« Aimer son prochain pour l’amour de Dieu »

L’essentiel de la morale chrétienne ?

Suite au livre de François Flahault, 2007, Adam et Ève, la condition humaine, Paris, Fayard/Mille et une nuits, nous publions ici les réflexions, critiques et questions de Jean-Paul Siméon.

François Flahault, dans un ouvrage récent [1] expose, d’une manière qui se veut rigoureuse et précise, ce qui lui paraît être l’essentiel de la « morale chrétienne ». Du même mouvement, il dénonce ce qui en fait, selon lui, la contradiction interne.

Voici le texte : « le message moral de l’Evangile (…) est un commandement de Dieu, c’est un idéal, une vision du bien à laquelle, dans les cas favorables, un sentiment nous porte à adhérer. La foi engage à aimer Dieu par-dessus tout, le Créateur plus que ses créatures. Il faut donc « aimer son prochain pour l’amour de Dieu ». Telle est la formule habituellement chargée d’opérer la jonction entre le versant proprement religieux de la doctrine et son versant moral. Aimer un être humain pour lui-même relève de la cupiditas, de la concupiscentia et non de la caritas, de l’ordinatio dilectio (l’amour ordonné). Dans sa thèse sur l’amour chez Saint Augustin, Hannah Arendt avait déjà pointé le caractère problématique de l’articulation entre une doctrine qui suspend le salut personnel à la relation à Dieu – un Dieu extérieur à ce monde – et une morale qui prescrit d’aimer son prochain en ce monde. Aime-t-on ses semblables si on les aime pour obéir à un commandement divin ou pour l’amour de Dieu ? (…) Si la visée de Salut prônée par le christianisme s’enracine dans une définition explicite de la condition humaine, la morale évangélique, quant à elle, convainc grâce aux sentiments auxquels elle fait appel et au désir qu’elle éveille en nous, sans qu’il soit répondu explicitement à la question de savoir comment cette morale s’articule à notre condition et ce qui la fonde ».

Cette mise en forme de la « morale chrétienne » est nette et apparemment démonstrative. Elle se résume en deux points :

1 – Le Créateur vaut infiniment plus que les créatures et nous devons lui obéir [2].

2 – Par conséquent l’amour pour les créatures ne peut venir qu’en second lieu, sans compter qu’il risque de nous détourner de l’amour pour le Créateur [3]. Nous ne devons donc aimer les créatures que dans la mesure où Dieu lui-même nous l’a commandé, c’est-à-dire par obéissance à Lui, « pour l’amour de Dieu ».

François Flahault objecte à la « doctrine chrétienne » d’aboutir en fait à une attitude de mépris envers le prochain qu’on n’aimerait pas pour lui-même mais seulement parce que cela est prescrit par Dieu. Critique qui recoupe au fond celle qui est communément adressée, et inlassablement ressassée, à la « charité chrétienne ».

Cette reconstitution n’est pas bien sûr propre à F. Flahault. Elle reprend l’argument central sur lequel se fonde l’interprétation ascétique du christianisme et qu’on retrouve, entre autres, chez St Augustin pour qui le péché est aversio a Deo et conversio ad creaturam (consiste à se détourner de Dieu pour se tourner vers la (les) créatures [4]). Elle peut s’autoriser de quelques textes, peu nombreux au demeurant, de la bible [5].

J’ai lu plusieurs ouvrages de F. Flahault et me sens assez généralement en accord avec lui. Mais l’analyse qu’il présente ici me laisse perplexe. Moi qui hésite de moins en moins à me dire chrétien, je ne retrouve pas ma propre foi dans ce qu’en présente F. Flahault.

Pour commencer, l’expression « tu aimeras ton prochain pour l’amour de Dieu » ne se trouve pas telle quelle dans les textes bibliques. Cela ne prouve certes pas que la reconstitution opérée par F. Flahault soit fausse, mais donne quand même à penser…D’autre part, que veut dire en tout ceci « aimer » ? Qu’entendre par là ? Nous sommes donc amenés à reprendre les choses d’un peu plus haut.

1 – La « doctrine chrétienne » ne dit pas qu’il nous faut aimer notre prochain uniquement parce que Dieu nous le commande, « pour l’amour de Dieu ».

