(A propos de "Du mana au salut par la transformation du don. Durkheim, Mauss, Weber). Questions sur le livre de Park Jung Ho (I)

On trouvera, ici, les questions qu’Etienne Autant pose à propos de ce qu’il présente comme « la tentative de Park Jung Ho d’expliquer certains comportements sociologiques comme la traduction d’un don vertical venu du divin en dons horizontaux entre les humains ».

Voir la réponse de François Gauthier (ici :
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article804).

L’ouvrage de Park Jung Ho est disponible en ligne sur ce site (accès payant : http://www.journaldumauss.net/spip.php?article655).

Pour Park Jung Ho, dans son livre Don, mana et salut religieux [1], le fait religieux se caractérise par la croyance dans des êtres invisibles avec lesquels il est possible d’entrer en relation, le plus souvent par l’intermédiaire de spécialistes. Son propos est de montrer, à la suite de Weber, comment une partie du comportement social des croyants peut s’expliquer par leurs croyances et que ce comportement varie en fonction de l’immense diversité de formes qu’elles peuvent prendre. Il s’appuie pour cela sur les analyses du don par Marcel Mauss et tente d’expliquer les faits religieux en termes de don et, plus précisément, de relation entre un don vertical (mana, grâce…) en provenance de ces êtres invisibles, et les dons horizontaux qui s’échangent entre les êtres humains.

Rechercher le lien entre croyances et comportements me paraît tout à fait légitime mais pose la question de savoir si les représentations religieuses correspondent ou non à des réalités, ou, dit autrement, si les êtres invisibles, fondement de ces croyances, existent ou non réellement. Pour les personnes et les communautés qui partagent ces croyances, la réponse est évidemment oui, mais pour d’autres personnes et d’autres courants de pensée la réponse est non. Comment dès lors rendre compte de ce fait que, dans certaines sociétés au moins, les uns croient à l’existence d’êtres invisibles (quels qu’ils soient) et les autres non ? Le livre de Park Jung Ho ne pose pas la question mais il me paraît fournir certains éléments de réponse que je souhaite reprendre et prolonger.

Le plus souvent les croyances religieuses sont reçues du milieu dans lequel on vit et ce milieu exerce une pression sur ses membres pour leur faire partager les croyances sur lesquelles repose l’unité de telle ou telle communauté. A défaut de raisons de remettre en cause les croyances communes, il est normal de les partager. Pour l’anthropologue Spiro Melford E, « le fait d’avoir reçu de la société son système personnel de croyances explique pourquoi l’on croit au principe de l’existence de Krishna et non à celui de la Vierge Marie ; mais cela n’explique pas les raisons pour lesquelles on croit à l’existence d’êtres surhumains, que ce soit Krishna ou la Vierge Marie. » [Spiro, 1972, p. 127]. Il faut rechercher beaucoup plus profondément la motivation de la croyance. Pour Park Jung Ho, « l’expérience du mal et du malheur, le désir d’en être sauvé, les moyens assurant les voies d’accès au salut, les bénéfices obtenus par ces moyens, peuvent être considérés comme autant d’éléments constitutifs des phénomènes du salut religieux. » [Park Jung Ho, p.10]. C’est l’expérience de la finitude humaine dans bien des domaines et finalement dans la mort qui est à la racine de la recherche d’un salut, venu d’ailleurs, qui permettrait d’échapper à cette finitude : « l’expérience du mal et du malheur, quels que soient ses contenus concrets, relève de la condition humaine inévitablement vouée à une telle finitude vécue au niveau de la vie matérielle et spirituelle, et le désir d’en être délivré se rapporte nécessairement à la ferveur religieuse orientée vers l’infinitude du sens » [Ibid.] Il reprend là une thèse d’Alain Caillé pour qui la nature du religieux consiste à créer les liens que les hommes entretiennent avec l’altérité invisible « étendue jusqu’à l’infini de l’éternité » [Caillé, 2003, p.316].

