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Nicolas Le Dévédec

De l’humanisme au post-humanisme : les mutations de la perfectibilité humaine

Texte publié le 21 décembre 2008

Les hommes se voient comme des êtres perfectibles. Cette perfectibilité s’inscrit chez les Lumières dans un projet politique qui vise à arracher les hommes de l’hétéronomie du monde religieux qui les précède. Aujourd’hui, l’idée de perfectibilité s’est à ce point biologisée qu’elle en a perdu tout sens politique. Ainsi l’histoire moderne de l’idée de perfectibilité humaine est celle de sa dépolitisation. Les grandes perdantes dans cette histoire sont bien sûr notre démocratie, et par suite, notre perfectibilité elle-même. Car dans n’y a-t-il pas d’humanité perfectible qu’associée à l’idée d’une perfectiblité de la démocratie ?

« L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »
Michel Foucault

Des perspectives du clonage à la médecine anti-âge, les avancées technoscientifiques contemporaines rendent en toute vraisemblance plausible « l’idée jusque-là inouïe, selon les mots du philosophe Mark Hunyadi, d’une plasticité intégrale de l’homme, n’ayant pour limites que celles de la physique et de la biologie elles-mêmes » [Hunyadi, 2004, p. 24]. Génie-génétique, pharmacologie, biotechnologies, nanotechnologies, les technosciences sont en effet aujourd’hui porteuses d’une même promesse, celle d’émanciper l’homme de tout déterminisme naturel. L’usage du vocable « posthumain » pour désigner cet être plus qu’humain, entièrement « revu et corrigé par la technique » [1], soustrait à tout ancrage biologique, l’illustre parfaitement [cf. Robitaille, 2007]. C’est dire si le dépassement de soi, maître mot de nos sociétés occidentales [Queval, 2004], recèle désormais quelque chose de vertigineux.

Cette idée de plasticité humaine, d’un être qui n’est que ce qu’il se fait lui-même, n’est pourtant, en soi, pas tout à fait nouvelle. Sous le nom de « perfectibilité », les philosophes du siècle des Lumières exprimaient précisément cette idée selon laquelle l’être humain ne se définit par aucune essence fixe. Valeur fondatrice de l’humanisme moderne, au cœur des avancées tant démocratiques que scientifiques et techniques majeures de nos sociétés occidentales, la notion de perfectibilité suppose que l’être humain ne réalise son humanité que dans l’arrachement à la nature [cf. Legros, 1990]. Si l’imaginaire contemporain paraît bien relié à cette représentation humaniste de la perfectibilité, une distance pourtant importante les sépare.

En retraçant les origines et le développement de cette idée de perfectibilité, de la Renaissance au XIXe siècle en passant par le siècle des Lumières qui l’a vu naître, cet article tentera de démontrer que, bien qu’il hérite du rationalisme des Lumières, l’imaginaire contemporain procède d’une distorsion majeure de l’idée de perfectibilité en occultant toute sa dimension sociale et politique. Poursuivant de manière unilatérale sa facette technoscientifique, la perfectibilité dont il est aujourd’hui question s’apparente davantage à l’adaptabilité de l’être humain qu’à son émancipation. Aussi, bien loin d’arracher l’homme à toute naturalisation, le modèle de perfectibilité aujourd’hui promu, focalisé sur l’optimisation de la vie et la performance, procède, en un renversement complet de son acception humaniste, d’une véritable biologisation de la culture [Cetina, 2004].

LES ORIGINES DE L’IMAGINAIRE DE PERFECTIBILITÉ

Bien que ces racines soient profondes en occident, l’idée de perfectibilité humaine est consécutive à l’avènement de la modernité. Elle est une invention moderne. Faculté distinctive de l’être humain et presque illimitée, selon les mots de Rousseau à qui l’on doit l’invention du néologisme en 1755, la perfectibilité rejette toute idée de nature ou d’essence immuable qui déterminerait et définirait définitivement l’être humain. En vertu de cette croyance fondamentale en l’autonomie de l’être humain, en son « indétermination » essentielle, l’homme seul a le pouvoir de choisir sa destiné, « au lieu qu’un animal est au bout de quelque mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». [Rousseau, 1992, p. 183].

