Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Frédéric Vandenberghe

Entre la voix et la croix, le don et la donation

Texte publié le 26 juin 2009

L’habermaussien Frédéric Vandenberghe établit ici un pont entre le MAUSSisme et le catholicisme (mais aussi, donc, entre chacun de ces « points de vue » et celui de l’un des plus illustres représentants de la sociologie allemande et plus précisément de l’Ecole de Francfort, Jürgen Habermas) en traduisant la théorie de l’action d’Alain Caillé et les considérations de Jacques T. Godbout sur le don dans un « langage encyclique ». Un exercice « œcuménique » effectué à la Cité du Vatican lors de la XIV ème session plénière de l´Académie pontificale des sciences sociales en mai 2008. Communication - on reconnaît ici davantage Habermas que Caillé ou Godbout - devient communion ; don, donation ; et sympathie universelle parmi les hommes, amour personnel et spirituel des êtres humains avec et en Dieu. Remarquons au passage que le même exercice pourrait être tenté avec les propositions normatives des deux parties, qui découlent de leurs visions de l’homme : chacune plaide pour les corps intermédiaires, censés pour les uns (les MAUSSiens) redonner du souffle à la démocratie, et pour les autres, porter le souffle de l’Esprit. (Cf. ici la Théorie anti-utilitariste de l’action d’ Alain Caillé et là, Ce qui circule entre nous, de Jacques T. Godbout.) SD

Avis au lecteur. Lorsque Margaret Archer et Pier-Paolo Donati m´ont invité à participer de la 14 ème session plénière de l´Académie Pontificale des Sciences Sociales, j´ai accepté avec plaisir. Ce n´est pas tous les jours qu´on est invité au Vatican ! En plus, comme je n´avais j´amais rencontré de papes, de prix Nobel, de ex-présidents et de vice premiers ministres auparavant, il me semblait que je ne pouvais pas manquer cette occasion. J´y suis donc allé, plus pour voir, évidemment, que pour être vu. La tâche qui m´était attribuée était des plus agréables : commenter les textes de Alain Caillé et de Jacques Godbout, autant dire des copains du MAUSS.
La situation exceptionnelle de cette rencontre explique la nature inspirée de mon commentaire. Il ne faut pas y voir la main Dieu. J´ai vu le pape en audience, mais je n´ai pas vu Jésus ni son père. Malheureuseument, le bon Dieu ne m´a pas donné la foi. Du moins pas encore. C´est donc en tant qu’ humaniste que j´ai pris la parole pour parler de la donation, du prochain et de l´amour. Comme je suis bien conscient que mon texte peut être mal compris, je voudrais encore noter que je n´ai aucun problème ni avec le religieux ni avec la religion. Pourvu que les bonnes oeuvres soient faites ! Quant à l´Eglise, je crois qu´il faudrait un Vatican 3 pour en finir avec cette névrose des prêtres, faire entrer les femmes dans l´Eglise et revoir toutes les questions qui ont à voir avec la sexualité. De ce point de vue, Ratzinger est notre meilleur allié. Il suffit qu´il parle pour que l´Eglise s´affaiblisse et que les croyants cherchent le salut hors de l´Eglise. Comme le disait Saint Augustin : “Aime et ce que tu veux, fais-le”
(Dilige, et quod vis fac). Frédéric Vandenberghe


XIV session plénière de l´Académie pontificale des sciences sociales :
‘Pursuing the Common Good : How Solidarity and Subsidiarity Can Work Together’
Cité du Vatican, Casino Pio IV, 2-6 mai 2008. [1]

I. SOCIOLOGIE DE LA RELIGION OU SOCIOLOGIE RELIGIEUSE ?

1. Humanisme, sociologie, socialisme

C’est en tant que humaniste et herméneute, sociologue et socialiste que
je m’adresse à vous. En tant que humaniste, car me situant volontiers dans
la lignée du philosophe allemand Jürgen Habermas – un des interlocuteurs
privilégiés du Cardinal Ratzinger – je m’oblige à traduire les intuitions religieuses
en language séculier ; en tant que sociologue, car si pour la sociologie
la religion est essentielle, la sociologie n’est pas pour autant une sociologie
religieuse ; en tant que socialiste, car comme Marcel Mauss et Karl
Polanyi, je suis à la recherche d’un autre socialisme (démocratique, solidaire
et coopératif). Si vous me permettez un jeu de mots, je m’addresserai
donc à vous en tant que ‘Habermaussien’.

2. Modernité, tradition, société

Dans son admirable texte sur la notion de société, le professeur Hittinger
souligne que la sociologie et la doctrine sociale catholique sont
apparues à la même époque. Mais si la sociologie est un enfant de son
temps, la doctrine sociale se veut intemporelle, fondée comme elle est sur
une vérité révélée. Si la sociologie accepte la modernité, à la fois comme domaine d’objet et condition de possibilité de sa propre émergence, la
doctrine sociale de l’Eglise se situe à l’intérieur de la théologie morale.
D’inspiration divine, la doctrine sociale de l’Eglise conçoit la société dans
la lignée aristotélo-thomiste comme une ‘personne’ d’ordre supérieure,
bien ordonnée, inspirée qui aspire au bien commun ; la sociologie,
elle,émerge en droite ligne d’un néo-kantisme post-hégélien. L’expression
peut paraître étrange, mais je m’explique : la sociologie est néo-kantienne
dans la mesure où elle est conçue comme une critique de la société qui
prend celle-ci comme une donnée et, donc, comme un fait pour analyser
à la fois les conditions culturelles et matérielles de possibilité de la
connaissance de l’objet et de l’objet de la connaissance ; cette sociologie
néo-kantienne est post-hégélienne dans le mesure où elle rabat l’esprit
absolu sur l’esprit objectif et relativise l’absolu en le replaçant dans l’histoire
et la société.

3. Socio-analyse, révolutions et réaction

La sociologie continue le projet de la philosophie morale et politique,
mais en tant que science. De façon réflexive et objective, elle s’analyse
comme résultat des révolutions philosophique, scientifique, industrielle
et politique et se comprend comme héritière des Lumières et de la Révolution
française. Sans dogmes (mais pas sans présuppositions normatives),
elle recherche la vérité sur la société. Cette vérité est, de fait, sociohistoriquement
variable et dans ce sens relative. En outre, elle est, comme
toute vérité scientifique, faillible. La doctrine sociale, en revanche,
n’est pas objective, mais absolue, engagée et sur la défensive. A la différence
de la sociologie, qui conçoit l’autonomie relative de la société dans
le sillage de l’émergence de l’Etat et du marché autorégulé qui caractérise
la modernité, la doctrine sociale de l’Eglise offre une réponse (voire
même carrément une réaction) à la Révolution française et (par anticipation)
à la Révolution russe. Si, du côté de l’Eglise, il y a eu des royalistes
après la révolution française qui continuaient à défendre un retour à l’ancien
régime, il y a aussi eu des théocrates chrétiens (comme Savanarola,
Pico de la Mirandolla et Campanella) qui défendaient le socialisme avant
la révolution industrielle. En effet, le catholicisme social de la Renaissance
précède, et de loin, le socialisme des Lumières. Dans la mesure où la
sociologie est humaniste, elle maintient le lien avec la pensée civique de
la Renaissance, mais en articulant son universalisme au cosmopolitisme
des Lumières.

4. Solidarité et subsidiarité

Les concepts fondamentaux de la doctrine sociale sont des concepts de
combats. Contre l’individualisme moderne, la doctrine sociale avance la
notion de personne comme substance antérieure à la société. De même que
la solidarité est conçue en opposition au marché et au socialisme, la subsidiarité
oppose l’Eglise à la fois à l’État et aux autres Eglises. Contre le marché
(version lib) et le socialisme (version lab), la doctrine sociale en appelle
à la société, conçue comme une unité bien ordonnée, sans conflits, en
tous cas sans conflits de classe. Contre l’Etat, l’Eglise défend les corps intermédiaires.
A la différence de Durkheim, cependant, elle n’introduit pas les
corps intermédiaires entre l’individu et la société, mais entre la personne et
Dieu, la personne des personnes. En concevant la société comme une ‘personne
sociale’ et la personne comme un sujet pré-, si ce n’est métasocial,
elle spiritualise à la fois la société, la personne et l’action sociale. Conséquemment
la société est conçue comme une Eglise. Mais d’un point de vue
sociologique, l’Eglise peut être comprise à la fois comme une société contre
l’Etat, comme un Etat parmi d’autres Etats et comme une Eglise parmi
d’autres Eglises, en lutte pour le monopole de la vérité.

II. ELÉMENTS D’UNE THÉORIE DE L’ACTION

1. Système dialectique du don

Dans le sillage du célèbre Essai sur le don de Marcel Mauss, Alain Caillé,
grand théoricien, ancien assistant de Claude Lefort et fondateur du MAUSS
(Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), nous présente
une réflection sur le don comme fait social total. Modestement, il a intitulé
son texte “Elements pour une théorie de l’action”, lui-même divisé en
trois parties. Tout donne à croire que cette théorie de l’action ne constitue
que la premiére partie d’une théorie plus générale de la société dont la
seconde partie portera sur le symbolisme et le politico-religieux, la troisiéme
sur le politique et la politique des associations et la dernière sur la globalisation
techno-capitaliste.

Le texte est ambitieux, systématique, dialectique. ‘Dialectisons, dialectisons,
donc !’ (n. 25), telle semble bien être l’impératif anti-catégorique qui
anime la pensée de Caillé. C’est cette dialectique qui fait tourner le texte, et
la tête. Tout est relié á tout, et par une suite d’inversions spectaculaires des concepts de base, tout finit par former système. Comme disait Pareto dans
une boutade : ‘Les concepts dialectiques sont comme des chauve-souris. On
peut y voir à la fois des oiseaux et des souris’ – Vögel und Mäuse, des souris
et des chats, des bonobos et des chimpanzés.

S’il fallait résumer le texte en une seule phrase, je choisirai celle-ci :
“Entre moi et autrui, la vie et la mort”. La question des questions étant évidemment,
s’il l’alter s’écrit en minuscule (le sujet petit a, comme dirait
Lacan) ou en majuscule (l’Alter de l’altar si j’ose dire). Si l’Autrui est Dieu,
il faut d’ailleurs modifier la phrase comme suit : “Entre moi et Autrui, la vie
et l’amour”. J’y reviendrai en fin de parcours.

