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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

Sartre, Camus, Merleau-Ponty, à propos de « L’ordre libertaire : La vie philosophique d’Albert Camus », de Michel Onfray

Texte publié le 14 mars 2012

Faisant d’une certaine manière écho à son précédent texte « Sartre Camus Clamence » (http://www.journaldumauss.net/spip.php?article842), Jean-Louis Prat nous convie ici à une critique de l’ouvrage que Michel Onfray vient se consacrer à Camus, critique qui est autant, dit-il lui-même, un hommage à la pensée de Maurice Merleau-Ponty.

Ce texte est extrait d’une recherche en cours, consacrée à la « Politique de Merleau-Ponty », et qui explique pourquoi Michel Onfray ne pouvait pas répondre à la question suivante : « Pouvez-vous citer un seul texte où Merleau-Ponty aurait attaqué Camus - alors même que Camus s’en est pris à Merleau ? »– mais pouvait se livrer à l’attaque calomnieuse qui est discutée en note, à la fin de ce texte. Jean-Louis Prat

[Sigles]

AD : Les Aventures de la Dialectique, Paris, 1955
HT : Humanisme et Terreur, Paris, 1947
P1 et P2 : Parcours 1935-1951 et Parcours Deux 1951-1961, Paris, 1997 et 2000
S
 : Signes, Paris, 1960
SNS : Sens et Non-Sens, Paris, 1948
Zaza : Correspondance et carnets de Elisabeth Lacoin, Zaza 1907-1929, Amie de Simone de Beauvoir, Paris, L’Harmattan, 2005
2010 : Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Pléiade, 2010

Comme celui de Sartre, l’engagement politique de Merleau-Ponty suscite encore des polémiques récurrentes, et d’autant plus confuses qu’elles ne tiennent plus compte de la simple chronologie, ni de situations qui ont beaucoup changé entre 1945 et 1953 - ce qu’illustre fort bien le livre où Michel Onfray, dans le but très louable de rendre justice à Camus, dresse un réquisitoire contre Sartre, Beauvoir, Jeanson et... Merleau-Ponty, embarqué malgré lui dans la querelle autour de L’Homme révolté, où il n’a joué aucun rôle : « On connaît la polémique ayant opposé Camus et Les Temps modernes. Les attaques de la part de Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont guère résisté à l’occupant nazi, montrent qu’ils ne comprirent pas plus qu’il fallait également lutter contre le socialisme des camps parce qu’il présentait un danger totalitaire semblable à celui du fascisme brun. » [L’ordre libertaire, OL, p. 330]

Mais Onfray téléscope le conflit de 1952, dont Merleau est absent, avec l’altercation qui oppose Camus et Merleau, en 1946, et qu’il présente de façon très fantaisiste : « Lorsque Camus se fâche avec Sartre et Beauvoir, à l’issue d’une soirée trop arrosée chez les Vian, mi-novembre 1946, parce qu’il estime fort justement [souligné par Onfray] que, soutenu par Sartre, Merleau-Ponty justifie les camps soviétiques dans un article intitulé Le Yogi et le Commissaire, il se lève, sort, claque la porte derrière lui, et poursuivi par Sartre et Vian, refuse de revenir » [OL, p. 486] : l’article incriminé portait sur les procès de Moscou, vus à travers le prisme d’un roman de Koestler, Le zéro et l’infini - ce qu’un lapsus d’Onfray, à son corps défendant, signale à ses lecteurs : il confond, en effet, le titre d’un essai de Koestler avec celui d’un autre article de Merleau, « Le Yogi et le Prolétaire », qui parodie justement celui de Koestler.

