Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Fabien Robertson

La morale politique de Sarkozy

Texte publié le 20 mai 2007

« Exigence de réhabiliter les valeurs du travail, de l’effort, du mérite, du respect, parce que ces valeurs sont le fondement de la dignité de la personne humaine et la condition du progrès social. »
(Allocution de M. Nicolas SARKOZY, Président de la République, à l’occasion de la cérémonie d’installation)

« Les citoyens ne se laissent opprimer qu’autant qu’entraînés par une aveugle ambition et regardant plus au-dessous qu’au-dessus d’eux, la domination leur devient plus chère que l’indépendance, et qu’ils consentent à porter les fers pour en pouvoir donner à leur tour. »
(Rousseau, Discours sur les inégalités)

On pourra longuement discuter de la manière dont Nicolas Sarkozy a pu obtenir le pouvoir présidentiel. On analysera avec raison l’origine sociale des électeurs, la maîtrise supposée de tel ou tel dossier, les capacités rhétoriques du personnage, mais toutes ces raisons ne suffisent pas encore à comprendre pourquoi il a pu convaincre une majorité de Français, en affichant des sentiments dans lesquels ils peuvent se reconnaître et des valeurs dont ils peuvent espérer qu’elles s’inscriront dans les politiques à venir. Sur le plan de la communication, le tour de force qui consiste à représenter une morale forte et assurée, puis à faire admettre qu’elle inspirera véritablement les politiques à venir, est indéniablement réussi.

L’usage politique de la morale

Tous les candidats jouent sur le terrain moral à partir du moment où ils parlent au nom de valeurs et évoquent leur désir de combattre les injustices. Tous savent que c’est sur un des terrains où l’on marque des points en politique, en renvoyant l’image d’une certaine morale, d’une certaine conception des valeurs et de la justice. A titre d’exemple, le discours communiste (qu’il soit porté par le Parti communiste, par la Ligue communiste révolutionnaire ou encore par Lutte ouvrière) vise d’abord à combattre l’injustice patente d’une répartition des richesses qui bénéficie aux propriétaires et non aux travailleurs, en considérant que ces derniers sont la source de la production de richesses ; ça n’a aucun sens de voter communiste sans le sentiment fort d’une telle injustice.

Autre exemple : on pourra débattre longuement du chômage, de sa mesure statistique, avec des avis contradictoires et des interprétations toujours plus fines, pour déterminer quels sont les droits il faut accorder aux chômeurs. Ce type de discussion est indispensable mais ne suffira jamais à trancher la question. Il y a un moment où ce sont des choix d’ordre éthique qui décident. Ainsi, on pourra prendre position en soutenant qu’en fait de nombreux chômeurs sont des « tricheurs » ; on soulignera que « certains » vivent dans une aisance qui contraste avec les efforts imposés au reste de la population ; on insistera sur le fait qu’ils vivent sur les richesses de la France sans y contribuer, que d’autres « se lèvent tôt » pour leur permettre de vivre tout à fait correctement ; on sous-entendra en fin de compte que les uns reçoivent beaucoup sans faire d’effort et sans gratitude, payés par d’autres qui se privent ainsi d’une partie des richesses qu’ils ont créées. Conclusion : il vaut mieux baisser les droits des chômeurs, augmenter les contrôles, rendre l’accès au chômage plus difficile.

Voilà une argumentation oh combien efficace : on ne saura jamais qui sont exactement ces « tricheurs », combien ils sont, ni combien sont ceux qui sont lésés par le système, et peu importe pour l’électeur qui se voit imposer l’urgence de choisir. Il lui suffira de se reconnaître dans le rôle de celui qui est trompé, trahi, spolié, de répondre le plus simplement du monde à l’opportunité qui lui est offerte de donner un sens moral à sa situation... pour choisir ensuite un candidat capable de porter la justice à sa place. Devant une telle occasion de satisfaire son sens moral, à peu de frais et sans trop d’effort, il peut devenir difficile de résister.

Un discours de la réaction

Sur la question du chômage et sur tant d’autres, c’est à un même fond moral que le discours sarkoziste fait appel. Se revendiquer comme candidat des « valeurs » ou fustiger les injustices ne suffit pas. Incarner une morale en politique, c’est proposer une hiérarchie des valeurs capable de faire sens dans tous les domaines de la vie sociale. N. Sarkozy veut « remettre les bonnes valeurs au centre de la société ». Certes, mais ces « valeurs », quelles sont-elles ?

