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Alain Boyer

A propos de « Le désintéressement. Théorie critique de l’homme économique », par Jon Elster

Texte publié le 14 octobre 2010

Jon Elster est connu mondialement comme un des principaux théoriciens de la science sociale. Jusque vers 1990, il apparaissait comme un représentant éminent de la Rational Action Theory (Cf. Le laboureur et ses enfants, éd. de Minuit), tentant d’expliquer des phénomènes « irrationnels » comme la foi pascalienne ou la générosité cartésienne par un calcul rationnel aboutissant à la conclusion qu’il est parfois rationnel de renoncer à la rationalité. Depuis, il apparaît comme un des plus importants (et des mieux informés) critiques de cette même Rational Action Theory et, plus largement, de la science économique standard. Il représente donc un allié potentiel particulièrement précieux pour le MAUSS. Le philosophe Alain Boyer rend compte ici de son dernier livre paru en français, Le Désintéressement. Théorie critique de l’homme économique, I, qui reprend ses leçons au Collège de France. A.C.

« There is a principle which has been much insisted on by philosophers, and has been the foundation of many a system ; that, whatever affection one may feel, or imagine he feels for others, no passion is, or can be disinterested ; that the most generous friendship, however sincere, is a modification of self-love ; and that, even unknown to ourselves, we seek only our own gratification, while we appear the most deeply engaged in schemes for the liberty and happiness of mankind. By a turn of the imagination, by a refinement of reflection, by an enthusiasm of passion, we seem to take part in the interests of others, and imagine ourselves divested of all selfish considerations : but, at bottom, the most generous patriot and most niggardly miser, the bravest hero and most abject coward, have, in every action, an equal regard to their own happiness and welfare (…) Such a philosophy is more like a satyr than a true delineation of human nature ; and may be a good foundation for paradoxical wit and raillery, but is a very bad one for serious argument or reasoning ».

