Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Philippe Chanial

Le socialisme, un libéralisme d’extrême gauche ? Eugène Fournière, la question individualiste et l’association

Texte publié le 17 février 2009

Extraits de la Préface à l’Essai sur l’individualisme d’Eugène Fournière, Le Bord de l’Eau éditions, 2009.

« Nous opposerons à l’égoïsme aveugle et arbitraire des isolés la liberté consciente des solidaires – l’Individualisme social »
Eugène Fournière, Essai sur l’individualisme.

« Plus on est uni, plus on doit être indépendant ; il faut tout partager sans pourtant rien aliéner. L’avenir, en un mot, est à l’association, pourvu que ce soit des libertés qui s’associent, et pour augmenter leur liberté, non pour en rien sacrifier »
Jean-Marie Guyau, L’irreligion de l’avenir.


« Le socialisme est l’individualisme intégral ». Cette proposition suffirait à résumer la thèse défendue dans cet ouvrage. Cette thèse n’est pas, à l’aube du XXe siècle, si iconoclaste qu’il y paraît. Jaurès n’avait-il pas lui même, dans son article de 1898 « Socialisme et liberté », prononcé cette formule fameuse, « le socialisme est l’individualisme logique et complet » ? Néanmoins, si la liberté individuelle n’était pas pour lui, à la différence du gendre de Marx, Paul Lafargue, une « blague bourgeoise », cette formule n’entérinait en aucun cas une conversion de Jaurès au libéralisme. C’est en effet au nom de principes résolument républicains et socialistes, soit par « l’éducation universelle, le suffrage universel et la propriété universelle », que Jaurès appelait à prolonger et à élargir l’individualisme révolutionnaire. Or Eugène Fournière, socialiste jauressien, semble franchir un pas supplémentaire. Ne soutient-il pas que « le socialisme est un libéralisme d’extrême-gauche » et que sa tâche consiste à « pousser jusqu’au bout et sans réserves toutes les conséquences de son individualisme » [1].

Fournière, le moment républicain et l’âge d’or de l’autonomie

Il est ainsi tentant de voir dans cette figure singulière et méconnu du mouvement ouvrier français un précurseur d’un socialisme résolument moderne, social-libéral voire libéral-libertaire. Ou une figure du renégat. Son parcours militant, au terme d’une évolution inverse de celle de Jaurès, pourrait y inviter [2]. Entré publiquement dans l’histoire socialiste au congrès de Marseille de 1879 où, disciple de Jules Guesde, il défendait les thèmes révolutionnaires fondamentaux du marxisme à la française, Fournière s’orienta dés les années 1880, notamment en compagnie de Benoit Malon et Gustave Rouanet, vers un socialisme résolument réformiste, répudiant en quelque sorte le guesdisme intransigeant qu’il embrassa dans sa jeunesse. D’une intransigeance à l’autre en quelque sorte. Du collectivisme intégral de son premier maître à cet « individualisme intégral » auquel il suggère d’identifier le socialisme vingt ans plus tard. Comme tant d’autres sont passés, plus récemment, « du col Mao au Rotary »… Mais ce serait oublier combien ce militant infatigable de la cause socialiste n’a jamais, à l’instar de Jaurès, répudié son collectivisme. Car, nous l’avons oublié, il n’était pas alors incongru de célébrer les noces de l’individualisme avec la République sociale [3]. Bien au contraire. Comme nous l’a récemment rappelé J.F Spitz, la pensée républicaine était alors « profondément, viscéralement, définitivement individualiste » [4]. A tel point que les années 1890-1914, celle de ce « moment républicain », furent belle et bien celle de la « Belle Epoque de l’individualisme ». Et qui étaient alors les zélotes de l’individualisme ? Des radicaux-socialistes, Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, des sociologues comme Durkheim ou Célestin Bouglé, mais tout autant des socialistes, comme Jaurès, Renard, Rouanet, Sarraute et Fournière [5]. Bref, des adversaires résolus de l’ « école libérale » des économistes français (G. de Molinari, A.Schatz) ou de la sociologie anglaise de l’auteur de L’individu contre l’Etat, Herbert Spencer. Néanmoins, comme le suggère cette fois Marcel Gauchet, il n’est pas a priori illégitime de suggérer, paradoxalement, que c’est dans l’ « aile la plus marchante » du camp républicain, « à l’enseigne du « radicalisme » que réside le « vrai libéralisme du moment » [6]. Et plus encore, que dans cet âge d’or de l’autonomie, « le socialisme, dans sa définition initiale, telle qu’elle s’épanouit durant le second XIXe siècle, ne se conçoit bien que comme l’accomplissement révolutionnaire du libéralisme » (ibid., p.63).

