Introduction
Ai-je, avez-vous, avons-nous de la valeur ? En ai-je, en avez-vous, en avons-nous plus ou moins que d’autres ? Tous en ont-ils autant ? Qu’est-ce qui nous permet de le penser ? Qui peut en juger ? Qui a suffisamment de valeur pour en juger ? Ceux à qui nous reconnaissons de la valeur, sans doute, mais pourquoi la leur reconnaissons-nous ? À eux plutôt qu’à d’autres ? Notre vie vaut - elle d’être vécue, comme le demandait le chanteur Boris Vian ? Ce que nous faisons en vaut-il la peine ? Est-ce vraiment ce qu’il y a de plus intéressant, de plus excitant, de plus utile, ce qui a le plus de sens ? Et le faisons-nous bien ? Et qui est « nous », d’ailleurs ? Des individus, des familles, des groupes, des clubs sportifs ou du troisième âge, des entreprises, des classes sociales, des pays, des cultures, des religions, etc. ?
Ces questions donnent vite le tournis. On les pressent insolubles. Mieux vaut vivre, tout simplement, sans se les poser. Ou, plus sophistiqué, acquiescer à ce sutra bouddhiste que l’écrivain Emmanuel Carrère aime à citer [1] : « L’homme qui se croit supérieur, inférieur, ou même égal à un autre homme ne connaît pas la réalité [2] ». Nous le retrouverons à la fin de ce livre.
Être reconnu à sa juste valeur
Oui, il est tentant, en effet, et sans doute sage de ne pas se poser ces questions. Mais la réalité n’est pas sage. Dans les relations interpersonnelles, en famille, entre amis, au travail, etc. nous voyons bien, nous savons bien (même si c’est sans trop vouloir savoir que nous le savons, parce que nous voulons échapper au tournis, justement) que les malaises ou les conflits naissent toujours du fait que tel ou tel des partenaires de la relation estime ne pas avoir été reconnu à sa juste valeur. Ou que tel autre est persuadé d’en avoir infiniment plus que tout le monde, alors qu’un autre se déprécie systématiquement. Freud estimait qu’une analyse était réussie et arrivée à son terme lorsqu’elle permettait au patient de pouvoir à nouveau travailler et aimer. Oui, mais pour pouvoir aimer et travailler encore faut-il jouir d’une estime de soi suffisante, d’un sentiment suffisamment assuré de sa propre valeur.
Et c’est tout aussi vrai, voire plus, dans les relations entre groupes, entre pays, entre cultures. Nous vivons une époque particulièrement tendue et dangereuse parce que toutes les hiérarchies de valeur plus ou moins stabilisées qui avaient régné jusque-là sont en train de voler en éclats.
Les pays dominés (et méprisés) par l’Occident, par les Blancs, depuis deux ou trois siècles redressent la tête, veulent leur revanche et aspirent à dominer à leur tour. Qu’il s’agisse de la Chine, du salafisme et de Daech, ou de la Turquie, de la Russie, tous affirment maintenant avoir plus de valeur (ou au moins autant) que les pays occidentaux. La même chose est vraie, même si c’est de manière moins paroxystique et spectaculaire, de l’Inde peut-être et de bien d’autres pays encore. Ils ont plus de valeur, disent-ils, parce que leurs valeurs, les valeurs de l’islam, du confucianisme, du califat, de l’hindouisme, de l’âme russe, etc. sont supérieures aux valeurs dépravées et décadentes de l’Occident. Il y a là, on le voit, un double sens du mot valeur, sur lequel il faudra revenir. On croit valoir plus parce qu’on professe des valeurs, des idéaux, que l’on croit plus élevés. Et avoir d’autant plus de valeur que l’on croit plus fermement à ces valeurs, que l’on croit en elles, et qu’on les met effectivement en œuvre. On vaudrait, en quelque sorte, au prorata des valeurs qu’on professe.