L’ouvrage de Jon Elster sur le Désintéressement pourrait être considéré comme un commentaire de ce passage de l’Enquête sur les Principes de la Morale dans lequel Hume s’attaque aux tenants du « système de l’intérêt personnel », à commencer par Hobbes. Nemo sibi nascitur, ont toujours dit ceux qui s’opposaient à la vision purement égoïste de l’être humain. Mais comment des gens en arrivent-ils à se sacrifier pour autrui, ou pour une cause ? Les attentats-suicide ne sont-ils motivés que par la promesse d’un Paradis aphrodisiaque ? Pourquoi allons-nous voter, en particulier dans nos grands pays ?
Comme on le sait, ce dernier comportement semble paradoxal : je ne saurais penser que mon seul vote puisse changer l’issue du scrutin. Et il serait magique de croire « contrefactuellement » que si je ne votais pas, tout le monde penserait et donc ferait comme moi. Mon déplacement local n’influence personne, d’autant que nul ne doit savoir pour qui, en fin de compte, je vote. De plus, comme le fait remarquer Jon Elster, si je me dis : « Je vote, parce que si tout le monde avait comme moi le raisonnement égoïste de l’abstentionniste “rationnel”, la démocratie serait en danger », ce raisonnement fragile peut être itéré : « Si tout le monde fait le même raisonnement que celui que je viens de faire, par “kantisme de tous les jours” (universalisation imaginaire de la maxime de mon action), tout le monde, ou du moins tous les partisans de la démocratie iront voter », et dès lors mon premier raisonnement tombe à l’eau : si tous les autres votent, pourquoi irais-je voter ? Ayant pris connaissance du « paradoxe du vote », et de ses dangers pour l’idée même de démocratie (Elster cite un passage éloquent de Hegel, ainsi qu’un autre d’Aristote sur le misthos, et la possibilité symétrique d’une taxe pour les riches qui ne participeraient pas), je me dis que je vais voter parce que c’est mon devoir, non sans ressentir d’ailleurs quelque joie légère dans cet acte peu coûteux, comme lors d’un rituel sacré (on connaît des gens, ayant juste avant les élections changé de lieu de résidence, mais prêts à traverser le pays pour accomplir leur devoir électoral). Un philosophe anglais me dit un jour, à propos de ce « paradoxe » : « The premisses are true, the argument is valid, but the conclusion is disgusting »…
L’âme humaine est un entrelacs de motivations diverses, souvent contraires. Il est dangereux d’en hypostasier les éléments. Quoi qu’il en soit, la vie nous montre à la fois que l’intérêt personnel est le moteur principal de bien des actions, mais aussi que ce n’est pas le seul. Il faut peut-être distinguer l’amour de soi ou amour-propre (Malebranche, contrairement à Rousseau, ne distinguait pas les deux), qui n’est que « le désir naturel d’être heureux », et l’égoïsme, ou intérêt exclusif porté à son propre bonheur. Un vrai égoïste adopte un ordre lexicographique : d’abord mon intérêt, ensuite, éventuellement, celui d’autrui. Pas de dilemme ! Nul ne nie que bien des comportements soient égoïstes. (Popper remarquait qu’il pouvait exister un « égoïsme tribal » : il ne faut donc pas confondre égoïsme et individualisme.) Jon Elster ne nie pas par exemple que si rien n’obligeait les citoyens à payer leurs impôts, à rendre à César ce qui est à César, le raisonnement fréquent du « free-rider » (« passager clandestin », « profiteur ») conduirait certainement à une baisse considérable des revenus de l’Etat (« si les autres payent, et pas moi, cela ne changera rien »), équilibre à l’évidence sous-optimal, car ce raisonnement peut être fait par tous, ce pourquoi Rousseau pensait qu’il fallait nous « forcer à être libres ».
Mais peut-on généraliser le modèle de l’intérêt personnel à tout acte ? Cela a été fait sous de multiples manières. Il y a un point commun aux superbes morales pessimistes de l’amour de soi, aux fascinantes pensées du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud, Bourdieu), qui ont cela dit du mal à se comprendre elles-mêmes, à la vision hobbesienne mise en cause par Hume et Smith, théoricien de la sympathy, et à une grande partie de la théorie économique du « choix rationnel » : ce point commun consiste donc à supposer que tout comportement est mû par le seul intérêt de l’agent, que cela soit conscient ou non. Amartya Sen avait déjà naguère suggéré que certains comportements inspirés par la théorie économique standard seraient le fait de « fous rationnels ». Les partisans « à tout prix » du « choix rationnel » ont une réponse : « Mais non, nous ne réduisons pas tout à l’intérêt personnel, un agent peut avoir des préférences altruistes ! » Cela dit, note Elster, lorsqu’on regarde de près leurs explications concrètes, elles se ramènent en général à des réductions au seul intérêt des agents stricto sensu, et à des stratégies complexes, trop complexes, de maximisation de cet intérêt. Il me semble, à la suite de Max Scheler, que le problème est le même eu égard aux concepts freudiens de libido et de sublimation. Si l’on objecte que toute aspiration n’est pas d’origine érotique, stricto sensu, le freudien se rebiffe : « La libido n’est pas seulement la pulsion sexuelle ! C’est le Désir ! » Personne ne peut dire rien là contre. Mais si l’on regarde les analyses concrètes des psychanalystes, tout se ramène peu ou prou au triangle œdipien et à la nature de « pervers polymorphes » des petits êtres humains.
La réduction à l’intérêt individuel est cela dit apparemment réfutée par des comportements bien connus, tels, on l’a dit, le fait de risquer sa vie pour une cause, ou simplement de donner de l’argent de manière « triplement anonyme », comme le note Elster, à une organisation caritative. Si l’individu pense qu’après la mort il sera jugé sur ses actes, il peut néanmoins agir pour être récompensé au Jour du Jugement, ce que Kant qualifiait à juste titre d’hétéronomie. (D’ailleurs, comme le note Elster, citant Paul Veyne, beaucoup de croyants désirent le salut, mais « le plus tard possible ».) Ce pourquoi l’auteur de la Critique de la Raison pratique faisait de la question de l’espérance (Elster remarque que seul le salut ne peut jamais être considéré comme un moyen : c’est bien une « fin ultime ») une question distincte de celle du devoir, refusant absolument de fonder la morale sur la religion, et, au contraire, faisant l’inverse. Il m’est arrivé de soutenir, en utilisant ce concept elstérien, que le salut pour Kant, « la question qui nous intéresse », ne pouvait être qu’un sous-produit essentiellement secondaire de l’acte moral. Si j’agis conformément au devoir pour mon seul salut, je ne serai pas sauvé, car j’agis pour moi, et non du fait du seul respect pour la Loi morale en moi. Je ne puis espérer le salut que si je n’agis pas du tout en le prenant comme fin.