La thèse de Gauchet est évidemment provocatrice, mais elle rebat utilement les cartes et déplace les lignes Maginot d’une historiographie bien sclérosée. Et s’il faut la nuancer, c’est pour souligner que cet individualisme socialiste et républicain contient - mais au deux sens du terme - le libéralisme. Il en condamne fermement la face utilitaire et l’idéologie économique qui en marque l’expression moderne et, avec elle, cette anthropologie sommaire d’un homme libre parce qu’auto-suffisant, émancipé parce que protégé des autres et de la société par le cordon sanitaire de ses droits naturels. Parce qu’il prétend relever le défi de la question ouvrière, ce libéralisme singulier, avoué ou inavoué, est d’abord un libéralisme social. Plus encore, comme le propose l’une des grandes figures du réformisme française de cette période, Joseph Sarraute, le socialisme « est l’individualisme des opprimés, de ceux qui par suite de l’organisation sociale se trouvent en état d’infériorité, que leur situation de classe condamne à l’incertitude du lendemain et à un travail déprimant qui paralyse l’essor de leur individualité » [7]. Enfin, parce qu’il se nourrit des sciences sociales naissantes, et en particulier de la sociologie, il reconnaît que l’individu ne réalise sa nature, fondamentalement sociale, que par la société et les solidarités diverses – mais également, pour des socialistes comme Fournière, les luttes - qui s’y nouent. L’individu, souligne-t-il, ne saurait en effet s’affirmer et s’accroître dans « l’égoïsme aveugle et arbitraire des isolés », mais par la « liberté consciente des solidaires ». L’« individualisme social » que Fournière défend dans cet ouvrage suppose une foi dans le collectif totalement étrangère à la tradition libérale classique – et contemporaine. Le collectif ne résulte pas en effet du seul tissage des libertés individuelles, il est au contraire, pour reprendre une autre formule de Marcel Gauchet, ce qui ouvre la porte de l’autonomie. Mais cette foi est tout autant étrangère à l’idéal collectiviste des marxistes français. Comme il le rappelle dans l’un de ses romans, L’âme de demain [8], « notre idéal n’est pas la pâtée servie à tous par la mère Collectivité ». Plus généralement, ces socialistes, indissociablement collectivistes et individualistes, considéraient, à l’instar de Benoît Malon et conformément à l’héritage de Rousseau, que si « la liberté ne peut pas être individuelle sans être collective, elle ne peut pas être collective sans être individuelle ». Ainsi conçue, elle dessine l’idéal – profondément libertaire - d’un monde sans maître où la société, comme le propose George Renard « la société doit travailler à rendre son autorité inutile, en rendant de plus en plus ses membres capables de se gouverner seuls » [9]. Et tel sera bien le point de fuite du socialisme de Fournière, identifiant, dans son dernier grand texte, La sociocratie, la République sociale à « l’auto-gouvernement des citoyens associés », bref à la dissolution graduelle de l’Etat et du marché dans l’association. Ainsi le risque est grand de passer à côté de la richesse de l’individualisme défendu alors dans le camps socialiste et républicain, en le rabattant en quelque sorte, au prix de l’anachronisme, sur « l’individualisme réellement existant » de nos sociétés contemporaines – comme on évoquait encore sous Brejnev le « socialisme réellement existant » – , ou en l’identifiant à la vulgate (néo-) libérale qui domine aujourd’hui. A travers l’œuvre et le parcours militant [10] de Fournière, l’occasion est justement offerte de renouer avec cette richesse, de réinterroger à nouveau frais le socialisme à son âge d’or, au moment où après ses multiples défaites – 1830, 1848, la Commune - il vient redéfinir l’idéal républicain et démocratique et donner à l’individualisme une signification et une portée politiques que nous avons aujourd’hui perdues.

Au-delà du « pseudo-libéralisme » et du matérialisme historique

Or, il faudra y insister, ce travail de redéfinition et cet éloge original de l’individualisme, voire du libéralisme bien compris, est aussi à lire comme une critique du matérialisme historique. Il ouvre en effet à un révisionnisme à la française auquel Fournière a apporté sa part. Celui-ci se manifeste chez lui par une double conviction qui orientera ses premiers écrits. Conviction que le socialisme - du moins dans sa tradition française qu’il appelle à sortir de l’oubli et des sarcasmes dont les marxistes l’ont accablé - est d’abord une morale et qu’il repose sur ce qu’il nommera un « idéalisme social ». Fournière mène ainsi son combat intellectuel sur deux fronts. En effet, son plaidoyer pour l’individualisme, s’il puise ainsi ses sources dans ce retour critique à la morale des premiers socialistes et dans sa singulière sociologie de l’idéalisme social, vise bien à surmonter un premier écueil, incarné par ce qu’il nomme le « pseudo-libéralisme », la « métaphysique prétendue individualiste et naturalisme de l’économisme ». « A cet individualisme, précise Fournière à la suite de Fouillée, on donne le nom de libéralisme, parce qu’on suppose que les individus laissés en présence l’un de l’autre pour échanger leurs produits sont absolument libres, sans autre loi qui s’impose de la part de la société que la loi d’équivalence entre les produits dans un marché librement concerté de part et d’autre » [11]. Or il s’agit là d’une fiction habile qui ne vise en fait qu’à élever à la dignité de lois naturelles les rapports de production actuels. D’où la force de la critique que Marx a su opposer aux « docteurs de l’économique et de l’éthique officielle ». Mais son aussi son écueil propre. En effet, pour Fournière, il fut en effet facile à Marx de démontrer que la concurrence entre ces individus prétendus libres reposait en fait sur l’inégalité fondamentale des moyens matériels et intellectuels de leur liberté et ne conduisait pas à la liberté finale et réelle de tous mais à l’asservissement économique et social des non-possédants aux possédants. D’où aussi son aporie constitutive. En effet, « la liberté individuelle, ayant été le mensonge fondamental du règne capitaliste, ne pouvait devenir la vérité fondamentale du règne socialiste ». Ainsi, alors que « l’erreur métaphysique des sciences morales et politiques avait opposé l’individualisme au socialisme, le socialisme tomba dans le piège que ses adversaires lui avaient tendu et il répudia l’individualisme, non seulement dans ses fallacieuses apparences du présent, mais encore dans ses possibilités d’avenir » (ibid., p.357-358).

