Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Marc Humbert

Fukushima alerte niveau 7
Une catastrophe de la même ampleur que celle de Tchernobyl

Texte publié le 9 mai 2011

Le monde entier se dit impressionné par le calme et la dignité avec laquelle le peuple japonais fait face à la situation de crise issue d’un tremblement de terre de magnitude exceptionnelle et d’un tsunami tout aussi hors du commun. La plupart des commentateurs expriment leur confiance dans la capacité du Japon à gérer cette crise et à rebondir bientôt pour se lancer dans une nouvelle phase de croissance économique. Dans quelques mois tout sera oublié.
Entretemps les citoyens japonais sont de plus en plus nombreux à se poser des questions. Ils se demandent en particulier si certaines pratiques des autorités ne relèveraient pas tant du sang froid mais plutôt de la non prise en considération de ce que le niveau d’alerte a bien été reconnue comme étant de niveau 7, le niveau maximum, le même qu’à Tchernobyl.

Pourquoi, les Etats-Unis confirment-ils le 15 avril à leurs citoyens qui résideraient encore dans un rayon de 80 km autour de la centrale de Fukushima, de devoir évacuer ou de se calfeutrer ? Pourquoi le 11 avril le gouvernement français déconseille-t-il formellement aux touristes de se rendre dans les départements de Miyagi, Tochigi, Ibaraki et Fukushima ? La raison principale tient à ce que la centrale continue de rejeter dans l’atmosphère des quantités considérables de radioactivité qui font de Fukushima une catastrophe de la même ampleur que celle de Tchernobyl. Cela va durer des mois : Tepco a déclaré le 17 avril que son plan de stabilisation demanderait au moins quatre mois pour mettre sous contrôle les émissions radioactives. C’est alors que les autorités avaient relevé le niveau de gravité de l’accident, le portant au niveau 7, le niveau maximum selon l’échelle de l’IAEA, le même niveau de gravité que celui de Tchernobyl. En même temps les autorités gèrent les problèmes comme s’ils se situaient à un niveau bien inférieur de dangerosité.

Peu d’informations précises sont offertes qui feraient apparaître la situation comme fort dangereuse. Par exemple quand la presse, comme le Daily Yomiuri du 11 avril, publie une comparaison de retombées par rapport à Tchernobyl, elle montre qu’au Japon, la donnée la plus élevée est de 26 399 becquerels par mètre carré pour le département de Ibaraki, mais que partout ailleurs c’est bien plus faible, comme à Tokyo (seulement 6 615 b/m2). En revanche on souligne qu’après l’accident de Tchernobyl la région de Gomel en Biélorussie avait reçu 154 000 b/m2 et même l’Autriche, bien éloignée, 18 700. Tout incite à minimiser la gravité de la situation au regard de Tchernobyl. On signale que des zones à moins de 30 kilomètres de Tchernobyl avaient été incroyablement contaminées avec des taux montant jusque 1,48 millions de b/m2 dans quelques endroits dont les résidents ont été évacués. Toutefois, jusqu’il y a peu, aucune donnée n’était présentée concernant les zones japonaises à proximité de la centrale.

Pourtant, des citoyens japonais ont eu tout lieu de s’inquiéter. Ils avaient envoyé en Normandie, à l’ACRO [1], des échantillons de terre récoltés à Iitate, un village qui s’étend dans une zone entre 40 et 50 km de la centrale. Pour le hameau de ce village nommé Maeda, le laboratoire a en effet détecté 1,9 millions b/m2, information donnée le 11 avril. C’est un niveau supérieur à celui mentionné pour prendre un ordre d’évacuation il y a 25 ans en Biélorussie.
La situation est donc grave et ce n’est que peu à peu que les autorités augmentent le niveau de protection de la population. C’est seulement le 22 avril que la zone interdite a été étendue à un disque de 10 à 20 km de rayon autour de la centrale. Jusqu’ici les résidents de cette zone avaient été invités à une évacuation volontaire. Pour les populations au-delà, une première réponse est enfin arrivée à l’appel au secours lancé par M. Katsunobu Sakurai. Le 1er avril, le maire de Minami Soma, ville distante de 20 à 25 km de la centrale, avait relayé vers le monde entier, avec une video sur youtube, le désarroi de ses administrés qui se demandaient ce qu’ils devaient faire. Ils ont désormais un mois pour évacuer, comme il vient d’être décidé, pour les résidents dans une zone de 30 km autour de la centrale, dite de préparation à l’évacuation ; une zone d’évacuation projetée au nord ouest inclut non seulement une portion du disque de 30km mais s’étend à plus de 45 km selon un calcul à partir d’informations non divulguées jusqu’alors. En effet ce n’est que le 26 avril que les autorités ont publié une carte donnant quelques indications [2].

La commission internationale de protection radiologique (ICPR) a fixé comme limite à l’exposition à des radiations artificielles (hors rayons cosmiques et radio médicales) à 1 mSw (millisievert). La Commission japonaise de sûreté nucléaire s’appuyant sur l’avis de l’ICPR de 2007 indiquant qu’en cas d’urgence on pouvait monter cette limite de 20mSv à 100mSv. La limite japonaise pour les travailleurs sur site nucléaire est en temps ordinaire de 100mSv sur cinq ans, soit 20mSv par an ; il a été relevé à 250mSv. En ce qui concerne la population ordinaire, M. Yasushito Sasaki, directeur exécutif de l’association de radio-isotopie du Japon avait déclaré : « Relever la limite admissible pourrait accroître le risque de cancer, mais si cela avait d’autres mérites, tel éviter la nécessité d’évacuer, cela pourrait être une option faisable [3] ». Il a du être entendu par le gouvernement.