2. Architectonique du don

Le texte d’Alain Caillé est complexe, mais pour l’expliquer, je vais
essayer d’expliciter l’architecture conceptuelle qui sous-tend la construction
théorique. Et pour stimuler la discussion, je vais risquer une traduction du
langage socio-philosophique en langage encyclique. En général, je m’efforce
de traduire les concepts religieux (l’esprit, l’âme, la personne, etc.) en langage
séculier, mais exceptionnellement – et l’occasion est vraiment exceptionnelle
– je ferai le parcours inverse et je parlerai par moments comme
Hermès, le messager des Dieux. Cette traduction du langage de la sociologie
du don et de la doctrine sociale de l’Eglise est un travail herméneutique
animé par la recherche d’un langage commun. En tant qu’êtres humains,
nous sommes doués de la capacité de langage. Nous ne savons pas d’où
vient le langage. Disons tout simplement qu’il nous est donné et que le langage
est ce qui nous permet de rendre raison (logon didonai, comme disait
le bon Aristote) de nos actions, de nos passions et, peut-être même, de nos
croyances. En tant qu’animal langagier, l’homme est un être symbolique qui
communique dans le logos qui nous est commun et que nous partageons
tous en vertue de notre commune humanité.

Plus nous communiquerons, plus nous entrerons à tâtons dans la
lumière de la vérité. Rien ne garantit que nous arriverons par la communication
à la communion, mais si ne nous ne disposons pas tous d’une
destination qui nous est personnellement révélée en tant que vocation
(vox Dei), en tant qu’appel spirituel qui résonne dans notre âme et qui
nous conduit au Salut et à la Vie Eternelle il n’en reste pas moins que
nous sommes en route et que nous cherchons à définir ensemble le bien
commun. Et même si le consensus n’est pas donné et que le chemin de la
vérité est toujours risqué, j’avance néanmoins dans la confiance que nous arriverons à un accord non pas nécessairement sur le bien commun, mais
sur le mal commun qui menace la survie de l’Humanité en tant qu’espèce
d’animal doué de langage.

Suivant les articulations du texte de Caillé, mon commentaire se divise,
comme un retable en forme de triptyque, en trois parties. La première a
pour objet l’analytique du don, la seconde l’anthropologie de la sympathie
et la troisième la théorie du sujet.

2.1. L’analytique du don ou la voie de la croix

2.1.1. Les éléments de l’action

Comme toute bonne sociologie, la théorie de l’action présuppose et
nous propose une anthropologie philosophique, une vision de ‘l’homme et
de sa place dans l’univers’, pour parler comme Max Scheler. L’homme est
un être qui donne – un homo donator, comme le dit justement Jacques Godbout
– et en donnant, il s’ouvre à l’autre. La relation entre moi et autrui est
première. Entre moi et lui, il y a interaction. Le don est à la fois le moteur
qui met en marche la relation et l’huile qui la maintient en route.

L’intuition originale de Mauss est que l’action ne se laisse pas réduire
à l’intérêt. L’intérêt instrumental, stratégique, égoiste est bien un ressort
important de l’action, mais dans la mesure où il a y une ouverture à
l’autre, il y a de la générosité et, donc, par implication, également de la
réciprocité. La générosité décentre le moi et rompt avec le monadisme
primaire. Grâce à autrui, je ne suis plus seul au monde. Avec lui,
ensemble, nous dépassons l’intérêt pour entrer dans l’inter-esse. L’être
ensemble, l’action en commun reléve de l’aimance. Avec l’intérêt et l’aimance,
nous disposons déja de la base de la socialité. Mais pour qu’il y
ait don, il ne faut pas seulement de la générosité, mais aussi de la liberté
et de la spontanéité. Il n’y a de don que libre, et pourtant toutes les religions
nous enseignent que le don est obligatoire. “N’est-ce pas d’ailleurs
la visée de toutes les grandes religions que de préscrire la charité ... de
ranger l’aimance sous l’égide de l’obligation ? Et d’affirmer que c’est là,
dans cette soumission à l’obligation d’aimer que ce trouve la liberté
suprême ?” (p. 10). L’obligation n’est pas une substance, cependant, mais
un processus triadique, voire même une relation trinitaire. La grande
découverte de Marcel Mauss est la triple obligation du don : obligation de
donner, de recevoir et surtout de rendre, car avec l’obligation de rendre,
la réciprocité devient cyclique.

Avec l’intérêt, l’aimance, la liberté et l’obligation, nous disposons de tous
les éléments de la théorie de l’action. Si nous pensons les éléments de l’action
comme des pôles, nous pouvons representer le système d’action comme
une rose des vents.

2.1.2. La voie de la croix
Le monde est en guerre et la rose des vents ressemble dangereusement
à l’emblème de l’Otan. Comme nous sommes dans l’aimance et au Vatican,
transformons donc la rose des vents en une croix – la croix caillésienne qui
indique les voies de l’action avec, pour et contre les autres.

Sur l’horizontale, nous retrouvons l’intérêt et l’aimance (ce qui correspond
au continuum de la densité sociale de Durkheim qui mesure la solidarité
et qui va de l’égoïsme à l’altruisme) ; sur la verticale l’obligation et la
la liberté (ce qui correspond à l’axe de densité morale de l’oncle de Mauss
qui va du holisme à l’individualisme, du fatalisme à l’anomie). Alors que
l’horizontale relève de l’anthropologie, la verticale renvoie à la théologie.

L’anthropologie nous enseigne que le don n’est pas toujours pacifique.
Le potlatch de l’Amerique du Nord est un don agonistique dans lesquelles
les protagonistes rivalisent pour donner. Le chef donne, mais il ne donne
que pour renforcer son pouvoir et confirmer son rang. Avec Clausewitz, on
pourrait dire que le don continue la politique par d’autres moyens. Ailleurs on donne, mais le don n’est pas désintéressé. Si on ne rend pas, ou pas
assez, l’autre peut se sentir lésé ou exploité. De même si on rend, mais trop
vite, l’autre peut se sentir offensé, parce qu’il sent bien qu’en transformant
le don en transaction, le donateur refuse la relation et la dette qui maintient
le lien. D’ailleurs, dans les sociétés simples, comme celles que Malinowski
a décrite dans son analyse du kula dans les îles du Trobriand, ce n’est pas
des invidus qui donnent, mais des groupes sociaux (des familles et des
clans). Le don met en relation des groupes, par l’échange de femmes et d’enfants
ou de fêtes et de danses, par exemple, mais il peut aussi les séparer et
conduire à la guerre, tout comme inversement le don unilatéral peut mettre
fin à la guerre et conduire à la paix, et par la paix, convertir les ennemis en
alliés. En tant que systeme de prestations totales, le don est un système de
réciprocité entre des groupes, mais comme il relève de l’économie, il n’est
jamais tout à fait désintéressé. Des anthropologues ont même suggéré que
le don désintéressé n’advient qu’avec la modernité et que, paradoxalement,
c’est pourquoi le don y est toujours suspect d’être teinté par l’intérêt. Le systéme
du don ne relève pas seulement de l’économie cependant, mais aussi
de la politique. Le don n’est pas neutre. Par l’entremise de biens, il crée
certes du lien, mais ce lien n’est pas forcément égalitaire, ni libre d’ailleurs,
comme le montrent bien les relations patrimoniales de dépendance (caractérisées
par des patron-client relationships ou, de façon plus ample, par ce
que Roy Bhaskar appelle des ‘relations de maître-esclave généralisées’).
Rien de plus étouffant, en effet, que d’être pris dans un systéme de réciprocité
personalisée.

2.1.3. Don et donation

A la différence des sociétés modernes, qui sont des sociétés individualistes,
les sociétés traditionnelles sont des sociétés holistes. Ce rapport à la
totalité explique pourquoi dans les sociétés traditionnelles l’anthropologie
est inséparable de la mythologie et, plus tard, avec l’invention des religions
monothéistes pendant ‘l’ère axiale’ (de 800 à 200 avant notre ère, selon Jaspers,
mais soyons charitables et étendons la longue durée pour y inclure la
naissance de Jésus !) d’une théologie politique dans laquelle l’obligation et le
rituel prend le dessus sur la liberté et la spontanéité. Avec l’obligation et la
liberté, nous passons de l’immanence à la transcendence. En tant que
démarcation entre le dehors et le dedans, le supra et l’infra, le religieux
constitue le moment instituant par lequel les sociétés se rapportent à ellesmêmes
en se donnant une représentation symbolique d’elles-mêmes, en projetant leurs fondements dans l’infini, en tout cas à l’extérieur d’elles-mêmes.
Le moment religieux qui trace une ligne de démarcation entre le ciel et la
terre est inséparable d’une détermination politique qui distingue les
membres des non membres de la société, des croyants et des non croyants,
des pratiquants et des non pratiquants. Comme dans une croix, la verticale
du gibet qui relie la terre aux cieux est inséparable d’une horizontale qui
relie les membres entre eux. Autrement dit, il n’y pas de meta sans inter et
sans contra, pas de religieux qui ne soit en même temps social et politique.

Maintenant que nous avons relié le social et le politique au théologique
et introduit le politico-religieux comme un seul moment qui constitue en
deux mouvements la société comme une communauté de croyants, se distinguant
des ignorants et des incultes, retournons à l’obligation-rituel et
introduisons la trinité. Nous avons vu que l’obligation n’est pas une substance,
mais un processus cyclique qui établit et perpétue une relation entre
personnes. Le don est un système de relations entre personnes qui se perpétue
par la dette. De même que Dieu n’est pas une unité, mais une trinité
– ‘une substance, trois personnes’, pour reprendre la formule de compromis
du 1er concile de Nicée, l’obligation du don n’est pas simple, mais triple.
Lorsque le don est pensé comme création originaire par et dans la communion
des trois hypostases divines, le don se transforme en donation. Avec la
donation, on passe du cyclique à l’encyclique.

La donation relève d’une théologie de l’engendrement de l’univers par le
Père, le Fils et le Saint Esprit. La communion des trois personnes qui vivent
un amour mutuel et éternel est absolument première et précède onto-téléo
et eschatologiquement la création de l’univers. De tout temps, le monde a
été crée par le Père dans un acte infini d’amour. Dieu est amour, comme
disait St. Jean (1 Jean, 4 : 20). Jacques Godbout nous demande d’imaginer
un monde sans don. Inversons la formule et imaginons maintenant un don
sans monde, ou plutôt, sans société. C’est la donation à l’état pur. Dieu se
donne par amour et dans le Saint Esprit il engendre le Fils qui est à l’origine
la société. La donation est, en vérité, une révélation : Dieu se révèle en
personne à celui qui le cherche avec amour. Et qui cherche Dieu dans le
fonds de son coeur, le trouvera et renaîtra comme un nouvel homme. La
révélation de Dieu à l’homme qui le cherche entraîne la rénovation charismatique
de son âme dans l’Esprit. Dans la mesure où la donation est inséparable
de la révélation de Dieu au croyant qui le cherche avec ardeur, on
pourrait dire que la donation implique la ‘re-co-naissance’ en tant que communion
continue avec Dieu. Je parle de ‘re-co-naissance’, car le croyant qui
communie naît à nouvau avec Lui et autrui, avec les autres qui sont membres de l’Église et forment en tant que tels une société invisible (la
société comme corpus mysticum).

