Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Louis Prat

Des ruptures avec le marxisme

Texte publié le 24 février 2010

A propos de Merleau-Ponty, Castoriadis, Debord et quelques autres...

La rupture avec le marxisme, à partir des années 60 et 70, est devenue comme un exercice obligé pour des intellectuels qui avaient trouvé chez Marx, suivant un mot de Sartre, l’horizon indépassable de notre temps. Sans doute n’y a-t-il pas lieu de nous étonner si, pour beaucoup d’entre eux, l’adhésion au marxisme, puis la désaffection, n’ont laissé d’autres traces que celles d’un engouement pour des modes éphémères. Chez la plupart d’entre eux, Sherlock Holmes lui-même aurait beaucoup de mal à trouver les indices qui pourraient subsister dans leurs tics de langage, ou leurs goûts esthétiques, de ce marxisme qui leur servait de boussole, illuminait leurs vies et guidait leurs pensées : il n’en reste plus rien, quoi de plus naturel, pour ceux d’entre eux qui étaient des moutons de Panurge, leur cas doit prendre place dans l’histoire des modes, où ils se trouvent, à vrai dire, en bonne compagnie... Reste à considérer quelques cas de penseurs pour qui la rencontre de Marx a pu être vraiment une affaire sérieuse, et chez qui la rupture n’a pas fait disparaître les motifs pour lesquels ils ont été marxistes - motifs au double sens de disposition préalable, motivation affective ou intellectuelle, et de thème directeur, leitmotiv qui persiste, et reparaît parfois sous un déguisement. C’est aussi bien le cas de ceux dont le marxisme s’est formé à l’école des grands partis de masse, dont ils ont accepté les rudes disciplines, que d’autres qui ont formé des groupes hérétiques, ou se sont crus marxistes hors de toute chapelle.

Le sens de la rupture devrait, logiquement, être déterminé par le sens qu’avait pris l’adhésion elle-même : ceux pour qui le marxisme marquait l’achèvement du projet des Lumières, de la science moderne et du progrès social, devaient être sensibles aux aspects délirants du pouvoir stalinien, qui allait réinventer le césaro-papisme que les tsars russes avaient hérité de Byzance, et le despotisme oriental, dont Wittfogel allait apprendre à ses dépens que son étude était virtuellement hérétique - mais pourquoi s’en sont-ils aperçus aussi tard, après avoir employé tout leur sens critique à refuser de croire les troublantes révélations de la « presse bourgeoise », y compris le « rapport attribué à Khrouchtchev », qu’ils attribuaient aux faussaires de la CIA ? Peut-être auraient-ils dû partager un moment l’embarras éprouvé, dans les années 50, par un étudiant communiste, en visite à Bucarest, et se demander ce qu’avait pu vouloir dire un professeur roumain, qui louait le régime en ces termes éloquents : « Par exemple, nous disait-il, auparavant les historiens devaient aller chercher eux-mêmes les documents dans les archives. Maintenant leur tâche est facilitée. Tous les documents qu’ils peuvent consulter sont imprimés, dans une vingtaine de volumes, et ils n’ont pas à s’écarter du matériel ainsi réuni ». Comme on pouvait s’y attendre, c’est seulement après coup que le narrateur a déchiffré ce message : « Et moi, apprenti historien, un tel propos ne me mit pas en alerte. Tout de même un petit point de méfiance s’alluma dans un obscur recoin de ma conscience et ne s’éteignit pas tout à fait. Je n’oubliai pas ce gros homme mielleux et aujourd’hui j’admire son rare courage. A de jeunes imbéciles fanatisés, il consentit à s’adresser. Il glissa clandestinement et sans espoir dans leur esprit un message, comme on jette une bouteille à la mer, en espérant qu’un jour ce message serait transporté à qui pourrait le déchiffrer et qu’il ne serait pas perdu » [Alain Besançon, Une génération, Paris 1987, p. 201 ; rappelons en passant que dans son livre Présent soviétique et passé russe, le même auteur voit une « imitation perverse » dans les pratiques staliniennes qui semblent être empruntées au régime tsariste, dont ils pourraient sembler être des « survivances » - et qui relèvent plutôt de ces « pseudomorphoses » qu’évoque Michel Heller dans L’utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, 1982, p. 249].

