25 thèses sur le capitalisme

Voici le premier temps d’une discussion engagée par François Fourquet, suite à la publication dans Le Débat n°151 du mois de septembre 2008 d’un article de Paul-Jorion intitulé « L’après-capitalisme s’invente aujourd’hui ». Paul Jorion lui répondra dans les jours à venir. À suivre, donc... François Fourquet fait précéder ses « 25 thèses sur le capitalisme » d’un résumé de l’article de Paul Jorion.

Résumé par François Fourquet de l’article de Paul Jorion : « L’après-capitalisme s’invente aujourd’hui », Le débat, n°151, septembre 2008.

La crise de l’immobilier, appelée en 12/07 « crise des subprimes », est une crise financière assortie d’une inflation des prix des matières premières et des denrées alimentaires, et même une « crise de civilisation ». Après la chute du mur de Berlin en 1989, privé d’adversaire (le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique), le capitalisme de marché resta seul vainqueur et l’ultralibéralisme déferla sur le monde. Aujourd’hui ce capitalisme commence à se décomposer : crise des compagnies aériennes et des constructeurs d’automobile affaiblis par la hausse du prix du pétrole, et crise financière majeure. Le « système capitaliste » a toujours oscillé entre des phases de prospérité et des moments de crise. L’hypothèse optimiste est : ça s’arrange toujours, après la pluie le beau temps ; l’hypothèse pessimiste : le capitalisme est promis à la destruction, il va s’effondrer. C’était celle de Marx avec sa théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, mais l’histoire n’a pas confirmé son analyse. Comme l’État intervient toujours au dernier moment, on ne peut pas trancher entre les deux hypothèses : 1° le système capitaliste est autorégulé ; 2° il ne survit que grâce à l’intervention de l’Etat. En effet, une fois celle-ci accomplie, on ne peut pas savoir s’il aurait survécu sans elle. Cependant, d’autres facteurs confortent l’hypothèse pessimiste :

1) l’absence d’autorégulation du capitalisme oblige l’Etat à intervenir pour prendre en charge la « socialisation des pertes » ;

2) l’absence d’auto-adaptation empêche de tirer les leçons d’une crise (censure sur l’origine véritable des crises) ;

3) le progrès de la connaissance des crises fait converger les anticipations, crée un emballement spéculatif et conduit au désastre.

1) l’absence d’autorégulation : la dérégulation entreprise à la fin des années 70 était inspirée par la croyance à l’autorégulation du capitalisme, justifiée par de hautes autorités de la science économique (l’école de Chicago). On a fini par croire que l’autorégulation allait de soi. Même en cas de crise, le capitalisme est toujours rené de ses cendres grâce aux « interventions massives de l’Etat » pour socialiser les pertes. Mais font-elles partie de l’autorégulation du capitalisme ? C’est important de le savoir. Si c’est le cas, alors il faut que les partisans de cette thèse justifient le couple « privatisation des profits, socialisation des pertes », d’autant plus qu’ils en bénéficient souvent eux-mêmes en tant que propriétaires d’actions. Si au contraire on les considère comme extérieurs à l’autorégulation des marchés, alors les crises sont potentiellement mortelles pour le capitalisme.

2) Les marchés ne sont pas non plus « auto-adaptatifs » : personne ne tire les leçons des crises, pas même de celle de 1929 : les analyses qui dénonçaient la spéculation et l’effet de levier (emprunter du capital pour spéculer avec) ont été recouvertes par les interprétations monétaristes de années 1950, qui dissimulaient les causes réelles de la crise. L’ignorance est sciemment entretenue par ceux qui en profitent.

3) Le progrès de la connaissance des crises est facteur de crise : au début d’une phase, les spéculateurs sont ignorants et se partagent également entre ceux qui parient sur la hausse et ceux qui parient sur la baisse, si bien que le résultat est stable ; mais lorsqu’un des deux camps, mieux informé, devient majoritaire, il élimine les feed back négatifs qui corrigeraient la tendance, la croyance collective devient autoréalisante, produit un effet d’emballement et déclenche finalement, quand elle est à la baisse, une crise de système.

Le désastre est donc inéluctable. On a raison de comparer la crise de 2008 et la crise de 1929. On a laissé libre cours à la finance ultralibérale et la crise qui se déclenche laissera dans l’ombre le souvenir de 1929. Elle contredit la croyance d’Adam Smith qui est au fondement de la doctrine libérale, comme quoi les individus, en poursuivant leur propre intérêt, réalisent sans le savoir l’intérêt collectif. Que faire alors ? Promulguer des règlements judicieux qui inhibent ou contrôlent les causes des crises : la spéculation, l’effet de levier et l’usage des produits dérivés ; intégrer ces règles dans une règle suprême, une « constitution de l’économie », dont un article proclamerait : « les paris relatifs à l’évolution des prix sont interdits ». (L’article de Paul Jorion dont ceci est le résumé est paru dans la revue Le Débat de septembre 2008).