Néanmoins, si cette répudiation le conduisit à troquer le vocabulaire idéaliste des philosophes et des moralistes pour un vocabulaire étroitement réaliste, déterministe et économiciste, si chez Marx, l’individu n’apparaît jamais – et c’est là, selon Fournière, « l’erreur fondamentale » - , le socialisme n’en a pas moins travaillé dans le sens même du développement général des phénomènes sociaux, des idées et des institutions. Il a certes révoqué en parole l’individualisme mais n’a pour autant jamais cessé de lutter pour la l’émancipation et la liberté de l’individu.

Dés lors, il s’agit avant tout pour Fournière de surmonter enfin cette contradiction entre ses formules et ses aspirations, ses paroles et ses actes. Bref de montrer en quoi et pourquoi le « socialisme intégral » peut et doit s’identifier à « l’individualisme intégral ». Et qu’il ne saurait s’accomplir autrement que la libre association des individus, dans ce nouveau régime, la Sociocratie, qu’il n’est pas illégitime d’interpréter comme la dernière utopie socialiste de l’âge d’or libéral.

(…)

CONCLUSION :
FOURNIERE, DERNIER UTOPISTE SOCIALISTE DE L’AGE D’OR LIBERAL ?

On ne peut qu’être frappé par la singularité du socialisme de Fournière. « Libéralisme d’extrême-gauche », il manifeste tout autant une profonde sensibilité libertaire – comme en atteste son rêve d’un monde sans maître [12] - qu’une foi républicaine peu commune dans les vertus de l’auto-gouvernement. Cette synthèse singulière en fait toute sa radicalité. Car c’est bien d’une « nouvelle communauté des biens » qu’il s’agit de mettre en œuvre, restituant à la société, c’est-à-dire aux individus associés, ce domaine public que l’Etat comme le capital leur avait dérobé. Bref d’un nouveau mode d’être-ensemble dans lequel Etat, partis politiques et marché sont appelés, à terme, à se dissoudre dans l’association, à se fondre dans cet « inter-fonctionnariat de tous vis-à-vis de tous », où chaque individu se verrait promu « serviteur du public » [13]. Ce régime, Fournière pouvait, légitimement, le qualifier encore, en 1898, de « communisme complet ». Sous bien des aspects, ce qu’il nomme en 1910 « sociocratie » reste une utopie communiste. Mais il s’agit d’une utopie communiste paradoxale, une utopie communiste propre à l’âge d’or du libéralisme.

Cet âge d’or du libéralisme – triomphant dans les années 1880, au moment de sa redéfinition républicaine au tournant du siècle jusqu’à sa liquidation en 1914, lorsque débute le premier conflit mondial et décèdent tour à tour Fournière puis Jaurès - fut, comme le rappelle Marcel Gauchet, avant tout l’âge d’or de l’autonomie. Et c’est bien cette foi dans l’autonomie - autonomie de l’individu, autonomie du social-historique - qui fonde la radicalité du socialisme de Fournière. « La démocratie, écrit-il ainsi, marche vers son perfectionnement qui est la connaissance et la possession de soi dans l’autodéterminisme le plus complet » (IS, nous soulignons, p.277). De ce point de vue, l’association, dans laquelle ce résorbe cet impératif d’autonomie, est plus que l’association. Elle incarne cette nouvelle matrice par lequel se définit ce rapport inédit à l’histoire, au droit et au politique inauguré par le « renversement libéral » [14]. Liant les promesses du futur aux virtualités du présent et à l’héritage du passé, elle est, tout d’abord, une représentation de la condition historique, identifiant, à l’instar des « novateurs sociaux » le progrès humain à l’universalisation de l’état et du principe d’association. Résultant de la complexité croissante des sociétés humaines, du fait même de la division du travail, le développement de l’association est tout autant une loi biologique qu’une loi historique que la science, principalement la sociologie, qui n’est autre pour Fournière que la science de la solidarité, donc de l’association, a vocation à dévoiler. Et, si, armés de ce savoir, les hommes suivent, par la lutte et la coopération mêlées, ce chemin que « tout le développement individuel et social nous indique et nous fraie, alors, conclut Fournière, nous aurons résolu le problème de la démocratie et fermé l’ère des révolutions » [15]. En second lieu, l’association est une symbolisation du lien authentique entre les hommes, une matrice de l’être-ensemble. Placée sous l’égide du droit, elle ne rattacha plus les individus par la dépendance et l’arbitraire, mais les unit par le consentement, par ces multiples « contrats de liberté, d’égalité et de réciprocité ». Enfin fournit-elle le nouveau cadre du politique. Par l’auto-gouvernement et la représentation associative, les hommes ne sont plus tenus par l’obéissance. Ils ne le sont plus que par la dynamique même – auto-instituante – de leurs libertés, de leur vouloir et de leur pouvoir individuel et collectif, dont la vocation est de commander à toutes les dimensions de l’existence commune. Jusqu’à résorber la séparation de l’Etat d’avec la cité [16]. C’est donc par ce nouveau rapport à l’histoire, au droit et au politique que la société pourra selon Fournière atteindre cette pleine connaissance et cette pleine propriété d’elle-même. Et dés lors que les hommes suivront, par la lutte et la coopération mêlées, ce chemin que « tout le développement individuel et social nous indique et nous fraie, alors, conclut Fournière, nous aurons résolu le problème de la démocratie et fermé l’ère des révolutions » [17]