Consultons à présent la version de Sartre, publiée dans Situations IV [et reprise dans 2010, p. 1069-1070] : « Un soir, chez Boris Vian, Camus prit Merleau à partie et lui reprocha de justifier les procès. Ce fut pénible : je les revois encore, Camus révolté, Merleau-Ponty courtois et ferme, un peu pâle, l’un se permettant, l’autre s’interdisant les fastes de la violence. Tout d’un coup, Camus se détourna et sortit. Je lui courus après, accompagné de Jacques Bost, nous le rejoignîmes dans la rue déserte ; j’essayai tant bien que mal de lui expliquer la pensée de Merleau, ce que celui-ci n’avait pas daigné faire. Avec ce seul résultat que nous nous séparâmes brouillés ; il fallut plus de six mois et le hasard d’une rencontre pour nous rapprocher. Ce souvenir ne m’est pas agréable : quel sot projet que d’offrir mes bons offices ! Il est vrai : j’étais à la droite de Merleau, à la gauche de Camus ; quel humour noir me souffla de faire le médiateur entre deux amis qui devaient un peu plus tard me reprocher l’un après l’autre mon amitié pour les communistes et qui sont tous deux morts, irréconciliés ? »
Une fois n’est pas coutume, c’est la version de Sartre qu’il nous faut retenir. Le différend concerne les procès de Moscou, et reprend un problème qu’auraient pu illustrer la morale de Kant et celle de Max Weber, mais aussi bien une fable de La Fontaine, où il est question d’un ours... Une chose est certaine : elle ne portait pas sur les camps soviétiques, qui n’étaient pas encore objet de polémique : celle-ci devait surgir, comme Onfray le sait bien, avec le livre de Rousset, et le témoignage de Margaret Buber-Neumann, porté à l’occasion du procès Kravchenko - en 1949  ! Merleau-Ponty, alors, aura déjà écrit, dans un éditorial de 1948, que : « A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l’importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l’URSS comme transition vers le socialisme ou même comme Etat ouvrier dégénéré. (...) C’est la perspective marxiste elle-même qui serait alors remise en question, puisque les faits feraient apparaître, en marge de l’alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts. » [Signes, « La politique paranoïaque », p. 327 et 325 : nous avons interverti l’ordre des citations, mais chacun reste libre de consulter le texte, et de voir que nous ne l’avons pas trafiqué]

Thèse qui sera reprise, en 1950, dans le fameux éditorial, signé TM, où Merleau écrira « qu’il n’y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp », mais où Onfray ne veut voir qu’un « réquisitoire contre David Rousset », et un « plaidoyer pour l’Union soviétique des camps »... [OL, p. 329]. Merleau refusait certes de « confondre le communisme et le fascisme » : « Jamais nazi ne s’est encombré d’idées telles que : reconnaissance de l’homme par l’homme, internationalisme, société sans classes. Il est vrai que ces idées ne trouvent dans le communisme d’aujourd’hui qu’un porteur infidèle (...) toujours est-il qu’elles y restent » - ce qui veut dire, en fait, qu’un communiste sincère n’a rien à voir avec un fasciste sincère, même si les deux régimes sont également odieux : « La décadence du communisme russe ne fait pas que la lutte des classes soit un mythe, que la »libre entreprise« soit possible ou souhaitable, ni en général que la critique marxiste soit caduque. D’où nous ne concluons pas qu’il faut montrer de l’indulgence au communisme mais on ne peut en aucun cas pactiser avec ses adversaires. La seule critique saine est donc celle qui vise dans l’URSS et hors de l’URSS l’exploitation et l’oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste. » [Signes, p. 337-338]. Cette dernière phrase montre très clairement que le refus de pactiser avec les anticommunistes n’implique aucun soutien à « l’Union soviétique des camps », et n’a pas d’autre objet que d’échapper au piège tendu par ceux qui, alors, proposaient de s’entendre sur l’idée « que l’URSS est l’ennemi n°1 » : « Non, bien sûr, nous n’acceptons pas, car cette formule a un corollaire : pour l’instant, pas d’ennemi hors de l’URSS ; elle veut donc dire qu’on renonce à discuter le monde non soviétique. » [Signes, p. 339]

Quant aux « valeurs » respectives du nazisme et du communisme, notons ce qu’en dira, plus tard, Castoriadis : « A peu de choses près, le nazisme dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Le communisme est condamné à dire une chose et à faire le contraire : il parle de démocratie et instaure la tyrannie, il proclame l’égalité et réalise l’inégalité, il invoque la science et la vérité et pratique le mensonge et l’absurdité. C’est pourquoi il perd très vite son emprise sur les populations qu’il domine. Mais c’est pourquoi aussi les adhérents au communisme, en tout cas avant son arrivée au pouvoir, sont mus par des motivations très différentes de celles des nazis. » [Une société à la dérive, p. 232]