Dieu, le très haut qui est dans les cieux (le transcendant selon le langage d’une certaine philosophie) crée, et par là, il donne. Il crée le monde, les êtres vivants et enfin les hommes, « mâles et femelles ». C’est une affirmation centrale.

C’est Lui qui prend l’initiative de créer-donner. Tout au long de l’histoire relatée par les textes bibliques, c’est Lui qui vient au devant du peuple hébreu et des hommes [6]. Il voit le malheur de son peuple et, pour le libérer, va au-devant de Moïse ; c’est lui qui va au-devant de Jacob au gué du Yabocq, Lui qui s’engage par la promesse qu’il fait à Abraham et l’alliance qu’il lui propose, se plaçant de ce fait en position de réciprocité avec lui.

A ce Dieu qui vient au-devant, les hommes peuvent se fier [7]. Il leur a en quelque sorte donné des gages : il les a libérés d’Egypte, nourris dans le désert. Le monde qu’il a créé est « bon » et il y a placé l’homme pour qu’il y vive. Nous sommes engendrés par ce don qui nous a été fait de la vie et du monde et, en quelque sorte, nous vivons dans l’atmosphère de ce don. De nombreux psaumes sont des chants émerveillés d’action de grâce devant ce don qui nous est fait du monde où nous vivons, nous les hommes.

Autrui existe. Tout comme moi il est créé, il a donc lui aussi sa propre vie, habitant ce monde où nous avons été placés, lui comme moi. Il vaut donc de vivre de même que moi je vaux de vivre. Ce ne sont pas là des affirmations « morales », mais un constat d’ordre ontologique.

Puisque tel est le statut ontologique d’autrui, je ne peux pas faire comme s’il n’y avait pas à tenir compte de lui. Même quand il est rejeté et qu’on lui conteste une pleine humanité et qu’il est étiqueté comme le paria, l’étranger, le faible, le pauvre, l’esclave ou même l’ennemi. Car, à lui aussi, il a été donné de vivre et il a donc droit [8] à un certain niveau de satisfaction humaine : de manger, d’être vêtu et de se loger, de pouvoir se procurer les moyens de sa vie, mais aussi de se réjouir et d’avoir des moments de repos. Il ne s’agit donc pas essentiellement d’aimer « autrui » [9] parce que Dieu nous le commande, mais de nous situer dans cette logique, cette atmosphère du don [10].

Cette invitation prendra certes plus tard la forme d’un commandement au sens strict, d’un devoir, mais il faut souligner que la plupart des textes où l’amour du prochain est présenté comme un « commandement » consistent d’abord en fait à rappeler le statut du prochain par rapport à nous-mêmes et par rapport à Dieu : il s’agit d’aimer le prochain comme Dieu nous a aimés et nous aime. « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ; comme je vous aime que vous aussi vous vous aimiez aussi les uns les autres » (Jean, 13, 34). « Aimez vos ennemis afin de vous montrer fils de votre Père qui est dans les cieux, parce qu’il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons (…) Vous aurez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Matthieu, 5, 44-45 et 10, 8 [11]).

Non pas donc aimer l’autre homme parce que Dieu nous le commande, mais comme Dieu l’aime au même titre qu’il m’aime moi – nous situant ainsi dans la manière d’être de Dieu qui est l’amour pour les hommes, un don d’amour qu’il leur fait sans cesse. L’amour et le don vont en effet de pair. Le don est la figure centrale de l’amour entre les hommes : mon amour pour autrui se réalise dans le don que je lui fais (qui peut tout aussi bien être un don en retour) d’une parole, d’un sourire, d’une aide (matérielle ou autre) quand il est dans la peine mais aussi, on a trop tendance à l’oublier, dans ce don qui consiste à me réjouir avec lui de son bonheur ou de sa joie.

Bien plus : ce Dieu « qui a fait le ciel et la terre » et qui nous a faits s’est révélé comme Père de tous les hommes. Aimer autrui est donc se reconnaître placé dans la situation qui est celle d’un frère vis-à-vis de ses frères : j’aime mon frère parce que des liens se sont tissés entre nous, et parce qu’il est lui aussi fils de Dieu – et cela n’a rien de dévalorisant pour lui [12].