Merleau-Ponty, la rupture différée

Ne nous attardons pas sur des remords tardifs : ce qui est bien plus troublant, et devrait susciter des questions théoriques, c’est le cas des philosophes existentialistes, qui savaient assez bien ce qui se passait dans la Russie de Staline, et qui n’adhéraient pas au parti communiste, dans lequel ils voyaient un « porteur infidèle » du projet d’émancipation qu’avait apporté le marxisme, mais qui pratiquaient un « attentisme marxiste » dont Merleau-Ponty avait trouvé la formule : « Nous ne pouvons plus avoir une politique marxiste prolétarienne à la manière classique, parce qu’elle ne mord plus sur les faits. Notre seul recours est dans une lecture du présent aussi complète et aussi fidèle que possible, qui n’en préjuge pas le sens, qui même reconnaisse le chaos et le non-sens là où ils se trouvent, mais qui ne refuse pas de discerner en lui une direction et une idée, là où elles se manifestent. (...) Simplement nous ferons cette politique d’attente sans illusion sur les résultats qu’on peut en espérer et sans l’honorer du nom de dialectique. Savons-nous s’il y a encore une dialectique et si l’histoire finalement sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons sur le chemin de la vérité actuelle et dans l’analyse de notre temps [Sens et non-sens, Nagel 1948, pp. 299-303] ».

Merleau, dix ans plus tard, a fini par conclure, après avoir été un compagnon de route et consacré un livre aux procès de Moscou, qui reste un document sur les aberrations dont les meilleurs esprits peuvent se montrer capables : les réglements de comptes entre vieux-bolcheviks s’y trouvent imputés au « maléfice de l’existence à plusieurs », qui n’apporte aucune lumière sur la tragédie de la révolution russe [cf. Castoriadis, « Rideau sur la métaphysique des procès », La société bureaucratique, SB, pp. 344-352]. Mais parce qu’il a écrit Humanisme et Terreur, et qu’il s’est jugé responsable d’avoir accrédité, auprès de ses lecteurs, des opinions auxquelles il ne souscrivait plus, Merleau-Ponty a cru devoir s’en expliquer, dans Les aventures de la dialectique, acte de probité qui reste exceptionnel, si on le compare à tant d’autres maîtres à penser. Car même de nos jours il faut être candide, comme George Steiner, pour s’étonner qu’en France on fasse encore grand cas d’un penseur réputé, « capable de raconter que Mao est le plus grand libérateur de l’humanité, alors qu’il a fait plus de victimes que Hitler et Staline réunis [Entretien avec Philosophie-magazine, juillet-août 2009] ». Le livre de Merleau n’a eu, pour ainsi dire, aucun écho dans le monde philosophique, et encore moins auprès de la gauche pensante - si on excepte la référence qu’y fait Castoriadis dans Marxisme et théorie révolutionnaire [L’institution imaginaire de la société, IIS, p. 112], autre ouvrage maudit, bien qu’il soit, sur le tard, devenu un classique.

Etrange situation : parmi les rares textes dont les auteurs s’expliquent sur leur rupture avec l’enseignement de Marx, ces deux-là n’ont reçu, de la part du public auquel ils s’adressaient, aucune autre réponse que des sarcasmes ou des attaques personnelles, sans jamais donner lieu à un débat de fond. Le livre de Merleau, pour Simone de Beauvoir, se réduisait à une querelle avec Sartre, dont Merleau n’aurait jamais compris la pensée, ne s’en prenant jamais qu’à un « pseudo-sartrisme » [Privilèges, Paris, 1955]. Quant à Castoriadis, il suffit de relire l’article de Guy Debord, « Socialisme ou Planète » [Internationale Situationniste, mars 1966, pp. 77-79 ; c’est de là que proviennent les citations suivantes] pour se faire une idée des invectives qui empoisonnaient le débat.

Castoriadis, Debord et Marx

Car au-delà des invectives, le pamphlet de Debord esquissait un débat, même s’il se bornait à des phrases assassines, où il accusait Cardan (pseudonyme de Castoriadis) d’employer la psychanalyse au service d’une « justification de l’irrationnel », « alors qu’en fait les découvertes de la psychanalyse sont un renfort - encore inutilisé pour d’évidents motifs socio-politiques - pour la critique rationnelle du monde ». Cardan « se gargarise » d’imaginaire social, alors que celui-ci « n’a jamais la pure innocence, l’indépendance que lui prête son néophyte Cardan. Par exemple, le problème le plus hautement politique du siècle est une affaire d’imaginaire : on a imaginé que la révolution socialiste avait réussi en URSS. L’imaginaire n’est pas libre dans une société esclave. Sans quoi, pourquoi imaginerait-on, et pas seulement à Planète, tant de cardaneries ? »