Il est donc plus difficile de rendre compte par l’égoïsme, ou, plus généralement, par le seul amour de soi (les Grecs parlaient de « philautie », comme dit Rabelais : « nos philauties couillonesques »), d’une action prima facie désintéressée de la part d’un athée, d’un kantien, ou d’un utilitariste conséquent, qui n’attribue pas plus de valeur à son bien-être qu’à celui de tout autre (la dérivation de l’altruisme utilitariste à partir du principe d’utilité individuel, tentée par Mill, est impossible, ce que Sidgwick appelait le « dualisme de la raison pratique »). Nous sommes certes habitués, au moins depuis les Jansénistes (Elster cite le grand livre de Bénichou, Morales du Grand Siècle), aux figures complexes de la duperie de soi, et nul ne les connaît mieux que l’auteur du Laboureur et ses enfants. Car si l’égoïsme simple (simpliste) est incapable de rendre compte d’actions manifestement irréductibles à l’intérêt immédiat de l’agent, il n’en va pas de même d’une approche plus subtile, illustrée par certaines splendides maximes de La Rochefoucauld : il suffit de postuler que l’individu agit de manière à satisfaire son estime de lui-même, dans son forum intérieur : « Je suis altruiste, moi ! » Donner anonymement à une ONG peut ainsi permettre de « déculpabiliser ». Comme le fait remarquer Elster, une telle hypothèse, qui demeure « égocentrique », ne saurait toutefois être compatible avec la transparence de soi : il est conceptuellement impossible qu’un agent admire son propre désintéressement, en sachant parfaitement qu’il ne fait qu’agir pour sa propre gloire intérieure. Si je comprends que ce que je fais n’est mû que par le souci intéressé d’avoir une bonne image de moi-même, je ne m’admire plus. Elster, citant Kant, note combien il m’est empiriquement impossible de démêler mes « vraies » raisons d’agir, ce qui n’implique pas qu’il faille renoncer à analyser, à distinguer, à disséquer l’âme, sous le prétexte fallacieux que tous nos concepts sont nécessairement vagues en ce domaine. Par ailleurs, même si j’accepte une maxime d’action « choisie » au départ pour des motifs égocentrés (y compris, donc, la gloire à mes propres yeux), il peut se faire que, pour être cohérent, je continue à agir de la même manière même si je n’en éprouve plus de satisfactions internes : il est plus facile d’entrer dans la mauvaise foi que d’en sortir (par le même mécanisme). Thèse remarquable.
A ce propos, on dit souvent que l’existentialisme sartrien incarne la fameuse idée du Sujet « transparent à lui-même », « maître de (lui-même) comme de l’univers », cible de toutes les « déconstructions », derridiennes ou wittgensteiniennes du « mythe de l’intériorité ». Elster a raison de juger plus proche du vrai la représentation freudienne du Moi comme une instance angoissée, en déséquilibre permanent, ayant à répondre aux défis contraires des pulsions, de la censure morale et de la « réalité », même si l’hypostase de l’Inconscient n’est guère satisfaisante : Freud ne nous donne pas la clé des mécanismes à l’œuvre. Il est évident qu’il y a de l’inconscient, mais moins qu’il y a l’Inconscient. Cela dit, même chez Sartre, la théorie de la mauvaise foi semble bien indiquer que le sujet n’est pas si transparent à lui-même que cela, puisqu’il lui arrive de « s’illusionner » sur ce qu’il est. Si le sujet était si transparent, la devise de tous les philosophes depuis Thalès ne serait pas « Gnôthi seauton ! », car on ne commande ou ne conseille pas de faire quelque chose qui existe de toute façon.
Quoi qu’il en soit, l’existence de comportements manifestement désintéressés, et que l’on peut juger tels sur la base d’informations indépendantes bien recoupées (Elster, à propos de la conversion d’Henri IV au catholicisme, parle de « triangulations »), résiste à l’idée du caractère uniquement intéressé de toute action. Supposons, pour aller dans le sens du livre, un résistant athée qui, tel Cavaillès, refuse de parler, de livrer ses camarades sous la torture, tout en n’ignorant pas qu’il va mourir : il est obscène, me semble-t-il, de qualifier ce sacrifice de soi d’égocentré, fût-ce au seul profit du contentement de soi. Au lieu de se livrer à des contorsions ad hoc, ne vaut-il pas mieux renoncer à la validité universelle de l’égocentrisme ?
Elster me semble être méthodologiquement assez « poppérien ». Notons en ce sens qu’il ne commet pas deux erreurs fréquentes : ses citations de philosophes et d’écrivains ne sont jamais présentées comme des arguments corroborant ses thèses, mais comme des formulations particulièrement heureuses de celles-ci. Ce qui lui permet de ne pas hésiter à critiquer telle ou telle formule admirable de Pascal ou de Proust. Seuls des faits eux-mêmes bien corroborés peuvent corroborer ou infirmer une hypothèse empirique. D’autre part, il n’érige pas les cas limites, ou les cas pathologiques, aussi passionnants fussent-ils, en règles générales.
Cela étant précisé, le résultat de son analyse conduit à penser qu’il faut reconnaître que les individus sont parfois mus par, disons, des idées, qui transcendent leur intérêt, même retors, et ne le sont pas seulement par des motifs intéressés. Elster reprend la tripartition de La Bruyère : l’intérêt, les passions, la raison. La réduction à l’intérêt nous prive de deux types de motivations distincts, mais réels. Le statut de la raison est évidemment crucial, du point de vue philosophique ! Il n’est pas dans le propos de ce volume de dresser une théorie des passions et de la raison, mais plutôt de montrer qu’il est peu plausible de ne faire de la raison que l’esclave de l’intérêt et de nier qu’il puisse exister des passions désintéressées.

