Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Franck Dubost

La vie comme force alternative au malaise contemporain

Texte publié le 22 février 2010

En s’appuyant sur Jean-Marie Guyau et Nietzsche, Franck Dubost oppose à l’utilitarisme ambiant une morale vitaliste de la fécondité et de la réciprocité. Après la première, consacrée à J-M. Guyau, on lira ici la seconde partie de sa contribution, dédiée à Nietzsche.

Voir la première partie : http://www.journaldumauss.net/spip.php?article413

II. Qu’est donc la volonté vers la puissance ? Que veut le Surhomme ?

Après avoir abordé la question du concept de vie chez Guyau que d’aucuns ont considéré à tort comme le Nietzsche français, nous allons maintenant nous intéresser à la manière dont Nietzsche à son tour aborde la notion de vie qu’il éprouve comme une démesure dionysiaque qui enjoint l’homme à se réjouir de la vie en dépit de ses épreuves. Nietzsche nous appelle à un nihilisme positif et libérateur du christianisme qui a trop longtemps réprouvé ce qui constitue la nature de l’homme. Pour ce faire, nous suivrons la lecture que nous offre Gilles Deleuze pour lequel « la théorie de l’homme supérieur est une critique qui se propose de prononcer la mystification la plus profonde ou la plus dangereuse de l’humanisme. » [1]
Nous nous intéresserons ensuite à travers la question du don à la façon dont Georges Bataille appréhende la raison dialectique hégélienne qu’il conçoit comme un avilissement de la souveraineté vitale. Le don est pour lui la possibilité d’opposer à la logique maussienne une action où la négativité ne se subordonne rien, oubliant le rendre au profit d’une souveraineté inappropriable, que personne ne peut prétendre posséder. Nous finirons cette deuxième partie à partir d’une réflexion personnelle née de la lecture de la philosophie vitaliste tant vilipendée par Georg Lukacs [2] dans une tonalité plus guyaldienne que nietzschéenne.
Nous pouvons succinctement en livrer le pourquoi. Il y a entre Nietzsche et Guyau une réelle divergence en dépit du fait qu’ils partagent tous deux le même intérêt pour le concept de vie.
Les jugements de Nietzsche sur Guyau sont justes ; Nietzsche comprend que sympathie et sociabilité sont des affects originels pour Guyau contrairement à ce qu’estime l’école anglaise. Les utilitaristes voient dans le désintéressement un produit de l’évolution, alors que Guyau voit en lui ce qui résulte du plus profond de l’être, une force qui persévère dans son être. S’agissant de Spencer, « la doctrine de l’évolution entraîne nécessairement la reconnaissance de l’égoïsme comme principe de la vie morale. » [3] Spencer nuance son propos quand il estime que « l’absolu que la morale poursuit (le mode idéal de conduite qui doit être poursuivi par l’individu en société afin de garantir le plus grand bonheur de chacun et de tous) est simplement la limite vers laquelle tend l’évolution de la vie. » [4] L’évolution morale de l’humanité est un progrès qui est le produit d’une phase de la nature où l’altruisme devient un bien désirable. Tout ce que nous appelons mal et immoral finira par disparaître pour laisser place à la société parfaite. En suivant l’évolution nécessaire de l’humanité, l’individu subira l’évolution des sentiments et des idées. Le progrès se fait de l’égoïsme, point de départ biologique, vers l’altruisme, point d’arrivée sociologique sous condition que l’altruisme produise le plus grand bonheur individuel, « c’est-à-dire les plus grandes satisfactions égoïstes, aptes à servir à leur tour à la relance d’un altruisme éclairé, qui aura du côté des satisfactions individuelles des effets indéfiniment amplificateurs. (…) L’altruisme est moins un but qu’une fonction, moins une finalité qu’un instrument rationnel, le moyen d’une éthique qui repose sur un impératif hypothétique. En ce sens, la clé de la morale évolutionniste est à chercher du côté de l’activité rationnelle de la justice plutôt que du côté de la sympathie instinctive ou de la bonté. » [5]
D’une part, l’égoïsme est la règle générale, ce qui signifie qu’il est le fondement et la fin des comportements moraux ; d’autre part, l’altruisme est le signe de l’évolution positive de l’humanité. Le sacrifice de soi n’est pas moins primordial que la conservation de soi.
Des utilitaristes et des évolutionnistes, Spencer est celui dont Guyau se dit le plus proche. Guyau et Spencer partagent en effet l’idée qu’il faut laisser la société sans règle, qu’il faut chercher dans la vie ce qui alimente l’existence. « Ils se sont accordés à concevoir la vie comme une activité qui trouve dans sa plus haute intensité sa plus haute jouissance. » [6]
Et cette intensité vise à toujours plus d’extension. Reste à savoir la façon dont va s’orienter celle-ci. Pour Guyau, la vie a besoin d’accumuler un surplus de force pour satisfaire le nécessaire. L’épargne est la grande loi de la nature. A priori c’est aussi ce que pense Nietzsche. Mais en réalité cette surabondance est l’occasion d’une accumulation du pouvoir pour le pouvoir, un déploiement de puissance, alors que pour Guyau la surabondance est au service d’un rapport renouvelé à autrui. Elle ne vise pas à attaquer mais à s’unir.
Chez Nietzsche, l’altruisme symbolise le symptôme d’une vie affaiblie : « il existe des espèces souffrantes, malades et mécontentes d’elles-mêmes (…) que vont-elles exiger ? Non pas la conservation de leur espèce souffrante, mais une volonté de se nier et de préférer le désintéressement, le dégoût de soi, le refus de l’égoïsme. Et ainsi leur haine se tournera contre les êtres heureux, les fiers, les victorieux ! (…) C’est ainsi qu’une espèce d’êtres souffrants et à demi manqués est conservée en vie, et, d’une certaine manière rendue apte à vivre. » [7]