Selon cette définition, l’occident pré-moderne méconnaît pour l’essentiel cette idée de perfectibilité. Non seulement celle-ci s’oppose à la « vision chrétienne de l’homme déchu, incapable de faire son salut par ses propres forces et dépendant entièrement de la grâce divine » [Pons, 1988], mais, plus fondamentalement, elle marque une rupture à l’endroit de cet idéal contemplatif de la perfection qui anime l’occident depuis l’antiquité grecque [2]. Idéal étroitement lié à la représentation du monde comme cosmos, comme un univers clos, défini, dans lequel l’homme n’est pas pensé en opposition au monde ou à la nature, mais comme faisant partie intégrante de ce monde. L’homme est un microcosme qui a une place et une fonction bien définies dont il ne peut s’écarter. Dans un tel univers où prime la vita contemplativa, où « la limite est préférable à l’illimité », « la finalité naturelle l’emporte sur la volonté humaine » [Queval, 2004, p. 15], l’idéal est bien celui de la perfection qu’Aristote définissait comme cet « accomplissement total, parachevé, de chaque être selon sa nature propre, accomplissement dont l’individu, être en puissance, peut s’approcher sans pouvoir aller au-delà » [Pons, 1988, p. 28].

La Renaissance amorce de ce point de vue un tournant significatif. Place est désormais faite à la condition humaine que célèbrent de multiples traités dont le Discours sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole demeure l’un des plus illustres. Véritable « Évangile de la condition humaine », selon les mots de Georges Gusdorf [1967], l’Oratio réaffirme avec force le mythe d’Épiméthée qui fait de l’homme cet être oublié dans le partage des qualités naturelles mais qui possède en contrepartie le pouvoir d’essence divine de se créer lui-même : « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » [Pic de la Mirandole, 1993, p. 9]. La Renaissance apparaît cependant beaucoup plus contrastée qu’il n’y paraît.

De fait, l’idéal contemplatif de la perfection y continue de faire son œuvre. Récapitulant en lui-même le monde, comme en miniature, l’homme n’est homme durant la Renaissance que par la médiation du monde, dans ce qui définit encore une véritable « sagesse du monde » [Rémi Brague, 1999]. À ce sujet, Michel Foucault a bien montré dans Les mots et les choses à quel point le principe de « microcosme » joue un rôle fondamental dans l’épistémè occidentale des XVe et XVIe siècles [1990, p. 32-59]. Dans cette véritable cosmologie où l’homme et le monde, microcosme et macrocosme, se répondent mutuellement, où, pour reprendre la formule de Nicolas de Cues, « Tout est dans tout », la perfectibilité de l’homme, encore embryonnaire, se comprend essentiellement en termes moraux. Tel est bien d’ailleurs le sens premier du mot « humanisme », compris comme la culture et l’enseignement des « humanités », ces lettres qui rendent plus humaines.

Il faut attendre la révolution scientifique du XVIIe siècle pour que soit rompu ce lien cosmologique et que soient posées les bases de la croyance moderne en la perfectibilité humaine. Copernic, Galilée, Descartes, Newton, on sait que la révolution scientifique, comme l’a bien montré Alexandre Koyré dans son ouvrage classique Du monde clos à l’univers infini, a conduit à un véritable déboulonnement de la vision cosmologique, ruinant dès lors « toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l’Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits » [Koyré, 1973, p. 12]. C’est dans ce divorce de l’homme et du monde que la figure du sujet perfectible émerge peu à peu pour éclore pleinement au siècle des Lumières.

LA PERFECTIBILITÉ SELON LES LUMIERES

De quelque manière qu’on l’envisage, la notion de perfectibilité renvoie au XVIIIe siècle davantage à un problème qu’à une certitude. Telle que forgée par Rousseau dans son Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la notion de perfectibilité n’est pas exactement synonyme de « perfectionnement » ou de « progrès ». Tout autant euphorique que dysphorique, elle est indissociable « d’une réflexion douloureuse sur les pouvoirs de l’homme, sur leurs bornes, leurs seuils et leurs limites, qui sont aussi leurs excès et leurs errements » [Lotterie, 1998, p. 384]. La perfectibilité de l’homme serait d’ailleurs, selon Rousseau, la cause même de son malheur : « Il serait triste pour nous, écrit-il, d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature » [Rousseau, 1992, p. 184].