Signalons quelques-unes des idées philosophiques fortes que permet à notre sens de « sauver » Jon Elster dans cet ouvrage, truffé de références magnifiquement pertinentes à la tradition des moralistes français, au sens large (de Montaigne à Proust, en passant par Pascal, La Bruyère, Laclos, Stendhal et Tocqueville), mais aussi aux Anciens (Aristote, Sénèque), ou à la psychologie expérimentale la plus pointue, sans parler de la théorie des jeux (dilemme du Prisonnier, équilibres de Nash, jeux coopératifs, théories de la « réputation » et de la « menace », « backward induction »…) : la conception aristotélicienne de l’amitié non utilitaire ; la conception républicaine classique de la « vertu civique » ; la possibilité, peut-être, du « pur amour » ; les théories de la sympathie (Hume, Smith) ; la thèse kantienne de la simple possibilité d’un acte accompli par devoir ; la conception (par exemple poppérienne, mais aussi celle de Charles Larmore) de la possibilité d’une action non déterminée par des causes égoïstes, mais par l’aperception d’arguments, de raisons ; la conception non égoïste du « don », ce que les Anciens appelaient la « libéralité », laquelle conception ne saurait en revanche sans précautions s’appuyer sur le seul essai (admirable) de Mauss, car le don et le contre-don obligatoires sont des normes sociales : les dernières livraisons de la Revue du Mauss paraissent en revanche plus proches de ce que tente Elster.
Il n’en demeure pas moins que les approches « soupçonneuses » ont leur domaine de validité, et qu’il ne faut pas trop attendre du désintéressement : il serait aberrant de vouloir expliquer tous les comportements apparemment altruistes par le seul discours justificateur désintéressé des agents (« idéologie »), comme ils se présentent en général (mais pas toujours : voir le discours aux Méliens, dans Thucydide, qui est, « évidemment », l’un des auteurs de référence de Jon Elster dans d’autres ouvrages, comme il l’était pour Raymond Aron.)
Cela dit, il peut être prudent de tenter d’abord d’éliminer l’hypothèse égoïste stricto sensu, souvent féconde, puis de faire celle d’un comportement guidé par le « souci externe du désintéressement », forme de recherche de la gloire (comme dans le cas de Necker), puis de faire celle, plus subtile, du « souci interne du désintéressement » (toujours « égocentré », mais avec duperie de soi), avant que d’émettre celle du comportement guidé par des raisons altruistes ou plus généralement désintéressées (il est d’ailleurs possible d’avoir à choisir entre la vérité et le souci des autres). Elster fait à ce propos deux remarques d’une exquise finesse : il faut distinguer « souci du désintéressement », et « souci désintéressé », celui précisément sur lequel ironisent les penseurs du soupçon (au sens de Ricœur) ; d’autre part, un authentique comportement désintéressé n’est pas celui de quelqu’un qui fait tout pour que son action soit « anonyme ». L’acteur désintéressé n’attribue aucune importance au fait qu’il ait un « public » ou non. Il me semble que presque toute la philosophie morale dépend de l’expérience de pensée que Platon a rendue célèbre sous le nom « d’anneau de Gygès », et qui est rappelée par Cicéron. La complexité du problème est accentuée par les approches de type larouchefoucaldien : si, invisible aux yeux des autres, je décide néanmoins de ne pas voler, par exemple, n’est-ce pas pour juger et sentir que je suis « un homme bien » ? Même l’action accomplie à mes propres yeux par devoir, et non seulement conformément au devoir, pour reprendre l’indépassable distinction kantienne, implicite chez Platon et surtout les Stoïciens, ne serait-elle point une autre ruse du Moi égoïste, c’est-à-dire, aux yeux de certains, en fin de compte, à des gènes égoïstes, « agissant » als ob ils étaient égoïstes ?
