A quoi reconnaît-on une théorie, une doctrine ou une pensée radicale, sachant que la notion de « radicalité » a des applications ailleurs que dans le domaine intellectuel, par exemple en politique ou dans les arts ?
Résumé
L’objectif de cet article est de déterminer en quoi consiste la radicalité dans le domaine de la pensée. A quoi reconnaît-on une théorie ou une doctrine radicale, sachant que la notion de « radicalité » a également des applications ailleurs que dans le domaine intellectuel, par exemple en politique ou dans les arts ? Le point de départ de l’analyse est constitué par une hypothèse présente chez Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et Carl Schmitt. Chacun à sa manière, ces auteurs défendent l’idée que faire la théorie d’un phénomène social suppose d’examiner ses manifestations extrêmes ou radicales, et non ses manifestations ordinaires ou normales. Cette idée est à la base de ce que nous appellerons le radicalisme épistémique, dont nous préciserons ensuite certaines des caractéristiques principales.
« … les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté (…) ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. » Descartes, Discours de la méthode, troisième partie.
Introduction
Notre objectif dans cet article est de tâcher de déterminer en quoi consiste la radicalité dans le domaine de la théorie ou de la pensée. A quoi reconnaît-on une théorie, une doctrine ou une pensée radicale, sachant que la notion de « radicalité » a des applications ailleurs que dans le domaine intellectuel, par exemple en politique ou dans les arts ?
La notion de « radicalité intellectuelle » - ou des notions connexes telles que « pensée radicale » ou « pensée extrême » - n’a à ce jour fait l’objet que de peu d’analyses approfondies. Elle apparaît, par exemple, dans un article de Philippe Raynaud paru dans la revue Le débat, intitulé « Les nouvelles radicalités. De l’extrême gauche en philosophie ». Cet article a ensuite donné lieu à la publication d’un ouvrage du même auteur ayant pour titre L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution [1]. Dans ces deux textes, Raynaud présente et soumet à critique certaines des principales philosophies politiques « révolutionnaires » - ou radicalement réformistes - apparues au cours des années 1990 (c’est-à-dire après la chute du mur de Berlin), notamment celles de Toni Negri, Daniel Bensaïd, Etienne Balibar et Alain Badiou. Les expressions de « radicalité intellectuelle » ou de « radicalité philosophique » sont employées à plusieurs reprises pour désigner ces doctrines. Ces expressions ne sont cependant jamais définies rigoureusement, si bien que la pertinence de l’usage de la notion de « radicalité » dans le domaine de la pensée n’apparaît pas véritablement.
On trouve par ailleurs à l’heure actuelle des analyses de la « radicalité » ou de la « radicalisation » développées par des sociologues, des politistes, des historiens ou des psychologues. Mais celles-ci n’abordent pas de front la question de la radicalité en matière intellectuelle. Ainsi, l’ouvrage collectif dirigé par Annie Collovald et Brigitte Gaïti, intitulé La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, renferme des études consacrées à divers processus de radicalisation des comportements politiques [2]. Le problème du rôle de la radicalisation idéologique dans la radicalisation politique y apparaît à plusieurs reprises, par exemple dans un article de Nicolas Guilhot intitulé « Les néo-conservateurs : sociologie d’une contre-révolution ». La question de ce en quoi consiste précisément une pensée radicale n’y est cependant pas posée, et aucune définition de cette notion n’est proposée. En particulier, la question de savoir si un processus de radicalisation peut d’abord naître dans le domaine intellectuel, pour se propager ensuite dans celui de la pratique politique n’est pas abordée.
Le présent article ne vise évidemment pas à répondre de manière exhaustive au problème de la nature de la radicalité intellectuelle. Il a simplement pour objectif de mettre en lumière certains aspects de ce problème. Le qualificatif « radical », on le sait, renvoie étymologiquement à ce qui est relatif à la racine (radix en latin), et par extension à l’essence ou au fondement de l’entité ou du processus approché de manière radicale. C’est par exemple le sens que donne Karl Marx à cette expression lorsqu’il affirme dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel qu’ « Etre radical, c’est prendre les choses par la racine » [3]. Le problème, bien entendu, est qu’une fois dit cela, on n’a encore rien dit de précis sur la nature de la radicalité, qu’elle soit intellectuelle ou autre [4]. Un effort minimal de clarification conceptuelle est donc requis en ce qui concerne cette notion.