La formulation liturgique du Notre Père dit : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Le pardon occupe ainsi une place centrale dans ce qui est pour les chrétiens la prière des prières. Le pardon qui est peut-être la forme suprême du don et de l’amour puisque pardonner c’est offrir (pro-poser) une relation continuée à celui qui pourtant l’a rompue (ou dont je pense qu’il l’a rompue).

Cela peut paraître doublement ambigu et même choquant. N’est-ce pas en effet mépriser autrui que de lui octroyer mon pardon, de lui faire en quelque sorte grâce de sa dette ? Le droit de grâce n’est-il pas une prérogative régalienne ? De fait le pardon peut fonctionner, fonctionne sans doute souvent de la sorte [13]. Mais alors il n’est plus le pardon. Et, d’autre part, n’est-ce pas entrer avec Dieu dans une relation de donnant-donnant  ? Matthieu écrit, aussitôt après avoir rapporté le texte du Notre Père : « car si vous remettez aux hommes leurs fautes, votre père céleste vous remettra à vous aussi ; mais si vous ne remettez pas aux hommes votre Père non plus ne vous remettra pas vos fautes » (6, 14). Bref, en pardonnant je fais une bonne affaire : j’ai pardonné, alors Toi aussi pardonne…

Le texte du Notre Père rectifie cependant ces dérives et devrait les interdire. On peut en effet traduire Matthieu 6,12 par : « remets (pardonne) nous nos fautes (dettes) comme nous aussi nous pardonnons », mais il serait plus exact de traduire Luc 11,4 par : « remets-nous nos péchés et en effet (car, puisque [14]) nous-mêmes (nous aussi) nous remettons… ». Apparemment, il y a une inversion par rapport aux textes où il est « commandé » d’ « aimer » le prochain : alors il s’agissait d’aimer comme Dieu aime tandis qu’ici c’est Dieu qui est invité à pardonner comme (puisque) nous pardonnons. Contradiction ? Non, mais cet effet d’intertextualité doit éveiller notre attention. Il nous signale que, quand il s’agit du pardon, nous sommes, aussi bien Dieu que nous les hommes, dans une relation plus profonde que toute faute ou tout manquement. Même séparé de moi, devenu « ennemi » par sa faute à mon égard (et aussi par ma faute à son égard !) autrui demeure toujours, comme moi-même, le créé de Dieu. A ce niveau, ne pas pardonner et ne pas aimer n’aurait aucun sens. Pardonner c’est constater que, même par ces fautes et manquements, la relation humaine n’a pas été rompue : lui et moi sommes et serons toujours des créés de Dieu, des frères. Pardonnez à l’autre homme (ou aimez-le) même s’il est votre ennemi signifie : rappelez-vous, ou plutôt n’oubliez pas, que vous êtes toujours, depuis toujours, dans cette relation de fraternité originelle.

2 – La « doctrine chrétienne » ne dit pas qu’il faut aimer Dieu par-dessus tout, le Créateur plus que les créatures.

Pour la foi chrétienne, il n’y a pas à choisir entre aimer Dieu ou aimer les hommes (et les créatures). L’amour pour Dieu est, du même mouvement amour pour les hommes et l’amour pour les hommes amour pour Dieu. Bien plus, aimer les hommes c’est aimer Dieu.

A première vue, il semble certes « logique » de dire que, ontologiquement, le Créateur vaut plus que les créatures et doit donc être aimé-adoré-servi avant elles. Cela semble aller de soi et c’est ce qui fait la force apparente de l’analyse de F. Flahault. Mais ce n’est pas ce que dit la parole biblique à condition de ne pas s’en tenir à quelques affirmations non référées au mouvement d’ensemble des textes.