Plus prosaïque, Caillé spécule qu’avant la donation, il y a sans doute une
demande. Demande de l’Etre, demande de l’Autre. La religion naît de l’absence,
peut-être même du fonds du désespoir. Jacques Godbout paraît plus
optimiste. L’homo donator ne se voit pas comme un demandeur, mais comme
un receveur qui donne à son tour. Quelques soient leurs différences,
Caillé et Godbout restent dans l’immanence. Il y a bien don originaire, mais
il ne s’agit pas d’une donation ni d’une création du monde ni d’une fondation
de la société. Ce que nous recevons tous, c’est la vie, et nous la recevons
d’abord de nos parents. En sociologie et en anthropologie, nous sommes
toujours déjà dans le monde de la vie (Lebenswelt), toujours déja en société
(Gesellschaft) ou, du moins, en communauté (Gemeinschaft). Par une questionnement
transcendental, nous arrivons aux fondements de la société, à
ces conditions de possibilité, comme l’indique le titre du texte de Caillé. Il
ne faut pas confondre le transcendantal et le transcendent, les fondements
et la fondation. La fondation relève de la mythologie et présuppose un
grand récit sur les origines du monde (la création de l’univers par le Père),
de la société (par le Fils) et de l’Eglise (par Saint Pierre) dans l’Esprit ; les
fondements relèvent de la philosophie, soutiennent une anthropologie et
projettent une sociologie du monde de la vie, de la vie en communauté, de
la société qui est toujours déja là (même dans des cas d’anarchie), peut-être
comme un don, en tout cas comme une donnée.

2.1.4. Ethiques de la réciprocité et de la bienfaisance

Tout comme Mauss et Durkheim, Caillé et Godbout veulent expliquent
le social par le social et se méfient des explications métasociales (et parasociologiques,
pourrait-on dire par analogie avec la parapsychologie). C’est
d’ailleurs pourquoi les membres du MAUSS tendent à récuser le don pur.
“Le don pur est un don solitaire” (p. 5), dit Godbout, pas un don solidaire
qui crée du lien social. Le don pure, asymétrique est un don hyperbolique,
sans possibilité de retour. Comme la révélation, il relève de la grâce et la
grâce excède la gratitude. Pour exorciser le don pur, asymétrique, dans
lequel tout est donné sans possibilité de retour, donc par amour et par grâce,
Godbout insiste sur la nécessité de la réciprocité. L’homo donator est,
par définition, un homen reciprocus. Contre l’éthique de la sainteté, il insiste
que le don pur est problématique et ne doit pas être pris comme modéle
de la moralité. L’aumône n’est pas l’aune de l’ethique. Au contraire, il crée de la gêne et de l’embarras. Afin de maintenir la symétrie, Godbout suggère
qu’il vaut parfois mieux ruser avec la générosité et présenter le don comme
un prêt, ou plus simplement encore, comme une prestation bien méritée
qui annule la dette de part et d’autre. En tout cas, l’éthique du don est
régie par la norme universelle de la réciprocité et non pas par ce que Alvin
Gouldner appelait autrefois la norme de la bienfaisance ou de la bonté (cf.
For Sociology, pp. 226-299). Alors que la premiére stipule qu’il doit y avoir,
d’une façon ou d’une autre, tôt au tard, un retour, la seconde est plus radicale
dans ses exigences et stipule qu’il faut donner sans compter, si possible
tout, en tout cas sans compter sur un retour. A la différence de la norme de
la réciprocité, qui dit tout simplement qu’il faut aider ceux qui vous ont
aidé, la norme de la bienfaisance dit qu’il faut donner même et spécialement
à ceux qui sont incapables de rendre (les enfants, les vieux, les
malades, les handicapés). Même si la norme de réciprocité ne stipule pas
qu’il faut rendre à celui ou à celle-là même qui vous a donné (on peut donner
à un tiers anonyme, au premier ou au dernier quidam qu’on rencontre
sur son chemin), elle maintient néanmoins implicitement un renvoi à la
justice, disons à un droit de retour. La norme de la bonté, en revanche,
introduit un devoir de donner sans invoquer un droit quelconque. Il faut
aider non pas ceux qui vous ont aidés, mais comme dans la parable du bon
Samaritain, il faut aider ceux qui ont besoin d’aide.

La comparaison entre la norme de la réciprocité et de la bonté montre
que malgré son anti-utilitarisme proclamé, le MAUSS reste encore attaché
à un certain libéralisme. Pour le démontrer, il suffit de s’imaginer un continuum
qui va de l’exploitation pure (versant statique) et simple au don
simple et pur, en passant par l’équilibre du don et du contre-don ou la réciprocité
des devoirs et des droits (version dynamique). Si l’exploitation
indique la situation où une personne (ou une classe) prend toujours plus
que ce à quoi elle à droit (l’exploitant prend un bien sans rien donner en
retour, l’exploité donne sans recevoir son dû), la bienfaisance renvoie à la
situation où la personne (ou la masse) qui est dans le besoin reçoit sans
qu’il y ait droit (le bienfaiseur donne un bien sans rien recevoir en retour,
le besogneux reçoit sans possibilité de rendre). Selon l’éthique de la réciprocité,
on donne à autrui dans l’attente qu’il rendra un jour. On reste dans le
régistre du faire, de l’action et de l’interaction, bref de la réciprocation. Seulement,
on ne sait pas si elle aura lieu ni quand elle aura lieu ni – dans le
don, tout est une question de temps, comme l’a bien montré Pierre Bourdieu-,
et quand elle a lieu, on ne sait pas non plus ce qu’on recevra (une maison
en retour d’une moisson, un poisson en retour d’une boisson).

A la différence de l’éthique de la réciprocité qui stipule qu’il faut donner
en attente d’un retour, l’éthique de la bonté dit qu’on doit donner sans
compter et sans attendre un retour. On n’est plus dans le régistre du faire,
mais de l’être. On donne parce que l’autre en a besoin, parce qu’il est incapable
de rendre. On donne non pas en dépit du fait qu’il ne puisse pas
rendre le bienfait, mais précisément parce que et pour autant qu’il en est
incapable. Du moins dans l’immédiat, parce que le jour où il sera dans la
capacité de rendre, on passera de la bonté à la réciprocité, de l’encyclique
de la charité au cycle du don et du contre-don entre égaux.

L’éthique de la bonté est une ‘éthique de virtuoses’, comme dirait Weber,
et en tant que telle une éthique de la sainteté. On ne peut pas exiger d’une
personne qu’elle soit bonne, mais on est en droit d’exiger d’elle qu’elle agisse
de façon juste. La bonté est ‘supérogatoire’, pour parler comme les scolastiques.
La morale, en revanche, ne l’est pas. Elle n’est pas une morale maximale
(maxima moralia), bonne pour les saints, mais une morale minimale
(minima moralia) qui cherche à garantir le respect de l’humanité en chaque
personne. Tout le monde, sans exception, doit s’y soumettre. En tant que telle,
elle vaut même, comme disait justement Kant, pour un ‘peuple de diables’.
On ne peut pas demander au diable d’être bon, mais on doit développer
des institutions fortes, garanties par l’Etat et le droit, qui l’obligent à être
juste ou, du moins, équitable. A la différence de l’éthique de la bonté,
l’éthique de la réciprocité ne promet pas la bonté, mais elle exige la justice.

Pour formaliser les différences entre l’anthropologie du don et la théologie
de la donation et stimuler la discussion, creusons l’écart entre le
Catholicisme et le Maussisme et réunissons les oppositions dans un
tableau à double entrée :

Entre la théologie de la donation et l’anthropologie du don, j’ai mis la
philosophie de la communication. La philosophie de la communication est
une herméneutique de la traduction qui cherche une langage commun qui
permette le dialogue entre des traditions différentes et, ce faisant, permet en
même temps de dépásser le différend entre ces traditions de pensée, d’action
et de passion. A la différence de la communion, la communication n’est pas
une union qui est toujours déjà donnée ou présupposée, mais elle consiste
en une recherche active d’un principe d’unification qui surmonte la lutte et
le litige par la recherche d’un principe commun. La communication présupose
le conflit (le conflit comme arché), mais cherche le consensus (le
consensus comme telos). Sans autres présuppositions que le langage et la
possibilité de traduction entre langages, la communication est le medium de
la paix, car aussi longtemps qu’on accepte de parler et de continuer la communication,
on évite la violence, ce qui ne garantit pas pour autant qu’on
arrive à la communion et la paix éternelle. Car, en effet, après la communion,
il faudra bien reprendre la conversation et continuer la communication
sans autres garanties que la bonne volonté que le dialogue entre amis
implique et présuppose pour relancer la conversation dans l’esprit du don.

2.1.5. Questions d’Orientation

Mais revenons sur le chemin de la croix et mettons l’économie-politique
(l’horizontale) et l’anthropo-théologie (la verticale) en système. L’opposition
majeure de l’obligation-rituel et de la liberté-spontanéité n’est, en
effet, pas autre chose que celle de la Mort et de la Vie. Et l’opposition de
l’intérêt et de l’aimance réapparaît, sous la forme atténuée de la premiére,
comme opposition entre la Guerre et la Paix. Mais le chemin de la
croix est tortueux et dialectique. Comme dans un systéme de passe-passe,
tout est dans tout et par une série de transitions dialectiques, les pôles
s’inversent. Les extrêmes se touchent. Il n’y pas de Vie sans Mort, pas de
Guerre sans Paix, pas d’aimance sans intérêt, pas d’allliance sans rivalité.
Et inversement. Il y a de quoi perdre le Nord. En effet, comme ‘Dieu nous
est par hypothèse inaccessible’ (p. 18), il n’y pas de point fixe transcendant,
pas de fondements extrasociaux, donc pas de système de déductions
transcendentales dans lequel tout se résout et se dissout. En l’absence de
Dieu, il n’y pas de métaperspective, pas de géométral absolu qui permette
de qualibrer les perspectives ni d’ange de l’Histoire qui permette, comme
l’angelus de W. Benjamin, de survoler le tout et de mener les hommes
de la catastrophe à la rédemption.