Pour Nietzsche les forts aiment la solitude et ce sont les faibles qui s’associent. Nous sommes là face à un carrefour : ou bien suivre Nietzsche ou bien rejoindre Guyau. En suivant ce dernier, on détermine l’altruisme sur la loi même de la vie. Ce à quoi l’égoïsme de Nietzsche s’oppose dont le concept de vie se construit sur et contre autrui. Pour Nietzsche il y a une immoralité primordiale (plutôt une innocence) de la vie que nie Guyau. « C’est une faute de confondre toute expansion d’activité avec une agression, de croire que ce qui est en plus des besoins stricts de la vie individuelle, ce qui est comme un luxe, ne peut être employé que contre les autres. » [8] Chez Guyau, la vie a deux orientations : elle est nutrition et fécondité. L’accroissement de la vie engendre le développement de l’action à aller vers autrui, ce qui se répercute sur le moi qui s’élargit au point qu’autrui devient pour lui un semblable.
Nietzsche se trompe quand il interprète les dire de Guyau quand celui-ci avance que l’homme est un être envahissant. Nietzsche croit voir là la tendance à se servir d’autrui quand Guyau veut dire que la fécondité pousse l’homme à s’allier aux autres, à ne faire qu’un avec eux pour faire exister un tout plus vivant. Envahir c’est partager et non dominer. La vie féconde n’est pas le fait d’un être solitaire mais d’un être aimant qui chérit la vie. L’individu ne peut se suffire à lui-même ; il lui faut se prodiguer, se sacrifier, apprendre à partager avec autrui. Nietzsche répond : « tous les vivants veulent avant tout déployer leur puissance sur les autres » au point de les desservir. Dans la lecture que fait Nietzsche de Guyau, il y a des incompréhensions : quand Guyau parle de l’art en disant que nous avons besoin d’imprimer la forme de notre activité sur le monde, Nietzsche annote Ia ! ecco ! Macht auslassen ! comme s’il s’agissait de s’approprier ce qui appartient à tous. Quand Guyau parler d’imprimer sa forme, Nietzsche lui retient imposer, qui à la faveur de ce changement sémantique introduit l’idée d’une domination sur autrui.
Guyau s’il s’oppose à la morale kantienne n’en propose pas moins une doctrine morale alors que Nietzsche qui vilipende l’idée de socialité ne peut que récuser tout système moral.
Les forts n’ont pas besoin de moral, alors que les faibles parce qu’ils sont faibles élaborent des lois qui les protègent. La loi d’expansion de la vie est chez Guyau l’équivalent de l’obligation quand chez Nietzsche elle s’affirme comme conquête du moi. « On sait que Nietzsche considère la morale comme devant cesser un jour d’être nécessaire. » [9]
Sur ce point on pourrait croire qu’il s’entend avec Guyau pour lequel la morale doit devenir anomique. Mais celle-ci n’est qu’absence d’obligations et de sanctions alors que chez Nietzsche la morale est encore un trop, une nécessité de la conscience du troupeau.
Pour Guyau, le devoir existe et ne demande qu’à s’épandre, il est un surcroît de vie intellectuelle que celui qui peut doit mettre en œuvre. Nietzsche identifie la morale à la poursuite d’une mortification que la religion exacerbe pour affaiblir l’homme.

L’impératif catégorique en morale est une vengeance d’esclaves, une œuvre de ressentiments alors que ceux qui sont forts n’obéissent qu’à eux-mêmes, à leur volonté libérée de l’ascétisme chrétien. Le sentiment de faire le bien pour le bien, « à acquitter, sous la forme du devoir, ce que nous devons à autrui, Guyau y verra une expansion d’un sentiment de personnalité intense joint à un sentiment intense du lien avec les autres personnalités. » [10] Acquitter son devoir ne suppose pas pour Nietzsche l’amour d’autrui mais le respect de soi. Chacun cherche à empiéter sur le domaine d’autrui par la création d’un sentiment de dette des uns envers les autres. C’est pourquoi il nous faut à notre tour agir pour qu’autrui ne soit pas à l’abri de notre action à son encontre. Le devoir chez Nietzsche devient domination alors qu’il est chez Guyau sympathie et recherche du bien sans voir dans l’action morale une source d’asservissement d’autrui. Guyau a sans le savoir remis en cause l’immoralisme nietzschéen : son mépris des faibles, son opposition à la pitié, à la charité. Quand Guyau parle de ces sujets, Nietzsche annote : Incredibile ! Il faudrait répondre à Nietzsche, qu’il y a plus de puissance véritable à se faire aimer qu’à se faire haïr. Guyau de par la façon dont il conçoit la vie apporte une réfutation à l’individualisme nietzschéen. Toute lutte apporte une diminution de la vie et donc de la volonté. La violence quand elle doit faire face à un obstacle produit sur la volonté un affaiblissement dont l’individu qui s’y livre diminue sa vitalité. Aussi la puissance devient impuissance. Guyau n’a pas connu Nietzsche mais il aurait probablement estimé que la meilleure manière de répondre à la force de la vie c’est de se répandre en autrui, d’aimer et agir pour l’humanité. Nietzsche nie l’inspiration sociale de l’individu quand Guyau vise la réalisation du bien sans supposer quelque malice derrière cette intention. Il ne veut pas le dépassement de la morale mais simplement son accomplissement ici et maintenant.

a. Nietzsche ou la grande santé d’une vie sous le signe de Dionysos

Alain Ehrenberg nous parle d’une fatigue, d’une difficulté d’être soi comme si l’autonomie qui est propre à notre société était un fardeau. Or n’est-ce pas là une chance qui nous est offerte ? L’anomie qui se propose à nous n’est-elle pas un événement qui nous délivre des contraintes, des normes et des valeurs que nous imposaient la modernité. De ce plus de liberté, la vie ne peut-elle pas en jouir ? N’est-il pas venu le temps de faire valoir la vertu de force [11] dont parle Georges Gusdorf pour que notre santé ne soit plus confiée à toute une cohorte de médecins qui viennent remplacer les serviteurs de Dieu pour vous administrer toutes sortes de tranquillisants. Face à l’entreprise de débilitation contemporaine, il faut affirmer avec véhémence que la vie est grandiose au lieu de la déprécier comme le faisait le prêtre du temps où le christianisme existait comme un poison vermineux. A l’instant où l’homme accueille la vie comme un fruit mûr, il se fait désir et non conscience malheureuse.
Point besoin d’envisager l’existence d’un autre monde pour se consoler de nos malheurs, il faut accepter tel quel notre vie présente. « Zarathoustra dit oui et amen « d’une façon énorme et illimitée », il est lui-même l’éternelle affirmation de toute chose. » [12] Le chrétien s’il veut enfin vivre doit se déprendre du ressentiment qui focalise la négation sur toute chose. Il nous faut acquiescer au réel tel qu’il est, accepter la réalité telle qu’elle se présente : voici ce qu’il convient de faire pour s’affranchir du culte de la souffrance à laquelle tient tant le christianisme. Ce n’est pas la vie qui est triste, mais notre refus de la vivre jusqu’au bout de ses possibles. Il nous faut comme Nietzsche éprouver une jubilation à s’amuser de tout. L’homme ne saura se libérer que s’il reconnaît les fardeaux auxquels il se soumet, s’il parvient à identifier la maladie propre au monde qui l’a forgé. Mais cette libération est malaisée tant « toutes les vieilles valeurs de l’autre monde lui apparaissent comme des forces qui mènent ce monde-ci. » [13] Il lui faut s’affranchir des illusions qui font de lui un esclave qu’un dieu jaloux exploite. Oui, la vie est lourde à porter nous dit-on alors même qu’elle pourrait être légère si tant est que l’homme comprenne que l’on sacrifie sa vie pour satisfaire Dieu. Dès l’enfance, on nous inculque des idéaux mortifères qui blessent les sentiments humains. Il faut s’humilier et demander pardon quand il faudrait répondre par un coup de tonnerre et un non majeur. La vie est ainsi avilie, mutilée. Nous sommes réduits à être des hommes asservis qui répondent oui à chaque fois « que le nihilisme engage la conversation. » [14] L’esclave ne sait que dire oui à son maître. L’être souverain, lui, sait dire non à ce qui le contrarie. Il sait s’opposer au nihilisme qui nie la vie ne craignant pas de se perdre. Si l’esclave, lui, veut perdurer, le souverain ne craint pas de se perdre. Le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps, celui qui « sous le soleil de l’être, perd jusqu’au goût de mourir, s’enfonçant dans le désert pour y rêver longtemps d’une extinction passive. » [15] Il faut cesser de se mentir en croyant que l’homme peut aboutir à la vérité.