Tous les pays qu’on vient de mentionner ont été autrefois des empires immenses et surpuissants, ou bien ils en sont les héritiers. Mais la lutte pour la reconnaissance par l’affirmation de sa valeur ne leur est nullement réservée. Elle est aussi le fait, et de plus en plus, de ceux qui ont été longuement, voire toujours dominés. L’histoire est bien l’histoire de la lutte des classes, comme l’affirmaient Marx et Engels dans Le manifeste du parti communiste, mais elle est tout autant celle de ce que Max Weber appelait des groupes statutaires définis par le degré d’honneur social qui leur est reconnu. Ce n’est pas seulement pour accéder à plus de richesse matérielle que les groupes de guerriers détrônent les castes religieuses, ou que, réciproquement, les bourgeoisies défont les monarchies et les aristocraties, et que les prolétariats et les damnés de la terre aspirent à la révolution. C’est aussi, d’abord peut-être, pour accéder enfin à la dignité qui leur était déniée.
C’est cette aspiration à la dignité, à l’affirmation de sa valeur, qui anime toutes les luttes des anciens colonisés, les luttes post-coloniales ou « décoloniales » : celles qui entendent bâtir des sociétés débarrassées des maîtres et des colons, ou celles qui veulent faire ressortir à quel point la mentalité colonialiste imprègne toujours, en profondeur, tant les anciens dominants que les anciennes sociétés colonialistes qui pensent en être sortis. Toutes ces luttes opèrent ce que le sociologue Erving Goffman appelait un « retournement du stigmate ». Les traits qui distinguaient les groupes stigmatisés par les groupes « normaux » et qui les vouaient à l’opprobre, au mépris et à un état d’infériorité sont désormais revendiqués comme autant de signes de supériorité. Le noir (et les noirs, donc) devient plus beau, plus brillant, plus noble que le blanc (que les Blancs, donc) ; les sexualités gays davantage sources de fierté que les hétérosexualités ; les religions minoritaires se voient potentiellement dominantes, etc.
Ce qui distingue les luttes pour la reconnaissance de valeur des anciens dominés, c’est qu’elles se déploient d’abord au nom de leur victimisation et non d’une splendeur passée à faire revivre. C’est en tant qu’anciens exploités, colonisés, racisés, en tant que victimes qu’on entend affirmer sa valeur. Bien sûr, les deux types de luttes se confondent parfois et empruntent chacune à l’autre une partie de leur registre. Le nouveau calife turc Recip Erdogan ne se prive pas de dénoncer le réflexe d’ancien colonisateur d’Emmanuel Macron, pas plus que Xi Jiping ou Poutine de dénoncer encore et encore l’impérialisme occidental. Symétriquement, du côté des anciens (ou encore) dominés, le retournement du stigmate vise bien à se débarrasser du rôle de victime, à sortir d’une position d’infériorité pour établir au moins une égalité et, potentiellement, une supériorité. On voit bien cependant, de manière idéal-typique, se dégager deux modalités clairement distinctes de la lutte pour la reconnaissance de valeur : l’affirmation d’une valeur positive face à ceux qui l’ont niée, méconnue ou bafouée ; la dénonciation d’un tort, d’une insuffisance de reconnaissance, et donc la mise en évidence d’une valeur faussement et injustement rendue négative.
Mais la lutte pour la reconnaissance de valeur la plus importante, celle qui bouleverse radicalement les hiérarchies de valeur les plus établies et qui produit les effets les plus universels et les plus intenses, est bien évidemment celle que mènent les femmes pour sortir d’un état de minorité et de subordination institué depuis des millénaires [3]. Si elle est si centrale, matrice peut-être de toutes les autres luttes, c’est parce qu’elle n’oppose pas, possiblement, une moitié de l’humanité à l’autre, les femmes aux hommes (ou réciproquement), mais aussi parce qu’elle est au cœur de la lutte que se mènent les différentes cultures au nom de leurs valeurs respectives. C’est au nom de la libération des femmes (et des sexualités LGBT) que l’Occident revendique désormais sa supériorité morale sur toutes les autres cultures. Inversement, c’est à cette même libération que s’opposent le plus violemment toutes les tendances de l’islam politique. Et les pays de tradition hindouiste ou confucianiste ne sont guère plus enclins à cette libération.