Nous commencerons par proposer trois citations de penseurs qui se sont posés, pour des raisons convergentes, le problème de la radicalité intellectuelle. Nous tâcherons ensuite d’en dégager des enseignements permettant de progresser dans la compréhension de ce qu’est une pensée radicale. Nous nous concentrerons tout particulièrement sur deux éléments qui nous semblent caractéristiques de la radicalité intellectuelle.
Le radicalisme épistémique
La première citation que nous considérerons est de Walter Benjamin. Elle est tirée de l’ouvrage L’Origine du drame baroque allemand - la thèse de doctorat de Benjamin - paru en 1928. Voici ce qu’affirme le philosophe :
« C’est une erreur que de vouloir présenter ce qui est général comme une valeur moyenne. Ce qui est général, c’est l’idée. Par contre, plus on pourra la voir comme quelque chose d’extrême, plus on pénétrera profondément au cœur de la réalité empirique. Le concept découle de l’extrême. »
Et Benjamin ajoute plus loin : « La nécessité de se tourner vers les extrêmes - c’est la norme de la formation des concepts dans les recherches philosophiques. » [5]
La deuxième citation est de Siegfried Kracauer, qui était, comme Benjamin, un proche de l’Ecole de Francfort. Voici ce que dit Kracauer dans son ouvrage intitulé Les employés, paru en 1929 :
« Le matériel présenté dans ce travail a été recueilli à Berlin, car à la différence de toutes les autres villes et localités allemandes, Berlin est l’endroit où la condition des employés se présente sous sa forme extrême. Et l’on peut comprendre la réalité seulement à partir de ses extrêmes. » [6]
La troisième citation est d’un auteur qui se situe politiquement à l’opposé des deux précédents : Carl Schmitt. Elle est tirée de l’ouvrage de Schmitt intitulé Théologie politique, paru en 1922. Cherchant à définir la notion de « souveraineté » - l’une des principales thématiques que renferme son œuvre - Schmitt affirme ceci :
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. Cette définition peut satisfaire la notion de souveraineté en tant que notion limite. Car notion limite ne signifie pas notion confuse comme dans la terminologie approximative de la littérature vulgarisée : il s’agit d’une notion de la sphère extrême. De là vient que la définition de la souveraineté ne saurait se rattacher au cas normal : elle se rattache au cas limite. » [7]
Benjamin, Kracauer et Schmitt sont les produits d’une époque - l’Allemagne de l’entre-deux-guerres - qui se caractérise par des processus politiques extrêmes, et qui n’ont évidemment pas été sans conséquences sur le type de pensée qu’ils développent. L’une des questions à laquelle une théorie générale de la radicalité intellectuelle devrait être en mesure de répondre consiste à déterminer dans quelle mesure le caractère conflictuel de la société dans laquelle a évolué un penseur a influé sur la plus ou moins grande radicalité de ses idées. Les moments de crises économiques, de révolutions ou de guerres tendent-elles à générer un surcroît de théories radicales ? Les périodes de stabilité sociale sont-elles au contraire propices à la radicalité, comme le pense Fredric Jameson, pour qui la pensée « utopique » - l’une des formes de la pensée radicale - a le plus souvent fleuri dans les moments de relative accalmie politique [8] ? Nous apporterons des éléments de réponse à cette question par la suite, mais laisserons en principe de côté ces aspects historiques pour nous concentrer sur la logique conceptuelle du problème qui nous occupe.
Que disent Benjamin, Kracauer et Schmitt dans les citations que nous avons rapportées ? Le problème auquel ces auteurs cherchent à répondre est celui, très classique, du rapport qu’entretiennent la réalité et les concepts ou les théories élaborées pour la comprendre. Le présupposé qui se trouve en arrière-plan des passages cités est l’idée que les théories ne sont en aucun cas des « copies » ou des « calques » de la réalité, autrement dit qu’elles ne peuvent renfermer l’ensemble des informations qui sont contenues dans la réalité. Parce que celle-ci est trop complexe, parce que le cerveau humain est insuffisamment performant pour l’appréhender complètement, ou pour ces deux raisons à la fois, les théories sont toujours des reconstructions partielles ou fragmentaires de la réalité. Cette idée avait bien entendu été antérieurement énoncée par un auteur qui a eu une influence directe sur Benjamin, Kracauer et Schmitt, à savoir Max Weber, dont les Essais sur la théorie de la science paraissent sous forme d’articles entre 1904 et 1917.