Là se situe, à mon avis, ce qui distingue celui qui croit de celui qui ne croit pas dès lors qu’ils le font de manière réfléchie. Celui qui croit n’accepte pas sa finitude, c’est la raison pour laquelle il a besoin d’une religion pour espérer la dépasser. S’il éprouve des doutes à son égard il les surmonte car, comme l’exprime Maurice Bellet dans Le point critique, s’il ne croyait plus il sombrerait dans l’angoisse, « l’angoisse humaine, impossible à enclore, à mettre à part, à réprimer. Car ce qu’on espérait de la foi, et qui passe à la nuit, c’est la vie, la vérité, le chemin de l’existence, le sens, l’être. L’angoisse est la présence imminente d’une chute, d’un effondrement où tout est engagé, la présence imminente de la mort. » [Bellet, 1970, p. 69]. C’est la raison pour laquelle ce prêtre psychanalyste, bien que conscient des très nombreuses raisons qu’il aurait de ne plus croire, décide de garder sa foi catholique. A l’opposé de ce cas limite, que je cite dans mon livre Vivre avec ou sans religion [Autant, 2003, p.47], il est possible au contraire d’accepter la condition humaine dans sa finitude et la mort comme son terme normal, inéluctable et définitif et ainsi de n’avoir pas ou plus besoin de religion. Le sens de la vie est alors recherché en elle-même et non plus dans un salut espéré d’une autre vie dans un au-delà. Cette recherche de sens, l’envie inlassable d’en savoir plus, de chercher ce qui se cache dans les autres, dans le différent, est ce qui fonde à la fois la curiosité scientifique et l’ouverture aux autres.

Pour en revenir à la tentative de Park Jung Ho d’expliquer certains comportements sociologiques comme la traduction d’un don vertical venu du divin en dons horizontaux entre les humains, elle me parait recevable si elle entend seulement décrire la manière dont les représentations religieuses peuvent influencer les comportements sociologiques : ainsi Mauss a relevé que la croyance dans le hau, cette présence du mana du donateur qui passerait dans l’objet donné, explique pour les Maoris la nécessité de rendre l’objet reçu ; Weber de son coté a mis en relation la naissance du capitalisme avec la croyance dans la prédestination du puritanisme. Si, au contraire, l’auteur de Don, mana et salut religieux considère, sans le dire, que le don divin d’un salut serait une réalité, quelle que soit la diversité des manières de le concevoir, alors nous serions en présence d’une interprétation religieuse, mais non pas scientifique, du comportement humain, que ne peuvent partager ceux qui ne croient pas.

Pour ceux qui croient, c’est le don vertical des dieux ou de Dieu qui fonde les dons horizontaux entre les hommes, pour ceux qui ne croient pas, et le font de manière raisonnée, c’est, à l’inverse, l’expérience des dons entre les hommes qui est à l’origine de l’attribution de dons, faits en réalité par la nature ou par des humains, à des êtres supérieurs supposés capables de venir en aide aux humains. D’autres expériences de partage que le don [Autant, 2009] peuvent être aussi à l’origine de croyances et de comportements religieux : celles vécues au sein de la famille et prolongées au-delà de la mort dans le culte des ancêtres, celles vécues dans le cadre de l’Etat et magnifiées par la divinisation des pharaons ou des empereurs, celles vécues enfin dans les échanges de la vie quotidienne et transposées dans les relations avec des êtres invisibles dont on négocie les bienfaits à l’aide d’offrandes et de sacrifices. Il vaudrait la peine de s’y intéresser également pour progresser dans la compréhension les faits religieux.

Bibliographie

  • Autant Etienne, 2003, Vivre avec ou sans religion, Publibook, Paris, p. 47.
  • Autant Etienne, 2010, « Le partage, un nouveau paradigme ? », Revue du MAUSS permanente, Paris, 6 novembre 2009, en ligne.
  • Bellet Maurice, 1970, Le point critique, Desclée de Brouwer, Paris, p. 69.
  • Caillé Alain, 2003, « Nouvelles thèses sur la religion », Revue du Mauss semestrielle, n° 22, « Qu’est-ce que le religieux », 2e semestre, p. 316.
  • Park Jung Ho, 2009, Don, mana et salut religieux. Durkheim, Mauss, Weber, Bibliothèque du MAUSS numérique, Paris, p. 10.
  • Spiro Melford E. 1972, « La religion : problèmes de définition et d’explication » dans Essais d’anthropologie religieuse, Gallimard, Paris, p. 127.
// Article publié le 29 avril 2011 Pour citer cet article : Etienne Autant , « (A propos de "Du mana au salut par la transformation du don. Durkheim, Mauss, Weber). Questions sur le livre de Park Jung Ho (I) », Revue du MAUSS permanente, 29 avril 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?A-propos-de-Du-mana-au-salut-par-800
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