Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Etienne Balibar

Quelle Europe « démocratique » ? (Réponse à Jürgen Habermas)

Texte publié le 12 septembre 2012

Article paru dans Libération le 3 septembre 2012.

Jürgen Habermas vient de s’exprimer haut et fort à propos de la situation européenne et des décisions qu’elle requiert : après La constitution de l’Europe traduit en mai dernier, l’article publié avec l’économiste Peter Bofinger (membre du « conseil des sages » allemand) et l’ancien ministre bavarois Julian Nida-Rümelin, d’abord dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (03.08.2012) sous le titre « Refusons la démocratie de façade » (qui vise les allusions de certains membres du gouvernement allemand à l’élection d’un président européen au suffrage universel pour légitimer le « pacte budgétaire européen »), est désormais paru en français (Le Monde du 27.08.2012 sous le titre « Plus que jamais, l’Europe » - avec quelques coupures qui en émoussent parfois l’argumentation).
Pour l’essentiel, la thèse de Habermas est que la crise de l’euro n’a rien à voir avec les « fautes » des Etats dépensiers que peineraient à rattraper les Etats « économes » (en allemand, Schuld veut dire à la fois faute et dette…), mais tout avec l’incapacité d’Etats mis en concurrence par les spéculateurs à neutraliser le jeu des marchés, et à peser en faveur d’une régulation mondiale de la finance. C’est pourquoi il n’y aura pas de sortie de crise si l’Europe ne se décide pas à « franchir le pas » vers l’intégration politique qui lui permettrait à la fois de défendre sa monnaie, et d’engager les politiques sociales et de réduction des inégalités en son sein qui justifient son existence. Le lieu naturel de cette transformation est le « noyau européen » (Kerneuropa), c’est-à-dire l’eurozone augmentée des Etats qui devraient y adhérer (en particulier la Pologne). Mais sa condition sine qua non est une démocratisation « réelle » des institutions communautaires : par quoi Habermas entend essentiellement la formation d’une représentation parlementaire des populations enfin effective (selon un système à deux degrés, qu’il distingue du « fédéralisme » à l’allemande), dotée de pouvoirs de contrôle politique au niveau européen, en particulier sur l’assiette et l’utilisation des impôts qui soutiendraient la monnaie commune, suivant le principe des insurgés américains : « No taxation without representation ! ».
Il faut saluer cette intervention, et ne pas la laisser sans écho. Elle vient après toute une série de courageuses prises de position, dans lesquelles Habermas s’en est pris au « nouveau nationalisme » de la politique allemande et aux préjugés « unilatéraux » qu’elle recouvre (on se prend à rêver que des intellectuels français fassent preuve de la même indépendance …). Elle comporte un effort remarquable pour tenir ensemble le politique, l’économique et le social, ainsi que pour imaginer la contribution que l’Europe pourrait apporter à la découverte d’une stratégie de sortie de crise à l’échelle mondiale, dans laquelle entrent à la fois l’impératif d’une protection des droits sociaux (ce qui ne veut pas dire leur immutabilité) et celui d’une régulation des mécanismes de crédit qui prolifèrent « au-dessus » de l’économie réelle. Enfin elle affirme sans ambiguïté que l’Europe politiquement unifiée (qu’on l’appelle ou non « fédérale ») n’est possible que sous condition d’une démocratisation substantielle, qui touche à la nature même de ses pouvoirs et de leur représentativité, donc de leur légitimité (pour ma part j’avais soutenu de longue date une thèse plus radicale – certains diront plus incertaine : l’Europe politique, hors de laquelle il n’y a en effet que déclin et impuissance pour les peuples du continent, ne sera légitime, et donc possible, que si elle est plus démocratique que les nations qui la composent, si elle permet un pas au-delà de leurs conquêtes historiques en matière de démocratie).