25 thèses sur le capitalisme

Réponse à Paul Jorion, « L’après-capitalisme commence aujourd’hui », Le Débat n° 151.

1. Ce qu’on appelle « capitalisme » ne se réduit pas à une entité économique, c’est-à-dire à un ordre social distinct des autres ordres, un système économique, comme le font les marxistes, les trotskystes (Nouveau Parti Anticapitaliste), les altermondialistes (jadis anti-mondialistes) ; pourtant Marx, qui a inventé le « mode de production capitaliste » (un système), parlait de « société bourgeoise » ou « capitaliste » : le capitalisme ou l’économie ne peuvent être séparés de la société dont ils ne sont qu’un aspect, et non un ordre autonome ; le capitalisme comme système économique est une vue de l’esprit ;

2. L’économie ne se réduit pas au marché ; le capitalisme moderne (depuis les années 1920) n’est pas le marché seul, mais l’ensemble formé par les marchés, les entreprises, et l’État ; l’historien Fernand Braudel affirme que le capitalisme des Temps Modernes ne se confond pas avec l’économie de marché ; il est la partie supérieure de l’économie, où règne le monopole et non la concurrence, et située dans la zone centrale des économies-mondes (cf thèse 16) ;

3. Le capitalisme n’est pas pensable sans l’État ; un capitalisme sans État, c’est comme un sourire sans chat ; on ne peut même pas parler de « symbiose » comme s’il s’agissait de deux entités distinctes, l’une économique et l’autre politique, qui se seraient formées séparément et auraient passé une alliance ou décidé de vivre ensemble ; il y a inhérence réciproque : dès leur naissance au Moyen Âge, l’État est dans le capitalisme et le capitalisme dans l’État ; ensemble ils forment une seule et même entité sociale ;

4. L’État représente l’aspect politique de cette entité ; son domaine de pouvoir est le territoire, qui sera plus tard national ; le capitalisme a la planète pour horizon ; il représente l’aspect mondial, il est branché sur l’extérieur du territoire ;

5. Le capitalisme s’est confondu avec l’Europe dans son exploration, sa conquête et son exploitation du monde ; c’est l’Europe, c’est-à-dire le capitalisme, qui a mis en communication les différentes parties du monde ; capitalisme et mondialisation, au fond, c’est la même chose ; au XIXè siècle, elle s’est élargie aux autres « pays neufs » (les rejetons européens : USA, Canada ou Australie) pour former l’Occident ;

6. Le capitalisme, au fond, c’est la partie mauvaise de l’Europe, celle qui exploite et colonise, celle que nous abhorrons et que nous rejetons moralement, bien que nous soyons européens ; nous l’assimilons à une sorte de chimère avide et maléfique à qui nous attribuons la puissance d’expansion de l’Europe ; nous la projetons hors de nous et la nommons « capitalisme » ;

7. Il n’y a de capitalisme que s’il existe une institution qui peut parler et agir en son nom, et qui en fait un « quasi-sujet » (idée proche du « sujet comme si » d’Alain Caillé) ; faute de cette quasi-subjectivité qui lui donne l’apparence d’un acteur de l’histoire, le capitalisme reste une entité abstraite, une catégorie économique vide, pratico-inerte, sans consistance historique ; et ce qui fait du capitalisme un quasi-sujet, c’est l’Etat américain et les dirigeants qui font partie de ce que Stiglitz appelle la « communauté financière mondiale », en fait principalement américaine, car elle est localisée à New York ;

8. Ce quasi-sujet exerce un pouvoir ; seul ce pouvoir est capable de prendre en charge la régulation de l’économie ; à la fois il fait partie de l’économie et est situé en haut de l’économie, dans sa partie supérieure, qui correspond au capitalisme braudélien ;

9. Le pouvoir d’une entité sociale est de nature quasi-subjective ; il est situé en haut de l’entité, mais n’en est jamais séparé : il plonge en elle par une myriade de racines ramifiées qui lui permettent justement d’exercer ce pouvoir ; la frontière est poreuse entre le pouvoir et ce qui n’est pas lui ; du haut en bas de l’échelle, on passe insensiblement de sa pointe suprême à sa base ; ce qui rend difficiles les tâches de distinction et de définition de l’économiste, du sociologue ou du politologue ;