La lutte pour la reconnaissance de la valeur des femmes surdétermine donc toutes les autres luttes, comme elles sont surdéterminées en retour par elle. D’où le débat actuel sur « l’intersectionnalité » (autre nom pour la surdétermination) et son ambiguïté ou ses incertitudes. Les femmes issues de cultures dominées et stigmatisées mènent un combat à plusieurs facettes. Elles entendent voire leur valeur reconnue selon l’échelle de valeur propre à ces cultures, par leurs familles, par leurs proches, par leurs hommes. Face aux représentants ou représentantes de la culture dominante elles font valoir leur double victimisation, en tant que femmes et en tant qu’anciennes colonisées. Mais dans ce combat féministe, par souci d’affirmer la valeur de leur culture propre, et donc de leurs propres dominants mâles, elles refusent l’appui des féministes issues de la culture dominante,
Reconnaissance, valeur et don. Quelques propositions théoriques
Jusqu’ici nous avons distingué entre luttes pour la reconnaissance de valeur des anciens dominants et celles des anciens dominés. Cette distinction peut se formuler en d’autres termes, plus développés et plus riches. Les anciens dominants font valoir tout ce qu’ils avaient et pourraient encore apporter : l’ordre, la paix, la prospérité, la santé, la justice, la culture, etc. Ils tirent leur valeur de ce qu’ils ont donné (en minimisant ou passant sous silence tout ce qu’ils ont pris). Les anciens dominés font valoir, au contraire, tout ce qui leur a été pris. Et donc, tout ce qu’ils auraient pu donner si on ne le leur avait pas pris. Voilà qui permet d’énoncer quelques propositions théoriques générales :
- 1. Les humains ne veulent pas tant posséder qu’être reconnus (étant entendu que posséder des richesses représente un puisant adjuvant à la reconnaissance). Toute une littérature philosophique et sociologique, de Hegel, hier, à Axel Honneth, Charles Taylor ou Nancy Fraser (et bien d’autres), aujourd’hui, l’atteste. Mais cette littérature, curieusement, reste muette sur un point crucial que tout ce que nous avons discuté jusqu’ici rend pourtant évident. Les humains sont mus par un désir de reconnaissance, en effet. Mais que veulent-ils voir reconnu ? Ils veulent, nous dit Honneth, être aimés, respectés et estimés [4]. Mais cela revient à dire qu’ils veulent avoir de la valeur aux yeux des autres, compter pour eux. Avoir suffisamment de valeur pour être aimés, suffisamment encore pour être respectés en tant que citoyens, et suffisamment de performativité, d’efficacité enfin, pour mériter l’estime. Généralisons : ce que les humains désirent c’est que leur valeur soit reconnue.
- 2. Voilà qui soulève aussitôt la question de savoir en quoi consiste cette valeur. À qui reconnaît-on de la valeur, envers qui est-on reconnaissant, empli de gratitude [5] ? La réponse n’est, au fond, pas mystérieuse. On est reconnaissant envers celui ou ceux qui ont donné quelque chose qu’on n’avait pas et que l’on désirait, ou dont ils nous révèlent un désir jusque-là simplement potentiel, inconscient et inexprimé. On accorde donc de la valeur à ceux qui donnent, à ceux qui se sont montrés généreux (ils ont donné quelque chose qu’ils possédaient) ou générateurs (ils ont créé et donné, ou rendu accessible, quelque chose qui n’existait encore qu’en puissance). Généralisons : les humains désirent être reconnus comme des donateurs ou des créateurs (des « générateurs »). Ou encore, en synthétisant :
ce que les humains désirent c’est que soit reconnue leur valeur de donateur ou de générateur [6].