Il ne faudrait pourtant pas se méprendre sur le sens de cette déploration. À mille lieux de ce mythe primitiviste du bon sauvage qu’on lui accole trop souvent, injustement, Rousseau n’a jamais voulu signifier par là que la seule issue pour l’homme consistait en un retour à l’état de nature, qu’au demeurant il n’a jamais considéré que comme une hypothèse. Bien au contraire, pour Rousseau, le remède est dans le mal [Starobinski, 1989]. Aussi s’agit-il bel et bien « de pousser plus loin encore le développement qui nous a rendu malheureux » afin de « retrouver, sous une nouvelle forme (politique, morale), la plénitude première (naturelle, animale) que l’intrusion du mal avait décomposée » [Starobinski cité par Taguieff, 2004, p. 169]. Passé le constat de la dégradation, de la corruption, la perfectibilité ouvre au contrat social.

À la lumière de Rousseau, la perfectibilité s’énonce bien d’emblé chez les Lumières comme un projet social et politique. Tout leur combat peut-être compris comme une lutte acharnée contre l’ordre religieux, contre la tutelle sociale, contre l’hétéronomie sociale. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières », écrit Kant dans sa célèbre réponse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?. La notion de perfectibilité est l’expression théorique de ce combat. Elle permet de contester l’ordre social de l’Ancien régime dont le propre est, par le recours à Dieu ou à la nature, de légitimer l’ordre social tel qu’il est, de le rendre indiscutable. À quoi bon en effet remettre en question l’ordre social s’il est le fruit de la volonté de Dieu ou s’il dépend, ce qui revient au fond au même, de lois naturelles intangibles ? En concevant l’homme comme un être perfectible, qui ne doit rien à la nature ou à un quelconque principe transcendant, qui n’est que ce qu’il se fait lui-même, les Lumières devaient ainsi saper les fondements de l’Ancien Régime, rejetant vigoureusement cette « croyance tenace selon laquelle l’inégalité et la pauvreté étaient inévitables et reflétaient l’état naturel des sociétés humaines » [Venn, 2006, p. 479. Traduction libre].

Quête de justice, d’égalité et d’émancipation sociales, la perfectibilité chez les Lumières renvoie ainsi clairement à une perfectibilité de l’homme dans et par la société, par le recours à des moyens sociaux, collectifs, et l’on sait justement la place centrale qu’occupe dans la pensée des Lumières, l’éducation, la pédagogie révolutionnaire. Egalité au sein des nations ainsi qu’entre les nations, égalité entre les hommes et les femmes, abolition de l’esclavage sont autant de revendications portées par Condorcet dans son Esquisse, en vue de l’établissement d’une société pleinement autonome. Car c’est bien ce principe au fondement de l’idéal démocratique, ce principe, comme l’a nommé le philosophe Castoriadis, d’auto-institution réflexive de la société que les Lumières affirment et défendent avec force [3]. La notion de perfectibilité permet d’appréhender la société comme une création, une œuvre proprement humaine. C’est le sens fondamental et premier de l’idée de perfectibilité, qui trouvera son point d’aboutissement dans la Révolution et la proclamation des Droits de l’homme et du citoyen.

Dans la filiation directe de la révolution scientifique, on peut néanmoins distinguer une deuxième acception, concurrente, de cette idée de perfectibilité. Cette seconde conception de la perfectibilité renvoie à cette capacité de l’homme de se rendre, grâce au progrès des sciences et des techniques, « comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre l’inusable expression de Descartes. Cette maîtrise de la nature désigne essentiellement la maîtrise de la nature externe à l’homme, son environnement. Néanmoins, l’imaginaire scientifico-technique, le nouvel imaginaire de la médecine moderne – en rupture avec son idéal hippocratique et cosmologique selon lequel il s’agit avant tout de suivre la nature – nourrissent aussi déjà l’espoir d’améliorer l’homme en tant que tel. Car l’arrachement de l’homme à la nature signifie aussi l’arrachement de l’homme à son propre corps. De Bacon à Descartes, de La Mettrie à D’Alembert, le corps est appréhendé depuis le XVIIe siècle comme un « avoir » plus qu’un « être », autrement dit, comme une machine obéissant aux lois de la mécanique et susceptible d’être modifié, amélioré [Le Breton, 2005].

