Il se trouve que personne ne le fait en France. C’est un gigantesque travail à faire. Par ailleurs je n’ai jamais dit que le but de l’université c’était de produire des étudiants gentiment adaptés à la société.
FV : Ni les premiers signataires du manifeste ni les autres ne constituent un corps homogène susceptible de peser sur les décisions concernant l’université et ce n’est pas l’enjeu. Ce texte ne va pas conduire à des modifications immédiates du champ. En revanche, il témoigne de l’existence d’un diagnostic convergent fait par des personnes de bords différents. Ce qui ne sera pas sans effet à moyen terme sur le débat sur l’université.
? : Comment faire en sorte que l’université s’attaque à la question des débouchés des formations qu’elle délivre ?
OB : Il y a une sorte de transcendance de l’université, et de sa production de savoir, par rapport à la société. L’université parfois anticipe les demandes de la société. Aussi, vouloir construire l’université sur les besoins de la société, qui sont constamment évolutifs, est une erreur fondamentale. L’université ne pourra jamais s’adapter au marché. Et même les entrepreneurs ne peuvent pas prédire quel sera le marché du travail dans 3 ou 4 ans. L’idéologie qui consiste à vouloir fonder l’université sur l’employabilité est une idéologie perverse.
FV : L’université doit se préoccuper des débouchés professionnels, mais, dans le débat actuel, on explique que les étudiants fuient l’université parce qu’elle ne le fait pas. Ce n’est pas comme ça que le problème se pose. Tant que le jeu demeure biaisé entre les formations universitaires et les formations concurrentes, il ne peut pas y avoir de réponse à cette question là. Et c’est valable pour la valorisation des thèses en France. Ceci dans la mesure où les élites françaises sont sélectionnées dès l’âge de 18 ans sur la base des mathématiques. Ailleurs, le fait d’avoir une thèse permet d’accéder sur le marché du travail à un haut niveau. Pas en France. Une étude statistique a montré qu’un polytechnicien docteur gagne moins qu’un polytechnicien qui n’a pas fait de thèse.
Enseignant-chercheur en philosophie à Paris-8 : Nous sommes plusieurs à avoir signé ce manifeste sous réserve. On achoppe sur la difficulté d’autoconstituer cette communauté universitaire évoquée dans ce texte. Le texte ne fait pas allusion aux luttes des étudiants et du personnel BIATOS dans le mouvement. Or s’il convient de mettre en place des états-généraux, il faut que ceux-ci réunissent tous ces acteurs engagés dans la lutte. Un appel à de états-généraux a déjà été fait. Comment l’articuler avec votre démarche ?
AC : Sur les oublis du texte, on pourrait ajouter à la liste qu’il n’est rien dit des enjeux de l’université et de la recherche. On n’a pas eu le temps d’y réfléchir. On s’est mis d’accord sur le texte en une journée de débat à quinze. Nous ne sommes pas une organisation structurée. Nous ne sommes représentatifs de rien. Par définition, l’autoconstitution procède d’elle-même. D’où l’impossibilité de se situer par rapport à d’autres mouvements déjà constitués, qui ont leur dynamique propre. Il était nécessaire de procéder de la sorte. On verra ensuite si d’autres organisations voudront se joindre à nous.
MG : Cette démarche est différente de celle des luttes menées par d’autres. C’est une démarche intellectuelle, d’analyse et de proposition, avant d’être politique, conflictuelle, car ce que nous constations les uns les autres, ce qui fait que la communauté universitaire française a des problèmes, c’est qu’elle subit des réformes successives au nom de doctrines qui sont contestées sur le plan politique, mais jamais sur le plan intellectuel. Nous avons voulu montrer que c’est à la communauté universitaire de proposer une analyse de ce qui se passe, y compris au sujet de la « société de la connaissance ». Le but est d’engager l’université à prolonger ce travail de réflexion de la manière la plus ouverte possible.
Enseignant-chercheur Inserm : Je rappelle le travail des états-généraux de 2004. On ne part pas de rien. Ce texte est en cours de mise à jour. Le travail intellectuel est bien, mais est-ce que cela peut conduire à quelque chose de plus concret ?