- 3. Mais la question se complique aussitôt du fait que ce qui est reconnu comme don par certains ne l’est pas par d’autres, que le don est ambivalent, partiellement indéterminé, et que, au final, il est possible de donner du bien comme du mal, des bienfaits ou des méfaits, la vie ou la mort. Dans sa pièce Le diable et le bon dieu, Jean-Paul Sartre campait un reître de la guerre des paysans en Allemagne au 16e siècle, Goetz von Berlichingen. Au début de la pièce Goetz apparaît réputé pour sa violence et sa cruauté sans pareilles. Et puis, las de tuer, torturer et massacrer, Goetz se met en quête d’une reconnaissance encore plus forte que celle qu’il avait déjà obtenue. Il avait fait preuve de sa valeur en tant que meurtrier. Convaincu par un prêtre, il décide d’en chercher désormais une plus grande encore en basculant dans la bonté et le bien, où il entend exceller autant et plus encore que dans le mal. Cet exemple permet de faire un pas supplémentaire dans nos propositions théoriques. En règle générale les humains désirent être reconnus comme donateurs ou générateurs de bien. Si, pour une raison ou une autre, ils ne le peuvent pas, ils tenteront d’être reconnus comme donateurs ou générateurs de mal. Un mot en voie d’obsolescence, « vaurien », résume très bien cette idée. Un vaurien est celui qui ne vaut rien, et qui ne valant rien dans la sphère du bien, deviendra voyou, chenapan, brigand, canaille, fripon, bandit, gredin, crapule (je reprends les synonymes indiqués par les dictionnaires). Il pourra alors exceller dans le mal et valoir au moins auprès de ses camarades et complices. Au cœur de l’ambivalence du don, les voyous ou malfrats à l’ancienne se targuaient d’obéir entre eux à un code de l’honneur plus fort que celui des honnêtes gens. Les jeunes Français partis soutenir Daech, s’estimant mal reconnus en France, ayant déjà souvent basculé dans la délinquance, ont trouvé dans le djihad une occasion d’apparaître dans la splendeur du rôle de donateur, donateur à la fois de mort aux infidèles et de sacrifice à la communauté des croyants. Complétons donc notre proposition théorique : ce que les humains désirent c’est que soit reconnue leur valeur de donateur ou de générateur, de bien ou de mal. De bien si possible, de mal à défaut.
- 4. Il nous reste une dernière mise au point à effectuer. Dire que les humains veulent être reconnus comme générateurs, ou si l’on préfère comme créateurs, comme faisant apparaître ou advenir quelque chose, est en effet incomplet et donc insuffisamment précis. Cette proposition évoque, entre autres, les belles analyses de la philosophe Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, auxquelles notre propos fait fortement écho. Arendt pour sa part ne parle pas de désir de reconnaissance ou de montrer sa valeur, mais de celui de se manifester (Selbstdarstellung), d’apparaître au sein d’une pluralité humaine à travers ce qu’elle appelle l’action (plus noble et valeureuse selon elle que le travail ou l’œuvre), autrement dit la capacité à faire naître de l’inédit. Une capacité de génération ou d’engendrement. Oui, mais ce désir d’apparaître en faisant advenir de l’inédit doit lui-même être replacé dans le cadre d’un désir plus général, qui est tout simplement celui de participer du mouvement de la vie, de la spontanéité, de la grâce et de la gratuité associées à l’énergie vitale. Les humains ne veulent pas seulement être reconnus comme donateurs ou comme générateurs (acteurs selon Arendt) mais plus généralement comme ayant reçu le don de la vie, de la liberté et de la créativité [7]. Nous rencontrons ici un autre sens du mot don, bien mis en lumière par les philosophes inscrits dans la tradition phénoménologique. Le monde, le cosmos, l’air que nous respirons nous sont comme donnés. Donnés par personne (ou alors, un dieu, si l’on y croit) et pas à nous en particulier, mais nous le recevons comme le don le plus précieux. La tradition phénoménologique - inspirée par l’allemand qui dit ça donne ((es gibt) pour signifier « il y a », il y a quelque chose plutôt que rien – parle de donation (Gegebenheit) pour désigner ce type de don radicalement gratuit. Nous pouvons donc maintenant compléter notre hypothèse et dire : les humains désirent être reconnus comme donateurs, de bien ou à défaut de mal, comme receveurs légitimes d’un don (les héritiers) et/ou comme participant du mouvement de la donation (de la vie, de la liberté, de la gratuité, de la beauté et du gracieux). C’est ainsi qu’ils entendent manifester leur valeur.