Debord, évidemment, ne réduit pas l’imaginaire aux illusions charriées par la pensée captive de telle ou telle époque, il se réfère à l’imaginable réel que dissimule un imaginaire constitué. Mais c’est lui qui invente les cardaneries qu’il dénonce, d’un imaginaire « innocent » grâce auquel serait justifié l’irrationnel. Castoriadis dit bien - d’accord avec Lacan - que la formule de Freud « Wo Es war, soll Ich werden » [Où était ça, je dois devenir] « ne peut signifier ni la suppression des pulsions, ni l’élimination ou la résorption de l’inconscient » [IIS, p. 151] et qu’on devrait la compléter par son inverse : « Wo Ich bin, soll Es auftauchen » [Où je suis, ça doit surgir] Mais s’agit-il de justifier l’irrationnel ? Il s’agit de reconnaître que « le désir, les pulsions - qu’il s’agisse d’Eros ou de Thanatos - c’est moi aussi, et il s’agit de les amener non seulement à la conscience, mais aussi à l’expression et à l’existence. Un sujet autonome est celui qui est fondé à conclure : cela est bien vrai, et : cela est bien mon désir [IIS, p. 155] ». Ce qui revient à dire que la psychanalyse ne prétend pas refaire la personnalité du sujet qu’elle soigne, et lui substituer celle d’un homme nouveau, pleinement rationnel, étranger aux passions, et à sa vie passée. Et si cela vaut pour un sujet autonome, c’est encore plus vrai des luttes par lesquelles une société deviendrait autonome : loin de faire table rase d’un passé qui ne mérite pas de survivre, la société nouvelle, dont l’émergence même est une conséquence de luttes antérieures, se nierait elle-même si elle voulait effacer l’histoire qui la précède, et dont elle est issue.

C’est sur ce point, entre autres, que Marx est en défaut, dans un texte célèbre où la révolution est présentée comme un processus nécessaire, qui s’impose aux acteurs quoi qu’ils pensent et qu’ils veuillent, et qui les émancipe à l’insu de leur plein gré [pour parler le jargon des Guignols de l’info] : « Il ne s’agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat tout entier se représente à un moment comme le but, il s’agit de ce qu’il est, de ce qu’il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être ». Comme l’a vu Merleau-Ponty, « même si le marxisme et sa philosophie de l’histoire ne sont rien d’autre que le ’secret de l’existence’ du prolétariat, c’est un secret que le prolétariat ne possède pas lui-même, et c’est le théoricien qui le déchiffre. N’est-ce pas avouer que, par personne interposée, c’est encore le théoricien qui donne son sens à l’histoire en donnant son sens à l’histoire du prolétariat ? » [Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, 1955, p. 65]
Partant du même texte - et rappelant que c’est un « écrit de jeunesse » (La Sainte Famille) - Castoriadis dénonce le privilège que Marx accorde ainsi à la spéculation théorique : « elle seule permet de reconnaître si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l’empire de simples ’représentations’, ou sous la contrainte de son être. A quel moment peut-on encore parler d’autonomie ou de créativité du prolétariat ? A aucun, et moins que jamais au moment de la révolution puisque c’est précisément pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue, où l’histoire le contraint enfin de manifester son être - que jusqu’alors il ignore, mais que d’autres connaissent pour lui » [L’expérience du mouvement ouvrier, 1, p. 18]. Par quel miracle deviendra-t-il autonome, si son action reste entièrement déterminée par des conditions objectives, quelle que soit la conscience qu’il pourrait en avoir ? Qu’est-ce que l’autonomie, si elle est le résultat d’un processus nécessaire ? Peut-elle être autre chose que la nécessité comprise et assumée, l’amor fati des Stoïciens ?

Marx est loin, dans ce texte, d’autres textes où éclate l’élément révolutionnaire de sa pensée, celui-là même « qui refuse de se donner d’avance la solution du problème de l’histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n’est pas un état idéal vers lequel s’achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l’état de choses existant ; qui met l’accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes [IIS, p. 83] ».