OB : Le problème est l’absence de représentant de la communauté universitaire face au ministère, qui impose des réformes sans que les universitaires puissent être entendus. Les syndicats universitaires pèsent très peu et n’ont pas de compétence sur ces questions intellectuelles. La courroie de transmission, la CPU, est dans une position difficile, car elle est chargée de relayer auprès des universitaires les décisions du ministère qui exerce une lourde tutelle par l’intermédiaire de l’octroi du financement. L’autre difficulté, c’est le fait que les universitaires sont pris par leur métier et n’ont pas le temps de s’arrêter. Quand on se défend on n’a pas le temps de réfléchir. Moi je pars du principe que l’on aurait dû se révolter il y a quinze ans ou vingt ans. Enfin, le milieu universitaire est très atomisé en France. La communauté universitaire, on la proclame mais on ne connaît pas les collègues ni leurs conditions de travail. D’où l’absence de débat et d’unité.
Enseignant-chercheur : Pour beaucoup de gens, il est acquis que l’enseignement supérieur doive être gratuit. Mais lorsque l’on peut échapper à l’université, pour aller dans une école, on accepte de payer. Ensuite, comment concilier le libre accès des bacheliers avec leur orientation dans certaines filières et pas dans d’autres ? Enfin, une idée : proposer aux universités françaises de s’arrêter aux mois de janvier-février 2010 pour organiser sérieusement des états-généraux - c’est la période pendant laquelle bon nombre d’universités européennes s’arrêtent pendant 6 à 8 semaines -, et en le faisant sous les yeux de tout le pays, sans aucune gêne pour personne en adaptant le calendrier universitaire sur l’année et en donnant ainsi toute la publicité nécessaire à cette réflexion collective.
FV : Les droits d’inscription exprime le même problème que celui de la sélection. Il y a une contradiction entre l’idée selon laquelle l’introduction de la sélection à l’entrée de l’université entraînerait de fortes réactions de la part des intéressés, alors que, dans le même temps, les bacheliers qui le peuvent optent pour des filières sélectives. Une contradiction entre le discours politique et les choix individuels qui n’est pas sans lien avec le problème de la représentation étudiante. Il faut lever ce tabou de la question de l’ES (enseignement supérieur) en posant la distinction actuellement faite, sans le dire, entre l’université et l’ES, en montrant clairement que ce que l’on nous montre comme impossible pour l’université ne cesse de se diffuser dans l’ES et de ronger l’université par ailleurs. Ces questions sont encore largement occultées pour le moment.
AC : Sur les chances de peser en quoi que ce soit. Je pense que si le mouvement de signatures se poursuit, cela finira par devenir non négligeable en montrant que les universitaires souhaitent débattre. Remplacer les grèves par des délibérations en banalisant certaines semaines d’enseignement est une proposition digne d’intérêt et facile à mettre en œuvre. Pour avancer dans ce sens, il faut affiner encore certains points évoqués dans le manifeste, p.e. sur la question des droits d’inscription. Dans le manifeste, il est avancé l’idée d’un capital minimum donné aux étudiants pour financer les études. Au Danemark, c’est le cas.
? : Pourquoi faudrait-il s’extraire du champ politique ? La démarche intellectuelle ne s’extrait pas du champ politique et je ne vois pas en quoi le discours antisyndical qui a pu être proféré il y a peu de temps serait une alternative au discours hégémonique. Comme si les syndicats n’avaient jamais formulé de propositions. L’exemple de capital minimum aux étudiants est une proposition syndicale faite de longue date. Par ailleurs, la collégialité est une notion suffisamment vague pour occulter les rapports de pouvoir qui peuvent s’instaurer au sein de l’université entre les enseignants eux-mêmes ainsi qu’entre les enseignants et les étudiants.
MG : Mon propos n’est pas antisyndical. Il part d’un constat simple. Il y a un énorme problème de représentation des étudiants et des enseignants à l’université. Il serait intéressant de pouvoir analyser les raisons de cet état de fait. Si nous voulons pouvoir fédérer largement les membres de l’université, étudiants comme enseignants, il nous faut partir d’une démarche indépendante, qui ne s’extrait pas du champ politique, mais qui parle un autre langage que celui des organisations supposées représentatives dont nous sommes obligés de reconnaître, les uns et les autres, que nous ne nous y reconnaissons pas. Par ailleurs, les états-généraux de 2004, dont il a été question précédemment, étaient essentiellement axés sur les questions intéressant la recherche.
