Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

RDMP

Anti-utilitarisme et décroissance. Entropia N°5
Appel à contribution

Texte publié le 18 octobre 2007

La décroissance est-elle la fille légitime du MAUSS ?

par S. Latouche

Pour moi, la réponse ne fait pas de doute. Toutefois, tout ce qui s’écrit sous la bannière de la décroissance n’entre probablement pas dans la filiation maussienne et celle-ci ne se réduit pas au projet d’une société autonome de décroissance sereine et conviviale. En effet, la décroissance a deux filiations. La première est liée à la critique culturaliste de l’économie la seconde à sa critique écologiste. Dès ses débuts, la société « thermo-industrielle » a engendré tant de souffrances et d’injustices qu’elle n’apparaissait pas souhaitable à beaucoup. Si l’industrialisation et la technique, mise à part la phase du luddisme, ont été peu critiquées jusqu’à une période récente, le fondement anthropologique de l’économie comme théorie et comme pratique, l’homo economicus, est dénoncé comme réducteur par toutes les sciences de l’homme . La base théorique et la mise en oeuvre pratique (la société moderne) sont questionnées par la sociologie de Durkheim et Mauss, l’anthropologie de Polanyi et Salhins, la psychanalyse d’Eric Fromm ou de Gregory Bateson. Le projet d’une société autonome et économe que recouvre le slogan de la décroissance, en effet, n’est pas né d’hier. Sans remonter à certaines utopies du premier socialisme, ni à la tradition anarchiste rénovée par le situationisme, il a été formulé sous une forme proche de la nôtre dès la fin des années soixante par André Gorz, François Partant, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, mais surtout, par Cornelius Castoriadis et par Ivan Illich . L’échec du développement au Sud et la perte des repères au Nord amenaient ces penseurs à remettre en question la société de consommation et ses bases imaginaires, le progrès, la science et la technique et bien sûr l’économie.

Cette critique, très largement maussienne. C’est aussi l’opinion de Fabrice Flipo. « La décroissance désigne alors la dès-économisation des esprits, ce qui revient à reprendre à nouveaux frais le programme du MAUSS » . Ce programme, en particulier à travers les contributions de G. Berthoud et les miennes, a débouché sur la recherche d’un « après-développement » et d’une post-modernité libérée du corset de fer de l’économie.

D’autre part, la prise de conscience de la crise de l’environnement qui se produit dans le même temps, apporte une dimension nouvelle : à savoir que la société de croissance non seulement n’est pas souhaitable, mais encore qu’elle n’est pas soutenable !

L’intuition des limites physiques de la croissance économique remonte sans doute à Malthus, mais elle ne trouve son fondement scientifique qu’avec Sadi Carnot et sa deuxième loi de la thermodynamique. En effet, le fait que les transformations de l’énergie en ses différentes formes (chaleur, mouvement, etc.) ne soient pas totalement réversibles, et que l’on se heurte au phénomène de l’entropie ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur l’économie qui repose sur ces transformations. Parmi les pionniers de l’application des lois de la thermodynamique à l’économie, il convient de signaler en particulier Serguei Podolinsky, auteur d’une économie énergétique et qui chercha à concilier le socialisme et l’écologie . Cependant, c’est seulement dans les années 70 du XXè siècle que la question écologique au sein de l’économie a été développée. Cela résulte surtout du travail du grand savant et économiste roumain Nicolas Georgescu Roegen. Il tire les implications bio-économiques de la loi de l’Entropie, déjà pressenties dans les années 40-50 par Lotka, Schrödinger, Norbert Wiener ou Léon Brilloin . En adoptant le modèle de la mécanique classique newtonienne, note Nicolas Georgescu Roegen, l’économie exclut l’irréversibilité du temps. Elle ignore donc l’entropie, c’est-à-dire la non réversibilité des transformations de l’énergie et de la matière. Ainsi, les déchets et la pollution, pourtant produits par l’activité économique, n’entrent pas dans les fonctions de production standard. En éliminant la terre de celles-ci, vers 1880, l’ultime lien avec la nature se trouvait rompu. Toute référence à un quelconque substrat biophysique ayant disparu, la production économique telle qu’elle est conçue par la plupart des théoriciens néoclassiques ne semble confrontée à aucune limite écologique. La conséquence en est un gaspillage inconscient des ressources rares disponibles et une sous-utilisation du flux abondant d’énergie solaire. Comme le dit Yves Cochet : « La théorie économique néoclassique contemporaine masque sous une élégance mathématique son indifférence aux lois fondamentales de la biologie, de la chimie et de la physique, notamment celles de la thermodynamique » . Elle est un non sens écologique . Bref, le processus économique réel, à la différence du modèle théorique (et pas seulement néo-classique), n’est pas un processus purement mécanique et réversible ; il est donc de nature entropique. Il se déroule dans une biosphère qui fonctionne dans un temps flèché . De là découle, pour Nicolas Georgescu Roegen, l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini et la nécessité de faire une bioéconomie, c’est-à-dire de penser l’économie au sein de la biosphère. C’est ainsi que le terme « décroissance » a été utilisé en français pour intituler un recueil de ses essais . Kenneth Boulding est un des très rares économistes à en tirer les conséquences. Dans un article de 1973, il oppose l’économie de cow-boy, où la maximisation de la consommation repose sur la prédation et le pillage des ressources naturelles, à l’économie du cosmonaute, « pour laquelle la Terre est devenue un vaisseau spatial unique, dépourvu de réserves illimitées que ce soit pour y puiser ou pour déverser ses polluants » . Celui qui croit qu’une croissance infinie est possible dans un monde fini, en conclut-il, est soit un fou, soit un économiste.