« Le peuple français a choisi de rompre. De rompre avec les idées, les habitudes et les comportements du passé. Je vais donc réhabiliter le travail, l’autorité, la morale, le respect. Je vais remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale, je vais rendre aux Français la fierté d’être français. » (Discours du dimanche 6 mai 2007, soir des résultats du second tour)

La manière qu’a N. Sarkozy de « rompre avec le passé » peut paraître étrange, puisqu’il s’agit de remettre au goût des jours « le travail, l’autorité, la morale, le respect » et « la nation ». Or, ce type de valeurs, on en conviendra, n’est pas vraiment ce qui se fait de plus novateur en politique. Comment peut-on assimiler ainsi une volonté de rupture politique à ce qui constitue un fantastique retour en arrière ? Sur le plan historique, la manœuvre est en fait assez simple [1]. Il s’agit d’abord de brouiller les repères, voire de falsifier les oppositions historiques, par exemple en défendant la « liberté » de travailler plus au nom de Jaurès. Il s’agit aussi d’imputer la responsabilité de tous nos maux actuels à une certaine idéologie, celle de mai 68, et à une certaine politique, celle des réformes socialistes pour l’essentiel, pour rétablir ce que l’une et l’autre ont détruit. En fait, ce que défend Sarkozy est ni plus ni moins qu’un retour vers une morale que les droites des XIXe et XXe ont déjà portée et qu’on peut identifier comme tout à fait réactionnaire ; morale de la réaction, de la revanche et du ressentiment.

D’abord et avant tout, il s’agit de « rendre aux Français la fierté d’être français » : les Français ont perdu quelque chose, une dignité, que seule une autorité forte saura restaurer. Pour qui a le sentiment d’avoir été abandonné, qui pense avoir beaucoup donné et peu reçu en retour, la séduction du discours réactionnaire est très forte. C’est faire appel à un sentiment d’injustice très réel et particulièrement puissant.

« Je vous le dit avec franchise : la France ne peut pas continuer à en faire toujours plus pour ceux qui fraudent, abusent, ne veulent pas travailler, et toujours moins pour ceux qui font des efforts, respectent les principes essentiels d’une vie en société. » (profession de foi du 2nd tour)

Il faut bien supposer que ce qui a été perdu a été accaparé par quelqu’un, il faut que la rancoeur trouve un objet à sa portée. Il faut un coupable, mais qui exactement ? L’avant-veille du scrutin du second tour, TF1, chaîne de télévision la plus regardée de France, visiblement très soucieuse d’occuper l’espace médiatique pendant la courte trêve de campagne, proposait un reportage du « Droit de savoir »sur « la France qui triche : Faux chômeurs, RMIstes fraudeurs et malades imaginaires » [2]. Voilà une manière de désigner des coupables, sans trop de détour et sans prendre trop de risque. Voilà aussi une manière d’opposer une France à une autre, en produisant une ligne de partage imaginaire entre ceux qui travaillent, qui sont responsables, et d’autres qui profitent voire trichent.

La morale du mérite

Si l’injustice fondamentale consiste à ne pas reconnaître les individus à la mesure de leurs efforts et de leurs fautes, si les uns, ceux qui « se lèvent tôt », travaillent, se sacrifient pour d’autres, qui « trichent » et « abusent », le rôle de l’autorité politique est de corriger cet état des choses, en rendant à chacun selon son mérite propre : il faut que les uns se voient imposer des sanctions proportionnées à leurs fautes et que les autres reçoivent les récompenses dignes de leurs efforts. C’est le principe du mérite, et nul autre, qui aura ainsi pris la première place dans tous les discours du futur président, jusqu’à devenir la valeur centrale, voire l’étalon et le critère de toutes les autres valeurs.

Le mérite renferme une conception très séduisante de la justice qui peut s’imposer aussi bien dans le domaine de l’éducation, de l’économie, de la santé, de l’identité nationale, etc. Sa morale permet d’associer des idées politiques qui se marient pourtant difficilement, le libéralisme économique et le nationalisme identitaire par exemple. Il recèle un moralisme politique, qui porte en lui une part d’espoir et une autre de ressentiment, qui permet de penser qu’il suffit de consentir à des efforts (en travaillant plus, en s’intégrant, en respectant les lois) pour être récompensé (par un salaire plus élevé, par des meilleures notes à l’école, par le droit d’être français, par l’assurance d’être respecté par la police) et qui, de l’autre côté, permet de considérer un statut inférieur (chômeur, mauvais élève, sans-papier ou délinquant) comme le résultat généralement légitime d’une incapacité de responsabilité et d’effort, dont l’individu doit payer le prix.