L’attentisme marxiste

Toujours est-il que ce n’était pas le sujet d’une altercation qui, en 1946, était motivée par les procès de Moscou, tels que les comprenait un ancien communiste, grand ami de Camus [Koestler, évidemment], même si son amitié pouvait être brutale, comme le rappelle Onfray dans la seule page où il mentionne son existence. Son héros, Roubachov, illustrait assez bien la figure et le drame de Boukharine, et à travers lui le sort des vieux-bolcheviks, éliminés lors de ces « purges » staliniennes. Peut-être s’agit-il d’une illusion d’optique, dont Merleau est victime aussi bien que Koestler : la plupart des procès ne donnent aucune prise aux interprétations qu’autorise le cas de Roubachov-Boukharine. Les accusés avouent des crimes invraisemblables, sabotages et complots fomentés avec l’Intelligence Service, ou avec les nazis, et le procureur Vichinsky réclame qu’on abatte au plus vite tous ces « chiens enragés ». Roubachov-Boukharine apporte au philosophe, autant qu’au romancier, la satisfaction illusoire que procure l’impression de rendre intelligible un scénario absurde « plein de bruit et de fureur », comme l’histoire de Macbeth, « conte conté par un idiot » [« tale told by an idiot »], qui va être « sauvé » par l’idée romanesque d’un dessein mystérieux, qui s’accomplit à l’insu des protagonistes... S’il nous faut bien parler d’une erreur de Merleau, il faut dire que, d’abord, elle consiste à suivre le scénario de Koestler : il y verra plus clair, quelques années plus tard, en évoquant le cas d’un tout autre procès, où le journaliste Romm avoue un entretien coupable avec Trotsky, quand celui-ci se trouvait exilé en France : cette rencontre aurait eu lieu en 1933, et au bois de Boulogne, où Trotsky n’était pas, le gouvernement français l’ayant obligé à se fixer en province, où l’avait rencontré le jeune André Malraux [Signes, p. 313]

En 1946, Merleau pouvait passer pour un « compagnon de route » du parti communiste, mais il n’était nullement un crypto-stalinien. Le communisme russe était alors pour lui ce qu’il allait bientôt représenter pour Sartre, un véhicule en panne, qui ne transporte plus l’espérance d’une révolution mondiale, mais dont il guette encore les signes qui feraient croire qu’il va pouvoir repartir, et dans la bonne voie. C’est là ce qu’après-coup il définit comme un « attentisme marxiste », dans le livre de 1955 où il va faire la critique de ses propres erreurs, exercice assez rare chez les intellectuels : « Il est toujours malséant de se citer ou de se commenter, dit-il dans l’épilogue de ce dernier ouvrage. Mais, par ailleurs, quiconque a publié ses opinions sur des problèmes vitaux est obligé, s’il change, de le dire et de dire pourquoi. » [AD, p. 306]. Mais il ne s’agit pas d’une reconstruction, bricolée après coup pour justifier le sens de son évolution : dès 1945 [date où il écrit un article-programme, « Pour la vérité », qui paraît dans les Temps Modernes en janvier 1946], Merleau constatait que « la lutte des classes est masquée », que les « partis marxistes », la SFIO et le parti communiste, majoritaires dans l’Assemblée constituante qui venait d’être élue, ne cherchaient nullement à entreprendre une révolution sociale. Dès 1936, Léon Blum s’était installé dans le rôle d’un « gérant loyal » qui exerçait le pouvoir sans en tirer parti pour déborder le cadre du régime institué. Et depuis le retour de Maurice Thorez, les communistes pratiquaient le « soutien oppositionnel » : « L’hiver dernier, ils critiquaient le gouvernement, mais comment auraient-ils poussé à fond la critique, puisqu’ils en faisaient partie ? » Bien qu’il reste ambigu, il semble que Merleau accorde encore le bénéfice du doute à un parti dont il se garde bien de dire, contrairement à Trotsky, qu’il est « passé dans le camp de l’ordre bourgeois » : le PC, à ses yeux, n’est pas « réformiste » comme la SFIO, qui siège avec lui dans un même gouvernement, mais seulement parce qu’elle n’y est pas seule avec lui...