L’argumentation du philosophe de Francfort comporte cependant – à mes yeux – deux faiblesses, liées entre elles. La première, c’est qu’elle ne tient pas compte du temps écoulé, et donc de la conjoncture : elle raisonne comme si la crise ne se développait pas depuis déjà des années, comme si on pouvait se replacer « avant » les effets qu’elle a produits, et réaliser maintenant ce qui aurait dû l’être pour l’éviter (essentiellement au moment de la mise en place du système monétaire européen). Je n’en crois rien. Il conviendrait, à tout le moins, de développer l’indication qu’elle contient (dans la version originale : cette idée a sauté de la traduction française) concernant l’acceptation de l’impôt et le contrôle de son utilisation. Il n’y aura pas, en Europe et ailleurs, de sortie de crise sans une « révolution fiscale », qui comporte non seulement de lever des impôts européens et de veiller à leur juste répartition, mais de les utiliser pour une politique de réparation de l’emploi dévasté par la crise, de reconversion des activités productives et d’aménagement du « territoire » européen. Quelque chose comme un New Deal ou un Plan Marshall intra-européen. Ce qui suppose aussi, sans doute, de revenir à une politique monétaire équilibrée, fondée sur le circuit fiscal autant que sur le circuit bancaire (comme par hasard celui qui alimente la spéculation).
La seconde, c’est qu’elle s’en tient à une conception exagérément formaliste de la démocratie – de moins en moins satisfaisante alors que de puissants processus de « dé-démocratisation » sont à l’œuvre dans notre société, et tirent même de la crise des arguments d’opportunité et d’efficacité en faveur d’une « gouvernance » par le haut. Il ne s’agit pas seulement de les corriger, il faut les contrecarrer, et leur opposer des inventions démocratiques « matérielles ». Qu’on m’entende bien : je ne récuse aucunement l’exigence de représentation. Au contraire, l’histoire du 20e siècle en a démontré à la fois la nécessité et les marges de fluctuation, entre la simple délégation de pouvoir et le contrôle effectif. Il faut intensifier ce débat à l’échelle de l’Europe. Mais il faut aussi y faire rentrer d’autres modalités de démocratie, ou plutôt de démocratisation de l’institution politique. C’est la clé d’une résolution de la fameuse aporie du « demos européen ». Le demos ne préexiste pas, comme sa condition, à la démocratie : il en surgit, comme son effet. Mais elle-même n’existe que dans le cours et les formes de différentes pratiques de démocratisation. Comme démocratie représentative, certes, mais aussi comme démocratie participative, dont la limite est le communisme autogestionnaire (la construction des « communs », dirait Negri), et comme démocratie conflictuelle (« contre-démocratie », dirait Rosanvallon), vivant de revendications et de protestations, de résistances et d’indignations. Ces modalités forment un équilibre instable, il est vrai, qui nous éloigne d’un constitutionnalisme « normatif ». Elles ne sauraient être mises en œuvre par des décisions prescriptives, quel qu’en soit le mode de légitimation (comme d’autres, Habermas évoque avec insistance la possibilité du referendum sur l’avenir de l’Euro et de l’Europe). Il pourrait même sembler qu’en débordant les possibilités d’une « gestion » gouvernementale, en faisant surgir les virtualités de l’autonomie ou du dissensus, elles aillent à l’encontre de l’objectif d’une « refondation » de l’Union européenne : comment faire de l’unité avec de la multiplicité et de la contradiction, de la stabilité avec de l’incertitude, de la légitimité avec de la contestation ? Mais inversement, demandera-t-on à Habermas, comment faire rentrer de la démocratie dans la construction européenne sans un « saut » ou un « pas de côté » par rapport au structures et aux procédures qui ont été conçues pour l’exclure, la neutraliser, et que les méthodes de « gestion de la crise », essentiellement destinées à éviter l’intervention des citoyens, ont systématiquement cadenassées ? Il faudra bien que, sur ce point et d’autres (« l’Europe sociale »…) quelque chose comme une opposition et comme un mouvement se fasse jour.
Ne laissons pas passer l’occasion que Habermas et ses collègues nous proposent d’un débat sur l’Europe, pour les Européens, par les Européens. De différentes façons il s’ébauche, partout où la gravité des effets de la crise y a contraint : en Grèce, en Espagne, très peu en France où, malgré le signal d’alarme que devrait constituer l’avalanche de cette rentrée, on semble s’orienter vers un remake des campagnes de 1992 et de 2005, à cette différence près qu’il n’y pas de referendum prévu… Rien qui sorte encore des frontières nationales. Rien, par conséquent, qui installe la politique au niveau requis pour aborder l’urgence aussi bien que les questions de principe.

Etienne Balibar est professeur émérite de philosophie à l’Université de Paris-Ouest-La Défense. Il a publié notamment Nous citoyens d’Europe : les frontières, l’Etat, le peuple, aux éditions La Découverte.

NOTES