Dès lors que l’on admet que les théories sont forcément partielles se pose la question de l’articulation entre la théorie et la réalité. Plus précisément, à partir du moment où le rapport entre une théorie et la réalité qu’elle décrit n’est pas un rapport d’identité ou d’exhaustivité, surgit le problème de ce que Walter Benjamin appelle dans la citation ci-dessus « la norme de la formation des concepts », c’est-à-dire le problème des principes méthodologiques qui doivent présider à l’élaboration des théories, ou à la sélection des informations qui doivent figurer dans les théories.
Ce que Benjamin, Kracauer et Schmitt proposent, c’est une certaine norme de formation des concepts, un certain mode de production des théories, que nous appellerons le radicalisme épistémique [9]. En première approximation, le radicalisme épistémique soutient que lorsque l’on fait la théorie d’un phénomène social, il convient toujours de se tourner vers les manifestations extrêmes de ce phénomène, et non vers ses manifestations ordinaires ou normales. Par exemple, si l’on veut comprendre comme Kracauer la condition des « employés » dans l’Allemagne du début du 20e siècle, c’est le cas des employés berlinois qu’il faut examiner, parce que c’est à Berlin que cette condition se présente sous sa forme la plus extrême. De même, si l’on souhaite analyser comme Schmitt la nature du politique ou de la souveraineté, ce n’est pas les processus politiques ordinaires qu’il faut prendre en considération - par exemple les élections, les évolutions de l’opinion publique, ou l’émergence progressive d’un Etat de droit. Ce qu’il faut prendre en considération, ce sont les processus politiques qui sortent de l’ordinaire, à savoir les guerres, les révolutions, les dictatures ou les états d’exception.
Le radicalisme épistémique a quelque chose de délibérément paradoxal. Lorsque l’on cherche à comprendre un phénomène, il semble logique, au premier abord en tout cas, d’en examiner les manifestations « normales », quel que soit le sens précis que l’on attribue à cet adjectif. Plus précisément, il semble logique d’examiner les caractéristiques d’un phénomène qui apparaissent le plus fréquemment, qui sont les plus « centrales » ou « essentielles » dans ce phénomène. Pour reprendre le cas du politique, il est clair que dans les sociétés modernes, les élections se produisent plus souvent que les révolutions ou les états d’exception [10]. A ce titre, c’est en principe à partir des élections - et d’autres phénomènes de ce type - qu’il conviendrait d’élaborer une théorie du politique. Or, Benjamin, Kracauer et Schmitt soutiennent le contraire. Le caractère paradoxal du radicalisme épistémique découle du fait que par définition, les cas extrêmes sont rares. C’est pour cette raison qu’on les qualifie d’extrêmes. Si les cas extrêmes n’étaient pas rares, ils ne seraient pas extrêmes, ils se situeraient dans la norme ou au cœur des formes que revêt le phénomène considéré. La question, à partir de là, consiste à se demander comment il est possible de comprendre la nature d’un phénomène à partir d’éléments qui se situent à sa marge.
Pour répondre à cette question, il faut être plus précis concernant ce qui est radical ou extrême dans le radicalisme épistémique. La forme la plus simple de radicalisme épistémique se trouve sans doute chez Kracauer. Le raisonnement de ce dernier repose sur quatre points :