Remarquons en passant que l’idée d’autonomie, cette idée-mère dont Castoriadis nous assure qu’elle apparaît très tôt, « en fait dès le départ », dans sa propre pensée [DH, p. 413], n’est rien d’autre que ce qu’il retient du marxisme, et c’est bien pour cela qu’elle est aussi précoce : qu’elle prenne, hors du marxisme, une place centrale que le marxisme ne pouvait pas lui accorder, cela répond au fait qu’elle n’est plus bridée par l’idée d’une nécessité historique, et s’accorde avec celle d’un imaginaire instituant, et d’une création toujours irréductible aux antécédents dont elle paraît issue. Dans le cadre d’une pensée rationaliste, elle ne peut être que l’accomplissement nécessaire d’une virtualité, l’humanité de l’homme, qui existait en puissance, et qui s’actualise quand elle a bien mûri, comme une chrysalide qui devient papillon.

Parler d’autonomie - hors du rationalisme - devient le seul moyen d’exprimer aujourd’hui ce qu’exprimait jadis le mot de socialisme, bien qu’aucun mot n’échappe à la dégradation qui affecte tous les mots du vocabulaire politique. Ce que Castoriadis, dans les années 60, présentait comme le contenu du socialisme, définit aussi bien ce qu’il nomme autonomie : “L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même” [Socialisme ou Barbarie, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30]. Ce programme n’est plus le programme marxiste.
S’il y a bien, chez Marx, deux éléments contradictoires, rompre avec le marxisme est encore une façon de lui rester fidèle, quand la fidélité littérale et aveugle devient, finalement, la pire des trahisons. Quand il faut choisir entre deux textes incompatibles, choisira-t-on celui qui assure que, « dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports nécessaires, indépendants de leur volonté », qui assurent l’existence de lois économiques, ou celui qui rejette l’idée suivant laquelle « les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu’elles s’appliquent au présent ou au passé » [Postface du Capital, p. 557 dans l’édition de la Pléiade, cf. ci-après Marx et l’imaginaire] ? S’il faut interpréter, et trancher entre une lecture autorisée - c’est-à-dire orthodoxe - et des lectures condamnées comme hérétiques, il faut encore choisir entre l’autorité que s’arroge le « parti de la classe ouvrière », ou celle que revendique un groupe d’initiés, trotskistes, bordiguistes, ou même situationnistes, qui délèguent à leur pape le droit de définir le marxisme authentique. Debord, sur ce terrain, ne pouvait guère passer pour un pape infaillible : s’il adoptait, alors, l’idée que l’URSS n’était aucunement un pays socialiste, c’est parce qu’il avait lu Socialisme ou Barbarie. Avant cette rencontre, dont Bernard Quiriny a retracé l’histoire, il qualifiait encore comme « Etats ouvriers » les pays du bloc soviétique, dans son Rapport sur la construction des situations, texte de référence sur lequel s’est fondée l’Internationale Situationniste, mais qui n’avait guère de consistance politique. La fin de son parcours fournit un bel exemple de la meilleure sortie que puisse faire un pape : dissoudre son Eglise, et congédier ses ouailles...

Sens et portée d’une rupture

Les attaques de Debord apportent un éclairage sur la rupture qu’entamait Castoriadis, et qui restait, pourtant, très incomplète encore : son sens était, alors, plus clair dans l’esprit de ceux qui la refusaient (Souyri, Lyotard, et les situationnistes) que dans la pensée de Castoriadis lui-même. Quand Debord dénonçait une « justification de l’irrationnel », il restait fidèle au panlogisme hégélien, pour qui, comme on le sait, « tout le réel est rationnel, tout le rationnel est réel » - formule que les marxistes ont reprise à leur compte, et qui est longuement commentée par Engels, dans sa brochure Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, où elle lui sert à expliquer le caractère « essentiellement critique et révolutionnaire » que Marx attribuait à la dialectique hégélienne. Pour celle-ci, en effet, la réalité historique n’est pas une forme figée, mais un mouvement nécessaire, qui conduit à son terme l’existence contradictoire des formes qui apparaissent, s’épanouissent et disparaissent quand elles ont fait leur temps, et cessent d’être viables. Comme Goethe le fait dire à son Méphisto, dûment cité par Engels, « tout ce qui existe mérite de périr » : tout ce qui vient au monde y subsiste dans la mesure et aussi longtemps qu’il demeure rationnel, dépérit et périt quand il cesse de l’être. C’est pourquoi Marx peut dire, dans la postface du Capital : « Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ». Telle est, bien entendu, la pensée de Debord, qui reproche à Cardan « son ignorance totale de la pensée dialectique » [texte cité, p. 79]. Or, en réalité, Cardan était alors bien loin d’avoir rompu avec la « dialectique », et ses premières critiques à l’égard du marxisme prenaient la forme d’une radicalisation - contestable à nos yeux - de sa dialectique historique : la contradiction par laquelle Marx avait cru fonder son pronostic sur la fin du capitalisme n’était pas une vraie contradiction, « parler de ’contradiction’ entre les forces productives et les rapports de production est pire qu’un abus de langage, c’est une phraséologie qui prête une apparence dialectique à ce qui n’est qu’un modèle de pensée mécanique [IIS, pp. 26-27] ». On sait qu’il lui opposait une vraie contradiction, telle que "le processus de travail ne fasse plus surgir un conflit extérieur au travail lui-même, mais doive s’appuyer sur une contradiction interne, l’exigence simultanée d’exclusion et de participation à l’organisation et à la direction du travail [IIS, p. 143] - celle qui lui permettait d’assimiler le fonctionnement du capitalisme à la conduite d’un schizophrène, oubliant, semble-t-il, que les contradictions de la schizophrénie n’impliquent, en elles-mêmes, aucun dépassement ou résolution nécessaire.