Cette seconde critique, incontestablement moins maussienne, peut tout de même se rattacher à certaines des préoccupations du MAUSS. Celui-ci a consacré un numéro (N° 17/2001) intitulé : Écologisme, naturalisme et construsctivisme, dans lequel j’avais moi-même écrit un article sur « Antiutilitarisme et écologie ».

L’anti-utilitarisme, en s’attaquant aux racines de l’économie moderne et de l’économisme, ne peut que rencontrer le souci écologiste du respect de l’environnement. C’était l’opinion de Castoriadis. « L’écologie est subversive, écrit-il, car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central, selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains » . L’élimination de la démesure instituée, par un réenchâssement de l’économique dans le social, voire le retour à un certain réenchantement du monde, préoccupations familières du MAUSS, ne peuvent qu’entrer en résonance avec une certaine écologie. Toutefois, notre redécouverte du politique comme base du commerce social nous préserve de sombrer tant dans la gestion rationnelle de la nature et de l’environnement que dans le respect béat de la sauvagerie mythique.

Dans la production et la satisfaction de nos besoins matériels, selon la vulgate économique (et utilitariste), le plus grand bonheur pour le plus grand nombre serait engendré par la concurrence et l’émulation entre les individus cherchant à maximiser leurs intérêts. Il y aurait une harmonie naturelle de ces intérêts comme si une main invisible avait créé un ordre providentiel. Cette main invisible permettrait d’éliminer les conflits et les antagonismes d’intérêts entre les patrons et les ouvriers, comme entre le Nord et le Sud. Même s’il en était ainsi, cette main invisible permettrait-elle d’éliminer aussi les conflits d’intérêts entre les hommes et la nature ?

On sent qu’à vouloir pousser le bouchon trop loin, les libéraux sapent les bases même de leur propre dogme. L’intégrisme de la religion du marché se heurte là à un obstacle d’autant plus difficile à nier que les faits sont têtus et nous reviennent dans le vécu sous la forme de vaches folles, de changements climatiques et autres pollutions quotidiennes. L’imposture économique doit donc être dénoncée tant dans ses conséquences pratiques sur l’environnement que dans ses impasses théoriques. L’anti-utilitarisme dénonce l’imposture de l’impérialisme économiste (la dictature de la main-invisible) mais au delà de cette critique partagée du libéralisme, il ne débouche pas nécessairement sur une bio-économie ou une éco-économie, ni une « sortie de l’économie » comme nous l’imaginons, même si la formule polanyienne (ambiguë) du nécessaire réenchâssement de l’économique dans le social recueille une quasi unanimité.