1. L’analyste cherche à comprendre la condition des employés dans l’Allemagne du début du 20e siècle ;
2. Berlin est le lieu où cette condition se présente sous sa forme la plus extrême ;
3. Comprendre un phénomène implique de se concentrer sur ses formes extrêmes ;
4. L’analyste doit donc étudier la condition des employés de Berlin.
Dans ce raisonnement, à quoi exactement la radicalité est-elle attribuée ? Ce qui est extrême ici, c’est la condition des employés berlinois, c’est-à-dire la réalité que Kracauer cherche à comprendre. « Extrême » ou « radical » sont avant tout, chez Kracauer, des propriétés de la réalité qui est décrite, et non des propriétés des concepts ou des théories utilisés pour la décrire. Bien entendu, la description d’une réalité extrême donnera souvent lieu à la formulation de concepts eux aussi extrêmes. Par exemple, si on analyse le politique à partir de cas de révolutions ou de dictatures plutôt que de systèmes électoraux ou d’évolutions de l’opinion publique, on en viendra à le définir de manière radicale. On dira par exemple, comme le fait Schmitt, que le politique, c’est la capacité à définir l’opposition entre l’ « ami » et l’ « ennemi », ce qui est de toute évidence une définition radicale du politique. En ce sens, la radicalité de la réalité rejaillit sur les concepts qui en sont proposés. Mais il n’en demeure pas moins que ce qui caractérise cette première forme de radicalisme épistémique, c’est l’idée que si l’on veut comprendre une réalité donnée, il faut prendre en considération les formes extrêmes réelles de cette réalité.
Walter Benjamin développe un point de vue quelque peu différent. Benjamin affirme ceci : « Plus on pourra voir l’idée comme quelque chose d’extrême, plus on pénétrera profondément au cœur de la réalité empirique. » L’objectif de Benjamin n’est pas de se donner pour objet la forme la plus extrême que revêt un phénomène dans la réalité. C’est plutôt d’élaborer des concepts ou des idées extrêmes pour rendre compte d’un phénomène de la manière la plus pertinente possible, que ce phénomène soit lui-même extrême ou non. Contrairement à Kracauer, Benjamin pose le problème au niveau du concept, et non au niveau de la réalité. Ce qui est radical chez lui, c’est donc avant tout la théorie.
Mais pourquoi les concepts doivent-ils être extrêmes ? Pour Benjamin, l’avantage des concepts extrêmes est qu’ils permettent d’accéder, dans les meilleures conditions, au cœur de la réalité empirique. En d’autres termes, c’est avec des concepts extrêmes qu’on a le plus de chances de comprendre un phénomène donné. L’image que suggère Benjamin est celle de la lame : plus le concept est tranchant ou acéré, plus il pénètre en profondeur dans la « substance » du phénomène étudié. Plus votre concept du politique est tranchant ou acéré, plus vous avez de chances d’accéder à l’ « essence » du politique. Mais reste bien entendu à déterminer ce qu’est un concept tranchant ou acéré : est-ce un concept particulièrement simple, clair, original ?
Le radicalisme conceptuel de Benjamin prend le contre-pied de la théorie des « types idéaux » de Max Weber. Pour Weber, on le sait, c’est par l’entremise de représentations « idéales », au sens de représentations « stylisées », d’une réalité qu’on a les meilleures chances de la comprendre. Pour Benjamin, c’est au contraire par l’entremise de types extrêmes, qui peuvent d’ailleurs être, au même titre que les types idéaux de Weber, des constructions purement intellectuelles. Dans le cas de Benjamin, on a donc une forme de radicalisme « heuristique », c’est-à-dire de radicalisme censé favoriser la découverte ou la compréhension d’une réalité. Le radicalisme, pour Benjamin, a une véritable fonction cognitive.
Il y a par conséquent une première distinction à établir concernant le radicalisme épistémique, à savoir que celui-ci peut découler de l’attention portée aux formes extrêmes réelles d’un phénomène, ou procéder de la volonté de l’analyste de forger des concepts extrêmes pour comprendre une réalité qui, elle, n’est pas nécessairement extrême.