Le monde n’est ni vrai ni rationnel il est multiple et vivant, volonté de puissance qui sait évaluer ce que représente la vie. Il appartient à celui qui sait l’aimer. Le souverain danse et rie, il ne prie pas pour demander pardon ni ne s’apitoie sur son sort. L’esclave, lui, se résigne et accepte de vivre son aliénation comme une fatalité. Il ploie sous la tâche ingrate de travailler à son salut quand il faudrait s’en émanciper. Le souverain se sert de son excédent vital pour créer et s’abandonner à la délectation de ses œuvres. Le oui dionysiaque est celui qui sait refuser le fardeau que le nihilisme entretient pour plier les hommes à sa volonté décadente. « Ce oui a mis le négatif au service des puissances d’affirmer. Et affirmer, c’est délivrer, décharger ce qui vit, c’est alléger » [16] et marquer sa préférence pour l’avenir alors que l’esclave est l’homme de l’éternelle rumination du passé. Fruit du ressentiment il méprise tout ce qui élève l’homme, ce qui lui fait choisir le Christ comme idéal parce que son ascétisme et la souffrance qu’il endure sont ses valeurs reconnues de tous. Dans son univers, la perte demeure impensable. Ce qu’il s’agit toujours c’est d’être simplement soi-même, de détenir un pouvoir, un rang, une situation, participer à des enjeux. Mais pour que la vie ne soit pas entravée, il est temps de se passer de Dieu pour qu’enfin un événement joyeux puisse être fêté. Du moins d’un certain dieu, celui des trois monothéismes, un dieu sans vie, car Nietzsche a toujours voulu que la vie aspire à l’abondance des cultes grecs. Nietzsche ne veut pas d’un monde sans divin, i.e d’un monde où s’est absenté le sacré et le sens du jeu. C’est alors que « la danse transmue le lourd en léger, le rire la souffrance en joie (…) La danse affirme le devenir, le rire affirme le multiple. » [17] Il faut en finir avec la dialectique hégélienne qui reconnaît l’existence d’un pouvoir du négatif, et admet l’idée d’une valeur de la souffrance. Il est temps d’abroger la conscience malheureuse que l’idéal ascétique induit. La dialectique est l’idéologie chrétienne par excellence, elle est la pensée de l’esclave, ouvrier du ressentiment alors que la volonté de puissance est la vertu qui donne sans mesurer ce qu’elle fait. Elle est l’activité auto produite qui ne se raisonne pas quand il s’agit de vivre. Mais « l’homme n’habite que le côté désolé de la terre, il en comprend seulement le devenir-réactif qui le traverse et le constitue. C’est pourquoi l’histoire de l’homme est celle du nihilisme, négation et réaction. » [18] Je souffre parce que je suis coupable nous dit le christianisme pour mieux nous soumettre alors même que la souffrance a des causes plus rationnelles. Dionysos nous libère de l’intériorisation de la faute et de la culpabilité que le Christ a valorisé.

« Il aime la vie, comme l’oiseau de proie l’agneau : tendre, mutilée, mourante. » [19] Le bonheur du christianisme est de soigner cette douleur par la crucifixion du Fils qui porte sur lui tout le poids des péchés des hommes. Et comme nous devons lui être redevable et nous plier à sa doctrine nihiliste, nous voici devenus ses esclaves. Le sens de l’existence devient la soumission à Dieu, c’est-à-dire à la négation de l’individualité belle et entière de la vie. Nous nions l’existence, nous l’évaluons à partir d’une dépréciation qui la condamne à végéter. Nous sommes à la fois responsable et coupable alors même que nous sommes innocent. Or il faut faire de la morale une force et non une cause dépréciative de la vie. Mais « un homme qui n’accuserait pas l’existence, serait-ce encore un homme, penserait-il comme un homme ? » [20] Le but de Nietzsche, c’est libérer la pensée du nihilisme, c’est-à-dire du ressentiment qui accuse la vie de ne pas être bonne. Pour cela, il faut dépasser la culpabilité que l’on nous inculque, croire à l’innocence de l’avenir, transcender l’existence liée au christ. Vouloir, c’est vouloir créer son existence à partir d’une pensée affirmative et joyeuse. Dans cette optique, il faut défendre les forts contre les faibles, contre ceux qui demeurent prisonniers du ressentiment, se plaignant que la vie est cruelle et tragique. Il faut que le triomphe de la réaction sur l’action soit vaincu pour que l’homme accède à sa réelle nature d’aventurier de son existence. Aussi est-il nécessaire de redonner à la notion de hiérarchie ses lettres de noblesse et toute sa valeur, pour pouvoir différencier ce qui est faible de ce qui est fort.
Par cette action, « Nietzsche appelle esclave celui qui est séparé de ce qu’il peut. » [21]
D’un côté, il y a les forces réactives qui correspondent à l’obéissance au Christ, de l’autre il y a les forces actives dont la puissance est d’agir et de commander. La force active va jusqu’au bout de son action quand les forces réactives déclarent forfait à la moindre difficulté.
Le nihilisme dont elles font preuve est la source de conservation d’une vie faible et diminuée. Les forces actives agissent pour qu’adviennent le règne des forts qui ne rejettent rien de la vie. Accepter plutôt que renier la condition tragique de l’existence, c’est à cela que l’on reconnaît les forts. Affirmer la vie c’est admettre pour les forts que tout doit leur être subordonné.
Que ce soit la souffrance ou la réjouissance. Il ne faut rien retirer de la vie, il faut l’accepter telle qu’elle est. Je souffre, j’expie, je suis racheté : cette logique, la vie la rejette parce qu’elle n’attend aucune résurrection. Vivre ce n’est ne pas ni espérer ni désespérer, c’est appréhender l’existence dans tout ce qu’elle nous offre. C’est conjuguer le verbe avec l’action et agir dans le sens de l’affirmation de ce qui grandit l’homme. Il faut abolir le désenchantement dans lequel l’individu moderne se complaît car la vie offre à qui lui demande une multitude de forces régénératrices. La vie comme le don a été oublié au profit du calcul du moindre coût. L’homme s’est abêti dans le confort facile alors qu’il est une corde qui monte jusqu’au ciel.
Il a annulé une partie de sa liberté au profit de choses qui le rassurent. Il est vrai que la vie est dangereuse parce qu’elle nous conduit vers l’avenir incertain que craint tant l’homme moderne. Elle n’est pas récréative mais créatrice de sens qui plonge dans le travail de l’inconscient. Pourtant, il nous faut l’accueillir et la chérir car c’est d’elle seule que l’homme peut trouver son salut, sa voie et ses forces. Du tréfonds de la terre se ressource l’arbre vivant ; du tréfonds de la vie se développe la belle individualité qui assume pleinement sa finitude et sourit sans réserve aux atermoiements de l’existence.