La nécessité d’une démocratie écologique pour résoudre l’impasse Adam Smith retrouve là encore une des dimensions du MAUSS. Face à la corruption marchande et technique du politique, il est plus que jamais nécessaire de restaurer la délibération démocratique à tous les niveaux, du local au global et en revenir à une forme renouvelée de la raison raisonnable. Autrement dit, il devient urgent que les hommes, redevenus citoyens, reprennent en main la question de leur survie, dès lors que celle-ci est de plus en plus menacée par le jeu de mécanismes pseudo-rationnels garantis par des arguments pseudo-scientifiques.
L’utilitarisme (comme la modernité et l’économie) est certainement anthropocentrique et prométhéen. Son projet s’inspire du programme cartésien de l’homme maitre et dominateur de la nature. L’anti-utilitarisme n’est pas nécessairement pour autant écocentrique et anti-humaniste. Il serait plutôt éco-anthropocentrique et a-humaniste. Doit-on nécessairement choisir entre écocentrisme et anthropocentrisme, entre humanisme et antispécisme, entre relativisme absolu et universalisme dogmatique, entre modernité et tradition ? On ne peut échapper à ces vieux débats interconnectés, récurrents et finalement indécidables. Refuser l’humanisme de G. W Bush, l’écocentrisme d’un Descartes ou d’un Bacon, l’universalisme raciste de Kant, implique-t-il nécessairement que l’on refuse la spécificité de l’homme, que l’on méconnaisse sa dignité, ni que l’on veuille s’enfermer dans des ghettos culturels ?

Si la décroissance, entendue comme philosophie à la base d’un projet de société autonome, n’est probablement pas, selon moi, un humanisme, c’est qu’elle repose sur une critique du développement, de la croissance, du progrès, de la technique et finalement de la modernité et qu’elle implique une rupture avec l’occidentalocentrisme. Ce n’est pas un hasard si la plupart des inspirateurs de la décroissance (Illich, Ellul, mais aussi Levi-Strauss, Robert Jaulin, Salhins et bien d’autres) ont dénoncé l’humanisme occidental.
Cela dit, ne nous méprenons pas. Elle n’est en aucun cas un anti-humanisme. On pourrait parler peut-être d’un a-humanisme comme je parle d’a-croissance.

De son côté, la critique de la modernité n’implique pas son rejet pur et simple, mais bien plutôt son dépassement. C’est au nom même du projet d’émancipation des Lumières et de la construction d’une société autonome que nous pouvons dénoncer sa fallite dans l’hétéronomie aujourd’hui triomphante de la dictature des marchés financiers.
Entre l’anthropocentrisme aveugle ou dogmatique de la modernité occidentale et la sacralisation animiste de la nature, il y a place sans doute pour un éco-anthropocentrisme . C’est la survie même de l’humanité, donc un humanisme bien compris pourrait-on dire, qui nous condamne à réintroduire le souci écologique au coeur de la préoccupation sociale, politique, culturelle et spirituelle de la vie humaine. Reconnaître des droits à la nature (les animaux, les plantes, et le reste), militer pour une « écojustice » et une « écomoralité » n’implique pas nécessairement de verser dans l’écolatrie des nouveaux cultes écologiques ni recourir aux grandes prètresses écoféministes des cultes néopayens syncrétiques et newage qui fleurissent ici et là pour meubler le vide de l’âme de nos sociétés à la dérive ?

Pour les maussiens, la nature est un don premier. Ce n’est sûrement pas la marâtre avare des économistes ni la prostituée de Bacon qu’il faut asservir agressivement. L’esprit du don ou de gratuité n’est pas absent dans la nature elle-même, si on en croit les belles analyses du grand zoologue Adolf Portmann diffusées au sein du MAUSS par notre ami Jacques Dewitte. Il serait particulièrement intéressant dans l’optique du numéro de réfléchir sur la place de la logique du don dans la décroissance.

D’où quelques thèmes possibles :

L’autre paradigme est-il le don ou la décroissance ?

La décroissance utilitariste et la décroissance anti-utilitariste : le problème de la rationalité écologique.

Le réenchantement du monde dans la problèmatique maussienne et décroissante.

L’hybris/la démesure comme cible commune.

Cette liste n’est pas limitative et toutes les propositions de contribution entrant dans le champ seront les bienvenues.

NOTES