Le monde est l’œuvre de Dieu et les hommes sont appelés à entrer dans sa filiation. Ils sont ses fils. En quoi aimer l’œuvre d’un artiste, pour prendre cette comparaison nécessairement boiteuse, pourrait-il porter ombrage à son auteur ? En quoi aimer le fils serait-il se détourner de l’amour pour son père ou sa mère ? Les deux amours s’impliquent l’un l’autre. Pourquoi, si Dieu voulait être aimé et lui seul, aurait-il « ajouté » le commandement d’aimer les hommes ? Une telle incohérence suffit à faire douter de l’exactitude de l’exposé, pourtant si « logique » que F. Flahault présente de la doctrine chrétienne – et de la présentation qu’en donne parfois St Augustin lui-même. Le « monde » qu’on ne peut « servir » en même temps que Dieu [15] n’est pas ce monde dont la splendeur sensible- charnelle s’offre à nos sens. Ni non plus ce « monde » des activités et des vécus de la vie humaine au jour le jour dans lequel les hommes éprouvent peines et souffrances, prennent époux et épouses, produisent leur nourriture, construisent des maisons, « créent » des œuvres et des institutions diverses. Le « monde » qu’on ne peut « servir » en même temps que Dieu, est ce « monde » qui apparaît lorsque l’activité humaine dérape dans l’affairisme frénétique, la recherche du pouvoir pour exercer la (sa) domination, les mesquineries de l’amour propre et de l’accaparement pour soi. Ce « monde » où, parfois, la poursuite de l’intérêt personnel et de la richesse passe avant toute autre considération. Pris dans un tel mouvement brownien, je ne peux aimer Dieu, ni non plus mon prochain. Il n’y a place que pour moi et mon agitation.

On lit dans la première épître de Jean : « si quelqu’un dit « j’aime Dieu », et a de la haine pour son frère, c’est un menteur ; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas » (4,20). C’est dire qu’aimer Dieu, le Dieu de la bible du moins, n’est en rien « tout naturel » [16] - et c’est pour cela que dans les textes bibliques c’est Dieu qui vient au-devant de l’homme et non l’inverse. C’est dire aussi qu’on ne peut commencer par aimer Dieu mais que tout commence par l’amour du prochain. Loin de détourner de l’amour pour Dieu, l’amour pour les hommes et les créatures, l’amour d’un homme pour une femme ou d’une femme pour un homme, l’amour pour ses enfants, pour ses amis, pour la beauté du monde et sa richesse sensible, conduit – peut conduire – à l’amour pour Dieu. Analogiquement, aimer les hommes qui nous sont proches, nos prochains les plus proches, peut nous conduire à aimer aussi les hommes qui sont les plus éloignés de nous. Il est difficile de commencer par aimer tous les hommes, même ceux qui habitent aux antipodes [17] ! Bien plus : c’est peut-être (sans doute) le fait d’avoir l’expérience de l’amour (celui d’être aimé et celui d’aimer) d’une femme, d’un enfant, d’un ami qui permet de comprendre et pressentir ce que signifie le texte biblique lorsqu’il nous dit que nous sommes aimés de Dieu et nous convie à l’aimer nous aussi « comme » il nous aime.

Une représentation fortement ancrée fait du culte qu’on rend à Dieu le fond même de nos « devoirs » envers lui et la façon la plus haute de le servir et de lui manifester notre amour. Quand de nombreux auteurs du XIX° siècle parlent de « devoirs religieux », cela signifie d’abord : assister aux offices religieux, en premier lieu à la messe, prier, se confesser, pratiquer certains rites (processions, « dévotions » diverses) etc. Or, selon les textes bibliques [18] le vrai culte consiste d’abord à pratiquer la justice envers nos frères les hommes, à ne pas les opprimer ou les laisser mourir de faim. Un peuple « sert » Dieu et lui rend un authentique culte lorsqu’il vit dans la justice et dans la paix [19]. Le culte, au sens courant du terme, ne vient qu’en second lieu : une fois que nous avons accompli la justice.

Dieu n’a pas besoin qu’un culte lui soit rendu : « il n’est pas (…) servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, Lui qui donne à tous la vie, le souffle et toutes choses » (Actes de apôtres, 17,25).


3 – Que signifie donc le commandement d’aimer son prochain ? Et que signifie ici « aimer » ?

Tout ceci dira-t-on est très beau ! Mais la réalité de la vie et le comportement des chrétiens (et plus généralement des hommes) telle qu’elle est vécue au quotidien est, hélas, bien différente. C’est un fait : il n’est pas possible de se tenir constamment, ou de toujours s’élever à la hauteur des vérités qui viennent d’être rappelées. Beaucoup diront sans doute qu’il ne s’agit pas là de vérités mais d’un mythe. Mais à supposer même que ce ne soit qu’un mythe, c’est un mythe riche et nourrissant et force est de constater qu’il est difficile de se tenir en permanence à sa hauteur. Du point de vue où je me place ici, dire qu’il s’agit d’un mythe ou de « vérités » (de réalités) n’a guère d’importance.