Le système du Don est métaphysique et dialectique, mais comme il
s’agit d’une dialectique sans synthèse, il faudrait peut-être mieux le décrire
comme une analytique du don en opposition à la viatique de la donation.
En tout cas, il me semble qu’on peut maintenant comprendre pourquoi,
en l’absence d’un point fixe transcendant, l’analytique du don est la
croix et la bannière. A la différence de la théologie de la donation qui est
une spirale qui relie les profondeurs de l’âme aux hauteurs de Dieu dans
l’Esprit, l’analytique du don est pris dans un cercle et tourne en rond comme
un rose des vents sans aimant– on passe de l’aimance (la croix) à
l’agon (la bannière), de la vie (eros) à la mort (thanatos), ou inversement.
C’est selon. Comme tout dépend du temps et que le temps est, en tant que
système ouvert, variable et imprévisible, le don se laisse emporter par le
vent (comme dans le livre homonyme de Margaret Mitchell). En l’absence
de transcendence, on perd effectivement le Nord ; faute d’amour, l’aimant
de l’aimance n’indique pas le Moyen Orient (Jérusalem ou La
Mecque) - il semble d’ailleurs plutôt pointer vers l’Orient (Banaras ou
Lhassa), ce qui, au demeurant, me convient très bien.

Nous avons vu que le don est à la fois le moteur qui met en marche la
relation et l’huile qui la maintient sur sa route. Mais en l’absence d’un
concept de communication qui indique clairement le sens de la marche et
la direction de la route, l’automobile risque de se perdre dans les champs.

De même que la communication a besoin du don pour commencer ou
continuer, le don a besoin de la communication pour l’orienter. En travaillant
le contenu des idées, la communication qui rend possible une discussion
raisonnée entre des positions philosophiques différentes, joue,
comme le disait Max Weber à propos des visions du monde, le rôle d’aiguilleur
pour déterminer les voies dans lesquelles l’action sera poussée par
la machine de réciprocité qu’est le don. Moyennant la communication, le
don peut s’aligner sur la donation. Certes, il ne promet pas le Salut, mais il
indique néanmoins clairement la direction de la paix. A défaut d’être éternelle,
espérons qu’elle puisse être universelle.

2.1.6. Le sens et le contre-sens du don et de la donation

Pour souligner la différence entre l’immanence du MAUSS et la transcendance
de la doctrine sociale, comparons maintenant le sens du don et le
sens de la donation.

Le sens du don relie l’aimance à la vie ; le sens de la donation relie
l’amour à la mort. Le sens de la donation mène au-delà de la vie, en tout cas
au-delà de la société. Chez Caillé, la religion est étrangement liée à l’obligation
et l’obligation à la Mort. Pour éviter l’association funèbre entre la religion
et la mort, il suffit d’ailleurs d’inclure les morts dans la société, comme
Auguste Comte, le grand prêtre autoproclamé de la Religion de l’Humanité
(et inventeur du mot altruisme), le proposait dans sa synthèse subjective.
La religion est ce qui relie et qui maintient la continuité entre les morts
et les vivants, les êtres et leurs ancêtres. Elle relève à la fois de la tradition
(l’ascendance) et de la génération (la descendance). Si le don met les êtres
humains en relation et en société, la donation, elle, relie les êtres humains
à Dieu et, ce faisant, elle conduit au-delà de la vie et de la société. Le sens
du don est humaniste. Moderne et moderniste, Caillé insiste que le don est
avant tout lié à la vie et à la liberté. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a développé
une théorie de l’action et non pas une théorie de la passion. Avec l’aimance,
nous restons entres humains, entre amis, en communication. Le
sens de la donation est religieux. Nous ne sommes plus dans l’aimance,
mais dans l’amour, en et avec Dieu, en communion avec Lui et autrui.

Si le sens du don va du bas vers le haut, le sens de la donation va du
haut vers le bas. Nous savons que le don n’est pas une substance, mais un processus de réciprocité trinitaire qui met en relation la donateur et le
donataire. Si la séquence vertueuse du don (donner, recevoir rendre)
indique le sens du don, la séquence perverse de l’anti-don (prendre, refuser,
garder) va à contre-sens du don. Le contre-sens du don, c’est le matérialisme
vulgaire, disons le capitalisme qui ne connaît et ne reconnaît que l’intérêt
et qui met en relation les hommes par l’entremise d’un système anonyme
de choses et de marchandises. Le capitalisme ne connaît pas de valeurs,
seulement des prix ; ce qui unit les producteurs et les consommateurs est
une machine anonyme, le marché, qui fonctionne comme un distributeur
aux mains invisibles. A l’opposé de la donation et de l’amour qui sauvent,
nous retrouvons la violence et la haine qui tuent. Si le sens de la donation
est symbolique, le sens de la violence et de la destruction est diabolique. Au
lieu d’unir les êtres dans un amour acosmique qui annonce la paix, la violence
mimétique sème la division et détruit ce qu’il y a de commun. Tout
comme la violence sacrée, la guerre sainte relève du contre-sens. Lorsque la
guerre est animée par la religion, elle conduit à la terreur. Le cycle de violence
mimétique dans lequel sont pris le terrorisme et le contre-terrorisme
est infernal. Seule la communication entre ennemis peut arrêter la guerre.
L’offre de communication peut être unilatérale au départ. A l’encontre des
évidences faciles, il faut affirmer haut et fort que les religions ne font pas
partie du problème, mais de la solution.

2.2. Anthropologie et sympathie

2.2.1. Des chimpanzés et des bonobos

Maintenant que nous avons analysé l’horizontale et la verticale du gibet,
passons à l’analyse des diagonales. Caillé ne parle pas directement des diagonales,
mais elles sont implicites dans son analytique du don et deviennent
explicites lorsqu’il passe de l’analytique du don (la première partie du texte)
à la théorie de l’action (seconde partie du texte). La théorie de l’action se présente
comme une réflection ethologique et ethnologique sur la nature de
l’homme. La question centrale de cette seconde partie est bien formulée :
L’homme est-il un animal sympathique ? En s’appuyant sur le grand livre que
le primatologue hollandais Frans de Waal a consacré à la vie sociale de nos
frères de la forêt (cf. Our Inner Ape), la question se laisse préciser comme
suit : L’homme est-il sympathique et pacifique, coopératif et sociable comme
ces bonobos qui passent leur temps à faire l’amour ou est-il antipathique et
violent, égoïste et agressif comme les chimpanzés qui se font continuellement la guerre, parfois même jusqu’à la mort ? En accord avec la l’analytique
tétralogique de l’action, Caillé conclut avec de Waal que l’homme est un animal
ambivalent, plutôt sympathique, mais néanmoins capable du pire. Bien
que l’homme soit au croisement des bonobos et des chimpanzés – un véritable
‘chimpanbono’ pour ainsi dire -, Caillé enfile les exemples de sociabilité
parmi les animaux pour démontrer, une fois pour toutes, que les théories
utilitaristes et individualistes de l’action qui traitent les hommes, au mieux,
comme des chimpanzés rusés et calculateurs (l’animal économique du rational
choice, de Adam Smith à Gary Becker) ou, au pire, comme des loups
meurtriers contre lesquelles il faut s’armer jusqu’aux dents pour se protéger
(l’animal politique des réalistes, de Hobbes à Carl Schmitt).

On savait déjà que l’utilitarisme n’était qu’une version euphémisée de la
sociobiologie – c’est d’ailleurs un ‘rat’ (rational choice theorist), en l’occurrence
Georg Homans, qui s’était appuyé sur un behaviorisme pavlovien
pour montrer que les hommes sont conditionnés comme des pigeons économiques ;
ce que la nouvelle éthologie nous montre maintenant, c’est que
la sociobiologie néo-darwinienne de Wilson ou la théorie du gène égoïste de
Richard Dawkins ne vaut même pas pour les animaux ; en tous cas, pas
pour toutes les espèces. Il est sans doute un peu éxagéré de dire que la
sociobiologie en dit plus sur le sociobiologue que sur l’animal. Il n’en reste
pas moins que homme n’est pas un loup pour l’homme (homo homini
lupus
), car comme l’indique Caillé, les loups entre eux sont sociables et
coopératifs comme les hommes.

Maintenant qu’on sait que le struggle for life n’est pas la seule loi de la
jungle et que les animaux sont également engagés dans un struggle for love,
on peut aisément passer des ‘rats’ aux ‘cats’ (collective action theorists), ranger
la ratologie indivualiste et utilitariste et développer une chatologie collectiviste
et anti-utilitariste sur des nouvelles bases. On verra alors non seulement
que l’homme est un animal, ce qu’on savait déjà, mais aussi que rien
d’humain, ou presque, est étranger à l’animal. Comme Térence, l’esclave
romain, les animaux semblent dire : Animal sum, et nihil humanum a me
alienum puto
. Comme les humains, les animaux les plus anthropoïdes,
notamment les singes, les éléphants et les dauphins sont motivés par l’aimance
et l’intérêt et tiraillés entre l’obligation et la liberté.

2.2.2. Les sentiments moraux

Avec l’altruisme des animaux, nous passons de la sociobiologie à la biosociologie.
La question qui se pose maintenant est celle des émotions des animaux. Suite à ses célèbres recherches scientifiques sur la faune (l’évolution
des espèces par sélection) et sur la flore (la variation des plantes, spécialement
les orchidées), Darwin s’était déjà penché sur la question dans son
livre sur l’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Ses observations
minutieuses lui avaient permis d’affirmer que les animaux peuvent
effectivement sentir la joie, la douleur, la colère, la surprise et la terreur, mais
que parmi les animaux, seuls les êtres humains connaissent les véritables
‘passions tristes’ (la haine, la tristesse, le désespoir), les passions joyeuses
(l’amour, la tendresse et la dévotion), les ‘passions morales’ (la honte, la culpabilité)
et la conscience de soi (la réflection et la méditation). Dans le sillage
de la nouvelle éthologie, Caillé explore les émotions liées à la sociabilité.
Disons plutôt, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, des sentiments moraux,
tels que l’empathie, la sympathie, la compassion, la coopération qui ont tant
occupées les platonistes de Cambridge, les moralistes écossais, de Shaftesbury
et Hutcheson à Adam Smith, et les philosophes catholiques, de Saint
Augustin à Max Scheler et Jean Paul II (qui a fait sa thèse de doctorat sur le
concept de personne chez Max Scheler et qui a canonisé Edith Stein, qui fut
l’assistante de Scheler). Penser avec le dernier Darwin contre le premier et
avec le premier Adam Smith (celui de la théorie des sentiments moraux)
contre le dernier (celui de la richesse des nations), et avec tous contre
Hobbes, tel semble bien être la mission que notre sympathique sociologue
s’est donné en s’aventurant dans le jardin zoologique.