Si cette facette technoscientifique de la perfectibilité trouve sa première expression dans les écrits de Francis Bacon, particulièrement dans l’utopie de La Nouvelle Atlantide, œuvre inachevée publiée en 1627 un an après sa mort [4], c’est cependant chez Condorcet, dans sa célèbre Esquisse d’un tableau des Progrès de l’esprit humain, que l’on en trouve l’expression la plus aboutie. Condorcet appelle en effet explicitement de ses vœux le perfectionnement scientifico-technique de l’homme dans la dixième époque de son Esquisse, intitulée Fragment sur l’Atlantide, en référence explicite à Bacon, dont il ne tarit pas d’éloges. C’est ultimement la mort dont il s’agit de faire reculer les bornes, l’homme pouvant désormais espérer selon Condorcet qu’il arrivera « un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales », un temps où « la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable » [Condorcet, 1988, p. 294].

Dans un siècle où les grandes épidémies font encore rage, on est évidemment bien loin de ses promesses utopiques, qui restent, en outre, largement subordonnées à l’impératif social identifié plus haut. Il n’en demeure pas moins que, sous l’éclairage de l’imaginaire scientifique, la perfectibilité prend déjà chez Condorcet un sens bien particulier. Désormais indéfinie, et non plus illimitée [5], elle sera à partir de cet instant ni plus ni moins synonyme de perfectionnement. La finalité de L’esquisse est bien de montrer « qu’il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfectibilité est réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toute qui voudrait les arrêter, n’ont d’autres termes que la durée du globe où la nature nous a jetés » [Condorcet, 1988, p. 80-81]. En se délestant de sa charge critique – et par là de tout un héritage, Price, Priestley et Turgot se substituant à Rousseau [Cf. Binoche, 2004] – la perfectibilité indéfinie de Condorcet préfigure à maints égards le culte du Progrès du siècle suivant.

LE CULTE DU PROGRES

L’idéologie du Progrès n’est guère mobilisée dans la pensée des Lumières. Le mot, rappelle à ce sujet Dominique Lecourt, « se montre […] à peu près inconnu des philosophes du XVIIIe siècle. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ne lui consacre pas dix lignes » [Lecourt, 2004, p. 902]. C’est que le Progrès marque une discontinuité majeure à l’endroit de l’idée de perfectibilité. Susceptible d’éclairer aussi bien, rappelons les mots de Rousseau, « les lumières et les erreurs, les vices et les vertus de l’homme », la perfectibilité est foncièrement ambivalente. Elle est autant, souligne Lotterie, ce pouvoir de s’améliorer que de se dégrader [Lotterie, 2006, p. XXI]. Essentiellement parce qu’elle ne dépend pas des lois nécessaires de la nature et, qu’en d’autres termes, rien ne garantit le perfectionnement effectif de l’homme et de la société. Le perfectionnement relève de l’espoir, il ne tient pas d’une nécessité naturelle. Ce que, précisément, le culte du Progrès contredit.

Définie par Auguste Comte dans ses cours de philosophie positive en 1838 « comme celle d’un développement continu, avec tendance inévitable et permanente vers un but déterminé », l’idéologie du Progrès est entièrement solidaire d’une conception biologique de l’histoire et de la société. Cette naturalisation de l’histoire est évidemment favorisée, souligne Pierre-André Taguieff, par son intégration dans le cours général de l’évolution, dont le paradigme s’est installé dans la seconde moitié du 19e siècle, après la parution de l’Origine des espèces de Darwin [Taguieff, 2004, p. 194]. Par cette biologisation de l’histoire, c’est tout l’horizon politique et historique que sous-tendait l’idée de perfectibilité chez les Lumières qui est ébranlé au profit d’une vue évolutionniste et nécessaire du changement historique. De ce point de vue, et comme le note très justement Florence Lotterie, le Progrès renvoie « aux oubliettes non seulement Rousseau, mais aussi tout le XVIIIe siècle, Révolution comprise » [Lotterie, 2006, p. XXXII].