Et même s’il vouait « toute dialectique fermée », « rationaliste », ou « systématique » à déboucher sur une « fin de l’histoire » - « que ce soit sous la forme du savoir absolu de Hegel ou sous celle de l’homme total de Marx, quelle autre dialectique pratiquait-il lui-même, quand il affirmait »que la visée de l’autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience, la visée de l’autonomie c’est le destin de l’homme, que, présente dès l’origine, elle constitue l’histoire plutôt qu’elle n’est constituée par elle [IIS, pp. 148-189]«  ? L’auteur de cette phrase est encore hégélien, et tombe sous le coup de sa propre critique, celle qu’il énoncera quelques années plus tard : « La fin de l’histoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu’il leur semble saugrenu de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l’histoire ne commence » [IIS, pp. 259-260]. Dire que l’autonomie, »présente dès l’origine« , est »le destin de l’homme", c’est faire de l’histoire un scénario dont l’issue est prescrite d’avance, sous la forme d’un happy end, comme l’est chez Hegel, le rapport dialectique qui s’institue entre le maître et l’esclave.

Hegel, Kojève et Castoriadis

Ne nous attardons pas sur les querelles savantes où l’on rappelle que Knecht ne veut pas dire esclave, mais valet, serviteur, et que c’est bien le mot qu’emploie l’apôtre Paul, dans la traduction de Luther, pour se poser lui-même en serviteur du Christ. Admirable détour, qui a fait de lui le maître des ouailles qui sont venues se joindre à son troupeau : en tout cas, le mot grec que Luther a traduit par Knecht est justement doulos qui, la plupart du temps, est traduit par esclave. Ce terme est, après tout, justifié par la lutte à mort que nous décrit Hegel, dans sa genèse d’une conscience de soi qui vise, dès l’abord, à être reconnue par une autre conscience, qu’elle rencontre d’emblée comme une rivale. Cette lutte aboutit à la reconnaissance du guerrier victorieux par son rival vaincu qui a « trouvé son maître », c’est le cas de le dire, et qui l’a reconnu, en se faisant lui-même l’instrument du vainqueur. Comme le dira Kojève, cette reconnaissance unilatérale est une « impasse existentielle », où le désir du maître n’est satisfait qu’en apparence, puisqu’il est reconnu par un être qu’il ne reconnaît pas lui-même, reconnaissance qui est donc sans valeur pour lui. Et, comme on s’en doutait, le désir de reconnaissance apparaît, tôt ou tard, comme un désir qui ne peut être satisfait, sauf s’il accepte, enfin, la réciprocité [Cf. IIS, p. 140 : « La reconnaissance d’autrui ne vaut pour moi qu’autant que je le reconnais moi-même »]. C’est donc dès le début que cette dialectique a programmé sa fin, et que le temps passé avant d’y parvenir, même s’il est très long, même s’il n’a pas encore fini de s’écouler, n’est qu’une forme vide, un temps répétitif où rien de neuf n’arrive, et qui ne peut connaître aucune création - puisqu’une création, si elle peut se produire, doit être irréductible à ses antécédents, et ne peut jamais être prescrite par avance.