Sur ce livre
On le voit, ou on le pressent : en réunissant et en liant étroitement la problématique de la lutte pour la reconnaissance, la question de la valeur des sujets, et la théorie du don et de la donation, on se donne une chance de mieux comprendre ce qui anime les humains, les raisons pour lesquelles ils peuvent à tout moment entrer en conflit ou en guerre. Une chance de mieux saisir ce qui fait la grandeur et/ou l’horreur de l’humaine condition. Ou, pour le dire autrement, une chance de pouvoir commencer à rassembler et à bien lier les pièces du puzzle. Ces pièces sont multiples. Nous avons nommé Freud, Hegel, Arendt, Marx, Goffman, etc. Mais il y en a tant d’autres. Ce qui a manqué jusqu’ici c’est de saisir comment ces multiples pièces peuvent être ajointées. Le chaînon manquant principal, celui qui peut se lier à tous les autres et qui, pour cela, constitue très vraisemblablement la trame d’ensemble, c’est la question de la valeur des personnes, toujours-là en creux mais jamais nommée comme telle. La théorie du don, inspirée du célèbre Essai sur le don de Marcel Mauss (1925) voit bien que le don a pour vertu de transformer les ennemis en alliés, mais elle ne voit pas assez – ou plutôt, elle ne dit pas assez – qu’il ne peut le faire que parce que le don à la fois reconnait la valeur du donataire tout en affirmant celle du donateur. Et les théories de la lutte pour la reconnaissance s’arrêtent en chemin, car dire que les humains veulent être reconnus ne nous éclaire guère si on ne précise pas qu’ils veulent être reconnus comme dignes d’être reconnus parce qu’ayant de la valeur. Et ayant de la valeur en tant que donateur, que générateur ou que participant de la donation.
Si la question de la valeur des sujets n’est jamais vraiment posée et reste comme forclose, interdite [8], c’est pour au moins deux raisons principales. La première est qu’elle est éthiquement et politiquement dérangeante. Que ce soit du point de vue religieux, chrétien notamment, ou de celui de l’idéal démocratique, il va de soi que tous les humains ont la même valeur. Et c’est bien sûr profondément vrai en un sens. Mais il restera à préciser lequel. Et dans lequel ça ne l’est plus du tout. Position inconfortable et dangereuse. Je me suis aperçu en faisant lire à des amis une première version de ce texte que le sujet est quasiment tabou. Au fond, pour certains, on aimerait autant qu’il ne soit pas abordé [9].