Nous l’avons vu : le christianisme dit non à la vie, ceux qu’il sauve sont ceux qui fuient le monde pour se réfugier dans l’illusion d’un autre monde et se fondre dans l’esprit de troupeau. Or la vie réclame de l’homme une singularité aiguisée qui ne fuit pas la maladie car ce qu’elle nous offre c’est un désir de santé plus fort. « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. » Les épreuves sont là pour que la vie active ses forces et qu’advienne un monde neuf pour un homme neuf. Mais « à faire sans cesse jaillir de soi la vie sous sa forme la plus violente pour tenter ensuite de la maîtriser totalement en imposant la volonté de puissance sur soi, ne risque-t-on pas, à un moment donné, de se couper du reste de la communauté qui ne peut plus vous tenir que pour un fou ? » [22] Ne faut-il pas craindre que la vie vous échappe ? L’homme fort est un homme esseulé, c’est là la condition nécessaire pour que la vie ne soit pas abîmée par le conformisme mondain, la condition du projet de la création de soi par soi au service d’une force qui multiplie son activité. « L’homme supérieur prétend porter l’humanité jusqu’à la perfection, jusqu’à l’achèvement. Il prétend récupérer toutes les propriétés de l’homme, surmonter les aliénations, réaliser l’homme total, faire de l’homme une puissance qui affirme et qui s’affirme. » [23] Lisant Nietzsche, on ne peut échapper à sa quête d’une souveraineté qui libère l’individu du règne de la tyrannie du on. L’individu, cette notion, il est impossible de l’ignorer quand on aborde la pensée de Nietzsche. Chacun de ses ouvrages expose le rapport de l’homme à la société, à travers la question de l’égoïsme ou de l’altruisme, et du lien de l’homme à lui-même (la solitude). Si individualisme il devait y avoir chez Nietzsche, il faudrait pour le comprendre pouvoir le comparer à ceux qui s’en réclament. Parler de la conception de l’individu chez Nietzsche, c’est d’abord pour celui-ci se penser comme un être distinct des autres, de tous ceux qui sont conformes aux normes et aux valeurs de son temps. Nietzsche est cet être solitaire qui affirme haut et fort son indépendance.
L’un des traits propres à Nietzsche est qu’il parle à la première personne, là où le discours philosophique exige l’effacement de la subjectivité. Philosophe, il ne veut pas imiter.
Il reconnaît ses dettes mais ne doute pas de sa singularité. « J’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne en rien et je me ris de tout maître qui n’a su rire de lui-même. » [24]
Ce n’est pas sans une certaine fierté que Nietzsche goûte à se savoir différent de ses contemporains, tant au plan intellectuel qu’au plan personnel.
Il revendique son originalité au prix d’une marginalisation sociale. Pour lui, chaque individu est un être unique qui doit mener sa vie sans devoir se soucier du jugement des autres.
Pas plus qu’il aime imiter, Nietzsche n’aime être imité. « Il m’est odieux de suivre autant que de guider. » [25] L’individu doit conduire sa vie en choisissant d’être égal à lui-même ; à lui, il revient d’être son propre législateur, de créer ses propres valeurs. Cette quête de liberté, cette soif d’indépendance a un prix, celui d’une grande solitude. Nietzsche valorise cet état. Il préfère que l’individu poursuive son chemin plutôt qu’adopter celui des autres. Libre de ses choix, l’individu se fait créateur, auteur de sa vie. Ce que Nietzsche conteste, c’est la possibilité d’une mise en commun des idées. On pourrait penser que cela conduit à l’impossibilité pour les hommes de pouvoir communiquer entre eux. En réalité, il n’en est rien. « Seule une pensée qui a renoncé à croire en une valeur universelle et commune de la vérité peut accepter la libre expression de la parole d’autrui. » [26] L’acceptation de la pluralité des points de vue conduit à une tolérance respectueuse des singularités individuelles.

Ce que Nietzsche remet en cause, c’est la croyance en l’égalité de l’homme face à la Vérité.
Il s’en prend au principe d’identité qui uniformise tout et occulte les différences. Pour lui, l’égalité est synonyme de nivellement. Nietzsche refuse l’égalisation des hommes au nom de leur différence irréductible. Les hommes sont ce qu’ils sont. L’inégalité est dans l’ordre des choses. Le droit n’y changera rien. Ce que Nietzsche critique, c’est l’instinct grégaire que suit l’homme qui a abdiqué sa personnalité, c’est la masse informe qui se plie à la volonté générale. Ce qu’il met en cause c’est la paresse et le peu d’énergie qui caractérise l’homme grégaire. Le désir de sécurité, l’instinct de conservation, Nietzsche en a horreur. Il récuse une société qui aurait pour fin de garantir à l’homme un surcroît de confort et de repos.
« Ce contre quoi Nietzsche s’élève, c’est avant tout l’érection par cet instinct de ses motifs en valeurs. L’animal de troupeau érige sa peur en vertu. » [27] Refusant d’être un animal social et sacrificiel, l’individu nietzschéen ne peut vivre qu’en dehors d’une société qui vous affaiblit dans votre volonté d’appropriation de soi. Ce que combat Nietzsche, ce sont les valeurs qui découlent de la peur, de la prudence propres à l’homme grégaire. Ces valeurs, ce sont l’obéissance, la tolérance, l’altruisme lesquelles caractérisent l’esclave. Pour lutter contre celui-ci, Nietzsche fait valoir l’indépendance, la solitude, la volonté, la force, l’égoïsme comme autant de vertus propres à l’individu souverain. Mais c’est l’homme du ressentiment qui l’emporte et impose ses normes. Tout est fait pour transformer l’individu en bête grégaire, par la culpabilisation, la critique de la solitude. L’homme solitaire est exclu des avantages de la société, mais ses propres valeurs sont condamnées au nom des valeurs de cette société, valeurs érigées en loi morale. » [28] L’individu souverain est marginalisé ; il est l’asocial, le hors la loi. Sa non appartenance au troupeau fait de lui un paria puni par la société. L’individu isolé qui ne veut pas abdiquer sa liberté est condamné à rester seul. Ou bien il renonce à ses goûts, à ses désirs, à sa volonté, à tout ce qui fait de lui un être unique. Ou bien l’homme veut appartenir à la société, et il doit renoncer à lui-même. Pour ce faire, il doit choisir d’être semblable à son prochain, il doit être identique à une moyenne que les normes sociales valorisent. Cette diminution de soi est justifiée par son utilité pour la société. Celle-ci peut accepter de sacrifier quelques-uns de ses membres pour venir satisfaire à ses besoins. Ce qu’il faut contester, c’est la prétention de la société à incarner le désintéressement, comme si l’égoïsme n’était pas de son fait. Pour Nietzsche, la Morale et la religion cachent des instincts qu’elles prétendent dominer pour mieux les réprimer. Derrière la pitié, l’obéissance, la compassion, la réciprocité et le désintéressement, la critique de l’égoïsme on trouve un égoïsme sans pareil, une vie tellement affaiblie qu’elle condamne tout ce qui a de fort et de beau pour vivre dans l’ascèse.« La vie étant considérée comme une malédiction, pratiquer l’ascèse revient à mourir à cette vie, en faisant de soi quelqu’un de triste, d’aigri, se sentant coupable de vivre. [29] Au cœur du dispositif chrétien, on trouve la volonté de se faire souffrir. « L’altruisme apparaît comme une technique très efficace visant à produire abondamment cette souffrance affligée à soi-même et nullement comme une technique visant à faire du bien à autrui. » [30]