A l’évidence, en radicalisant ainsi le « renversement libéral » pour mieux en réaliser l’intégralité du programme d’émancipation et d’autonomie, Fournière en partage bien des illusions. Il est patent que la prophétie de Fournière ne s’est pas réalisée. La société, pas plus hier qu’aujourd’hui n’est devenue un gigantesque phalanstère. L’ère des révolutions ne s’est pas achevée mais bien davantage radicalisée après 1914, illustrant bien le fait que le problème de « la démocratie » n’a pas alors été résolu. Cette irrésolution n’est pas sans rapport avec ce qui constitue pour Gauchet, l’illusion fondamentale de la doctrine de l’âge libéral à l’aube du XXe siècle, « cette foi dans l’auto-suffisance de la liberté » [18]. Plus encore, souligne-t-il, « s’il y avait une évidence qu’elle tenait pour acquise, c’est que la liberté est par elle-même pouvoir », comme si « donner aux communautés humaines la liberté de se constituer et de s’exprimer, c’était leur conférer ipso facto la puissance sur elles-mêmes » (ibid. p.304). L’expérience historique et la montée, de toutes parts, des critiques tant des insuffisances du suffrage universel que du gouvernement parlementaire, montre qu’il n’en est rien et que la liberté ne saurait se transfigurer mécaniquement en pouvoir. Or, lorsque, dans La Sociocratie, Fournière évoque « l’infirmité organique de la démocratie pure », stigmatise son impotence, ou plus largement lorsqu’il diagnostique la « crise de la démocratie », il ne dit pas autre chose [19]. Sa conception positive de la liberté, identifié au « pouvoir d’agir », généré par la coopération interhumaine et réalisée par l’association, prétend justement y porter remède. En ce sens, pour Fournière, tout libéral d’extrême-gauche qu’il s’affiche et quoi qu’il en dise parfois, la démocratie est autre chose que la liberté libérale portée à ses dernières conséquences. Parce qu’elle est pouvoir individuel et collectif sur soi, la liberté que promeut son individualisme social ne se résume pas à la simple latitude de faire. Elle est bel et bien une « liberté composée », une liberté à plusieurs, qui ne se réalise et ne se fortifie que dans ces modernes « séries passionnées » que constituent les associations contemporaines.

Néanmoins, l’individualisme de Fournière est bien emblématique de ce « sacre de la société civile » propre à l’âge libéral. A l’évidence, participe-t-il, de cette redéfinition de l’auto-gouvernement de la communauté humaine qui, par la neutralisation de l’Etat, manifeste combien l’hétéronomie cesse d’avoir un sens politique tenable [20]. Pour autant, ce basculement radical dans le registre de l’autonomie, cette aspiration à l’ « autodéterminisme le plus complet », ne supposent pas un reflux des attentes logées dans le collectif. Bien au contraire, le collectif est ce qui ouvre la porte de l’autonomie. C’est la raison pour laquelle il s’agit pour Fournière de défendre, en le renouvelant profondément par son identification à la démocratie, l’impératif socialiste de socialisation. Son pari consiste ainsi à suggérer que si la liberté n’est pas auto-suffisante – ou pour le dire autrement, que si « les droits de l’homme ne sont pas une politique » -, l’association, elle, pourrait l’être et constituer ainsi la matrice d’un nouvel ordre politique résolument démocratique. Or ce pari suppose justement la préséance de l’ordre et des exigences de l’association sur le droit des individus, bref, comme je l’ai proposé plus haut à partir de Louis Dumont, une structure hiérarchique originale dans laquelle l’élément holiste - le cadre symbolique par lequel est pensée la totalité sociale et se définit un « Nous » - contient, au double sens du terme, l’élément individualiste. Or c’est bien ce Nous – réfraction, pour l’exprimer dans les termes de Gauchet, de la figure sacrale de l’Un – que Fournière suggère de mobiliser à travers sa sociologie – qui est aussi une philosophie de l’histoire, une métaphysique de l’évolution et une morale naturaliste de la sociabilité humaine – de l’association. Lorsqu’il affirme, dans La sociocratie, que « ce n’est que sur cet esprit d’association que peut se fonder l’esprit civique et social dans une société dont chaque membre tend de plus en plus à échapper aux impératifs de la tradition et de la religion », ne souligne-t-il pas la nécessité d’une morale commune et d’un idéal partagé, immanents certes aux relations d’association mais transcendant en quelque sorte les individus, propre ainsi à contenir la force potentiellement dissociative de l’individualisme moderne ? On ne saurait comprendre autrement son idéalisme social qui, je l’ai rappelé, suppose l’identification sensible de tous à l’humanité, à ce « tout vivant », sans lequel le devenir individuel est dénué de sens. Pas plus que l’on ne pourrait saisir la délicate articulation de la morale socialiste qu’il défend, où la sympathie est appelée à contenir l’intérêt.