La seconde raison est que cette question est d’une infinie complexité, grosse de multiples chausse-trappes et faux-semblants. Les questions, redoutables, que nous posions au tout début le montrent. Rappelons-les : « Avons-nous de la valeur ? En avons-nous plus ou moins que d’autres ? Tous en ont-ils autant ? Qu’est-ce qui nous permet de le penser ? Qui peut en juger ? Qui a suffisamment de valeur pour en juger ? Ceux à qui nous reconnaissons de la valeur, sans doute, mais pourquoi la leur reconnaissons-nous ? À eux plutôt qu’à d’autres ? Notre vie vaut - elle d’être vécue ? ». Etc. Voilà beaucoup d’interrogations, à la fois psychologiques, philosophiques, sociologiques, historiques, anthropologiques, économiques, politiques, éthiques, existentielles, etc. pour un seul auteur. Si comme je le pense, il est possible de dire que la science économique traite de la valeur des biens et services, la sociologie de la valeur des groupes sociaux, et la psychologie de celle des individus, il faudra avancer aux confins de ces trois disciplines en s’appuyant aussi sur la tradition philosophique et l’anthropologie. Le continent à explorer est gigantesque, les cartes existantes très incertaines. Espérons qu’avec les propositions théoriques que nous avons formulées nous disposons d’une boussole à peu près adéquate. Mais à partir de là il nous faudra nous aventurer un peu au petit bonheur la chance. Pour avancer nous devrons multiplier les tentatives, les reconnaissances et les expéditions en territoire inconnu, débroussailler, défricher, semer parfois et recourir aux outils les plus divers : morceaux de théorie, articles de journaux, anecdotes et réflexivité personnelles, fragments littéraires, etc. Sans plan préconçu, et sans savoir ce que tout cela peut donner au final.
Et maintenant, commençons l’aventure. Au jour le jour, en rédigeant une sorte de journal de bord qui noterait les idées, les trouvailles, ou bien les incertitudes et les découragements du moment [10]. Au risque possible de dérouter le lecteur en basculant en permanence des anecdotes et du « vécu » à des généralisations théoriques. C’est la seule manière, je crois, de faire non seulement comprendre intellectuellement mais aussi sentir émotionnellement comment l’incertitude sur notre valeur est au cœur de nos existences.
P.S. Relisant ces premières pages maintenant que je sais où je suis arrivé (au moins provisoirement) et enregistrant les réactions de quelques premiers lecteurs, je comprends mieux pourquoi je n’ai pu m’engager dans ce sujet qu’à tâtons et précautionneusement. Outre sa complexité théorique, il semble entrer immédiatement en tension avec deux certitudes normatives. La première, je viens de la nommer, la certitude démocratique ou religieuse de l’égale valeur des sujets humains, ne peut manquer de susciter a priori une réaction de rejet de la question posée. Pourquoi se soucier de ce qui fait la valeur des personnes puisque nous avons tous la même en tant qu’êtres humains ? Ce qui fait ma valeur, me dit par exemple une amie, c’est justement que je suis un humain, comme tous les autres.
La seconde tension concerne plus particulièrement les lecteurs de la Revue du MAUSS et moi-même. Voilà plus de quatre décennies que cette revue élabore pas à pas le « paradigme du don », en opposition à ce que j’appelle l’axiomatique de l’intérêt qui pose que derrière tout acte généreux il n’y a que calcul d’intérêt conscient ou inconscient. L’approche Maussienne, sans dénier la force de l’intérêt personnel, affirme au contraire qu’il est aussi possible d’agir par sens du devoir, par empathie ou par plaisir de créer. Comment articuler cette thèse avec celle qu’on veut être reconnu comme donateur, autrement dit que le don satisferait un intérêt de reconnaissance ? Ces deux raisons de se sentir au départ mal à l’aise avec mon propos sont bien sûr plus que légitimes et je les partage. Je ne peux que conseiller au lecteur qui éprouverait ces malaises et se demanderait comment les surmonter de se reporter directement à la deuxième partie de ce livre. Mais je l’ai conçu également, même s’il suit une progression, pour que chacun de ses chapitres puisse être lu séparément.
Une dernière précision, enfin, ne sera pas inutile. Certains amis, proches des milieux de l’édition, ont eu des réactions totalement opposées à la lecture du manuscrit que je leu soumettais. Les uns me suggéraient de rogner sur la partie et les passages proprement théoriques pour laisser plus de place aux anecdotes personnelles, au vécu. D’autres, à l’inverse, auraient voulu que je développe beaucoup plus la dimension proprement conceptuelle et que je multiplie les références aux auteurs « reconnus » pour donner à l’ensemble une assise académique plus solide. Je n’ai donné raison ni aux uns ni aux autres. Il y a bien selon moi dans ce livre des enjeux proprement théoriques tout à fait essentiels, mais, justement parce qu’ils sont essentiels, mais tout autant existentiels (essentiels parce qu’existentiels), je n’ai pas cru pouvoir et devoir les traiter autrement que par un mélange de légèreté et d’auto-dérision, d’une part, et de recherche de rigueur théorique de l’autre. Ce choix peut dérouter, mais je l’assume pleinement.