Le christianisme offre à l’individu le salut éternel au prix d’un renoncement à soi ; mais l’individu qui s’y soumet se bâtit sur un intérêt non-dit, sur un égoïsme qui n’ose avouer qu’il continue de s’aimer avant d’aimer les autres. C’est là l’égoïsme des petites gens. Celui de Nietzsche obéit à une volonté d’affirmation, de dépassement. Ce n’est pas seulement s’aimer d’une façon auto-satisfaite, c’est dire oui à ce que l’individu va advenir. « L’amour de soi que revalorise Nietzsche n’est pas un contentement de soi narcissique qui nous laisserait stagner dans un état donné. Il est au contraire animé d’un dynamisme lié à une insatisfaction permanente qui me pousse à me dépasser. Ce que j’aime, ce n’est pas ce que j’ai été, je n’aime déjà plus ce que je suis. J’aime ce que je serai. » [31] D’ailleurs pour Nietzsche, l’égoïsme n’est ni bon ni mauvais, il représente une forme d’innocence par laquelle la volonté de puissance veut s’exprimer. Nietzsche ne croit pas au désintéressement ni au don de soi : « un être qui serait uniquement capable d’actions pures de tout égoïsme est encore plus fabuleux que l’oiseau Phénix (…) Jamais homme n’a rien fait qui eût été fait uniquement pour d’autres et sans aucun mobile personnel (…) Comment l’ego serait-il capable d’agir sans ego ? » [32] La morale du désintéressement est l’expression de ce qu’il y a de grégaire dans l’homme. Et c’est ce qui meut la morale chrétienne.
Mais ce qui détermine la critique nietzschéenne de la religion, c’est le refus de la prétention à la Vérité, que le faible s’approprie pour diminuer l’individu. Comment ne pas voir que la recherche de salut est animée par l’intérêt. Ce que dénonce Nietzsche, c’est l’emprise de la morale laïque, qui a pris la place de la Religion. Les faibles font de leur faiblesse une valeur qui condamne la force. La morale, la religion chrétiennes sont les moyens pour le troupeau grégaire de nier les valeurs des puissants. La religion désigne l’association de ceux qui refusent d’affronter la vie. Derrière le Bien se cache une volonté de négation de l’individu.

C’est pourquoi Nietzsche tente de réhabiliter l’égoïsme pour trouver dans l’homme une force affirmative de la vie. L’égoïsme est inné et primordial. Il est le fruit d’une capitalisation de forces qui ne demandent qu’à se dépenser. L’égoïsme prime l’amour d’autrui. Il n’y a pas lieu de s’en indigner. « Nietzsche innocente l’égoïsme en montrant que c’est son détournement qui est coupable en tant qu’il nuit à ma part la plus individuelle. » [33] L’individu ne doit pas craindre d’affirmer ce qu’il est. La valeur que Nietzsche accorde à l’individu est une façon de se dégager de la masse. L’égoïsme a pour fin de libérer l’individu du troupeau qui pervertit sa nature. Celui-ci est un retour à soi-même que la religion (en l’occurrence le protestantisme) veut nier pour que l’individu se plie à ses rites. L’égoïsme suppose un amour de soi que condamne la religion chrétienne. « Que l’on rende aux hommes le courage de leurs impulsions naturelles. Que l’on freine leur sous-estimation d’eux-mêmes. » [34] L’individu ne doit pas craindre d’apparaître tel qu’il est. Il doit dépasser la religion pour ne plus avoir à en être dépendant parce que cette dépendance est oublieuse de la lumière qui surgit de la vie.
Si l’homme veut vraiment être libre, il ne doit plus éprouver le besoin d’abaisser son ego. Alors son être incarne une force qui transcende sa personne. Ce serait se tromper que de penser qu’il s’agit d’un éloge de l’amour de soi. L’être individuel n’est pas enfermé dans une définition définitive de soi, il est ouvert à l’avenir qui le pousse à se dépasser. L’individu tel que le conçoit Nietzsche n’est pas l’individu narcissique que nos sociétés ont développé.

Ce que Nietzsche voit dans l’individu, c’est une force en devenir, et non un individu qui se complaît dans son identité. Il faut se demander si la valorisation par Nietzsche de l’égoïsme doit être comprise comme étant une légitimation de l’individualisme ? Rien n’est moins sûr. Car on trouve aussi chez Nietzsche une critique de l’égoïsme. Ce que Nietzsche dénonce c’est la croyance en l’ego, lequel n’est qu’une illusion à laquelle adhère le troupeau. L’individu n’est pas figé dans une identité, il est tension, devenir comme la vie. La conscience que l’individu a de lui-même est la partie émergée de son être à laquelle on ne peut le réduire. « La conscience est ce qui se montre à l’introspection, mais elle n’est qu’un masque qui nous dérobe notre vrai visage. » [35] Et ce que Descartes pense être le propre de l’homme, la Raison, n’est pas ce que je suis moi en tant qu’être singulier.
Descartes annihile tout ce qui fait qu’un individu est ce qu’il est au profit d’un universalisme qui aliène son identité propre. Ce qui fait l’homme pour Descartes n’est qu’une infime partie de ce qui détermine l’individu. Quoi de plus influençable que la conscience ? Admettons-le, la pensée consciente ne définit pas ce que je suis. « Ma pensée est que la conscience n’appartient pas au fond à l’existence individuelle de l’homme, bien plutôt à tout ce qui fait de lui une nature communautaire et grégaire. » [36] La conscience est l’expression d’un moi inauthentique qui donne de ma personne une image tronquée. Elle sert d’intermédiaire à une société qui nie la souveraineté de l’individu. Pour s’y opposer, Nietzsche réhabilite les instincts, les pulsions organiques qui définissent l’individu. Celui-ci se résume à l’addition de forces qui se disputent pour déterminer l’individu. Ces forces ne sont pas anarchiques, elles ont un sens que lui donne la Volonté de Puissance. « Elle tend à diriger les instincts vers l’accroissement de la force de l’individu, vers son affirmation. » [37] L’individu que critique Nietzsche, c’est celui qui se réclame de la raison, de la conscience, de la Vérité, tout ce qui amoindrit son être.
Si l’égoïsme est une vertu, c’est parce qu’elle valorise la vie qui est la seule réalité pour que s’accomplisse l’individu qui goûte ainsi à la joie d’être soi. Cet égoïsme n’est pas un repli mais un dépassement. C’est dans l’amour de soi que la solitude ressent l’approbation de la vie. En fait chez Nietzsche, l’égoïsme ne peut être la défense d’un ego puisqu’il n’y a pas d’unité de l’ego, mais une pluralité d’aspirations : « il n’y a pas d’égoïsme de l’ego, mais il y a bien en tout vivant des intérêts fondamentaux qui ne sont rien d’autre que les besoins qui s’expriment à travers les pulsions organisant et guidant la vie et l’agir de ce vivant. (…) Nier l’égoïsme, revient à dénier au vivant son caractère vivant. » [38]