Une formule de Jaurès, tirée de sa conférence de 1902, « La justice dans l’humanité » résume parfaitement cette articulation de holisme et d’individualisme qui caractérise la forme hybride du socialisme. La « formule suprême de l’ordre socialiste », suggère-t-il en s’appuyant sur Proudhon, n’est autre que « l’universelle fierté humaine dans l’universelle solidarité humaine » [21]. Fierté de l’indépendance individuelle et de l’autonomie politique - donnant à tous la possibilité de gouverner individuellement et collectivement sa propre vie, sans que jamais « l’homme ne soit l’ombre d’aucun autre homme » - dans une société tissée de liens de solidarité. On retrouve là cette structure hiérarchique où l’élément holiste – la solidarité – contient l’élément individualiste – la fierté - , c’est-à-dire en donne les conditions sociales de possibilité tout en l’encadrant et en en limitant la force potentielle de déliaison [22]. Or cette articulation suppose également que la solidarité – ou l’association au sens de Fournière – présente aussi une valeur en soi. L’idéalisme de Jaurès et de Fournière, indissociable de leur métaphysique commune de l’unité de l’être et leur foi dans le progrès moral de l’humanité, ne saurait conduire à l’interpréter comme un simple fait, ou, pire encore, comme un simple instrument au service de l’émancipation des individus. Pour reprendre une nouvelle fois les formules de Marcel Gauchet, l’ordre du collectif porte toujours en lui « un enjeu métaphysique suffisant en lui-même » et « tout ce qui relève de l’explication ultime, de la prise de position sur le sens de l’aventure humaine », ne se trouve pas encore renvoyé du côté des individus [23]. D’où leur valorisation conjointe du dévouement à la chose publique et de leur promotion de la citoyenneté en moment de vérité de l’individualité [24]. D’où cet étayage subtil des droits de la personne et de l’appartenance du citoyen, si caractéristique de la pensée républicaine dans lequel l’un comme l’autre communient.

En ce sens, la solidarité de Jaurès, l’association de Fournière mais aussi la justice selon Proudhon, l’Humanité selon Leroux, voire la figure même de la République, bref tous ses éléments holistes qui structurent l’architecture du socialisme désignent bien une certaine qualité des liens interhumains qui ne sauraient résulter mécaniquement du seul tissage des libertés individuelles. Or la qualité de ces liens consiste avant tout dans leur dimension réciprocitaire. L’ordre du collectif, quelque soient es formes de symbolisation et ses modes d’institutionnalisation, est principalement ce qui ouvre à l’échange, à la coopération, condition de l’autonomie. Il est en quelque sorte l’ordre du don. Chacun se souvient du « Discours à la jeunesse » de Jaurès, prononcé en 1903. « Qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action, qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre, qu’ils sauront se combattre sans se déchirer (…) et auront assez de liberté d’esprit pour s‘occuper de la chose commune ». Donner le suffrage universel, c’est bien-sûr reconnaître un droit individuel. Mais par ce don, la République fait en quelque sorte un pari de confiance, pari que chacun saura faire bon usage de ce don au bénéfice du bien commun et de l’intérêt général, pour donner à son tour à la communauté politique. Un autre article du programme républicain doit être interprétée dans le même sens, celui de l’éducation. Ainsi pour George Renard, directeur de la Revue socialiste comme son ami Fournière et théoricien d’importance du socialisme réformiste (libertaire) aux côtés de Jaurès, tout enfant, personne morale en puissance, a droit à « l’éducation intégrale », droit d’accéder à tous les moyens de culture intellectuelle, morale et physique dont dispose la société de son pays et de son temps. Bref la société doit, pour ce qui dépend d’elle, assurer à tous ses membres des chances égales de se développer intégralement. Mais en même temps est-elle en droit d’attendre qu’ils apportent à l’œuvre commune tout ce que l’on peut attendre d’eux. L’éducation relève en ce sens elle aussi d’un pari. Pari que ce don de la société à ses membres puisse être reçu, donc que chaque individu puisse être éduqué [25]. Mais aussi pari que ce don puisse être rendu, que chacun contribue à enrichir la vie collective du groupe par un apport spécifique. C’est dans le même sens, comme j’ai tenté de le montré, qu’il faut interpréter leur plaidoyer commun pour la propriété sociale ou collective. Il ne s’agit pas en effet seulement de reconnaître à l’individu un droit personnel, celui de bénéficier de l’intégralité du produit de son travail. Donner la propriété sociale, c’est aussi lui donner un droit politique, faire le pari que l’individu manifestera ici aussi, dans le gouvernement et l’administration du travail, dans la fameuse « république de l’atelier », son esprit civique. C’est enfin donner au travailleur ce que la propriété capitaliste lui interdit : la possibilité de nouer des formes de coopérations égalitaires, des liens de réciprocité grâce auxquels l’individualité de chacun est garantie et renforcé par sa participation à l’ « universel échange ». Jaurès d’ailleurs ne disait pas autre chose lorsqu’il rappelait, dans son article « Socialisme et liberté » (1898) qu’Aristote avait déjà souligné que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Et que lorsque tous seront propriétaires, tous pourront donner et nouer entre eux ces relations de réciprocité et de solidarité.