La coupure épistémologique
Les passages rapportés ci-dessus permettent d’identifier une seconde caractéristique importante du radicalisme épistémique. Le radicalisme épistémique a ceci de remarquable qu’il cherche à opérer des ruptures par rapport aux opinions courantes, ou perçues comme courantes, concernant un phénomène donné. Autrement dit, le radicalisme épistémique entretient un rapport d’opposition frontale et systématique au sens commun. Cet aspect est par exemple présent dans la citation de Carl Schmitt, dans laquelle Schmitt affirme ceci : « Notion limite ne signifie pas notion confuse comme dans la terminologie approximative de la littérature vulgarisée : il s’agit d’une notion de la sphère extrême. »
Quel est le sens de cette attaque de Schmitt contre la « littérature vulgarisée », qui confond selon lui « notion limite » et « notion confuse » ? Comme en matière politique, le radicalisme dans le domaine de la pensée consiste en une critique de l’ordre existant. S’il existe une définition générale de la notion de « radicalisme », c’est sans doute dans son rapport négatif à l’ordre existant qu’elle doit être trouvée [11]. Le radicalisme politique critique les institutions politiques existantes, le radicalisme épistémique critique les modes de pensée ou les opinions courants. Le radicalisme épistémique peut ainsi être mis en rapport avec une thématique très présente dans la pensée du 20e siècle - en particulier dans la pensée française du 20e siècle - à savoir la thématique de la coupure épistémologique. Cette thématique, on le sait, a d’abord été développée par Gaston Bachelard, mais on la trouve également chez des auteurs comme Louis Althusser, Michel Foucault et Pierre Bourdieu [12]. En dernière instance, elle remonte au Durkheim des Règles de la méthode sociologique, et plus loin encore, à l’opposition platonicienne entre doxa et épistème.
Quel est le rapport entre le radicalisme épistémique et la thématique de la « coupure épistémologique » ? Les partisans de la coupure épistémologique soutiennent que la pensée véritable - qu’elle soit sociologique, philosophique, littéraire, historique, ou qu’elle relève des sciences naturelles - doit toujours commencer par rompre avec le sens commun. La raison en est que le sens commun se trompe systématiquement - pas seulement occasionnellement - concernant la nature de la réalité, ou concernant la nature de tels phénomènes particuliers. Deux arguments sont le plus souvent avancés à l’appui de cette position. Soit le sens commun se trompe parce qu’il est entièrement imprégné d’idéologie. C’est l’argument marxiste, celui de Louis Althusser par exemple. Ou alors, le sens commun se trompe parce que les « prénotions » qu’il renferme n’ont pas été élaborées avec méthode, mais à des fins pratiques. Un argument de cet ordre se trouve par exemple dans les Règles de Durkheim et sous une forme différente dans Le métier de sociologue de Bourdieu, Chamboredon et Passeron.
Il va sans dire que la critique du sens commun, ou de tel « région » du sens commun, n’implique pas toujours le radicalisme épistémique. Il y a des auteurs qui mettent en cause les opinions de sens commun, et qui ne sont pas pour autant radicaux. La critique radicale du sens commun comporte cependant deux caractéristiques, qui la distinguent de critiques plus modérées. La première est qu’elle est totale ou intégrale, c’est-à-dire que c’est l’ensemble du sens commun, voire peut-être l’idée même de sens commun, qui est mis en question. Cette caractéristique est par exemple présente chez l’un des principaux philosophes radicaux contemporains, à savoir Alain Badiou. Badiou défend l’idée - chez lui d’origine à la fois platonicienne et althussérienne - selon laquelle la pensée a toujours pour condition de possibilité une forme d’« arrachement » à la doxa, et l’enclenchement de ce qu’il appelle des « procédures de vérité ». Une idée similaire est énoncée, dans des termes différents, par Jacques Rancière, au moyen de la distinction qu’il propose entre le « partage du sensible » (c’est-à-dire grosso modo le sens commun) et l’ « égalité des intelligences » [13].
La seconde caractéristique de la critique radicale du sens commun est que cette critique repose le plus souvent sur des considérants politiques. C’est très clair chez les auteurs proches du marxisme, mais pas seulement. Le caractère politique de la critique radicale du sens commun soulève la question du rapport qu’entretiennent le radicalisme épistémique et le radicalisme politique. Les trois auteurs que nous avons évoqués sont des radicaux dans le domaine politique. Benjamin et Kracauer étaient proches de l’Ecole de Francfort, et par conséquent du marxisme, alors que Carl Schmitt a été l’un des principaux juristes du régime nazi. (Schmitt est davantage qu’un conservateur de type Edmund Burke. Il y a clairement chez lui des éléments de radicalisme.) Quel que soit le sens précis que l’on confère à ces termes, il y a donc chez ces trois auteurs une coprésence du radicalisme épistémique et du radicalisme politique.