La lecture de Jacques T. Godbout
« Cher Alain, comme tu fais bien de me relancer ! J’ai lu ton manuscrit et je l’ai beaucoup aimé. Quelle surprise. J’avais commencé à te répondre, je te transmets donc où j’en suis. « Ai-je, avez-vous, avons-nous de la valeur ? En ai-je, en avez-vous, en avons-nous plus ou moins que d’autres ? Tous en ont-ils autant ? Qu’est ce qui nous permet de le penser ? Qui peut en juger ? Qui a suffisamment de valeur pour en juger ? ». Ouf ! me suis-je dit. Ce point de départ me rappelle Spuybroek [11]. Mais ton texte prend une direction très différente. C’est beaucoup moins compliqué (quoique…), plus personnel. Depuis que je t’ai lu, je vois ce mot « valeur » partout. « Nos valeurs sont incompatibles avec les leurs », écrit un juif à propos des palestiniens. Il a de belles valeurs, disait ma mère à propose de certaines personnes. Samedi dernier Messi jouait à Montréal. Les billets en revente atteignent une valeur de 10,000$, dit-on. Combien vaut Messi ?
Tu as de très intéressantes réflexions à partir d’expériences personnelles, c’est agréable à lire, et ça nous plonge dans des réflexions sans fin sur nos propres expériences. En voici deux. Personnellement, je suis déçu de ma valeur intellectuelle. Les deux publications qui ont pour moi le plus de valeur, celles où je considérais ma contribution relativement importante, La démocratie des usagers et Ce qui circule entre nous ont eu beaucoup moins de reconnaissance que les autres. J’ai publié deux fois deux livres sur le même thème, portant sur la démocratie et sur le don. Dans ma tête, dans les deux cas, le premier était bien moins important que le deuxième. La participation contre la démocratie était une sorte d’introduction, en partant d’études empiriques, au second, La démocratie des usagers, où je développais l’aspect théorique. Idem pour le don. L’esprit du don était pour moi une introduction au phénomène du don et j’ai ensuite effectué plusieurs recherches : don dans la parenté, don d’organes, etc., pour aboutir à Ce qui circule entre nous, beaucoup plus important que l’Esprit du don dans mon esprit. Or dans les deux cas, c’est le premier qui a eu un relatif succès. Mes réflexions théoriques sont peu reconnues.
Mais je me suis consolé récemment en relativisant cette reconnaissance. L’autre soir en me couchant, j’allume comme toujours la radio pour m’endormir. J’étais en train de m’assoupir lorsque j’entends la voix de l’abbé Pierre, comme dans un rêve. Je réalise que c’est en fait à la radio, qu’on y retransmet son célèbre appel fait aux jeunes à Montréal pour aller aider à loger les plus démunis. Alors je me suis rappelé que j’avais répondu à cet appel à 20 ans, et que j’étais parti un an en Argentine. Et je me suis alors pardonné mon égoïsme, ma mesquinerie, mes petites lâchetés, compromis, trahisons parfois, mon manque de générosité fréquent, en pensant qu’un jour j’ai quand même fait ça, moi, au moins ça dans ma vie, que je ne suis pas si moche après tout. Et j’ai vécu un moment de grâce, une joie, une sorte de libération du sentiment de culpabilité qui surgit quand je pense à tous ceux qui sont “naturellement” généreux, ou ceux qui s’engagent, qui se battent (comme toi par exemple, bien entendu) pendant que je ne fais rien. J’étais tellement bien. Je me suis endormi dans cet état de bien-être et ai rêvé à l’abbé Pierre. J’ai oublié le contenu du rêve, mais me suis réveillé le matin dans le même état, qui a duré quelques jours. Je repense souvent à cet état et me dis que je dois profiter de ce message important, que bien vieillir, c’est apprendre à se pardonner, avoir une certaine bonté à notre égard. Bien vieillir et bien mourir. Je dois continuer à travailler à me pardonner, sans excès…Paradoxalement, cette attitude me conduira peut-être à valoriser ce qui est vraiment important, et en particulier à mettre à sa juste place et donc à relativiser l’importance de la reconnaissance au profit de ce que cette reconnaissance a pu apporter aux autres, si peu que ce soit.