Bref, donner le suffrage universel, l’éduction, la propriété, c’est reconnaître à chacun une place dans cet espace de dons mutuels que constitue la société. Socialiser le pouvoir, le savoir et la propriété, c’est instituer des espaces de jeux coopératifs, des relations d’association propres à générer une certaine qualité – égalitaire et réciprocitaire - des rapports sociaux et par là des individualités ainsi forgées. En ce sens, le mouvement socialiste, comme le rappelle Joseph Sarraute, « a sa racine dans le même terrain que l’individualisme le plus extrême », il répond au même « besoin d’une vie plus intense, plus large, plus indéfinie » [26]. Néanmoins, comme je l’ai déjà rappelé, cet individualisme le plus extrême ne saurait être conçu sur le mode de ce que Fournière nomme « le prétendu individualisme des isolés ». Lorsqu’il lui oppose l’individualisme social, soit la « liberté consciente des solidaires », c’est pour mieux souligner combien « l’individu s’affirme, s’accroît, se détermine dans la coopération de plus en plus volontaire », au point où « celui qui peut donner le plus est le plus individuel et le plus libre » (EI, p.187). Il n’est donc pas illégitime de rapprocher le socialisme de la coopération de Fournière, comme celui de Jaurès ou de Renard, du socialisme de Marcel Mauss, bref d’un socialisme par le don [27]. Son individualise résolument relationnel en atteste, et si sa sociocratie peut apparaître bien utopique, n’est-ce pas en raison du fait qu’elle port le rêve d’une société toute entière régie par le don ? Selon cette interprétation, la question du rapport de Fournière au libéralisme mérite d’être reposée, ainsi que le sens même de son réformisme. A l’évidence, le socialisme n’est pas avant tout ou seulement une affaire de ventre. Comme le souligne J.Sarraute, la satisfaction des besoins matériels n’est qu’un aspect du problème. « De l’autre côté, poursuit-il, se dresse l’idéal anarchiste, l’appétit de liberté, la responsabilité personnelle, la haine de la contrainte et de l’autorité » [28]. S’il s’agit là d’un « a priori aussi puissant et légitime que la revendication des moyens de subsistance et de la sécurité du lendemain », le socialisme ne saurait confier à l’Etat la responsabilité de tout le mécanisme de la production et par là le doter d’une autorité dictatoriale dans toutes les sphères de la vie sociale. Le pur idéal communiste serait une négation de l’individu. Mais à l’inverse, le pur idéal anarchiste serait une négation de la société [29]. C’est donc à un compromis entre ces deux absolus que le socialisme doit aboutir. Or ce compromis définit pour une part essentielle le réformisme de cette constellation socialiste à laquelle appartient Fournière. Il appelle donc, par l’association et la démocratie, des socialisations progressives et partielles, propres à articuler pratiquement égalité économique et liberté et non une socialisation intégrale, bref révolutionnaire, qui ne pourrait s’opérer qu’au détriment de la liberté. Mais par ces socialisations successives, c’est bien l’expropriation capitaliste qui se poursuit. En effet pour ces socialistes, la socialisation, qu’elle qu’en soient les formes et les domaines d’application, n’avaient pour seul but de doter, à armes égales, les individus afin qu’ils puissent, dans des conditions d’équité, prend part et tirer légitimement leur épingles du jeu dans cette course que constitue le concurrence économique et la lutte pour les positions sociales les plus enviables. Or c’est bien aujourd’hui en ces termes, au nom de « l’égalité des chances » ou de la « discrimination positive », accolée à une idéologie du mérite désormais triomphante, que la social-démocratie tend à réduire sa vocation.