10. L’économie américaine est plus large que l’économie du seul territoire américain, mesurée par son PIB (produit intérieur brut) ; elle se confond presque avec l’économie mondiale tout entière, du fait des prolongements planétaires de ses très grandes entreprises ou firmes multinationales, de ses grandes banques internationales, celles-là mêmes qui sont en difficulté en ce moment : Citigroup, Merrill Lynch, Lehman Brothers, etc.), de ses investisseurs institutionnels et de ses investissements directs à l’étranger ; plus de la moitié des firmes multinationales et des zinzins sont d’origine et de culture américaines ;

11. L’État fédéral américain (et ses organes économiques, la Fed [Federal Reserve Bank ou banque centrale] et le Trésor (ministère des finances) ainsi que la culture américaine ont une influence, une emprise sur les institutions officielles de l’économie mondiale (FMI, BM, OMC) ; rien d’important ne se décide sans leur aval ;

12. Le pouvoir mondial ne se réduit pas à l’institution « pouvoir des USA » (défini constitutionnellement sur le plan politique – État fédéral - ou juridiquement sur le plan économique – firmes multinationales, grandes banques, etc.), en raison de l’absence de frontière nette séparant le pouvoir de ce dont il est le pouvoir, et en raison des prolongements planétaires des institutions, entreprises et banques américaines ; la puissance américaine au sens large peut donc être considérée comme l’instance concrète de pouvoir mondial, même si le monde ne lui obéit pas comme des soldats à leur chef ou même, forcément, la conteste ;

13. L’État fédéral américain et ses annexes (Fed, Trésor, FMI) incarne de fait le pouvoir quasi-subjectif du monde ; c’est lui le régulateur de l’économie mondiale ; faute d’instance officielle dûment nommée ou élue, il tient lieu de « régulateur en dernier ressort » des marchés mondiaux, et notamment des marchés financiers ; en cas de crise, depuis qu’il a prêté au monde pendant et après la guerre de 14-18, il tient une fonction mondiale de « prêteur en dernier ressort » ;

14. Le capitalisme mondial n’existe pas sans État mondial qui lui confère un pouvoir et une existence quasi-subjective ; et cet État, c’est pour l’instant l’État fédéral américain, même s’il est contesté de toute part, même si on juge inéluctable à terme son remplacement par une autre instance ;

15. Il existe deux formes idéal-typiques de l’exercice du pouvoir : le pouvoir par commandement, à l’image du général, du pape ou du secrétaire général du Parti communiste à l’époque stalinienne (pouvoir hiérarchique ; image de la pyramide), et le pouvoir par entraînement ou par captage (image du réseau), c’est-à-dire par une combinaison de violence, d’attraction, de séduction et de subjugation (on est subjugué par la violence mais aussi par la fascination) ; dans l’histoire, les villes-mondes ont dirigé l’économie-monde européenne par captage de l’énergie de ses composantes, mais rarement par violence pure exercée de l’extérieur ; une force supérieure assimile, pompe ou capte toujours l’énergie des forces subordonnées et obtient leur reconnaissance ; le leadership repose sur cette assimilation, ce captage ;

16. Dans l’histoire de l’Occident, depuis l’an mil, le capitalisme (au moins au sens braudélien), a toujours été localisé, situé au centre de l’économie-monde, ou même de ses capitales successives ou « villes-monde » : Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres ; dans les années 1920, la tête du capitalisme a quitté Londres pour traverser l’Atlantique et s’installer dans une ville bicéphale, New York-Washington ; les précédentes capitales européennes avaient été à la fois économiques et politiques ;

17. Cette capitale bicéphale des USA est aussi celle du monde ; elle héberge la direction des Etats-Unis ; mais lorsque le Trésor US nationalise Fanny Mae et Freddie Mac, lorsqu’en 1998 la Fed sauve le LTCM et en 2008 la banque Bear Stearns (et peut-être demain la Lehman Brothers) pour éviter la propagation planétaire d’une crise de système, ils prennent une décision régulatrice pour le compte de la communauté mondiale, sans être mandatés officiellement pour ça ; les élections présidentielles américaines nous concernent, nous passionnent tous comme s’il s’agissait de l’élection par le peuple américain du président du monde, ce qu’il sera effectivement, sinon juridiquement ;