b. Que donner veut-il dire, Bataille lecteur critique de Kojève [39]

C’est ce que Georges Bataille, dans La part maudite, dénonce avec emphase ; il ne retient que les notions de perte, de dépense, de dépossession qui mettent en péril la société dans laquelle nous vivons depuis que le consumérisme est roi. A la société homogène qui ne pense qu’à se conserver, obsédée par sa fonctionnalité, son opérationnalité, Bataille réactive la notion de Potlatch où brûlent la valeur et la dialectique. Chez Hegel, le maître n’est jamais trop éloigné de l’esclave, il tient à survivre à la lutte qu’il a engagée avec l’esclave. Aller jusqu’au terme de la lutte pour la connaissance de soi c’est risquer de perdre le bénéfice de sens gagné au jeu que l’on a acquis dans le renoncement de l’esclave. La dialectique du maître et de l’esclave supprime de telle manière qu’elle conserve et retient ce qui est supprimé. Par une ruse de la vie, la vie est restée en vie. La souveraineté, elle, s’arrache à l’opération dialectique, à la quête de sens. La figure du maître est celle qui veut perpétuer du sens pour que rien ne soit perdu par la mort. Quant à la dialectique elle cherche à se réapproprier toute négativité, à donner un sens à la mort, ne voulant pas voir le sans fond du non-sens dans lequel s’épuise la quête souveraineté de l’inutilité assumée vaillamment. Bataille, après avoir assisté aux cours de Kojève accentuera cette Part maudite jusqu’à un point de négativité si radicale qu’on ne pourra plus faire de la dépense une recherche de pouvoir et de gloire. La négativité ne sera plus l’envers de quelque positivité. Or on cherche toujours une finalité, une raison, un sens, ce qui fait dire aux utilitaristes que le don n’est pas gratuit. Bataille est un corsaire qui vise à faire sombrer la positivité de tout discours. Tant que l’on sera avide de sens, la souveraineté demeurera une notion impensable, le don ne sera pas accessible à sa compréhension.
La confrontation de Bataille avec Hegel via Kojève est décisive : au terme du procès de la dialectique, le vainqueur et l’esclave et son activité laborieuse pourvoyeuse du sens, de la conscience servile. Il faut donc ici introduire une distinction : la maîtrise n’est pas la souveraineté : celle-ci ne doit pas se vouloir, vouloir se garder, recueillir le bénéfice d’un risque calculé. L’enjeu de la souveraineté telle qu’elle peut s’exercer dans le potlatch n’est pas la recherche d’une conscience de soi. L’opération souveraine ne se subordonne à rien, ne se subordonne rien. Elle est indifférente à quelque résultat que ce soit. Se vouloir victorieux serait échouer en se donnant sens par l’asservissement à la médiation de l’esclave.
Le maître échoue en manquant l’échec, tandis que la souveraineté en échouant absolument gagne la non servilité. La souveraineté n’a pas d’identité. Pour ne pas s’asservir, elle ne doit rien (se) subordonner, à rien, ni à personne. Elle doit se dépenser sans contrepartie.

Le chant du discours doit tout perdre dans son flamboiement. La souveraineté puise à la ressource du sens pour l’épuiser pour ne plus être identifié au vrai. La pensée de Bataille veut dépasser Hegel, la circularité du sa savoir absolu, du circuit de la consommation reproductive. La phénoménologie hégélienne ne peut déterminer la négativité que comme force, comme moment du sens, comme travail et non comme excédent sans but, sans aucun sens. Le non sens de la souveraineté n’est pas le négatif réappropriable, il n’est pas la condition du sens. Il n’est pas une réserve se sens. L’acte de consumation n’est pas le négatif de la présence. La négativité doit être déportée hors des symétries. Elle se tient au-delà de l’opposition de la valeur et de la non valeur, au-delà des concepts de sens et de valeur. Réitérons notre propos : la souveraineté n’est pas la maîtrise, c’est-à-dire une volonté de s’approprier quelque profit (que ce soit l’amitié, la réciprocité des consciences, l’amour) jugé bienfaisant. Elle est art, élégance, grâce dont la fécondité irrigue une action sans finalité autre que l’expression démultipliée de la vie. On a souvent pris Bataille comme étant un mystique ; mais il n’en est rien car l’expérience intérieure n’en est pas une, car elle ne se rapporte à aucune présence. Bataille ne tient pas à signifier, à énoncer. L’expérience intérieure ne jouit pas d’une présence immédiate, du fait que la souveraineté suspend toute subordination. L’écriture bataillienne ne nous assure de rien, d’aucune certitude, d’aucun résultat. Déplacer la question du don vers celle du Potlatch est une action nécessaire pour qui veut s’approcher au plus près de l’impensable, de son caractère agonistique qui nous est si étranger.
Nous voulons tant conserver un peu de sens que nous avons peur de constater que plus rien n’a de sens. Ce qu’il convient de remarquer, c’est que la dévaluation n’est pas poussée à son terme extrême. Nous voulons posséder quelque chose quand il faudrait se débarrasser du fardeau qui nous maintient dans un état de servilité. C’est dans cette perspective que le don est compris. Or celui-ci ne peut se réclamer d’aucun but. Le don demeure suspendu à rien, privé de toute définition ontologique. Il persiste, ne se donnant à aucune raison. Le don est perdu entre le trop et le trop peu. Si le don a un objet de satisfaction, il ne s’ensuit pas que la joie obtenue s’épuise dans la circonstance qui l’a provoquée : la cause est inférieure à l’effet qu’elle suscite. L’accumulation dépensée, en ce qui concerne le don, est étrangère à toutes les causes qui l’engendrent, même s’il est nécessaire qu’une occasion se présente pour faire advenir le don. Les choses échangées ne sont que des prétextes, la cause apparente n’étant pas productrice, mais simple révélatrice d’un effet, d’un fait préexistant à cette cause.