Tel n’était pas le cas du socialisme de Fournière, de Renard, de Jaurès, de Mauss ou même, pour le plus réformiste d’entre eux, Joseph Sarraute. L’un des buts, aujourd’hui presque oublié du socialisme, était au contraire la « neutralisation », par la socialisation, de la concurrence économique. Car celle-ci n’est pas seulement injuste et génératrice d’inégalités et de misère. Elle distrait et détourne les hommes de leurs modes de relations les plus authentiques et les plus enrichissantes pour livrer corps et âme aux sphères les plus inférieures de l’activité humaine, celles de la nécessité, de la fonctionnalité et de l’utilité, bref pour ne les enrôler que dans l’exclusive lutte pour la vie. Il s’agit au contraire, par la socialisation, de les ouvrir à des luttes plus hautes, propres à s’exercer sur un domaine de pus en plus idéal. En ce sens, comme ne cesse de le rappeler Fournière, le socialisme ne marque pas la fin de la lutte entre les individualités. La lutte des hommes, si légitime, doit se déplacer sur d’autres terrains que celui de celui de la lutte pour l’existence, afin qu’ils puissent rivaliser d’abord de générosité, de civisme, d’intelligence, de beauté et d’efforts. Peut-être il y a-t-il là un autre sens du « libéralisme » à actualiser, à l’opposé de celui promu par le « néo-libéralisme » ou le « socialisme libéral » contemporains. Le « libéral » n’est-il pas d’abord celui capable de libéralité ? A ce titre, c’est avec cette dimension radicalement anti-utilitariste du socialisme qu’il s’agirait peut-être avant tout, comme nous y invite l’œuvre de Fournière, de renouer.

NOTES

[1Essai sur l’individualisme, Alcan, 1907, p.145 et 140 (EI).

[2« Maloniste et malhonnête », affilié au camp des « socialistes indépendants », stigmatisés par les guesdistes comme indépendants avant tout du socialisme lui-même, Fournière n’a pas été épargné par cette étiquette de renégat, du moins aux moments d’exacerbation des conflits entre socialistes. Sa défense, notamment avec Jaurès, de la participation ministérielle de Millerand en 1899, lui vaut ce jugement peu amène de Lafargue : « Eugène Fournière est, sans contredit, un des représentants les plus flambarts du socialisme indépendant, sentimental, artistique, justiciard et intégral » (in Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics, 1899, ed. Les bons caractères, 2004, p.34). George Sorel a aussi des mots très sévères pour Fournière, dont il ridiculise rituellement sa naïveté, son sentimentalisme et la médiocrité de sa pensée.

[3Cf. J.Roucloux, « Les cinq périodes de l’individualisme savant », in La Revue du MAUSS semestrielle, n°27, 2006.

[4Le moment républicain en France, Gallimard, 2005, p.13.

[5Et tout autrement de personnalité politiquement inclassable, comme George Palante, auteur notamment de La sensibilité individualiste (Alcan, 1909), proche à la fois de certains anarchistes, socialistes et radicaux, comme de Barrès, du moins du Barrés socialisant, d’avant l’Affaire Dreyfus. Sur cet auteur important, voir les récents travaux de D.Depenne.

[6La crise du libéralisme. L’avènement de la démocratie II, Gallimard, 2007, p.9.

[7« Le principe démocratique et le socialisme », RS 1900/1, p.282. La principale figure du socialisme libéral italien, Carlo Rosseli affirmait dans le même sens, « Le socialisme, c’est lorsque la liberté arrive chez les pauvres »

[8Bibliothèque Chapentier, Fasquelle éditeur, 1902, p. 214.

[9Le régime socialiste, Felix Alcan, 1903, p.30. C’est dans cet ouvrage important dans l’histoire du réformisme socialiste français que l’auteur, qui prendra la direction de la Revue socialiste à la mort de Malon, avant de passer le relais à Fournière, défend un « socialisme libertaire ». On lui doit aussi une discussion précieuse, Socialisme libertaire et anarchie, publiée en 1895 aux éditions de la Revue socialiste.

[10Afin d’alléger cet introduction, nous avons choisi de détailler ce parcours militant dans un second texte moins théorique et davantage biographique que le lecteur pourra lire en post-face de cet ouvrage.

[11« Discussion d’Alfred Fouillée », in Revue socialiste (citée désormais RS), n°170, 1899, p..353.

[12Voire même sans lois, du moins écrites et générales. « La disparition de l’Etat, par la suppression de ses fonctions de gouvernement des hommes et par restitution aux groupes et aux individus de ses attributions d’enseignement, de renseignement (i.e bureaux d’études statistiques etc.), de production, de circulation et de répartition, entraînera nécessairement la disparition des lois écrites, des codes qui les réunissent et des tribunaux qui les appliquent » (L’Idéalisme social (LS), 1989, p. 285). Cette disparition ne signifiant pas, au contraire, disparition du droit, la vie sociale étant désormais régis, selon l’inspiration proudhonienne de Fournière, par les seuls libres contrats, instrument d’une coopération volontaire généralisée et réalisation de cette morale sans obligation ni sanction qu’il partage avec Guyau. En ce sens, le socialisme moral de Fournière est à la fois, comme il le revendique explicitement, un socialisme juridique.

[13IS, p. 282. Fournière a ainsi en quelque sorte reformulé la fameuse parabole de Saint-Simon. Mais ce ne sont plus les princes, cardinaux etc., qui ne seront plus guère regrettés dans l’avenir. Ce sont les hommes d’Etat, hommes de gouvernement et hommes d’appareil, voués à leur tour à disparaître dans ce domaine public restitué à qui de droit.