18. Dans la mesure où on ne peut distinguer absolument l’économie américaine de l’économie mondiale, ni le pouvoir de ce dont il est le pouvoir, ni la tête du capitalisme de son « corps » planétaire, on peut dire que le capitalisme, c’est les Etats-Unis ; il est vrai que le terme « Etats-Unis » est lui aussi une entité fictive, mais son insertion dans les relations internationales, l’existence d’un État reconnu par tous et d’un gouvernement qui peut parler et agir en son nom rend cette existence institutionnelle et quasi-subjective, c’est-à-dire plus ou moins réelle ;

19. La crise des subprimes annonce en effet une crise de civilisation ; déjà la crise de 1929 était l’ultime soubresaut d’une longue agonie de la « civilisation du XIXè siècle », comme la nommait Polanyi, ou de la « civilisation libérale », comme dit Hobsbawm (L’âge des extrêmes) ; la civilisation en crise aujourd’hui serait née dans les années 70, ce serait la civilisation de l’âge néo-libéral, dont les promoteurs prétendaient annuler les effets de la « grande transformation » décrite par Polanyi, prohiber les pratiques interventionnistes des États et revenir au marché autorégulateur d’avant 1914, c’est-à-dire au capitalisme libéral ;

20. Il n’y a pas deux civilisations, d’une part la civilisation libérale ou néolibérale, et d’autre part une civilisation interventionniste, dirigiste ou « fordiste », comme la nommeraient nos amis régulationnistes (s’ils adoptaient la notion de civilisation), qui a fonctionné de la première guerre mondiale aux années 1970 ;

21. Il n’y a qu’une seule civilisation, la nôtre, tantôt libérale et tantôt dirigiste ; libéralisme et dirigisme sont deux formes d’organisation que la civilisation occidentale contient en puissance depuis le Moyen Âge ; tantôt l’une s’actualise plus que l’autre, tantôt l’inverse : elles ne s’opposent pas comme deux entités fermées et séparées, mais sont deux formes sociales complices qui ont besoin l’une de l’autre pour exister ;

22. La civilisation mondiale en gestation est dominée par la civilisation occidentale qui a subjugué les autres mais sans les détruire : elle les attire, les influence, les fascine ou au contraire les repousse et suscite leur refus, mais les opposants font en quelque manière partie de ce à quoi ils s’opposent ; elle répand sa culture (l’utilitarisme, l’appétit de gain, le « toujours plus », l’individualisme) et sa religion (la religion laïque occidentale, caractérisée par le culte de la démocratie, des droits de l’homme et de l’individu), de la propriété privée (fondement du marché) et de la raison (source de la science) ;

23. Il n’y a qu’une seule société mondiale, plurinationale, qui en ce moment même brasse et mélange les sociétés nationales dont les parois sont de plus en plus poreuses ; le capitalisme, mondial de naissance il y a mille ans en Europe occidentale, n’est qu’un mot pour désigner l’aspect économique de cette société mondiale ; au XIXè siècle, l’économie-monde européenne a absorbé les autres économies-mondes pour former l’économie mondiale tout court ; au XXè siècle, le socialisme a bloqué pendant 75 ans l’achèvement de cette absorption, mais s’est finalement dissous en elle entre 1978 (ouverture de la Chine) et 1989 (chute du mur de Berlin) ; depuis lors, l’unification de l’économie mondiale s’accélère jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, une nouvelle division l’arrête ;

24. Le système capitaliste ne s’effondrera jamais du fait de l’absence de régulation ; car il y aura toujours une institution politique pour réguler une crise financière, si grave soit-elle ; et quel autre système pourrait le remplacer, après l’échec du socialisme ? D’ailleurs, à ce jour, il n’y a pas de candidat, pas de prétendant crédible ; tout ce qu’on peut prévoir, c’est que de temps à autre le dirigisme reviendra à la surface : car en profondeur il n’a jamais disparu ; le capitalisme condamné à s’effondrer est un mythe ; et un mythe ne s’effondre pas, il se dissipe et ressuscite quand on en a besoin ;

25. Par contre la société mondiale, elle, peut s’effondrer, si elle ne répond pas au principal défi de notre époque, qui est écologique ; sa forme la plus urgente est le défi du réchauffement climatique ; et si la réponse juste n’est pas donnée à temps, la société mondiale disparaîtra, et avec elle l’humanité tout entière, c’est-à-dire : nous.

François Fourquet, le 14 septembre 2008

... À suivre...

// Article publié le 24 septembre 2008 Pour citer cet article : François Fourquet , « 25 thèses sur le capitalisme », Revue du MAUSS permanente, 24 septembre 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?25-theses-sur-le-capitalisme
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