Dans l’échange, il y a plus que les termes particuliers, les hommes, les choses. Il en est de même pour la joie indépendante de toute circonstance propre à la provoquer. L’effet excède la cause. Le don comme la joie ne peut être qu’éphémère, sinon, en se fixant, il va à sa perte et rejoint la pauvreté de la cause. Le fait de vivre, de donner, est la réfutation même de la consistance, de l’éternité, de l’Un, du sens, de l’être, de l’intérêt. Il n’y a pas un être du don, mais don de la vie. Le don n’est pas justifiable, il s’éprouve, il ne se conçoit pas. Il n’est pas théorisable ou s’il l’est il perd alors son identité. On attend toujours trop : on espère que la réalité ne soit pas ce qu’elle est que l’idéologie du progrès, la science, la technique, le travail vont faire changer les choses. Mais il faut admettre la vie telle qu’elle est, la vivre dans tout ce qu’elle vous donne. Tout espoir n’est qu’une vaine promesse d’un monde meilleur. C’est un défaut de force. Que le don eût été oublié par les Modernes manifeste bien que l’exercice de la vie ne va plus de soi. Confort, bonheur, intimité, tels sont bien là les termes de l’indigence de l’homme à bout de force pour qui le don implique un rendre. Or il n’attend rien. Le don s’excède dans un manque qui se manque à lui-même ; il est plénitude différée, où sa différence n’est ni positive, ni négative car il y aurait toujours et encore cette figure de la présence qui s’achève dans le rendre. Ce qu’il faut, c’est redonner à l’ombre ses droits face à l’obscénité de la transparence, de la visibilité, de la promiscuité totale du regard propre à notre société de communication ; c’est ainsi que le don pourra advenir. Celui-ci n’est pas visible, analysable puisque autrui n’est pas une catégorie mais une personne, que toute mainmise objective fait évanouir. Dès que l’on se penche sur lui, il est toujours déjà plus là. Il est extase, toujours déplacé, absent, effacé. On ne peut d’autant moins saisir le don si l’on se représente le sujet qui le reçoit comme un être refermé sur lui-même car alors il s’annule.

Sa logique, donner, recevoir, rendre, suppose que les hommes qui s’y adonnent soient ouverts à la vie, au travail de la pluralité qui s’y accomplit. C’est pourquoi je m’inscris en faux par rapport à ce que Claude Lefort retient du don : « l’idée que le don doit être retourné, suppose qu’autrui soit un autre moi qui doit agir comme moi. Ce geste en retour doit me confirmer la vérité de mon propre geste, ma subjectivité. » Or la réciprocité revendiquée est une résultante de la dialectique qui anéantit toute altérité, où la certitude du moi doit passer par l’aspiration du toi. Dans cette perspective, l’appropriation de l’autre semble donc constituer la logique du don alors que celui-ci tient à manifester la différence d’autrui. Mais nous tenons trop au ma, au moi, au propre. Dans un ton hégélien, Lefort poursuit : « derrière la lutte des hommes pour la reconnaissance, se dessine le mouvement d’une collectivité qui tente de se comporter comme un je collectif. » Nous voici toujours reconduit à la logique du même propre à une société qui se veut homogène. Or oublier l’altérité, c’est ignorer le don, la vie, la dépense, l’excès ; en un mot l’anomie qui est au cœur du don. Mieux vaut encore s’en tenir à la temporalité du don, retenir que l’on se défait de quelque chose que de dire que l’on donne pour faire société, c’est-à-dire par un intérêt bien compris. Il faut que le don garde sa part de séduction ; pour cela, il faut essayer de le penser avant même l’échange, comme une loi immanente à la vie. Parler du don en termes hégéliens, c’est retourner au logos de la raison raisonnante qui l’annihile dès que celle-ci le schématise. Le don coïncide avec la tonalité de la vie épanouie, voilà ce que l’on peut en dire. Il représente une infraction dans une société de comptables et d’experts.

c. La belle ivresse de la vie

Pour Nietzsche, l’existence émancipée du Dieu chrétien est « joie du multiple, joie plurielle, forme esthétique de la joie. » [40] Elle est totale ou elle n’est rien. L’homme joyeux est heureux de ceci ; il est heureux de cela ; sa vie condense tous les bonheurs de la création. Il est à lui seul un univers entier en perpétuelle croissance. Il y a dans la joie un oui inconditionnel à la vie dépassant l’amour suscité par tel objet pour un amour universel qui « aboutit à une affirmation du caractère jubilatoire de l’existence en général. » [41] La joie est d’autant plus grande qu’elle n’a pas d’objet qui la suscite. Quand bien même elle possède une raison de se réjouir, la joie dépasse la détermination qui la fait advenir. Elle est en quelque sorte autonome de son pourquoi. La joie est bien plus qu’une simple accumulation de plaisirs, elle est un état dont la raison ne se réduit pas à la cause qui l’engendre. Chez Spinoza, « l’amour est joie, accompagnée de l’idée d’une cause extérieure », expression d’un effet émanant de la vie même. De notre point de vue, la joie apparaît comme indépendante de toute circonstance propre à la provoquer. L’objet à partir duquel la joie s’exprime n’est que le relais d’une cause où ce n’est pas la vie qui fait naître la joie, mais au contraire c’est la joie qui suscite la vie. La joie agit faisant que l’homme dépasse le sentiment de son être-là au profit du sentiment de l’être-avec qui, dont le vécu est une plénitude à partir de laquelle se nourrit une force qui, toujours, se dépasse sans cesse. Le plaisir esthétique touche l’homme au point que celui-ci veuille le partager avec autrui. La joie vise tout autre chose qu’une réjouissance. Il n’est de joie pour l’homme qu’à partir du moment où l’amour transcende son objet. La joie n’a pas de limite : il n’est aucun objet existant qui puisse être tenu pour « objectivement » désirable.
La joie qui dépasse ce qui la suscite originellement est la manifestation d’une force qui est au-delà du temps présent, affirmation d’une présence à jamais éternelle. Si elle a besoin d’un objet extérieur pour advenir, elle le dépasse pour s’oublier dans sa jouissance.
Elle s’agrémente de l’évolution du temps. La saveur de l’existence est celle du temps qui passe et change, du jamais certain ni achevé. C’est même ce qui fait la substance du temps. Le temps de l’innocence est ce temps où l’on joue pour jouer uniquement, c’est vivre sans avoir à ressentir le jugement qui condamne l’oisiveté de cette ethos ludique. C’est là la joie de vivre où le temps nous réserve des surprises. On pleure beaucoup sur son sort qu’alors qu’il y a mille raisons de se réjouir. Même si manque toute raison de vouloir vivre, la joie est là sans qu’elle ait besoin de la raison pour exister. Vivre est une raison qui se suffit à elle-même.
Ce n’est pas parce que l’existence est fragile qu’il faudrait faire son deuil du plaisir que l’on peut en éprouver. Injustifiable, faut-il en conclure qu’elle est illusoire ?