Pourquoi ne peut-on se tenir toujours à la hauteur de ce mythe [20] ? Parce que, en même temps qu’ils ont des élans (naturels ou acquis par éducation et culture) de générosité, de compassion, d’entraide, les êtres humains tendent aussi, parfois, à faire passer leur propre intérêt avant toute autre considération et s’efforcent d’accomplir leurs désirs quoi qu’il en puisse advenir, d’exprimer sans plus leur vitalité et leur « liberté ». D’où possibilité de conflits, et tôt ou tard conflits, entre l’intérêt pour soi et le respect d’autrui, des autres hommes, de leur intérêt, de leurs désirs, de leur liberté. Ou, plus simplement, parce que souvent les hommes usent de violence les uns envers les autres : pour mieux asseoir leur domination sur autrui et mieux l’exploiter, pour assouvir leur haine, par désir de vengeance, pour affirmer leur puissance et leur force, voire pour le pur plaisir d’infliger des souffrances [21] .

Certes l’intérêt pour soi-même est bon et pleinement légitime et il est bon d’exprimer sa manière d’être propre – un homme pourrait-il vivre sans cela ? Mais il n’en reste pas moins que, parfois, cet intérêt pour soi entre en conflit avec l’également nécessaire respect pour les autres hommes. Nécessaire, parce que sans cela aucune vie commune ne serait possible et qu’un être humain ne peut vivre qu’en relation avec d’autres hommes.

Enfin, ce qu’il est bon ou « bien » de faire est loin d’être toujours clair et évident. La meilleure, ou la moins mauvaise, manière de tenir compte du droit et de la liberté d’autrui ne va pas toujours de soi, même pour qui a la volonté ou le désir d’en tenir compte.

Pour toutes ces raisons il est donc utile de pouvoir disposer d’indications sur ce que, en règle générale, il est bon de faire. Ces indications sont formulées dans les diverses énonciations de la Loi, qui se résument dans l’amour mutuel des hommes – frères : aimez-vous les uns les autres. Et puisque nous n’aimons pas toujours le prochain, fût-il notre « ami », d’un mouvement spontané, ces indications prendront inévitablement la forme d’un « commandement » : aimez votre prochain, vous avez le devoir de l’aimer [22].

Ainsi, pour ce qui est du fondement, de la vérité doctrinale chrétienne, la Loi, les commandements, le commandement même d’aimer le prochain, ne sont pas premiers. Ils ne viennent qu’après coup, en second lieu. Dans la bible, ils ne viennent qu’après que Dieu ait vu la malheur de son peuple et l’ait délivré de l’esclavage et après qu’il soit devenu patent que les individus humains ne s’aiment pas toujours d’un mouvement spontané, même lorsqu’ils appartiennent à une même famille et à un même peuple. La « morale » (la Loi si l’on veut), au sens d’un ensemble de prescriptions détaillées ou d’un devoir unique censé résumer tous les autres, ne vient jamais en premier lieu, que ce soit dans le christianisme ou dans n’importe quelle société ou sagesse humaine. Mais pour un individu humain, qui a été nourri dans une société où une « morale » (une Loi) existe, est déjà donnée, cette « morale » apparaît presque inévitablement (bien qu’à tort) comme première : elle est ressentie comme cette dureté à laquelle il se heurte. Elle semble s’imposer avec l’évidence d’un roc.

Un « commandement » donc : aime ton prochain, aimez-vous les uns les autres. Mais que signifie ici « aimer » ? Il ne peut pas s’agir d’éprouver ce vécu affectif que l’on dénomme « amour » (ou compassion, bienveillance, sympathie) puisque éprouver ce sentiment ne dépend pas de moi, tandis qu’il dépend de ma volonté (de ma liberté) d’obéir ou non à un commandement. Toute proposition qui prend la forme d’un « tu dois » (d’un devoir, d’une loi) s’adresse à ma liberté et j’ai toujours le choix entre m’y conformer ou passer outre. Bien plus, c’est parce que j’ai la possibilité de choisir de tuer, voire le désir de tuer qu’il m’est dit « tu ne tueras pas » [23].