Dira-t-on qu’il s’agit, non de Hegel lui-même, mais d’un Hegel imaginaire, celui qu’a inventé Alexandre Kojève, dans sa brillante construction d’un système hégélien qui s’organise autour de la dialectique où Herrschaft et Knechtschaft, en échangeant leurs rôles, produisent les figures de la Conscience de soi : scepticisme, stoïcisme, conscience malheureuse ? La question est sérieuse, pour les historiens de la pensée hégélienne, mais elle n’a, pour nous, qu’une importance relative.

L’importance du rôle que Kojève a joué dans la philosophie française, et qui justifie bien, dans le livre que Vincent Descombes a consacré à « quarante-cinq ans de philosophie française, 1933-1978 » [Le même et l’autre, Paris, Minuit, 1978], que l’enseignement de Kojève y marque une rupture, en quelque sorte inaugurale, a fait l’objet d’évaluations contradictoires :

- c’est à Kojève qu’est attribuée l’origine d’une pensée qui ose sortir de sa tour d’ivoire, et prendre en charge la violence, la guerre, le totalitarisme, en bref ce « maléfice de l’existence à plusieurs », dont se soucient Bataille, Lacan, Hyppolite, Queneau, Sartre et Merleau-Ponty, auteurs qui, depuis lors, sont restés dans l’histoire comme la génération des « trois H » (Hegel, Husserl, Heidegger). Et c’est encore lui qu’invoque Fukuyama, après l’effondrement de l’empire soviétique, pour relancer l’idée d’une « fin de l’histoire » [Cf. le colloque De la fin de l’histoire, Editions du Félin, Paris, 1992, évoqué ci-dessus, en rapport avec le MAUSS].

- mais c’est aussi Kojève qui deviendra la cible des spécialistes de Hegel, qui lui reprocheront d’avoir fait de Hegel un précurseur de l’existentialisme athée, tout comme Heidegger, auquel il attribue, de façon tout aussi arbitraire, le projet d’une « philosophie athée complète » où l’expérience humaine pourrait être pensée à partir d’elle-même, sans aucun recours à aucune transcendance...

Inutile de nier que ces thèses de Kojève faisaient violence aux exigences élémentaires hors desquelles il est vain de prétendre écrire une histoire de la pensée.

Inutile de nier l’influence qu’elles ont eu sur Castoriadis lui-même, et sur quelques auteurs qui ont compté pour lui : Merleau-Ponty, bien sûr, mais aussi Kostas Papaioannou, auquel il va reprendre la traduction de textes du jeune Hegel, qu’il cite justement dans « Marxisme et théorie révolutionnaire ». Dans ce texte, en tout cas, il voit dans la formule Weltgeschichte als Weltgericht, « l’Histoire universelle comme Jugement dernier », un indice de l’athéisme hégélien, « l’idée la plus radicalement athée de Hegel » [IIS, p. 15, note 3].

Remarquons toutefois que ces critiques justifiées n’anéantissent pas la valeur de l’interprétation que Kojève proposait, dans cette trop fameuse « dialectique du maître et de l’esclave », pour laquelle ce qu’il dit ne s’éloigne pas trop de ce qui était admis, même par des auteurs classiques comme Alain, qu’on pourrait croire imperméable à la dialectique hégélienne, et qui, on le sait bien, préférait Kant, Descartes, et même Auguste Comte à cet obscur Hegel - comme on dit Héraclite l’Obscur - pour la lecture duquel il devait faire appel aux lumières de son ami Lucien Herr...

Il n’en reste pas moins que, dans son livre Idées, où il étudie Platon, Descartes, Hegel et Auguste Comte, Alain consacre quelques pages à la genèse de la Conscience de soi, où il note, par exemple, que dans la lutte à mort qui oppose les consciences, « l’un et l’autre posent leur vie ’comme une chose sans valeur’. Le fait n’est pas douteux ; nos plus cruels combats ne sont pas pour l’existence, mais bien pour l’honneur ».
De même ajoute-t-il que « la conscience universelle, qui est proprement la conscience, suppose la reconnaissance réciproque de deux moi ; c’est pourquoi la mort n’avance à rien. Il reste que la soumission de l’un forme entre le maître et l’esclave un commencement de société ». Puis il montre comment « le maître devient l’esclave de l’esclave, et l’esclave devient le maître du maître » - formule qui n’est pas employée par Hegel, bien qu’elle serve souvent d’abrégé didactique. Mais elle figure chez Alain, qui la place entre guillemets : « Le maître devient l’esclave de l’esclave par la paresse, l’esclave devient le maître du maître par le travail » - et l’assortit de commentaires assez proches de ceux que formulera Kojève : « Le serviteur, en travaillant pour le maître, use sa volonté individuelle et égoïste, et supprime l’immédiateté du désir ; cette abdication et la crainte du maître amènent le commencement de la sagesse et le passage à la conscience de soi universelle ».