Le sens commun le dit bien, il n’est de joie que folle, illogique et irrationnelle comme le don pour Bataille. La joie est aussi cruelle du fait qu’elle ne se soucie pas de ce qui est attristant. Elle ne s’embarrasse d’aucun espoir parce qu’il suppose un lendemain hypothétique qui s’attache à une demande substitutive de l’aujourd’hui. L’espoir repose « sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais. L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources, un homme vidé, épuisé. » [42] Il est étranger à la béatitude que Clément Rosset considère comme le thème central de la philosophie nietzschéenne. [43] Mais cette joie n’est en rien celle produite par un pseudo-nietzschéisme de gauche qui se réclame de l’hédonisme.
La joie est l’affirmation d’un surcroît de puissance vitale qui triomphe de la souffrance, alors que l’hédonisme nietzschéen de gauche est plus proche de l’utilitarisme par son souci de calculer le moindre mal et non la recherche d’un surplus de force. La joie a lieu ici et maintenant et elle passe pour Nietzsche par l’expérience jubilatoire de la musique (Nietzsche fut aussi un compositeur dont l’œuvre ressemble pour André Comte-Sponville à du Schumann). « Elle est ce qui répond à toutes les questions et tient ainsi lieu à la fois de théologie, de métaphysique et de physique, elle est la Révélation première qui renseigne une fois pour toutes et suffisamment sur le sens, la cause et la fin de toute existence. » [44]
Toute sa pensée se meut dans l’élément musical dont la réflexion naît du caractère dionysiaque de la musique. L’expérience musicale se confond avec l’expérience de la béatitude. On connaît cet aphorisme : « Sans la musique, la vie serait une erreur. » [45] Autant dire que toute appréciation se déduit du jugement esthétique, que la béatitude est à l’origine de tout contact avec le monde. La musique est promesse de bonheur, initiation à la vie et à la philosophie. Elle augmente l’homme qui devant un chef d’œuvre se sent grandi. Cela l’est d’autant plus facilement que la musique incarne la gaieté. « La musique est le moment de la plus intense jubilation vitale, jouissance physique et psychique. » [46] La joie d’exister atteint son paroxysme dans l’expression musicale où elle rejoint son accomplissement terminal. Elle est dans un état qui veut une profonde éternité. A travers la faveur qu’il accorde à Dionysos, Nietzsche choisit la joie à la sérénité d’apollon. « La renaissance est plus belle à ses yeux que la tranquille harmonie de ce que rien n’altère. » [47] Celui qui revit après un drame redouble de vitalité alors que celui qui est épargné par les vicissitudes de l’existence, ses drames et ses malheurs ignore l’amour éperdu dont nous lui sommes redevable. Sur ce point, Nietzsche rejoint le propos de Guyau qui fait écrire sur sa tombe : « Celui qui a vraiment vécu, revivra. »

NOTES

[1Deleuze Gilles, Mystère d’Ariane, Le magazine littéraire, n°298, 1992, page 21.

[2Lukacs Georg, La destruction de la raison.

[3Patrick Tort, Spencer et l’évolutionnisme philosophique, PUF, 1996 page 108.

[4Riba Jordi, La morale anomique de Jean-Marie Guyau, L’Harmattan, 1999, page 183.

[5Patrick Tort, op. cit., page 113.

[6Fouillée Alfred, Nietzsche et l’immoralisme, Alcan, 1902, page 152.

[7Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, XI, 35.

[8Alfred Fouillée, Nietzsche et l’immoralisme, op. cit., page 154.

[9Ibidem, page 164.

[10Fouillée Alfred, op. cit., page 167.

[11Georges Gusdorf, la vertu de force, PUF, 1960.

[12Deleuze Gilles, Nietzsche et la philosophie, 1962, PUF, page 203.

[13Idem, page 208.

[14Ibidem, page 209.

[15Deleuze Gilles, op. cit., page 211.

[16Idem, page 213.

[17Ibidem, page 222.

[18Deleuze Gilles, op. cit., page 226.

[19Idem, page 17.

[20Ibidem, page 40.

[21Deleuze Gilles, op. cit., page 69.

[22Escande Jean-Paul, la folie de Nietzsche, in le magazine littéraire, n°383, janvier 2000, page 38.

[23Deleuze Gilles, Mystère d’Ariane, Le magazine littéraire n°298, 1992, page 21.

[24Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, collection 10/18, 1957, page 35.

[25Idem, page 57.

[26Gisèle Souchon, Nietzsche : généalogie de l’individu, L’Harmattan, 2003, page 17.

[27Idem, page 24.

[28Ibidem, page 27.

[29Bertrand Vergely, Nietzsche ou la passion de la vie, Milan, 2008, page 38.

[30Patrick Wotling, la philosophie de l’esprit libre, Champs essais, 2008, page 261.

[31Gisèle Souchon, généalogie de l’individu, L’Harmattan, 2003, page 51.

[32Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 133.

[33Gisèle Souchon, généalogie de l’individu, op. cit., page 49.

[34F. Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1976, page 71.

[35Gisèle Souchon, page 59.

[36F. Nietzsche, Le gai savoir, 10/18, 1957, page 356.

[37Gisèle Souchon, page 69.

[38Patrick Wotling, La philosophie de l’esprit libre, op. cit., page 283.

[39Kojève fut tout à la fois un haut fonctionnaire et un philosophe qui introduisit en France Hegel dans les années 30. Comme l’écrivit Roger Caillois, Kojève exerça « une emprise intellectuelle tout à fait extraordinaire sur toute une génération » comme interprète singulier d’un Hegel revisité par une interprétation marxiste de l’histoire. Pour de plus amples informations, voir : Dominique Auffret, Alexandre Kojève, La philosophie, l’Etat, la fin de l’Histoire, Grasset, 1990.

[40Deleuze Gilles, 1962, Nietzsche et la philosophie, PUF, page 19.

[41Rosset Marc, 1983, La force majeure, Editions de Minuit, page 7.

[42Idem, page 28.

[43« De la béatitude chez Nietzsche », in Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Minuit, 1967, p. 13-28.

[44Rosset Clément, op.cit., page 45 et 46.

[45Nietzsche Friedrich, Crépuscule des idôles, « Maximes et traits », aphorisme 33.

[46Rosset Clément, op.cit., page 53.

[47Vergely Bertrand, Nietzsche ou la passion de vivre, 2008, Milan, page 21.