Etudiante : Ces derniers mois il y a eu beaucoup de réflexions et de textes. Seulement les étudiants n’ont pas forcément accès aux mêmes réseaux et à une parole aussi légitime que les universitaires pour se faire entendre. Or ces derniers mois, cela a été l’occasion de véritables débats démocratiques avec la participation de l’ensemble des acteurs de l’université. Par ailleurs, la sélection est à l’œuvre à l’université avec la mise en place de campus d’excellence. La création de filières bi-disciplinaires ne va-t-elle pas également dans ce sens ?
FV : Ne pas contrôler le dispositif de sélection, d’orientation et de professionnalisation des cursus conduit à ce que tout ceci se développe à côté de l’université. Au final on peut avoir une action politique dont les résultats sont l’inverse de ce que l’on désire. La question est de savoir quoi mettre en place pour retrouver le contrôle de l’ensemble du dispositif pour éviter une sélection par l’argent, une sélection arbitraire qui est précisément en train de se développer par le fait même du naufrage de l’université. Dans le texte du manifeste, la parole étudiante n’a peut-être pas eu la place qu’elle aurait dû avoir. Il faut quand même bien dire que, de ce point de vue là, il y a une dissymétrie fondamentale : les étudiants passent, ils sont là à l’université pour passer. La communauté universitaire a un autre type de pérennité et donc nous avons un devoir de réfléchir pour l’avenir, de réfléchir aussi pour les générations d’étudiants qui vont vous succéder [13].
AC : Il y a de multiples analyses qui sont menées sur l’université mais dont aucune ne débouche sur un mouvement suffisant pour faire pièce aux politiques gouvernementales. Donc il fallait tenter autre chose. Pour l’instant, ça fait un peu plus écho que d’autres types de prises de position. Il faut donc continuer et voir après comment cela peut s’articuler aux autres groupes qui se manifestent.
Enseignant-chercheur P8 : Cela fait écho parce qu’il y a le mouvement.
AC : Oui bien sûr.
Enseignant-chercheur : Votre texte tombe bien car nous sommes dans un moment où il faut tenir. Mais cela implique que ce texte n’introduise pas de clivages. Il est dommage de relancer les clivages contre les syndicats, les mandarins, car pour que l’on tienne il faut que l’on forme une communauté. Ce qu’on a gagné c’est une bataille de l’opinion d’abord entre nous, qui se traduit par le surgissement de thématiques nouvelles : le rôle de la recherche dans l’enseignement, p.e. Auparavant, bon nombre de collègues pensaient que ce n’était pas la peine de mettre de bons chercheurs devant les étudiants. Le lien fort entre les deux est un acquis du mouvement. De même, avant le mouvement, nombre de membres de l’université pensaient que l’université devait professionnaliser et que si elle ne le faisait pas, elle devait en avoir honte. C’est la gauche qui a poussé à cette idée de professionnalisation. Or ce mouvement a permis de revenir sur cette question là et de soutenir les disciplines. Au nombre des acquis il y a aussi la remise en cause du quantitatif (bibliométrie) qui était jusque là assez bien accepté. On va également peut-être pouvoir remettre en cause l’idée que le meilleur système de formation, c’est les grandes écoles et les classes prépas. Peut-être a-t-on compris à quel point il est important pour l’université d’être une communauté, i.e. de réunir les disciplines, mais aussi de réunir les enseignants, les étudiants et les BIATOS. Les étudiants passent en effet, mais en même temps ils savent, mieux que nous, nos défauts. Donc on retire un bénéfice de ce débat là. D’où l’intérêt de s’appuyer sur cette communauté. Du point de vue des remarques critiques sur le texte, il me semble que le fait de parler de l’accès à l’université pour tous puis d’évoquer plus loin la sélection au sens d’orientation, est problématique. Ce jeu sur le sens du mot sélection est lourd de conflits. Il faudrait décider : dire si vous voulez sélectionner au départ ou pas. Un autre point : vous vous opposez à la fragmentation du savoir. Or ce mouvement s’est battu aussi pour le tranchant des disciplines. Je ne suis pas certaine qu’il faille donner dans les premières années, comme dans les classes prépas, un enseignement fondé sur un mélange de disciplines. L’interdisciplinarité n’est peut-être pas une voie pour l’université. Votre notion de propédeutique devrait être débattue.
AC : la question de l’interdisciplinarité n’a pas pu être développée dans le manifeste. Cela pose la question de la spécificité d’un enseignement universitaire par rapport à celui d’une classe prépa.
Michel Barthelemy, EHESS.