C’est que l’URSS reste encore à ses yeux un régime qui peut bien s’accorder avec des régimes bourgeois, mais où la bourgeoisie a perdu le pouvoir, bien qu’on puisse douter que la classe ouvrière y exerce le sien, dès lors que l’URSS « ne professe plus l’idéologie de son économie, ou plus exactement que les thèmes révolutionnaires sont dans l’URSS d’aujourd’hui devenus une idéologie au sens propre du mot, c’est-à-dire un ensemble de justifications a posteriori. Depuis 1917, le marxisme a une patrie, il s’est incarné dans une certaine partie du monde. A partir de ce moment, les communistes devaient le défendre à la fois dans son corps et dans son esprit, comme les catholiques d’Espagne devaient défendre à la fois l’Eglise visible, ses tabernacles, son clergé, et l’Eglise invisible qui se bâtit dans tous les coeurs et dans les relations des hommes. Les deux choses ne vont pas toujours ensemble. » [SNS, p. 274-276] Ce qui amenait Merleau à reprendre une idée marxiste, formulée au début du Manifeste communiste, pour qui la lutte des classes ne débouche pas forcément sur l’instauration révolutionnaire d’une société plus « avancée » : « Marx pensait que la lutte des classes, tant qu’elle n’est pas consciente d’elle-même, ne peut parvenir à l’issue révolutionnaire ; il pensait aussi qu’aucune fatalité ne rend inévitable la prise de conscience et que le monde, faute d’avoir compris sa propre histoire, pouvait pourrir et se dissoudre dans la barbarie. Peut-être est-ce justement à ce point que nous en sommes. » Situation dans laquelle Merleau-Ponty optait pour « faire la politique du PC », décision hasardeuse qui ressemble beaucoup au « pari » de Pascal : « La possibilité demeure d’un immense compromis, d’un pourrissement de l’histoire où la lutte des classes, assez puissante pour détruire, ne le serait pas assez pour construire et où s’effaceraient les lignes maîtresses de l’histoire telles que les avait tracées le Manifeste communiste. » [SNS, p. 287-288 et 295]

Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté, pour reprendre une formule bien connue de Gramsci : « nous devons prendre garde que rien, dans notre action, ne contribue à freiner le mouvement prolétarien s’il renaît à travers le monde. S’il y a grève, être pour les grévistes. S’il y a guerre civile, être pour le prolétariat, faire ce qui dépend de nous pour éviter le conflit entre les Etats-Unis et l’URSS. En somme, la politique effective du PC. Reconstruire avec le prolétariat, il n’y a, pour le moment, rien d’autre à faire. Simplement nous ferons cette politique d’attente sans illusion sur les résultats qu’on peut en espérer et sans l’honorer du nom de dialectique. Savons-nous s’il y a encore une dialectique et si l’histoire finalement sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons sur le chemin de la vérité actuelle et dans l’analyse de notre temps. » [SNS, p. 302-303]

Cette position implique des conséquences concrètes, comme le neutralisme, dont nous reparlerons - mais aussi le refus de soutenir l’impérialisme français quand il se lance dans une guerre de reconquête coloniale : éditoriaux sur l’Indochine, en décembre 1946, puis en 1947 [ce dernier sera repris dans Signes ; Michel-Antoine Burnier cite quelques extraits du premier éditorial dans Les existentialistes et la politique, 1966, p. 39]. Elle n’implique jamais un alignement sur les positions du PCF et de l’URSS : les articles de Merleau, qui seront repris dans Humanisme et Terreur, vont irriter les communistes, aussi rudement qu’ils ont irrité Camus, car il met en oeuvre l’idée que toute vérité est toujours bonne à dire, dès lors qu’on ne consent à en cacher aucune - posture inconfortable, qu’avait connue Montaigne, celle qui vous expose à être condamné par tous les partis : « Gibelin aux Guelfes, Guelfe aux Gibelins ».

Rideau sur la métaphysique des procès

Ne nous arrêtons pas aux considérations d’ordre philosophique qui ont tellement choqué Camus et quelques autres : l’idée que l’opposition puisse « objectivement » devenir trahison, que rejetaient d’ailleurs les staliniens eux-mêmes. Pour eux, les condamnés des procès de Moscou étaient des traîtres au sens littéral de ce mot, de même que Nizan devait être un mouchard... ce que Merleau-Ponty ne concède jamais, point d’honneur insolite dans la confrérie des « compagnons de route », où on a bien tort de le placer, et qui nous paraît évident, si on le rapporte à cet « attentisme marxiste » qui acceptait de faire « la politique effective du PC » sans souscrire aux mensonges, ni aux discours idéologiques dont les théoriciens parent cette politique.