L’existence de sentiments moraux parmi les animaux anthropoïdes, de
l’empathie jusqu’au pardon, montre que l’ouverture à l’autre n’est pas le
propre de l’homme. Les animaux ont bel et bien une conscience (au double
sens du terme que l’anglais distingue soigneusement avec les deux mots différents
de consciousness et de conscience). Les animaux sont conscients de
soi et des autres. Le singe est conscient qu’il est conscient et que les autres
le sont également. Il sait que l’autre sait qu’il sait. Conscient de lui-même et
d’autrui, il est aussi capable de se mettre à la place de l’autre et de se décentrer.
Ce décentrement, qui est à la base de la conscience morale de l’homme,
est à la base de la conscience proto-morale de l’animal. Il sent ce que l’autre
sent et ressent, il souffre comme lui et avec lui, il agit avec lui et pour lui.

Comme on risque toujours de projeter nos propres visions et divisions
du monde sur les animaux – le ‘chimpanobo’ ressemble étrangement à
Marcel Mauss au point qu’un Buddhiste pourrait aisément y décéler sa
réincarnation ! – et pour éviter de tomber dans le panneau de l’anthromorphisme,
je propose de m’en tenir dorénavant aux êtres humains. Etant
donné les difficultés qu’on a de sentir et de ressentir ce que notre prochain
sent et ressent, on peut imaginer la gageure qui consiste à se mettre à la place des animaux pour sentir ce qu’ils sentent et ressentent – ‘How
does it feel to be a bat ?
’ (Nagel) est le titre omineux d’un article classique
de la philosophie analytique.

Restons donc parmi les hommes. La capacité que nous avons de nous
mettre dans la position d’autrui et que autrui a de se mettre dans notre position
est le fondement psycho- et socio-génétique de l’éthique et de la morale.
C’est parce que nous sommes capables de voir et de ressentir le monde
comme autrui le ressent, voit et conçoit, et réciproquement, que nous avons
conscience de nous mêmes et que nous sommes capables de nous juger,
c’est-à-dire de juger nos actions, notre personne, voire même notre vie
entière. C’est parce que nous pouvons nous transposer dans la position d’alter,
soit que nous nous projetons dans sa situation (simulation de A dans la
position de O, pour parler comme Alvin Goldman), soit que nous le projetons
dans sa situation (simulation de A dans la position de A) que nous
avons conscience de nous-mêmes comme autrui l’a de nous. C’est grâce à
l’empathie avec autrui que nous pouvons voir et prévoir nos actions ou
pourvoir aux actions dont notre prochain a besoin dans une situation donnée.
C’est grâce à autrui que nous pouvons nous objectiver et nous dédoubler
pour nous observer nous-mêmes, mais c’est aussi grâce à l’empathie
avec autrui que nous pouvons aller à sa rencontre et l’aider si nécessaire.
Moyennant le méchanisme de l’empathie qui nous permet d’échanger
mutuellement de position et de reverser les perspectives – taking the role of
the other
, comme dirait le pragmatiste américain Georg Herbert Mead –
conscience et consciousness vont de pair.

Consciousness, car c’est grâce à la présence d’autrui que je deviens un
homme parmi les hommes et que je prends conscience de moi-même comme
un être singulier, unique dans son genre et différent des autres avec qui
je suis en contact et en communication. Conscience, parce que l’empathie
avec autrui est, en vérité, une forme d’intropathie. Autrui est en moi comme
je sui en lui. S’il souffre, je souffre comme lui, et s’il rit, je ris comme lui.
Et si nous rions tous les deux ensemble, si nous souffrons tous les deux
ensemble, eh bien, alors nous ne sommes plus dans l’empathie, mais nous
sommes déjá dans la sympathie, le partage actif et mutuel des actions et des
passions, partage qui crée un ‘nous’ et qui entraîne l’action en commun.

2.2.3. Le prochain et le socius

C’est cet élan spontané vers autrui est à la base de la fraternité et,
médiatement, aussi de la solidarité. Vous connaissez la parable du Samaritain
qui fut touché de compassion et qui fit le nécessaire pour pourvoir aux besoins du prochain qu’il avait rencontré sur la route qui devait le mener
de Betléhem à Jéricho. La relation au prochain est directe, de personne à
personne et sans médiation institutionnelle. Elle n’est pas toujours si intense,
loin s’en faut, mais elle émeut et dans la mesure où elle m’émeut et me
touche, elle est exemplaire et enseigne une leçon qui vaut pour tous et qui
vaut de l’or. C’est la fameuse ‘règle d’or’ (‘Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais
pas qu’on te fasse’) qu’on retrouve dans toutes les religions universelles.
Prenons la formulation chrétienne de cette maxime universelle, car
elle a l’avantage d’être formulée de façon positive : “Tout ce que vous voulez
que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux, car c’est
la loi et les prophètes.”(Matthieu 7.12). Ce précepte, basé sur la norme de
la réciprocité, formule une éthique universelle de la sympathie (qui, si on
l’étend à tous les êtres sensibles, pourrait même inclure les animaux).

Pour tester sa validité universelle, il suffit de la généraliser et de recourir,
comme le fait Adam Smith dans sa théorie des sentiments moraux, à un
‘spectateur impartial’ qui jugerait les actions, voire même les vies de l’un et
de l’autre, selon leur convenance à la règle d’or. Avec le spectateur sympathique
impartial on gagne, certes, en généralité, mais on perd la particularité
qui caractérise les relations de prochain à prochain. En effet, par la
montée en généralité, on obtient la perspective impartiale d’un autrui généralisé
(le generalized Other de G.H. Mead) qui juge l’action d’une personne
ou la personne d’une action au nom d’une communauté toujours plus large
et englobante qui est, à la limite, coextensive à l’humanité.

Plus on s’élève vers la généralité, plus le sujet devient anonyme. Au nom
de l’humanité, notre prochain perd la face, mais s’il perd sa subjectivité et
sa singularité, il n’en reste pas moins qu’il accède en même temps à l’objectivité
et à l’universalité. En passant du prochain au socius, du prochain au
membre anonyme de la société, on universalise la sympathie et on l’institutionalise
sous forme de droits universels– les droits de l’homme et du
citoyen (déclarés pour la première fois en 1789, puis réformulés en 1946
par l’ONU, enfin accepté par l’Eglise en 1964, soit 175 ans après la Révolution
française).

En passant de la sociabilité directe et immédiate à la société, comprise
comme institution objective qui médiatise les relations entre ses membres,
on passe en même temps de l’obligation de donner (éthique de la bienfaisance)
aux droits de recevoir (éthique de la réciprocité). On est toujours
dans la générosité, mais elle est maintenant médiatisé par l’institution que,
faute de mieux on appelle l’Etat social, mais qu’il vaudrait mieux appeller
l’Etat solidaire, car comme Marcel Mauss l’avait bien vu dans la conclusion de son Essai sur le don, l’Etat providence qui assure l’assurance à ces
membres ‘contre le chômage, contre la maladie, contre la veillesse, contre
la mort’ (p. 281) institutionalise, incorpore et réalise bel et bien l’esprit du
don dans les sociétés complexes.

Cet Etat de bien-être qui cause un mal-être parmi les Catholiques et les
Marxistes révolutionnaires est tout simplement le prolongement de la règle
d’or. Comme le dit Paul Ricoeur dans un petit essai de théologie sociale (Histoire
et vérité
, pp. 99-111), les ‘relations longues à travers les institutions’ de
la société prolongent les ‘relations courtes de personne à personne’. Il est
donc vain d’opposer le socius au prochain. Au contraire, il faut les comprendre
ensemble comme les deux dimensions d’une même histoire – l’histoire
du don qui correspond à l’histoire de l’homme. Comme le dit encore
notre maître, ‘il est illusoire de vouloir transmuter toutes les relations
humaines dans le style de la communion’, alors même qu’il faut toujours
essayer de reconnecter la solidarite entre les membres anonymes d’une
société à l’unité d’intention qui me relie immédiatement à mon prochain et
médiatement, moyennant le détour inévitable de l’institution, au socius.

2.2.4. La justice comme solidarité entre étrangers

Entre la fraternité et la solidarité, la bienfaisance et la justice, il y a une
solution de continuité qui passe par la généralisation de la réciprocité au-delà
du cercle de sociabilité immédiate entre prochains et voisins. Pour montrer
qu’il y a à la fois une continuité et une discontinuité entre l’éthique et la morale,
entre le prochain et le citoyen, je m’appuierai sur A Theory of Justice de
John Rawls, sans aucun doute, un des livres les plus importants du second
vingtième siècle. La théorie de la justice est une théorie des sentiments
moraux généralisée. En effet, dans le sillage des Scottish moralists, Rawls
reprend l’idée du ‘spectateur sympathique impartial’ de Adam Smith – variante
morale de l’honnête ‘commissaire-priseur’ de Walras – pour défendre l’idée
d’une société bien ordonnée selon un principe universel de justice social qui
redistribuerait les biens et les droits de telle sorte que chacun pourrait y souscrire
sans réserve, car elle accorderait, d’une part, des droits et des libertés à
tous et, d’autre part, elle n’accepterait les inégalités sociales que pour autant
qu’elles favorisent les plus besogneux. ‘Une société bien ordonnée, dit-il, est
une société qui reçoit l’approvation d’un tel observateur idéal’ (p. 184). La
théorie de la justice est une théorie du contrat original forte.

La pièce maîtresse de cette théorie sympathique du contrat est la ‘situation
originelle’ – situation imaginaire dans laquelle chacun serait invité à adopter la perspective du spectateur sympathique raisonable et impartial
avant de signer le contrat qui scelle l’alliance entre les membres et fonde la
sociéte comme une société solidaire et juste. Ainsi chacun s’imaginerait à la
place de chaque autre personne et lorsque chacun aurait adopté la perspective
de tous les autres, seriatim, l’une après l’autre, il arriverait à une formulation
des principes d’une société juste. Evidemment, ce dispositif d’identification
sérielle de chacun avec tous et chacun d’entre eux ne peut que fonctionner
sous la condition que chacun fasse abstraction de ces propres charactéristiques
distinctives – de sa condition personnelle à sa position sociale
– pour ne retenir que ce qui est commun à tous les hommes sans distinction.
Autrement dit, en se projetant dans la situation d’autrui pour s’élever
jusqu’à la position supérieure et englobante du spectateur impartial, chacun
est placé sous un ‘voile d’ignorance’. Comme on ne sait pas si autrui est
riche au pauvre, brillant ou médiocre, croyant ou ignorant, infirme ou fort,
on peut supposer que les principes qu’ils adopteraient seraient justes, non
pas malgré l’anonymat de chacun, mais précisément parce que et dans la
mesure où l’on fait abstraction des idiosyncrasies personnelles et sociales
de chacun pour s’éléver à l’autrui généralisé.