Est-ce que le rapport entre ces deux formes de radicalisme est un rapport d’implication logique, au sens où ils iraient nécessairement de pair ? Peut-on au contraire être l’un sans l’autre, par exemple radical dans le domaine de la pensée mais non dans le domaine politique, ou l’inverse ? Il existe à notre sens des penseurs qui sont radicaux sur le plan politique, mais qui ne le sont pas dans le domaine intellectuel au sens où nous avons défini ce terme. On peut penser, par exemple, à Noam Chomsky, qui se réclame de la tradition anarchiste en politique, mais à qui il ne viendrait pas à l’esprit de dire, comme Benjamin, que le concept découle de l’extrême, et qui n’est pas non plus un partisan de la coupure épistémologique systématique. Sur le plan épistémologique, Chomsky est un « continuiste », qui considère que les règles de rationalité qui prévalent dans l’élaboration des raisonnements scientifiques sont les mêmes que celles qui ont cours dans le raisonnement naturel (notamment en politique) [14]. Un auteur comme Bertrand Russell, qui était comme Chomsky un socialiste libertaire et rationaliste, est également à classer dans cette catégorie. Il est donc possible d’être radical dans le domaine politique, sans l’être dans le domaine épistémologique.
Est-ce qu’il existe à l’inverse des auteurs qui sont radicaux dans le domaine de la pensée, mais qui ne le sont pas sur le plan politique ? Des penseurs comme Jacques Lacan et Roland Barthes relèvent peut-être de cette catégorie. Ceux-ci étaient assez loin d’être des révolutionnaires dans le domaine politique, mais leurs doctrines psychanalytiques et sémiologiques peuvent à certains égards être considérées comme radicales. En bons structuralistes, Lacan et Barthes sont des partisans de la « coupure épistémologique » [15], et l’idée que les concepts découlent de l’extrême ne leur était pas étrangère. A tout le moins, une propension à la théorisation à partir de cas sortant de l’ordinaire - donc à la construction de ce que nous avons appelé des « types extrêmes » - peut être identifiée chez eux. Il semble donc que le radicalisme épistémique et le radicalisme politique ne vont pas nécessairement de pair, même s’il est clair qu’on les retrouve souvent chez les mêmes auteurs.
Razmig Keucheyan
Maître de conférences
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Razmig.Keucheyan@paris-sorbonne.fr
BIBLIOGRAPHIE
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Raynaud Philippe, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006.
Schmitt Carl, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.
[1] Voir Philippe Raynaud, « Les nouvelles radicalités. De l’extrême gauche en philosophie », in Le débat, nº105, 1999 ; et Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006.
[2] Annie Collovald et Brigitte Gaïti (éds.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La dispute, 2006.
[3] Karl Marx, Contribution à la critique de « La philosophie du droit » de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1971.
[4] Marx, il est vrai, ajoutait : « Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même », ce qui donne une idée de ce que la radicalité signifiait à ses yeux.
[5] Walter Benjamin, L’origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 32.
[6] Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle, Paris, Editions de la MSH, 2004, p. 11.
[7] Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Pour un commentaire de ce passage, voir Pasquale Pasquino, « Carl Schmitt. Théorie de la constitution », in François Châtelet et alii, Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, PUF, 2001.
[8] Frederic Jameson, « The Politics of Utopia », in New Left Review, nº25, 2004, pp. 35-54.
[9] L’adjectif « épistémique » est employé ici au sens de « relatif à la pensée ».
[10] Sauf si l’on pense, comme le « néo-schmittien » Giorgio Agamben, que nous vivons dans un « état d’exception permanent » depuis le 11 septembre 2001 et les « lois d’exception » auxquelles a donné lieu cet événement. Voir Giorgio Agamben, Etat d’exception, Paris, Seuil, 2003.
[11] Comme l’affirme Samuel Huntington dans son intéressante analyse de la dialectique entre le conservatisme et le radicalisme. Voir Samuel Huntington, « Conservatism as an Ideology », in American Political Science Review, nº52, 1957.
[12] Pour une mise en perspective historique de cette thématique, voir Razmig Keucheyan, « Sens commun et réalité sociale : perspectives sociologiques et philosophiques », Social Science Information/Information sur les sciences sociales, 42 (2), 2003.
[13] Voir respectivement Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998 ; et Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[14] Voir Noam Chomsky, « Le vrai visage de la critique post-moderne », in Agone, n°18-19, 1998.
[15] La coupure épistémologique et l’insistance sur les discontinuités historiques et conceptuelles sont, on le sait, l’une des principales caractéristiques du structuralisme.