Que peut donc vouloir dire « aimer » l’autre homme, le prochain lorsque cela est présenté comme un impératif auquel je dois obéir ? Cela ne peut vouloir dire que : « respecte-le dans sa réalité et ses droits d’homme », c’est-à-dire, si l’on s’efforce de vouloir détailler de façon plus précise : ne le trompe pas, ne le vole pas, ne le tue pas – bref, l’ensemble des commandements.
Dans l’Evangile, ce que couramment on appelle la « règle d’or », s’efforce de donner un fil conducteur nous indiquant comment savoir ce qu’il convient de faire pour traiter l’autre homme avec respect : « agis envers lui comme tu voudrais qu’on agisse envers toi », « ne lui fait pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »… Il est courant aujourd’hui de se récrier devant cette formule. Et d’invoquer le cas du châtiment que je peux vouloir pour moi à titre d’ « expiation », pour calmer mon sentiment de culpabilité, sans qu’il soit souhaitable (bon, bien) de le vouloir pour autrui ; ou celui du masochisme ; ou encore les différences d’un individu à l’autre qui font que ce que je souhaite pour moi n’est pas forcément souhaité par autrui, ni souhaitable pour lui. Ces critiques sont courtes dans la mesure où elles ne voient pas que la « règle d’or » n’est qu’un fil conducteur, un poteau indicateur, je dirais presque un « pense-bête » signalant la direction, mais rien de plus, dans laquelle chercher pour respecter au mieux (au moins mal) l’autre homme, son droit, sa liberté.

Au reste, l’exigence de traiter autrui avec respect, de l’ « aimer », est infinie. A chacun de découvrir, au-delà des indications de la Loi, ce que cela peut impliquer dans le foisonnement des situations concrètes.

Le commandement de la « morale chrétienne » précise davantage et semble aller plus loin. Il est non seulement d’aimer ceux avec qui j’ai en fait des liens (ma famille, mes amis, les membres du groupe auquel j’appartiens) mais d’aimer même mes ennemis. C’est là formuler ce qu’impliquent les « vérités fondatrices », à savoir que les hommes sont des vivants – sentants, libres et égaux, et qu’ils sont frères. A ce titre, nul homme n’est par essence l’ennemi de nul autre. Mais tu dois respecter l’homme dans ton ennemi [24], alors même que tu ne peux faire autrement que le combattre. Cela ne l’oublie pas…

Et en même temps, l’histoire de Caïn et Abel nous le rappelle, même mon ami, même celui qui fait partie des miens les plus proches, peut se comporter à mon égard, volontairement ou non, par méchanceté ou maladresse, comme s’il était mon « ennemi », et moi de mon côté comme si j’étais son ennemi. Ou, du moins, je peux parfois ressentir, à tort ou à raison, qu’il en est ainsi. De par son statut d’homme, tout homme est le « frère » de tout autre homme alors que, en même temps, il peut se comporter, ou être perçu, comme son « ennemi ».

Quant à l’expression même « aime ton prochain pour l’amour de Dieu » (on pense inévitablement à « prête-moi ta plume pour l’amour de Dieu ») elle a souvent, dans les occurrences où elle est employée concrètement, une fonction de manipulation. Si tu ne le fais pas par pure générosité ou bienveillance, si tu ne le fais pas parce que tu me considères comme ton frère, fais-le au moins « pour l’amour de Dieu ». L’étape suivante étant l’activation de la peur : si tu ne me secoures pas, n’oublie pas que tu contreviens au commandement de Dieu et qu’il te châtiera…

4 – Quelques questions à François Flahault.