A la différence du prochain, l’autrui généalisé n’a pas de visage. Il est un
être générique (un Gattungswesen, comme disait le jeune Marx à la suite de
Feuerbach). La seule chose qu’on sait de lui, c’est que c’est un être humain
comme nous. Un ami potentiel, certes, mais néanmoins un étranger, un
socius, disons plutôt, puisque c’est de lui qu’il s’agit, un citoyen. Comme le
dit justement Rawls, ‘si chaque citoyen est un ami de certains citoyens, il n’y
a pas de citoyen qui soit l’ami de tous’ (p. 474). En tous cas, le dispositif de
la situation originelle nous a permis de passer progressivement du prochain
au socius, du spectateur sympathique à l’obsersateur impartial et, ce faisant,
également de la fraternité à la solidarité, de la solidarité entre amis à la solidarité
entre étrangers qui sont membres d’une même société et qui sont
tenus ensemble non pas (ou plutôt plus) par des liens de sympathie et de
bénévolence, mais par l’acceptation des principes publiques de la justice.

Chez Rawls, la justification des principes de la société bien ordonnée se
fait moyennant des ‘conversations intérieures’, pour reprendre une catégorie
importante que Margaret Archer a récemment introduite dans le débat
sociologique (cf. Structure, Agency and the Internal Conversation). Tout se
passe, en effet, comme si le spectateur sympathique, assis confortablement
dans son fauteuil, fumant un cigare après une longue journée de travail,
avait invité chacun de ses amis dans la conversation qu’il a continuellement
avec lui-même. Comme si, en pensée, il invitait ses amis pour s’asseoir à côté de lui, pour diner ou se promener avec lui le long de la rivière pour converser
sur les statuts de la société des fumeurs de Havane qu’il pensait fonder.
Plongé dans ses rêveries, ayant fait défiler ses amis dans sa tête et après leur
avoir donné une place dans son coeur, il continuait la conversation imaginaire
en invitant les amis de ses amis dans son for intérieur pour dialoguer
et arriver, en fin de soirée, par une variation eidetique systématique des amis
des amis, à un citoyen générique, bien informé, sympathique et généreux.

En inventant le dispositif astucieux de la situation originelle, Rawls a
crée un espace publique dans son for intérieur (in foro interno). C’est
d’ailleurs ce que Habermas lui avait reproché. En invitant son ami pour un
débat publique, il avait gentiment convaincu son collègue in actu qu’il fallait
prolonger la conversation intérieure avec une communication extérieure
entre égaux qui a lieu dans la sphère publique (Öffentlichkeit). C’est par
la communication publique que les interlocuteurs accèdent progressivement,
en invitant non seulement les amis qui pensent comme eux, mais
aussi les ‘bons enemis’ qui pensent différement d’eux, au point de vue commun
et impartial à partir duquel les citoyens se persuadent les uns les
autres, au moyen de la force du meilleur argument, de ce qui est juste ou
injuste. C’est seulement ce point de vue de l’usage public de la parole et de
la raison (le logos), partagés par tous en vertue de leur commune humanité,
qui confère aux principes moraux et politiques leur objectivité et leur
universalité. Car, en effet, grâce à la communication, les citoyens réunis
comme nous sur la place publique en engagés dans une recherche commune
sur la vérité, sont capables d’avoir, effectivement, une connaissance
mutuelle des visions du monde des autres pour en restituer, par ‘recoupement’,
comme dirait Rawls, le contenu commun, publiquement communiqué
et communément partagé.

En passant de la conversation intérieure que l’observateur sympathique
avec lui-même et tous les autres à la communication effective entre participants
d’un débat publique non pas imaginaire, mais effectif comme celui
que nous menons ensemble ici même, nous passons en même temps de
l’usage privé (Rawls) à l’usage publique (Habermas) de la parole à des fins
morales et politiques.
De même que la communication continue, prolonge et complète la
conversation intérieure (que nous reprenerons et continuerons après notre
communication), de même la théorie de la justice continue, prolonge et
complète la théorie de la sympathie. Entre les principes de justice et l’amour
de l’humanité, il y, cependant, bel et bien une solution de continuité, au
double sens du terme : solution au sens du coupure, car on passe de la solidarité concrète entre prochains à la solidarité abstraite, mais néanmoins
réelle entre étrangers, entre citoyens anonymes ; et solution, au sens de résolution,
car en appliquant le dispositif on peut penser que les citoyens instaureraient
un système social de solidarité bien ordonné qui prenne en compte
non seulement les droits de chaque citoyen, mais aussi les besoins des plus
faibles. Cette solution, c’est l’Etat social, l’Etat solidaire, l’Etat providence
qui garantit les droits de tous et de chacun et pourvoit aux besoins des plus
faibles. Sans doute que dans une petite communauté d’amis, on pourrait faire
mieux et instaurer un système général de bienfaisance où chacun est coresponsable
de son prochain (‘un pour tous, tous pour un’). Dans une société
de saints, on n’aurait même plus besoin d’instaurer un système d’assurance
et de prévoyance, car spontanément, chacun serait bon et ferait le bien
sans compter, jusque parce que c’est lui, parce que c’est moi. Mais dans une
société humaine et complexe comme la société moderne, nous devons au
moins mettre en place des institutions justes et fortes qui garantissent à chacun
son droit et pourvoient aux besoins des ‘petits’ et, ce faisant, médiatisent
la relation courte de personne à personne par une institution objective qui
traite chacun de façon impartiale - ohne Ansehen des Persons, de façon froide
et indifférente, mais juste, sans égards pour la personne.

2.2.5. L’anthropologie philosophique

Reprenons le chemin de la croix. Moyennant un détour par la nouvelle
éthologie, nous étions arrivés avec Caillé et de Waal à la conclusion que les
animaux, du moins les plus anthropoïdes parmi eux, sont des êtres
sociables et conscients, capables d’éprouver les sentiments moraux de l’empathie,
de la sympathie, voire même de la compassion et du pardon. Tirant
le filon de la sympathie, nous avons ensuite délaissé nos frères et soeurs de
la faune pour nous pencher sur le sort de notre prochain et de notre voisin
dans la Cité des hommes. Par une extension méthodique et une généralisation
controlée de la sympathie au-delà du cercle de la sociabilité première
qui nous relie directement à autrui, nous avons introduit la figure du spectateur
sympathique impartial afin de montrer comment on pourrait systématiquement
relier la fraternité à la solidarité et la solidarité à la justice. En
bonne compagnie des pragmatistes américains (Mead) et des moralistes
écossais (Adam Smith), nous avons parlé de l’autrui généralisé. Nous avons
même dit que, à la limite, sa perspective est co-extensive à celle de l’humanité,
mais, par dessein, nous n’avons pas dit que la perspective impartiale
correspondait à celle de Dieu.

Nous sommes restés dans la cadre de l’histoire humaine. Même si nous
inclurions contrefactuellement les générations à venir dans la situation originelle,
comme le fait Rawls à la page finale de son livre, pour accéder ainsi
à une perspective élargie et englobante qui permet d’analyser les sociétés
contemporaines sub specie aeternitatis, nous n’aurions toujours pas quitté
le cadre de l’histoire humaine. Pour quitter le domaine de l’homme, il faut
identifier la perspective supérieure englobante à la justice de Dieu. Si l’Alter
est l’Autrui de l’Altar, comme l’affirment les croyants, alors nous quittons
la Cité des Hommes et entrons dans la Cité de Dieu. Avec la sympathie
généralisée et la solidarité universelle, nous sommes arrivés au seuil de la
Cité de Dieu. Pour y entrer et accéder au Salut, nous devrons passer de la
sympathie entre les voisins et de la solidarité parmi les humains à l’amour
avec et en Dieu (amare in et cum Deo).

Mais avant d’entrer en procession dans la Cité de Dieu, jetons encore un
regard compréhensif sur la nature de cette créature remarquable qu’est
l’homme. La question de la nature de l’homme est à la fois extrêment problématique
et simplement incontournable. Toute réflection scientifique, philosophique
et théologique contient inévitablement une vision de l’homme. Celleci
peut-être implicite ou explicite, mais elle est incontournable. Il n’y pas de
sociologie ni d’anthropologie ni d’éthnologie ni d’éthologie ni de théologie
sans anthropologie philosophique sous-jacente. Dans la mesure où l’anthropologie
philosophique est la métascience par excellence, toutes les sciences,
y compris les sciences religieuses, sont et font, d’un façon ou d’une autre, des
sciences humaines. Ce qui est vrai pour l’anthropologie du don l’est également
pour la théologie de la donation (du moins si l’on évite le ‘conflit des
facultés’ et accepte que la théologie fasse partie des humanités, des Geisteswissenschaften,
des moral sciences). On pourrait même renchérir sur cette
affirmation et dire qu’il n’y pas d’anthropologie philosophique et pas de théologie
qui ne soit pas pertinente d’un point de vue politique et sociologique ou,
inversement, qu’il n’y pas de sociologie et pas de politique qui n’implique pas
l’anthropologie philosophique et la théologie. En effet, tous les concepts fondamentaux
des sciences humaines sont des concepts sécularisés.

2.2.6. L’ange et la bête, l’ami et l’ennemi

Traditionnellement, l’homme est conçu comme un être intermédiaire
entre l’animal et Dieu. Mi-ange, mi-bête, l’homme est soit vu comme une sorte
d’ange déchu, tombé du ciel, ou comme un être vivant qui provient de la
terre. Qu’il soit le résultat d’une création par Dieu en un jour ou d’une évolution millénaire, l’homme arrive toujours à la fin de l’histoire naturelle et comme
pointe consciente de l’univers (du moins du nôtre, car jusqu’à aujourd’hui,
faute de communication, nous ne savons toujours pas s’il y a des êtres
conscients, voire même des civilisations intelligentes sur d’autres planètes
dans d’autres galaxies). L’homme est non seulement un bipède sans plumes,
comme le disait le Stagyrite, mais aussi un être bifront à double visage– avec
une face angélique et sympathique et une autre violente et diabolique.