Sortir de cette aporie est difficile, et c’est ce que tente d’accomplir cet ouvrage. Le problème est bien de montrer la possibilité de l’altruisme, comme dirait Nagel, et plus généralement la possibilité du désintéressement. Les arguments de Jon Elster, sans jamais donner dans l’incantation naïve, nous donnent la possibilité de penser que les hommes ne sont pas nécessairement piégés par le regard des « autres », y compris, si l’on peut dire, le regard qu’ils portent sur eux-mêmes dans leur « forum interne ». Encore faut-il maintenir l’heuristique du « principe de rationalité », au sens de Popper. Elster, sans renoncer à tout usage de cet outil, ce qui serait à mon sens suicidaire, annonce un second volume traitant de l’irrationalité, problème dont il a déjà amplement parlé. Traiter de l’irrationalité, donc, entre autres choses, des passions, déjà présentes dans ce volume, par exemple dans la forme isolée par l’auteur du « désintéressement par négligence », dont souffrent, hélas, beaucoup d’entre nous. La paresse ou l’acédie nous font négliger notre intérêt, comme dans les cas d’akrasie, au sens d’Aristote, l’une des thématiques favorites d’Elster. Pour en arriver à combattre l’excessive domination des intérêts, ce dernier note que la raison a souvent besoin des passions. Ce qui l’amène à un certain scepticisme à l’égard des procédures de « refroidissement » des passions qui ont cours dans les démocraties parlementaires. Il faudra sans doute qu’il revienne sur ce point, car il est clair que les passions sont tout aussi dangereuses que l’intérêt, sinon plus. L’une des grandes idées du libéralisme classique n’est-elle pas de détourner en quelque sorte les passions guerrières en les coulant dans le moule de l’intérêt commercial, plus « doux » (Hirschman, citant Montesquieu) ?
L’invidentia, « la peine ressentie à cause de la prospérité d’autrui, alors qu’elle ne nous est en rien nuisible » (Tusculanes, IV) est ainsi particulièrement néfaste. Citant, comme le faisait Rawls, Helmut Schœuk (L’Envie (Neid), Les Belles Lettres), Elster juge, comme l’auteur de la Théorie de la Justice, que l’herméneutique de l’envie est trop souvent mise au service d’une « idéologie de droite », voyant dans toute mesure redistributrice un effet de « l’envie noire ». Ce qui ne veut certainement pas dire que l’envie n’existe pas ! Par ailleurs, une action désintéressée peut être immorale, comme dans le cas des attentats suicide contre des civils. Il peut, malheureusement, exister des assassins désintéressés.
Quoi qu’il en soit, on ne saurait retenir un sentiment rationnel de gratitude devant tant de clarté, de profondeur et d’idées heureuses, impossibles à résumer. A propos du rôle de l’argumentation, de la négociation et du vote comme procédures, et du souci du désintéressement et du souci désintéressé comme motivations dans les décisions collectives, signalons tout de même le chapitre X, centré autour de la « nuit d’ivresse » (largo et stricto sensu) du 4 Août, et de la décision de la Constituante en 1791 d’interdire à ses membres (dont Robespierre, chaud partisan de cette mesure étrange) d’être candidats à l’Assemblée législative : un petit chef-d’œuvre d’analyse historique. Un livre à mettre entre toutes les mains ! Mais peut-être l’auteur de ces lignes n’admire-t-il que sa propre capacité d’admirer. Il serait de fait envieux. Il y aurait de quoi.