En ce qui concerne la répartition des richesses, ce type de morale permet de justifier les inégalités sociales tout en ignorant la plupart de ses effets. Elle tend à attribuer l’intégralité de la réussite ou de l’échec d’un homme à l’effort dont il s’est rendu capable ; si elle parle aussi bien aux riches qu’aux moins riches, c’est qu’elle persuade les uns du bien-fondé de leur richesse et les autres de la possibilité de gagner plus pourvu qu’ils consentissent à des efforts. Ce discours a sa part de vérité, sans quoi il ne réussirait pas si bien, mais aussi sa part de mensonge, pour qui s’informe un minimum sur les conditions sociales de réussite [3].

Cette logique de la rétribution interdit de reconsidérer sérieusement la répartition des biens (des fortunes, du travail, de la reconnaissance sociale) : elle fustige toute volonté de répartition comme insensée et s’étonne à peine de la croissance délirante, scandaleuse, des inégalités actuelles. Elle concèdera qu’il faut bien des minima sociaux mais à un niveau tel qu’il permette tout juste à l’individu de survivre tout en lui imposant de chercher du travail... Pour peu qu’il y ait du travail, sans quoi le simple fait de survivre est redoublé part le sentiment de n’être qu’un incapable et l’objet d’une charité condescendante. A l’autre bout du spectre social, la même morale trouvera odieuse et indécente l’idée suivant laquelle il faudrait une limite supérieure, un seuil, sans se demander s’il n’y a pas un moment où la concentration de richesse est improductive voire dangereuse [4].

Par ailleurs, il faut poser le problème de la mesure du mérite, dans chaque cas où sa logique doit s’appliquer. Comment proportionner efficacement les efforts et les mérites ? S’il faut « travailler plus pour gagner plus » comment faire en sorte que la proportion soit équitable ? Comment justifier à niveau d’effort comparable des disparités aussi considérables de salaires ? Serait-ce que les efforts des uns valent des milliers de fois plus que ceux des autres ? Et quels types d’efforts récompense-t-on ? Chacun sait que les travaux les plus désagréables sont aussi les moins payés et que les travaux les plus intéressants et les plus plaisants sont aussi le plus souvent les mieux payés [5]. A quoi se mesure-t-on le niveau de rétribution alors, si ce n’est à l’effort ? A des qualités telles que l’initiative, le courage, l’innovation, qui échappent par nature à toute mesure objective ?

Enfin, cette morale du mérite suppose qu’une majorité des citoyens agit principalement par intérêt ou par contrainte, en faisant passer au second plan les autres motivations, que sont par exemple le plaisir de l’activité elle-même ou le désir de donner aux autres. Par exemple, en matière d’éducation, il faut se demander si c’est en payant les professeurs au mérite (si toutefois c’est possible) et en leur imposant des contraintes plus élevées qu’on les motivera à faire des cours de qualité. Considérons un professeur attaché à la qualité de son travail et demandons-nous ce qui le motive [6] et, d’ailleurs, posons-nous la même question pour toute activité et pour tout acteur social, aussi bien le conducteur de train que le chef d’entreprise, le policier, le médecin, l’élu politique, le responsable d’association. Demandons-nous sérieusement si le goût de l’argent et la peur de la sanction suffisent à rendre les individus actifs et responsables.

Certes, le seul principe du mérite ne fait pas tout le programme du nouveau Président, dont le discours valorise aussi le « respect des autres », « l’honnêteté », « la famille », « le développement durable », etc. Il est parfaitement clair, toutefois, que la priorité vient au « travail », au « mérite » et à l’ « effort ». Si Sarkozy prône « une France où la réussite est au service de la solidarité », c’est parce que, de ce point de vue, la réussite économique, obtenue à force de « mérite », est la condition première, inéluctable, pour donner « plus » à ceux qui ont « moins ». D’abord la morale du mérite, ensuite la solidarité, laquelle se conçoit plus comme une sorte de charité, puisqu’il s’agit pour ceux ont « plus », et qui le méritent, de donner à ceux qui n’auront pu tirer leur épingle du jeu.

Quelle autre morale ?

Est-il possible de résister à cette morale ? La question vaut la peine d’être posée quand on voit la facilité avec laquelle elle a pu s’imposer dans le débat politique, y compris à gauche. De fait, le « donnant-donnant », le « contrat social » et la « société des droits et des devoirs » de Ségolène Royal représentent une autre version, certes moins radicale et réactionnaire, de cette même moralité où il faut proportionner ce qu’on reçoit à ce qu’on donne. Ce faisant, elle n’a pu conférer à sa conception de la justice la même franchise et la même clarté que son adversaire de droite. Cette stratégie de pondération était-elle la bonne ? Est-ce dans les pas de son adversaire que l’on construit sa victoire ? N’était-il pas plus simple de commencer par le début et remettre le mérite à sa place, c’est-à-dire au second plan ?