Une première chose me gêne dans l’analyse de F. Flahault : c’est l’angélisme qui semble la sous-tendre. Le seul bon rapport avec autrui, celui qui ne serait pas blessant ni insultant pour lui, serait celui où je l’aime pour lui-même [25]. Mais n’est-ce pas là céder au fantasme d’une transparence totale dans les rapports humains ? Quand j’aime un être humain, fût-il mon prochain le plus proche, mon frère, mon ami, ce n’est jamais seulement pour lui-même que je l’aime. Je l’aime aussi par la chaleur affective et les bienfaits qu’il m’apporte, pour le prestige que son amitié me confère éventuellement, pour sa beauté (mais qu’en sera-t-il quand son visage et son corps se faneront ?), pour la fascination que son intelligence et sa conversation exercent sur moi. Ou bien parce qu’il est mon frère et qu’on me répète sans cesse que je dois lui prêter mes jouets ou partager mon gâteau avec lui. Ou encore je l’aime parce qu’il est mon concitoyen, par devoir de solidarité ou pour l’amour de l’humanité… Ce qui me gêne dans ce passage de F. Flahault c’est que, critiquant la doctrine chrétienne et pour la critiquer, il s’appuie sur un présupposé qui relève de l’angélisme. C’est d’autant plus étonnant, et par là même significatif, que dans ses autres textes F. Flahault est à l’opposé d’une attitude angélique dont il voit toute l’insuffisance et la naïveté.

Mais, c’est une deuxième remarque, qu’en sera-t-il lorsque je n’éprouve pour autrui aucun sentiment de sympathie ? Lorsqu’il m’est indifférent parce que trop étranger et éloigné ou lorsqu’il est mon ennemi ? Dois-je me borner à céder à mes élans spontanés : l’aimer et lui porter aide lorsque les sentiments que j’éprouve pour lui m’y poussent et lui faire tout le mal que je peux, me venger ou même le torturer s’il est mon ennemi et s’il m’a fait du mal [26]. Et que faire vis-à-vis de mes prochains les plus proches lorsque aucun élan spontané ne me pousse à ne pas leur nuire et à tenir compte d’eux, lorsqu’ils me deviennent en quelque sorte « ennemis » ou, du moins, me gênent ? Dans tous ces cas n’est-il pas nécessaire qu’une loi, un « commandement » me rappellent que je ne dois pas – comment dire autrement ? – les traiter comme de simples objets à ma disposition ? A moins qu’il n’y ait plus qu’à me laisser aller à la pente de ma haine et de ma violence.

Enfin F. Flahault écrit que l’appel à aimer autrui convainc (du moins parfois, ajouterais-je) parce que cela fait appel à certains sentiments et éveille notre désir. Mais est-ce aussi simple que cela ? Force est de constater que la « morale évangélique » n’a pas convaincu et ne convainc pas tout le monde. Elle n’a convaincu ni les tyrans, ni les bourreaux ni les exploiteurs en tout genre – qui peuvent également se prétendre « chrétiens ». Et comment la morale chrétienne en vient-elle à éveiller chez certains d’entre nous, un tel désir ? Quels sont ces sentiments qui, à en croire F. Flahault nous poussent dans le sens de la « morale chrétienne » ? Sont-ils innés en nous ou bien sont-ils le fruit d’une imprégnation culturelle « chrétienne » — auquel cas on tournerait en rond — ou non-chrétienne (stoïcisme, philosophie des lumières etc.) ? C’est là soulever des questions considérables !

// Article publié le 24 mars 2009 Pour citer cet article : Jean-Pierre Siméon , « « Aimer son prochain pour l’amour de Dieu », L’essentiel de la morale chrétienne ? », Revue du MAUSS permanente, 24 mars 2009 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Aimer-son-prochain-pour-l-amour-de
Notes

[1Adam et Eve, la condition humaine, Arthème Fayard, Mille et une nuits, 2007, p. 83-84

[2Pourquoi le devons-nous ? A en croire la « doctrine chrétienne » nous sommes libres et il nous est toujours possible, à nos risques certes, de refuser d’adorer Dieu et de rejeter sa loi. Ce point demeure impensé dans le texte de Flahault.

[3Et aussi de nous faire perdre l’amour que censément il nous porte, de susciter la colère du Dieu jaloux qui nous voit nous détourner de Lui.

[4F. Flahault et H. Arendt semblent, avec bien d’autres, identifier purement et simplement la pensée de St Augustin et le christianisme. Comme s’il n’y avait pas eu, ou s’il n’y avait pas, d’autres manières de comprendre la foi chrétienne.

[5Matt 6, 24 ; 10, 37-39. Luc 9, 23-24 ; 14, 26 (certains de ces textes sont parallèles) ; épître de Jacques, 4, 4 et, surtout, Paul 1 cor. 7, 32-34.