Cette lecture, d’ailleurs, est confortée par Marx, dont Kojève a pris soin de citer une phrase, qui félicite Hegel d’avoir fait du travail l’attribut essentiel de l’existence humaine [Manuscrits de 1844, dont la publication était alors récente] et dont Castoriadis pouvait s’être inspiré bien avant de connaître les travaux de Kojève : il connaissait Hegel, tout aussi bien que Marx, avant de venir en France, et il n’est pas certain qu’il tire de Kojève des idées qui, souvent, sont proches de celui-ci. Pouvait-il le connaître, en 1948, quand il s’inspirait de Hegel pour mettre en forme sa perception de l’histoire, dans une « Phénoménologie de l’expérience prolétarienne » [La société bureaucratique, pp. 95-105] ? La question ne se pose plus, quand il s’agit du texte où il développe, en exprimant ainsi ce qu’il ressent lui-même, les « racines subjectives du projet révolutionnaire » :
« Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur peu importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu’il puisse me voir, comme un autre être humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d’expression de l’agressivité, que notre compétition reste dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent être résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possible d’inconscient, soient chargés le moins possible d’imaginaire. Je désire qu’autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l’autre et que, tout seul, je ne peux au mieux qu’être ’vertueux dans le malheur’ [IIS, pp. 137-138] ».
Ce texte est clairement pénétré de Hegel, et d’un Hegel compris dans l’esprit de Kojève, bien qu’il écarte sa théorie de l’histoire. Car il n’implique pas que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’existence à plusieurs puisse et doive conjurer ce que Merleau-Ponty nomme son « maléfice », qu’elle doive finalement devenir transparente, donnant ainsi naissance à un homme nouveau - rédemption que récuse, nous l’avons déjà vu, son interprétation de la pensée freudienne. Il postule, au contraire, que cette existence à plusieurs n’est pas un maléfice, et que, dès à présent, les hommes peuvent nouer des relations humaines avec tous leurs semblables : s’ils ne le pouvaient pas, comment pourraient-ils donc y parvenir plus tard, grâce à la croissance des forces productives ? C’est là, nous semble-t-il, ce qui rend nécessaire la rupture avec tout ce que Castoriadis nommera « la mauvaise utopie marxo-anarchiste » selon laquelle, « un jour, les individus agiront spontanément de façon sociale et qu’il n’y aura besoin d’aucune contrainte, etc ». Formule paradoxale, où anarchisme et marxisme sont logés à la même enseigne, celle qui signalait l’abbaye de Thélème, où les hommes devaient s’entendre dans un consensus spontané, qui est pour Castoriadis un miracle improbable : « Est-ce qu’ils sont miraculeusement tous d’accord ? Non. Il y a une minorité, peut-être, ou plusieurs. Faut-il qu’elles suivent la majorité ou pas ? Ou bien chacun se retire sur une fraction d’un continent et applique son propre plan. Qu’est-ce que ça veut dire ? » déclare-t-il dans sa rencontre avec le MAUSS.

L’utopie est un terme des plus équivoques, qui a souvent désigné un récit de fiction, qui se déroule dans des contrées imaginaires : c’est le cas du Critias, des Voyages de Gulliver, et de 1984, qu’Orwell lui-même classe dans le genre utopique. Mais il s’agit aussi du tableau d’un pays où s’établirait une société parfaite, la meilleure, en tout cas, des sociétés possibles. Cela veut dire, en fait, une société où toute décision pourrait être l’objet d’un calcul rationnel, et ne donnerait plus matière à controverse. Le calcul benthamien des plaisirs et des peines, ou celui que Leibniz prête au Dieu créateur, interdit par avance tout débat politique, puisque les experts savent ce qu’il convient de faire : les citoyens n’ont plus qu’à ratifier leurs choix. C’est pourquoi l’utopie définit le contraire du projet d’autonomie, qui serait impensable si la politique était une science exacte, apte à déterminer ce qu’est le bien commun.

NOTES