Pour qui - et quel que soit son horizon politique - rejette aujourd’hui la conception des valeurs de la droite actuelle, il devient indispensable de refuser la primauté du mérite. Il est aujourd’hui nécessaire, comme il l’a toujours été, d’adopter une morale de l’inconditionnalité, qu’il faut consolider et assumer avec force, c’est-à-dire une conception suivant laquelle les membres d’une société ont d’abord des droits et des devoirs inaliénables : le devoir premier et inconditionnel de solidarité, aussi bien envers ses concitoyens qu’envers les générations passées et celles encore à naître ; le droit à un revenu minimum, à un logement, à ne pas sombrer dans la misère, parce que personne ne le mérite.

C’est une conception selon laquelle la valeur d’une action ne se mesure pas à sa récompense, et qui estime que le goût de l’argent, du prestige social ou du pouvoir ne sont pas nécessairement les motivations les plus fortes et les plus solides. Et c’est aussi une certaine idée de la justice qui estime que la punition ne suffit pas à éviter les échecs et les fautes, qu’on ne bannira pas les crimes en accentuant indéfiniment les peines, que la peur du châtiment ne suffira pas seule à démotiver l’augmentation des délits. On objectera qu’il s’agit d’un discours naïf, bêtement généreux, voire pervers puisqu’il inciterait à l’immobilisme plutôt qu’au changement, tout en générant un « sentiment d’impunité » chez les tricheurs et les criminels de toutes sortes. Ce serait effectivement le cas si on n’exigeait rien de personne, si la société donnait et pardonnait tout sans rien demander en retour, s’il ne s’agissait pas d’obliger chacun envers tous. Ce serait donner une image particulièrement naïve et irréfléchie de l’inconditionnalité, qu’il ne s’agit pas ici de défendre.

Enfin, s’il faut aujourd’hui soutenir une idée inconditionnelle de la justice, c’est aussi par pragmatisme. L’attribution des droits et des richesses suivant le mérite est fausse et mensongère, parce qu’elle ne s’appliquera jamais avec équité, parce qu’elle ne concerne pas tous les citoyens de la même manière, parce qu’elle vise très explicitement certaines catégories de population (ici celle des chômeurs, des travailleurs pauvres, des immigrés et des enfants issus de l’immigration post-coloniale), mais aussi parce qu’à vouloir fonder la justice sur la seule rétribution elle oblige à mesurer ce qui n’est pas mesurable et à affaiblir le dévouement et l’engagement dont beaucoup sont capables, en prônant une morale de la carotte et du bâton.

Le travail de critique et de réassurance qui est le nôtre n’est pas simple, mais s’il faut combattre des idées si bien installées, l’erreur, pour ceux qui craignent les politiques à venir, serait de considérer qu’ils sont désarmés. Si l’opposition à N. Sarkozy manque certainement de clarté, si elle est encore saisie par la peur, si elle apparaît trop dispersée quand son adversaire manifeste tant d’unité, elle a pour elle une qualité : elle est déjà extrêmement ferme et résolue. Et la force de cette opposition provient d’une profonde différence morale qu’il suffit de connaître et d’assumer, en affirmant ses propres valeurs en les réassurant sur tous les terrains, dans tous les domaines et dans chaque détail de la vie sociale.

NOTES

[1Cf. cet article très intéressant sur le rapport de N. Sarkozy à l’histoire.

[2On peut lire un résumé suggestif de cette émission.

[3Sur le mérite supposé des grands hommes d’affaire, auxquels N. Sarkozy rend si souvent hommage, il faut lire le Portrait de l’homme d’affaire en prédateur de Michel Villette et Catherine Vuillermont (La Découverte, 2005).

[4Il est toujours temps de s’interroger sur un Revenu maximal admissible. Cf. cet article de Denis Clerc.

[5Si on le sait plus ou moins spontanément, on peut toujours vérifier cette inadéquation entre effort et reconnaissance salariale à travers la lecture de l’ouvrage de Christian Baudelot et Michel Gollac sur le rapport entre travail et bonheur en France Travailler pour être heureux ?, Bayard, 2003

[6Sur cette question, on peut lire avec profit les « Considérations sur le métier de professeur » de Franck Depril.