Cela ne veut pas dire que Merleau ait eu raison, et Claude Lefort dit bien ce qui rend intenable les thèses soutenues dans Humanisme et Terreur, mais tout autant celles que présentait Koestler dans Le Zéro et l’Infini : dans l’un et l’autre cas, la capitulation des vieux bolcheviks qui ont accepté d’avouer des crimes invraisemblables est présentée comme une décision libre et réfléchie, par laquelle ils auraient admis que leur opposition à la ligne du parti, même s’ils la justifiaient par de bonnes intentions, devenait criminelle par ses conséquences « objectives ». C’était oublier qu’en URSS comme ailleurs, les méthodes inquisitoriales permettent d’obtenir les aveux des sorcières, et de prouver ainsi qu’elles pactisent avec le diable : « Merleau-Ponty évoque l’hypothèse d’aveux extorqués par la force et cite, à ce propos, le jugement de Trotsky. Mais c’est pour se hâter de le congédier. L’idée qu’ »ils [les accusés] ont avoué sous la menace du revolver et parce qu’ils espéraient sauver leur vie ou leurs familles« lui paraît inconcevable » [Claude Lefort, Le temps présent, p. 488]. Erreur philosophique, dictée par le besoin d’expliquer la violence - alors même qu’on ne veut pas la justifier - en la réduisant à un rôle instrumental, qui la met au service d’un projet rationnel, et donne l’illusion de la rendre intelligible - à condition d’oublier que, la plupart du temps, la violence n’a pas d’autre objet qu’elle-même, et la satisfaction d’une pulsion sadique...

Tirons donc un « rideau sur la métaphysique des procès », comme Castoriadis le fait en 1956, quand le rapport secret de Khrouchtchev révèle que les aveux étaient obtenus par la torture, conduisant l’accusé « à un état d’inconscience, de privation de son jugement, d’abandon de la dignité humaine » - ce qui ne laisse aucune place à des spéculations sur les intentions « subjectives », et la culpabilité « objective », de militants piégés par l’ambiguïté de l’histoire, invoquée par Merleau. L’argument ne tient plus, et la morale de l’histoire va nous rappeler La dent d’or, où Fontenelle montrait qu’il vaut mieux « s’assurer du fait », avant de l’expliquer par des raisons subtiles...

« Des procès, pouvait conclure alors « Socialisme ou Barbarie », il ne reste plus rien. Rien de la métaphysique qu’on avait voulu bâtir sur leur exemple. Rien de la théorie de la culpabilité objective, des choix déchirants entre la politique et la moralité, de la crise de la dialectique marxiste qu’ils auraient traduite. » : il ne reste plus rien des spéculations théoriques qui avaient eu pour effet « de supprimer les questions propres à la révolution par le « maléfice de la vie à plusieurs » et d’aboutir à ce désert du scepticisme politique où, quoiqu’on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d’action rationnelle est finalement abolie. » [« Rideau sur la métaphysique des procès », repris par Castoriadis dans La Société bureaucratique, p. 345-346].

Que reste-t-il alors d’Humanisme et Terreur, et de sa critique des « dilemmes de Koestler » ? Un débat très classique, où les thèses défendues peuvent être jugées fausses, sans que l’erreur implique une faute morale, et que les choix mettent en jeu le salut éternel d’un penseur qui se damne, et damne sa pensée, s’il faut juger qu’elle justifie l’injustifiable. Merleau n’est nullement le défenseur du Goulag, ni l’apologiste des procès de Moscou, il défend l’idée qu’il s’est faite du marxisme, contre l’idée que s’en font Koestler et Roubachov, et qu’il juge fausse quand Roubachov-Boukharine était encore un dirigeant bolchevik, puis quand il devient la victime de son parti.

L’intérêt de son livre est encore de montrer que le marxisme de Marx, et des meilleurs marxistes, ne se réduit pas au déterminisme historique pour qui toute l’histoire est écrite d’avance, ni au machiavélisme vulgaire, qui juge toute action d’après ses résultats, et tient pour illusoire la volonté qui se règle sur des maximes : Roubachov a tort de croire qu’il était marxiste, quand il brisait la grève des dockers d’un pays qui commerçait avec la Russie soviétique, et quand il écartait les militants syndicaux qui voulaient s’en tenir à la lutte des classes, dans ce pays « ami » du régime soviétique : « Le développement industriel du pays de la Révolution compte plus que la conscience des masses »... à quoi d’autres marxistes pouvaient encore répondre que la conscience des masses comptait plus que la chimère d’une construction menée depuis le sommet, pour créer les conditions économiques nécessaires au « socialisme dans un seul pays ». Il ne s’agit pas de situations irréelles, et ce débat pouvait être encore pertinent, et justifier encore l’attentisme marxiste.