Dans la philosophie politique, le grand clivage apparaît entre ceux qui
croient que l’homme est bon et ceux qui croient que l’homme est mauvais.
Il s’agit-là d’une simplification outrancière – comme le disait justement
Rabindranath Tagore : ‘L’homme est bon, mais les hommes sont cruels’
– mais pour les besoins de la démonstration, je m’en tiendrai à cette opposition
binaire et je la relierai à l’opposition entre l’ami et l’ennemi qui constitue
l’essence du politique selon Carl Schmitt. Je sais que Carl Schmitt, ce
philosophe nazi ou, pire encore, ce nazi philosophe, n’est pas une référence,
mais si j’invoque ce diable, c’est bien parce qu’il qu’il a réussi à tirer avec
lucidité toutes les conséquences politiques de l’anthropologie philosophique
qui considère l’homme comme un animal antipathique et dangereux.

Si l’homme est bon et, donc, un ami de l’homme, alors on peut lui faire
confiance et on n’a pas besoin d’institutions fortes pour le dompter et le
domestiquer. Comme il est, par nature, dans l’aimance et dans l’alterité, il
arrivera spontanément à la convivialité de l’association et à la démocratie
de quartier. Si, en revanche, l’homme est mauvais, par nature, alors la
démocratie n’est pas vraiment une option. L’homme étant l’ennemi de
l’homme, il faut une main forte et autoritaire pour le calmer, le dompter et
le discipliner. Entre Rousseau et Hobbes, Smith et Schmitt, il faut choisir.
Et même si on choisit pour le bien commun et fait confiance à l’homme,
comme le font les humanistes et les chrétiens réunis dans cette salle, il n’en
reste pas moins que qui veut faire l’ange fait la bête, comme nous le rappelle
Caillé, et qu’on ne peut pas définir les amis qui sont membres de la société
sans désigner en même temps ses ennemis. Pour Schmitt, toutes les marquers
diacritiques qui différencient l’apparence d’un homme d’un autre, tels
que la race, l’ethnie, la nation, l’idiome ou la religion, peuvent être mobilisés
à des fins politiques et conduire à l’unification interne des membres de
la société contre un ennemi publique qui lui est extérieur. En cas de guerre
civile, comme en Bosnie ou au Rwanda, le conflit clive la société de l’intérieur
et oppose les anciencs amis aux nouveaux ennemis qui se combattent,
si nécessaire, jusqu’à l’extermination. La logique du politique est implacable.
D’après Schmitt, c’est toujours au nom de la paix qu’est menée la guerre la plus effroyable ; l’inhumanité la plus atroce est commise au nom
de l’humanité, si ce n’est de la Divinité. Conséquemment, Schmitt interprète
le concept d’humanité comme un concept polémique et idéologique. ‘Qui
parle d’humanité veut tromper’ (Der Begriff des Politischen, p. 55). Dans une
phrase désolante et méprisante, notre philosophe fasciste n’hésitait pas à
écrire que ‘l’humanité équivaut à la bestialité’.

Si j’invoque Carl Schmitt dans ce lieu saint, ce n’est évidemment pas parce
que je l’approuve, mais parce que l’opposition binaire entre l’ami et l’ennemi
permet de clarifier davantage le croix caillésienne. Elle ne fait pas partie
de l’analytique du don qui distingue, comme on l’a vu et longuement discuté,
quatre ressorts de l’action (l’intérêt, l’aimance, l’obligation, la liberté),
mais elle fait bien partie de la théorie anthropologique de l’action. Si l’analytique
du don travaille les dimensions horizontale et verticale du système
du don, sa théorie anthropologique de l’action travaille les diagonales. Si la
première diagonale, celle de l’agon qui oppose l’ami à l’ennemi, est Schmittienne,
la seconde, celle de la sympathie qui relie les hommes entre eux dans
une société bien ordonné, est Smithienne, mais elle deviendra Schélérienne
lorsqu’on passera avec le mentor de Jean Paul II de la sympathie universelle
à l’amour que relie les hommes à Dieu et les hommes entre eux dans la
Cité de Dieu. En introduisant les diagonales du don et de la donation dans
une figure, on obtient la croix de Saint André. Voilà ce que ça donne :

A l’entrecroisement des diagonales nous trouvons l’homme. Il est ‘l’opérateur
de la mesure’, comme disait Aristote. En effet, comme nous sommes
toujours dans la Cité de l’Homme, l’homme est la mesure de toutes choses
(homo mensura). Comme le disait Protagoras dans un aphorisme classique
et souvent mal interprété : ‘L’homme est la mesure de toutes choses, de
celles qui sont pour ce qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas pour ce
qu’elles ne sont pas’. Plus loin, lorsque nous passerons de l’anthropologie du
don et de la sympathie à la théologie de de la donation et l’amour, nous
introduiserons un ‘opérateur de l’infini’ dans notre système. Nous arriverons
alors jusqu’à Dieu et le penserons comme mesure des mesure qui
détermine ce qui est et ce qui sera, ce qui n’est pas et ne sera pas, et, enfin,
lors du Jugement final, qui sera et qui ne sera pas.

2.2.7. La Chambre de la Signature

Regardons les diagonales de plus près. La diagonale Schmittienne définit
les politiques de l’amitié et de l’hostilité (de hostis, à ne pas confondre
avec la hostie qui, elle renvoie étymologiquement au sacrifice) et définit les
relations non seulement entre les amis – au sens large du terme, qui inclut
aussi bien ceux qui sont proches (la famille et nos meilleurs amis) et ceux
qui sont lointains (les citoyens et les étrangers qui sont des concitoyens
potentiels), mais aussi les relations entre les ennemis – au sens large du terme,
qui inclut aussi ceux qui sont nos ennemis qui nous veulent du mal
(nos adversaires et nos faux amis) et les étrangers qui veulent nos biens (les
commerçants et les voleurs). La diagonale Schélérienne va de la nature à
l’homme, et moyenant la double nature du Christ, de l’homme au surnaturel.
En language des anciens, on dirait que la diagonale de l’humanité relie
la physis au nomos, la nature à la loi (et l’au-delà des prophètes).

Pour analyser la Cité des hommes, déplaçons nous à quelques centaines
de mètres d’ici et entrons aux Musées du Vatican. Dans la chambre de la
Signature, nous pouvons voir une grande (440x770cm) et grandiose fresque
de Raphaël, connue sous le nom de l’Ecole d’Athènes et qui représente les philosophes
de l’Antiquité. Le peintre y a rassemblé les philosophes à l’intérieur
d’un temple idéal, inspiré du projet de Bramante pour la réalisation de la basilique
paléochrétienne de Saint-Pierre à Rome. A l’arrière plan, on trouve deux
imposantes statues, celle d’Apollon sur la gauche et de Minerve sur la droite,
tous deux protecteurs des arts et de la philosophie. Apollon représente la philosophie
naturelle. En bas de lui, on peut voir la colère (le politique) et la
convoitise (l’économie). Minerve représente la philosophie morale et en dessous d’elle on peut voir la vertue au dessus des nuages. Au deuxième plan, au
centre et au point de fuite de la peinture, sont représentés les philosophes Platon
et Aristote. Platon tient dans sa main un livre, le Timée tandis qu’Aristote
a son Éthique à la main. Les gestes des deux philosophes – le premier tend sa
main vers le ciel tandis que le second désigne la terre – offrent une représentation
symbolique de leurs conceptions philosophiques et correspondent à
notre diagonale schélérienne qui relie le monde sensible et immanent à l’arrière
monde des Idées éternelles. Platon pointe vers le ciel, donc vers Dieu.

L’École d’Athènes, qui symbolise la philosophie et la recherche du Vrai,
est en opposition avec la La dispute du Saint Sacrement, elle aussi peinte par
Raphaël et qui représente la victoire de la théologie sur la pensée antique.

Dans cette fresque, on retrouve l’opposition entre la terre et le ciel. Dans
la ciel, on retrouve la Sainte Trinité, accompagnée des figures de ‘l’Eglise
triomphante’ qui rassemble des prophètes, des apôtres et des saints autour
du Fils, du Saint Esprit et du Père, en retrait, suggérant peut-être qu’il est
inaccessible sans la médiation du Christ. Dans la partie inférieure du tableau,
Raphaël a peint les personnages de ‘l’Église militante’, docteurs de l’Église,
pontifes et fidèles qui sont rassemblés autour de l’autel. Loin de la Sainte
conversation, dont l’échange est plus d’ordre mystique qu’intellectuel, les personnages
semblent tous ici affairés, échangeant des propos, gesticulant, pointant
le ciel, d’autres personnages ou le Saint Sacrement, ou encore concentrant
leur attention sur quelques écrits. Dans notre langage, je dirais que
l’Eglise triomphante est dans la communion, tandis que l’Eglise militante est,
comme nous-mêmes ici présents, engagée dans la communication.

2.2.8. La Cité de Dieu

Finalement, entrons en procession dans la Cité de Dieu. Passons de la
communication à la communion, du don à la donation et de la sympathie
universelle parmi les hommes à l’amour personnel et spirituel des êtres
humains avec et en Dieu. Au milieu, au croisement, là où la terre et le ciel
se touchent, nous trouvons un homme, un croyant, agenouillé, en prière.
Cet être qui cherche Dieu et s’adresse à Lui en personne transcende l’humain.
Pour comprendre l’homme, il faut comprendre Dieu, car l’homme
devient humain en s’égalant à Dieu et en co-accomplissant les actes avec lui
(la ‘vie dans l’esprit’, pour parler comme l’Evangile). L’animal qu’est l’homme
devient humain en cherchant Dieu. Comme le dit Scheler, ‘l’homme est
le X vivant qui cherche Dieu’ (Gesammelte Schriften, III, 186). En cherchant
Dieu, il le trouve et, par là même, il se trouve. L’homme n’est qu’un animal
plus développé aussi longtemps qu’il n’est pas, comme nous l’enseigne le
Nouveau Testament – accueilli comme un membre du royaume de Dieu.

Cet homme qui prie n’est pas dans l’aimance ni dans la sympathie. Il est
au-delà de ces sentiments moraux, nobles et bons, sans doute, mais néanmoins
humains, trop humains. Il est dans l’amour de Dieu, Dieu est en lui
comme il est en Dieu. Il est en communion avec Dieu comme Dieu l’est avec
le Fils et le Saint Esprit. Dieu n’entre pas dans ses conversations internes
comme un visiteur passager. Il est désormais un interlocuteur permanent et
essentiel de son for intérieur. Cet homme qui croît, qui prie avec ardeur est
au-delà du bonheur, il partage la joie céleste et est dans la béatitude, à la
limite même dans l’extase. Cet homme qui prie n’est pas un homo donator, il est un homo amans. Un homme qui aime comme Dieu l’aime. Comme il
a tout reçu par la grâce de Dieu, il n’attend plus rien en retour, mais veut
donner plus, toujours plus.