En effet, la décision a été prise de relever de 1 à 20mSv la dose admissible pour tous, y compris pour les enfants, ce qui est une des raisons de la démission de M. Toshiso Kosako. Ce professeur de l’université de Tokyo, spécialiste des questions de radioprotection, avait accepté le 16 mars un poste de conseiller spécial auprès du premier ministre. Il a déclaré le 30 avril [4] : « Il est très rare que des travailleurs de centrales nucléaires qui manipulent des matériaux radioactifs soient exposés à 20mSv par an. Je ne peux permettre à des bambins et des enfants d’être exposés à des niveaux si élevés de radiation tant d’un point de vue scientifique que d’un point de vue humanitaire. »

Dans le département de Fukushima, treize écoles primaires, collèges et jardins d’enfants ont des niveaux de radiation qui dépassent même cette limite relevée à 3,8µSv par heure [5]. Ces écoles restent en fonctionnement, toutefois les activités extérieures sont interdites. M. Makoto Akashi, directeur exécutif de l’Institut national des sciences radiologiques de Chiba a déclaré que ce niveau de 3,8µSv par heure ne pose aucun problème de santé et que « les écoles qui restreignent les activités scolaires dans des zones où les niveaux de radiation ne dépassent pas celui-là sont en train de sur-réagir ». Les écoles concernées ont tenté de retirer la terre qui couvre le sol des cours et qui sont imprégnés de la radioactivité accumulée ; cependant la plupart n’ont pas trouvé où décharger cette terre et l’ont simplement entassée dans un coin de l’établissement. La radioactivité dans ces zones imprègne tous les lieux publics ou privés et les habitants en sont conscients mais ils attendent, en fait, l’assistance des autorités. Des milliers ont quitté, des milliers d’autres ne savent comment s’y prendre et beaucoup sont rentrés chez eux après avoir vécu dans des conditions trop difficiles dans des « camps » d’hébergement très précaires. Une mère de quarante-et-un ans a déclaré le 29 avril dans le Mainichi, qu’elle sait que le collège où se trouve son fils est dangereux, mais elle doit s’occuper de ses vieux parents peu mobiles et elle ne peut les mettre dans un centre d’hébergement. Mme Mitsuyo Tarukawa, paysanne dont le mari s’est suicidé en protestation contre Tepco, déclarait [6] : « Les fermiers à qui l’on a dit “vous ne pouvez pas vendre des épinards mais vous pouvez cultiver des concombres” se posent des questions. Est-ce que, lorsque je vais vendre mes concombres, je ne vais pas empoisonner mes clients ? » Elle et d’autres paysans voudraient bien quitter leurs fermes, mais « que faire des animaux, comment obtenir une indemnisation raisonnable, pourrons-nous obtenir un quelconque paiement de soutien si nous quittons notre exploitation ? » Ils n’ont pas obtenu de réponse claire pour le moment.

De plus en plus de Japonais se demandent si le calme de l’administration n’est pas un immobilisme coupable de non-assistance à personnes en danger. Non-assistance à la population en général, à celle des zones sinistrées en particulier, à ceux qui perdent et leur habitat et leur outil de travail comme leur exploitation agricole, et surtout non-assistance aux enfants, qu’ils soient chez leurs parents ou à l’école. L’hebdomadaire Kinyobi a organisé, samedi 30 avril, une conférence de M. Hirose Takashi qui a réuni un millier de personnes près de Ikebukuro. Auteur de nombreux ouvrages et considérant depuis fort longtemps les centrales nucléaires comme des grenades dégoupillées (titre de son dernier ouvrage), il a incité ses auditeurs à se mobiliser pour que l’on prête assistance à toutes ces personnes en danger.
Sur place, Wataru Iwata, qui voulait confier ici ou là des compteur Geiger pour faire les relevés que le gouvernement ne publie pas, trouve des personnes, des écoles qui toutes voudraient pouvoir s’équiper pour savoir, tout en espérant bien sûr que cela s’améliore. Il nous confirme que les écoles de Fukushima fonctionnent avec des cantines qui mangent, comme la population locale, la production locale contaminée, et que, dans les écoles non mentionnées au-delà de la limite de 3mSv on s’en approche en général.
Le Japon ne semble pas vouloir reconnaître, dans la pratique, ce qu’il a officiellement reconnu, l’alerte de niveau 7, ce qui veut dire qu’il vit une catastrophe semblable à celle de Tchernobyl. Il lui faut prendre la seule mesure humanitaire possible : évacuer la population sur une zone beaucoup plus large en fonction des informations dont il dispose et qu’il ne rend pas publiques.

Marc Humbert
Professeur à l’université de Rennes
Directeur de l’Institut français de recherche sur le Japon contemporain
Maison franco japonaise, Tokyo

NOTES

[1Voir http://www.acro.eu.org/

[2En japonais téléchargeable à http://eq.wide.ad.jp/files/110426map_1800.pdf.

[3The Daily Yomiuri du 11 avril 2011.

[4Mainichi, 1er mai 2011.

[5Pour que ce montant de 3,8µSv par heure corresponde à 20mSv par an il faut un calcul sur une base inférieure à 24 heures par jour pendant 365 jours car cela ferait plus de 33mSv par an.Situation des écoles : http://www.pref.fukushima.jp/j/schoolairsoil.pdf

[6Lors d’une réunion de la confédération paysanne Nouminren ( affiliée à Via Campesina) qui a eu lieu le 26 avril dans un bâtiment du gouvernement juste après une rencontre avec les représentants du ministère de l’agriculture, auxquelles j’ai pu assister.