Lefort note pourtant que Merleau va conclure sur une thèse « existentialiste » qui est, dans son esprit, « tout le contraire de l’irrationalisme, puisqu’il tient pour définitifs notre incohérence et notre désaccord avec autrui et qu’elle nous suppose capables de les réduire (...) Cette philosophie, dit-on, est l’expression d’un monde disloqué. Certes, et c’est ceci qui en fait la vérité » [Humanisme et Terreur, p. 205] : Merleau-Ponty, déjà, est mûr pour la critique qu’il va développer quelques années plus tard, et dont Onfray ne semble avoir eu connaissance que parce qu’il emploie, de manière plutôt vague, une expression de Merleau, qui a critiqué « l’ultra-bolchevisme » de Sartre. Formule qui, chez Merleau, avait un sens précis, puisque le bolchevisme avait théorisé l’impuissance de la classe ouvrière à mener un combat révolutionnaire, une lutte allant plus loin que les revendications immédiates qui définiraient une « conscience trade-unioniste », impuissance qui fondait la nécessité d’un parti d’avant-garde, formé de « révolutionnaires professionnels ». Mais Sartre allait plus loin, dans Les Communistes et la Paix, puisqu’il soutenait que la classe est impuissante à se constituer comme classe, si elle n’est pas unifiée, éduquée et conduite par un parti révolutionnaire, qui est forcément unique, puisque la classe elle-même ne serait rien sans lui.

NB Le lecteur comprendra qu’il nous faille parler d’un épisode sur lequel Michel Onfray se fonde pour taxer Merleau de pétainisme : « pendant l’occupation, en novembre 1942 pour être précis, il a procédé à une quête pour remplacer deux portraits de Pétain lacérés par des élèves de sa classe de philo. Vingt-quatre heures après, le futur auteur de Humanisme et Terreur avait rapporté au directeur de l’établissement de quoi remplacer les icônes tailladées ! » [OL, p. 330]

Lui qui est si pointilleux, et qui a raison de l’être, pour rétablir le sens d’un propos de Camus, ne s’interroge pas, dès lors que l’accusé ne lui est pas sympathique, sur les motifs d’un acte, ni sur les circonstances qui ont pu le motiver. L’idée ne lui vient pas qu’un professeur ait pu se soucier du sort de ses propres élèves, dont certains risquaient de faire bientôt plus ample connaissance avec la Gestapo. Devant le juge Onfray, le prévenu Merleau, jugé par contumace, va être condamné sans que le tribunal ait cru bon de faire appel au témoignage qu’aurait pu apporter tel ou tel des élèves auprès desquels ce professeur a fait sa quête, ni ceux qui, auparavant, avaient pu le connaître, et même avoir eu vent de ses choix politiques... Puisqu’il nous faut jouer le rôle d’un avocat, nous citons à la barre l’élève Claude Lefort, qui avait suivi les cours de l’année précédente : « J’étais en 1941-1942 dans la classe de Merleau-Ponty au lycée Carnot. Il savait établir des rapports personnels avec certains de ses élèves. Un jour, à la fin de l’année scolaire, il me demanda si je m’intéressais à la politique, puis, plus précisément, ce que je pensais du PC. Etonné par mes réponses, il me demanda encore si je connaissais Trotsky. Je lui répondis que non et il fit cette remarque que je ne devais pas, bien sûr, oublier : Il me semble que, si vous le connaissiez, vous seriez trotskiste (...) Je ne saurais dire à présent quand mes idées s’étaient formées ; pour une part, sûrement, avant ma classe de philo, mais pour une autre aussi, décisive, durant cette année-là, c’est-à-dire justement sous l’influence de Merleau-Ponty. Son cours de psychologie était un condensé de La Structure du comportement qu’il allait publier. Et son cours de morale faisait large place à la sociologie et au marxisme. » [Le Temps présent, p. 224] Drôle de pétainiste, qui parle de Trotsky à son meilleur élève : remarquons toutefois qu’il ne joue nullement à l’égard de Lefort le rôle de Jean Grenier à l’égard de Camus - tel que Michel Onfray l’explique à ses lecteurs. Merleau n’est pas trotskiste, et n’invite pas Lefort à devenir trotskiste, contrairement à Grenier qui invitait Camus à se faire communiste, alors qu’il était lui-même anticommuniste. Le récit de Lefort nous incline plutôt à croire que Merleau était en rapport avec des résistants plus ou moins proches du parti communiste, sans être pour autant un crypto-communiste. Qu’il ne fût pas trotskiste, tous ses écrits le prouvent, et prouvent en même temps qu’il n’était pas « crypto » : car il traite Trotsky - ainsi que les accusés des procès de Moscou - comme des militants révolutionnaires authentiques, avec lesquels il n’est pas forcément d’accord, mais qu’il n’enferme pas dans la fameuse « cellule des crachats », décrite par Camus, dans son plus beau récit.

NOTES