Lorsque, après la prière, il rencontre sur son chemin un être humain ou
un animal, il l’aime comme Dieu l’aime, en Dieu et avec Dieu. Partant du
plus haut pour descendre au plus bas, son âme élève spontanément la créature
à la hauteur de Dieu (comme la mère qui hisse l’enfant à la hauteur de
son visage et le regarde dans les yeux) pour l’admirer dans sa particularité
en lui dévoilant son destin personnel et sa destination individuelle. Pour le
bienheureux qui a la foi, le monde d’ici-bas est un monde bien ordonné qui
baigne dans les valeurs et qui fait sens. Le sujet qui aime, et qui aime de
façon juste, redécouvre l’ordre objectif dans son for intérieur comme un
écho venant du cosmos qui résonne dans son coeur. Comme disait Pascal :
“le coeur a ses raisons” – ses raisons affectives qui renvoient à l’ordre hiérarchique
des valeurs que je retrouve dans mon for intérieur. Lorsque le microcosme
reflète ainsi le macro-cosme, l’harmonie céleste retentit dans l’âme
et dans le coeur de la personne. En reprenant la vieille étymologie de la
notion de personne – et Mauss nous rappelle que la personne est “l’être qui
‘résonne’ (de per-sonare) à travers le masque” –, on peut dire que la voix de
Dieu s’exprime et résonne à travers la personne qui aime le monde avec
passion. Dans cette perspective, l’amour apparaît comme le mouvement de
l’âme réceptive et généreuse qui s’élance intentionnellement vers l’Autre
(Dieu ou autrui) et, ce faisant, opère la jonction entre l’homme et le cosmos.

2.3. Théorie du sujet

2.3.1. La sphère intrapersonnelle : La conversation intérieure

2.3.2. La sphère interpersonnelle : La communication intersubjective

2.3.3. La sphère intergroupale : Les relations sociales, internationale et universelle

2.3.4. Être, avoir, paraître : De la reconnaissance

2.3.5. Esthétique de l’existence : Lebenskunst

2.3.6. Ethique spirituelle et morale universelle : La vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes et un environnement durable

3. Conclusion : Le Mal Commun

Maintenant que nous sommes, enfin, arrivés à la fin de notre latin,
essayons de rassembler les éléments dans une nouvelle figure qui traduit les
éléments de l’anthropologie et de la sociologie du don dans le langage de la
théologie de la donation, et les met en communication. Les concepts centraux
de la doctrine sociale sont reliés entre eux et forment un système solide
et cohérent dans lesquels tous les éléments ‘con-spirent’ vers le bien commun.
La personne, la subsidiarité, la solidarité, le bien commun, tout se
tient. La personne est crée à l’image de Dieu et est présociale ; deux personnes
qui se rencontrent dans l’amour de Dieu forment une famille
nucléaire (la sphère privée) ; l’ensemble des familles forment des corps
intermédiaires (la sphère privée-sociale des associations) qui, ensemble,
forment la grande famille qu’est la société. Comme chacune des cellules qui
forment le corps social, la société est conçue comme une personne sociale
qui aspire au bien commun. En tant qu’ensemble organique, unifiée à tous
les niveaux dans et par l’Esprit, la société est une ‘unité d’ordre’ (Hittinger).
Durkheim avait bien vu la co-naissance de la société et de la religion, sauf
évidemment qu’en tant que sociologue il en avait conclu non pas que la
société est religieuse, mais que la religion est sociale.

Selon la vision aristotélo-thomiste, la société est une société bien ordonnée
lorsqu’elle aspire au bien commun et le réalise. L’Etat et le marché qui
émergent avec la modernité brisent le monopole de l’Eglise et perturbent le
bien commun. Contre l’Etat, la doctrine sociale introduit le principe de subsidiarité
et contre le marché elle invoque la solidarité. Pour obtenir une
vision de la sociologie de la doctrine sociale, il suffit de superposer les institutions
sociales du don à celles de la donation et de traduire le language
cyclique de Caillé dans le langage encyclique de Donati.

Deux siècles après la Révolution française et presqu’un siècle après la
Révolution russe, l’Eglise commence à se rendre compte que, avec la globalisation
économique et technologique – et je ne parle même pas de la troisième
guerre mondiale qui a déja commencée -, nous sommes au liminaire non
seulement d’un nouveau millénaire, mais d’un nouveau type de civilisation
qui conduit à sa propre destruction. L’intégration des révolutions technologiques
(nucléo-bio-nano-cyber) et économiques (le néo-libéralisme, le postfordisme,
le post-industrialisme) finissent par converger dans un seul et
unique système – le ‘système-monde’. Sur la défensive, l’Eglise en appelle à
une nouvelle alliance de la société civile mondiale contre le marché global.
Se méfiant comme toujours des Etats, qu’ils soient libéraux (Lib) ou sociaux
(Lab), elle en appelle à une nouvelle synthèse de la subsidiarité (Sub) et de
la solidarité (Sol). Contre les solutions lib-lab, contre le marché et contre
l’Etat, elle cherche à réactiver les corps intermédiares et à les organiser dans
des réseaux locaux d’associations solidaires. Si la politique de l’économie
solidaire est exemplaire et offre effectivement une solution locale à une problème
global, elle n’offre pas pour autant une alternative fonctionnelle à la
techno-économie mondiale. L’économie solidaire ne forme que le ‘sous-sol’
(Sub+Sol) d’une nouvelle cosmopolitique ; pour avancer vers le bien commun,
il faut intervenir à tous les niveaux, non pas seulement en dessous de
l’Etat, mais aussi au-dessus de l’Etat, et surtout, dirais-je, à travers l’Etat. Les
associations de la société civile doivent investir non seulement dans l’économie,
mais aussi dans l’Etat, car l’Etat est et reste un acteur crucial sur l’échiquier
mondial. Si l’Etat s’ouvre à la société civil globale et entre en synergie
avec elle, si l’Etat-national devient un Etat cosmopolite, il pourrait bien être
le carrefour d’une autre politique mondiale. En négligeant l’Etat, la doctrine
sociale rejoint paradoxalement les libéraux et les marxistes qui insistent que
le marché est en train de supprimer les Etats.

Le socialisme d’Etat n’a pas survécu la fin de la guerre froide (sauf en
Chine et en Corée du Nord). Faute d’ennemi, le capitalisme est devenu mondial,
tandis que les civilisations sont montées les unes contres les autres.

Contre la globalization techno-capitaliste et l’anti-globalization terroriste, il
faut inventer un nouvel humanisme qui soit à la fois cosmopolite, écuménique
et planétaire. En accord avec le principe de subsidiarite, il faut traiter
les problémes à leur ‘propre’ niveau (Hittinger, p. 18). Comme il s’agit de
l’avenir de l’Humanité, il faut traiter les problèmes au niveau mondial et penser
non seulement le concept de la subsidiarité, mais aussi de la supersidiarité.
Comme concepts fondamentaux d’une cosmopolitique universelle qui
vise le bien commun, je propose la redistribution matérielle, la reconnaissance
interculturelle et la conscience planétaire personnelle auto-transformatrice.
Pour dépasser le clivage entre le Nord et le Sud, il faut redistribuer
les richesses matérielles entre les pays pauvres sous-développés et les pays
riches sur-développés ; pour dépasser le choc entre et à l’intérieur des civilisations
de l’Ouest et de l’Est, il faut un dialogue intercivilizationnel et interreligieux
et, last but not least, pour sauver notre planète il faut que tous et
chacun de nous prenne conscience de notre humanité commune. Comme la
seule et unique chose que nous pouvons changer maintenant est nousmèmes,
commençons donc avec une révolution intérieure, une conversation
interne et une conversion personnelle. Mais cela n’est qu’un début pour une
transformation progressive à tous les niveaux et de toutes les instances
d’ordre supérieur. Il faut imbriquer toutes les instances à tous les niveaux
pour que les religions universelles, les civilizations, les Etats-nations, les
communautés régionales, les associations locales et les personnes individuelles
‘con-spirent’ vers la paix universelle.

L’impulsion morale et spirituelle doit en effet venir de la société civile
mondiale, mais si la société civile dispose de la légitimité, il n’en reste pas
moins que d’un point de vue juridique et politique, l’Etat reste le seul acteur
légal. Bien qu’elles parlent au nom de tous, les organisations non gouvernementales
ne sont pas élues. Pour penser la mondialisation, il faut penser
une synergie entre la société civile globale et les Etats-nations et penser cette
synergie non pas comme un jeu à somme nulle, mais comme une morphogénèse
radicale qui transforme à la fois l’Etat et la société civile en
imbriquant non seulement la solidarite et la subsidiarité, mais aussi le libéralisme
et le socialisme L’Etat qui s’ouvre à l’appel venant de la société civile
globale et qui le transmet au niveau transnational, je l’appelle Etat cosmopolite.
La fédération des Etats cosmopolites qui forment un ordre bien
ordonné, garantissant la paix universelle et veillant au bien commun, je
l’appelle la République universelle des états et des peuples unis.

J’arrive à la fin et comme je l’avais prédit au début, la communication
n’est pas identique à la communion. La communication présuppose le conflit et propose le dialogue comme moyen pour surmonter le différend.
Sans doute que nous n’arriverons pas à un consensus sur le bien commun.
Le débat sur le bien commun est un débat millénaire et séculaire
qui implique et invoque toutes les visions du monde, de l’Est et de l’Ouest,
du sud et du Nord. Mais si nous n’arrivons pas à un consensus sur le bien
commun et le meilleur des mondes, je vous quite et je vous salue en espérant
que nous réussirons au moins á définir le mal commun et le pire des
mondes. Le mal commun, c’est la conjonction d’une politique du pire qui
continue la guerre et de la pire des économies qui transforme tout, y compris
la personne, l’âme et l’esprit en marchandise. Bref, le mal commun,
c’est le colonialisme au sens le plus large du terme.

NOTES

[1Je tiens à remercier Margaret Archer et Pierpaolo Donati d´avoir eu le courage et la confiance pour m´inviter dans ce haut lieu. Je remercie également Alain Caillé, Jacques Godbout et Michel Bauwens pour leur compagnie nocture. Enfin, je remercie Carolina Burle de Niemeyer pour l’assistance graphique. Frédéric Vandenberghe