[6Le peuple hébreu est institué « peuple de Dieu » dans la mesure où Dieu a vu son malheur et l’a secouru.

[7Ce qui ne veut pas dire qu’ils le font. Bien souvent au contraire, selon les textes bibliques, ils lui refusent cette confiance.

[8Ce terme est ici, à la rigueur, inadéquat mais je n’en trouve pas de meilleur.

[9Il faudra préciser le sens de ce terme. Pour l’instant je l’utiliserai comme s’il allait de soi.

[10Paul Valadier dans La condition chrétienne (Seuil, 2003) parle d’entrer dans la « logique de la surabondance ».

[11Je cite les textes bibliques d’après la traduction de Osty, éditions du Seuil.

[12Certes, il ne va pas toujours de soi d’ « aimer » son frère. L’histoire de Caïn et d’Abel nous le rappelle. C’est devant un tel constat que la relation d’amour à autrui prend la forme d’un commandement. Mais c’est là anticiper.

[13On ne cesse de faire à la « charité » une objection homologue.

[14C’est actuellement la traduction majoritairement retenue.

[15« Nul ne peut s’asservir à deux maîtres (…). Vous ne pouvez vous asservir à Dieu et à Mamon » (Matthieu 6, 24). Ce texte est inlassablement rappelé, généralement sans aucune analyse.

[16Ce qu’il est « naturel » d’aimer-servir-craindre ce sont les idoles, les « baals ». Je me comporte avec eux comme avec des partenaires avec qui je serais en relation de donnant-donnant. C’est parce que j’attends d’eux qu’ils me rendent des services, m’assurent protection et prospérité, que je les « sers » et leur rends un culte. Force est de reconnaître que souvent les « chrétiens » ont servi-vénéré-craint Dieu comme on le fait pour une idole !

[17On peut se demander si, parfois, l’amour pour l’humanité si hautement proclamé ne serait pas un voile et un dérivatif : je me soucie des victimes du tsunami et « envoie un don » et ne remarque même pas la misère (matérielle, psychologique, spirituelle) de mon voisin de palier ou de mon propre fils !

[18Par exemple : Isaïe 1 en entier ; 5, 7 ; 58,4 à 6 ; Jérémie 7,5 ; 20,1 ; 21,6 ; Michée 6,6 ; Marc 18,28 ; Actes des apôtres 17,24.

[19Oserai-je dire dans la liberté, l’égalité et la fraternité ?

[20Certes, avoir été nourri, le cas échéant, dans (et par) l’ambiance de ce mythe peut favoriser l’accueil de l’autre homme et l’amour (la générosité…) mutuels. Mais cela ne s’opère pas à coup sûr et n’est jamais garanti… Même chez les peuples décrits par Marcel Mauss, pourtant imprégnés de la chaleur de la « triple obligation », l’obligation de rendre est en quelque sorte renforcée et garantie, par la présence supposée du « hau » dans la chose donnée…

[21Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’il y a eu faute, chute à l’origine ? Parce que l’être humain est pétri d’agressivité ? Il est loisible de multiplier les hypothèses à l’infini. Il n’y a pas lieu ici de s’engager dans ce labyrinthe.

[22D’autant plus que les législateurs et les éducateurs opèrent le plus souvent dans l’urgence et sont dans l’obligation (au sens courant du terme) d’obtenir des résultats. Il est donc pour eux plus court et, pensent-ils, plus efficace de se borner à proclamer : « Tu ne tueras pas, etc. sous peine de » plutôt que de se référer à chaque fois au mythe (aux vérités) fondateur.

[23C’est pourquoi en même temps qu’elle semble brider ma liberté, la Loi peut aussi me la révéler.

[24C’est pourquoi lorsqu’il nous arrive de dire de nos ennemis qu’ils ne sont pas des hommes mais des monstres, ou des bêtes féroces,ou encore des sous-hommes, nous nous laissons piéger par un enchaînement psychologique qui nous conduit à des positions calamiteuses.

[25Ce qui suppose admis, notons-le, qu’autrui doit être traité avec respect.

[26A en croire Freud, le désir de vengeance à l’égard de ses ennemis serait naturel à l’homme et, par conséquent, le précepte d’aimer son prochain serait un non-sens anthropologique et totalement irréaliste (Malaise dans la civilisation, chap. 5)

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