Rappelons que Vauvenargues critiquait, lui aussi, avec le « grand style », les « philosophes » (jansénistes), qui vont « jusques-là qu’ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre le préfère à soi. Ils passent le but en ce point, car si l’objet de notre amour nous est plus cher sans l’être, que l’être sans l’objet de notre amour, il paraît que c’est notre amour qui est la passion dominante et non notre individu propre : puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions approprié par notre amour, comme notre être véritable. Ils répondent que la passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et celle de l’objet aimé. Nous croyons n’abandonner qu’une partie de nous-mêmes pour conserver l’autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paraît plus considérable que celle que nous abandonnons »…

Signalons aussi trois autres ouvrages récents de Jon Elster : d’abord Closing the books. Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, 2004, et Explaining Social Behavior, Cambridge, 2007.
Le premier porte sur un sujet crucial dans l’histoire de la théorie politique : celui de l’amnistie, posé au moins depuis la première, celle des démocrates athéniens, après la tyrannie des Trente, jusqu’aux récentes « transitions » démocratiques en Europe de l’Est, en Amérique Latine, ou encore en Afrique du Sud, en passant par les avatars des différentes transitions qu’a connues la France.
Le second de ces ouvrages est sans doute l’une des meilleure introduction actuelle aux méthodes et aux problèmes des sciences sociales en général : le choix rationnel, les interactions, les normes, les effets non intentionnels, etc.
Le dernier des ouvrages d’Elster porte sur, comme « The first Social Scientist ». Aucun lecteur de l’auteur de la Démocratie en Amérique ne pourra se passer de lire cet ouvrage. Elster considère que Alexis Tocqueville est surestimé en tant que théoricien politique, et sous-estimé en tant que sociologue. Le débat est ouvert. Si Elster entend pas « sciences sociales » l’aperception de mécanismes profonds ignorés des agents eux-mêmes, d’autres concurrents pourraient prétendre à ce statut : Adam Smith, Ibn Khaldun, voire Aristote…

Alain Boyer, Université de Paris-Sorbonne.

NOTES