[14Marcel Gauchet a également parfaitement pointé en quoi les espoirs portés à cette époque sur l’association en font « une promesse de renouvellement de la vie sociale », « un principe d’existence collective complet (...), porteuse d’un nouvel être-en-société », ainsi qu’ « une alternative avantageuse à l’interminable confrontation de la souveraineté étatique et des droits individuels ». (La crise du libéralisme, op. cit ., p.90-91). Espoirs par ailleurs au cœur du rêve anarchiste de Kropotkine (ou de Reclus). Et surtout théorisés, en Grande-Bretagne sous l’égide du socialisme de la Guilde et de l’école pluraliste, que Fournière évoque rarement, trop occupé à démontrer l’irréductibilité de l’héritage et du modèle français, alors qu’il fut l’une de références revendiquées par son camarade de lutte dans le mouvement coopérativiste, Marcel Mauss (cf S.Dzimira, Marcel Mauss, savant et politique, La découverte/MAUSS, 2007).

[15« La crise du parlementarisme », op. cit., p. 585.

[16Lorsque Gauchet suggère que socialisme bien compris n’est autre que l’accomplissement révolutionnaire du libéralisme, il souligne bien ce point de fuite qui le caractérise, cette représentation selon laquelle « la pure socialité, le libre lien consenti entre les individus ont vocation à abolir l’autorité et à réaliser la justice, [tant] ils contiennent de quoi rendre inutiles les gouvernements et la contrainte publique en général » (p. 63)

[17« La crise du parlementarisme », p. 585.

[18M.Gauchet, op. cit., p.12.

[19Voir aussi « La crise du parlementarisme », in La revue hebdomadaire, 1908, n°22, p. 561-585.

[20M.Gauchet, La religion dans la démocratie, Folio, 2001, p.103.

[21Ed. de la librairie d’action d’art de la ghilde « Les forgerons », 1919, p. 13.

[22A l’évidence, une telle structure hiérarchique est fragile. Elle peut tout aussi bien basculer, pour reprendre ici les termes de Leroux, dans le « socialisme absolu » que dans l’« individualisme absolu ». Lorsque, dans une société où l’individualisme reste profondément enraciné, s’exaspèrent les éléments holistes, c’est, selon les catégories de Dumont, la « maladie totalitaire » qui menace. A l’inverse, mais non sans lien avec elle, lorsque la force des éléments holistes s’épuise et que l’individualisme n’est plus contenu ou englobé, l’ensemble des collectifs humains se décomposent en une multitude de particules élémentaires, sur le mode de ce qu’Alain Caillé nomme le « parcellitarisme » pour mieux désigner la singularité de l’individualisme négatif propres à nos sociétés contemporaines (voir « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme », in La revue du MAUSS semestrielle, n°25, 2005. Au regard de l’histoire, ces deux scénarios de basculement ne sont pas pur jeux d’esprit ou hypothèses d’école. De ce point de vue, l’optimisme individualiste de Fournière comme son utopie sociocratique sont vraisemblablement hors de portée et hors de saison. D’autant plus que sa quête d’une articulation vertueuse entre solidarité et autonomie par la propriété sociale s’est opérée, à titre exemplaire au lendemain de la guerre, non pas sous l’égide de l’association, mais bien davantage sous l’aide protectrice de l’Etat.

[23M.Gauchet, La religion dans la démocratie, op. cit., p.104.

[24En témoigne cette figure étrange, et symptomatiquement tellement surannée aujourd’hui, du « fonctionnaire volontaire » de Fournière, appelant chaque individu à devenir « serviteur du public » dans toutes les sphères de la vie sociale.

[25A défaut d’un tel pari, autant rétablir immédiatement l’esclavage et classer les races, suggère Renard.

[26« Le principe démocratique et le socialisme », op. cit., p.282.

[27Pour une perspective générale sur ce socialisme par le don, voir S.Dzimira, Marcel Mauss, savant et politique, op. cit. et Ph.Chanial, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, op.cit.

[28Sarraute, op. cit., p.288. « Nous aussi, écrivait Jaurès, nous sentons en nous l’impatience de toute contrainte extérieure, et si, dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter, et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions (...) Plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ». (cité in G.Pirou, Les doctrine économiques en France, op. cit., p.56.

[29George Renard dans son étude Socialisme libertaire et anarchie, soulignait dans le même sens : « Les socialistes sont orientés aussi vers le développement intégral de l’individu, vers la disparition graduelle de toute contrainte extérieure, vers un état social où tout gouvernement serait devenue inutile parce que chacun ferait ce qu’il devrait sans autre maître que sa conscience et sa raison. Seulement ils considèrent que pour atteindre cet idéal, il faut une longue éducation solidariste et que les lois sont encore nécessaires 5...° C’est pourquoi l’on peut, disons même l’on doit, souhaiter que le socialisme soit aussi libertaire que possible (...) que la liberté aille sans cesse croissant avec et par la solidarité ; mais socialisme anarchiste, ces deux mots jurent, à moins qu’on ne vide le mot anarchie du sens exact que l’étymologie et l’usage lui assignent » (p.9-10).