Je reviens au texte. À la fin tu deviens plus théorique. La question ultime que tu poses, je dirais que personne ne peut y répondre sauf un dieu. Comment mesurer la valeur de quelqu’un ? Il est généreux avec ses employés, écris-tu, mais il bat sa femme. Tu te poses cette question d’innombrables fois sous toutes ses formes. Oui…, mais.... Tu cherches une évaluation absolue, un bilan, comment établir la « valeur nette » d’une personne. Aucun humain ne le peut. Certes on peut établir des critères pour évaluer, et tu en définis un certain nombre, qui se contredisent peut-être. Cela se discute. Je suis d’accord bien sûr que la valeur la plus importante est le don. Mais quand vient le temps de l’appliquer à quelqu’un, ce sera toujours relatif. Ce qui ne signifie pas qu’on ne peut pas évaluer le comportement de quelqu’un, mais ce sera toujours relatif à quelque chose d’autre, on l’évaluera toujours par rapport à quelqu’un d’autre, à une autre valeur, jamais dans l’absolu. La valeur est relative à une autre valeur, ou à une intensité différente de la même valeur.
Cela me rappelle le monde quantique. Si nous ne le comprenons pas, c’est parce que nous persistons à attribuer une valeur absolue au temps et à l’espace. Ça n’existe que dans notre tête, c’est utile comme instrument de pensée. Il faut peut-être avoir la même modestie que dans le monde quantique. Le temps absolu n’existe pas, il est relatif à un référentiel quelconque. Galilée écrivait : le mouvement est comme rien. Il est entièrement relatif à un autre mouvement. Et Heisenberg, « un objet isolé n’a aucune propriété. » Ne pourrait-on pas dire la valeur est comme rien, en soi. Vieille distinction en soi, pour soi peut être utile ici ? Je pense aussi à la valeur de lien opposé à la valeur d’échange et d’usage. Les deux dernières sont objectives au sens où elles comparent des choses mesurables entre elles, indépendamment des personnes, alors que la valeur de lien introduit la subjectivité, la valeur subjective de ces objets pour la personne. La valeur pour soi ? Cette distinction pourrait-elle être utile ?
Voilà, si cela peut être d’une quelconque utilité, tant mieux. Ton manuscrit m’a beaucoup inspiré, et il continue à me faire penser ».
Une petite réponse
Juste deux mots en réaction à cette réaction de J. Godbout. La première pour observer qu’il est amusant de voir un « anti-utilitariste » se demander trois fois à la fin si ce qu’il m’écrit est utile. Traduisons : est-ce un vrai don ? La seconde, en réponse à l’idée que seul un dieu pourrait juger de la valeur de quelqu’un. Elle est juste mais elle me gêne malgré tout. Si une action ou une personne n’ont de valeur que celle que lui accordent d’autres personnes (lesquelles ?), alors on tombe dans un relativisme absolu et l’idée même de valeur s’autodétruit. Je préfère donc dire que pour l’ensemble des humains ont de la valeur les actions et les personnes qui ne se réduisent pas à l’intérêt personnel, les actions anti-utilitaristes donc. Reste à savoir par qui, comment et dans quelle mesure elles seront reconnues telles à un moment et dans un contexte donné. A.C.