Si la finalité du Progrès demeure bien la société, soit l’amélioration des conditions de vie sociale des hommes, les moyens sociaux et politiques pour parvenir à cet épanouissement sociétal vont être pour leur part profondément déclassés, au profit d’une véritable sacralisation de la science. Au XIXe siècle, soulignent Christian Miquel et Guy Ménard, « Science et Technique cessent d’être chantées et célébrées comme promesses d’un « avenir radieux » ; elles deviennent davantage l’objet d’une mobilisation sociale qui les transforme elles-mêmes en valeur et qui, plus encore, en fait le cœur d’un nouveau culte » [1988, p. 228]. L’amélioration sociale dépend dans de telles conditions moins de l’action sociale et politique que de la rationalisation scientifique et instrumentale. Une équation aussi simple que fallacieuse est désormais posée : les progrès scientifiques et techniques sont nécessairement sources de progrès sociaux et moraux.

Cette rationalisation et cette naturalisation de la perfectibilité, constitutives du Progrès, emportent des transformations socio-historiques majeures. Le XIXe siècle est le siècle où, plus que jamais, dans ce que Michel Foucault a systématisé sous le concept de biopouvoir, « le biologique se réfléchit dans le politique » [Foucault, 2005, p. 187]. Défini jusque-là en termes juridiques, le peuple, soit la volonté populaire et souveraine, est redéfini en termes biologiques, chosifié dans la population, où priment les idées de corps social, de tout organique, que l’on peut maîtriser rationnellement [ibid., p. 180]. Outre les disciplines anatomo-politiques du corps – l’importance de l’éducation physique au 19e siècle en constitue un bon exemple [cf. Lotterie, 2004] – le pouvoir politique s’affirme dans une véritable biopolitique de la population, marquée par « la prise en charge des processus vitaux de l’existence humaine, comme la taille et la qualité de la population ; la sexualité et la reproduction ; la santé, la maladie ; la naissance et la mort » [Rose, 2007].

De l’hygiénisme à l’eugénisme, terme inventé par Francis Galton en 1883, fondant « le programme biopolitique d’un autoperfectionnement de l’humanité, du corps social, par le recours à la sélection » [Taguieff, 2004, p. 243], la volonté étatique d’optimiser la qualité biologique de la population est l’une des dimensions fondamentales de ce XIXe siècle. Appliqué sous sa forme négative dans de nombreux pays au début du XXe siècle, des Etats-Unis à la Suisse, l’eugénisme culminera dans le régime nazi et son culte de la race supérieure, de l’Homme Nouveau, consacrant tragiquement dans l’extermination massive le paradigme biopolitique moderne.

LE RENVERSEMENT CYBERNETIQUE

Sur les décombres du totalitarisme, on assiste depuis la fin de la seconde guerre mondiale à une redéfinition profonde de l’idée de perfectibilité, laquelle s’éloigne du culte du Progrès du XIXe siècle et, plus encore, de son acception humaniste. Cette nouvelle conception de la perfectibilité est directement issue du choc créé par l’holocauste et le discrédit profond de l’imaginaire social et politique qui en a résulté. C’est dans ce contexte qu’est né le paradigme cybernétique, dont il est essentiel de toucher deux mots pour comprendre les ressorts profonds du nouvel imaginaire qui sous-tend l’idée de perfectibilité contemporaine [6].

Assimilée à l’entropie, l’imperfection dont il est question dans le modèle cybernétique forgé par Norbert Wiener n’est plus associée, comme dans l’humanisme, à l’hétéronomie sociale, à la tutelle religieuse, pour lesquelles on pouvait apporter une réponse sociale, politique [Wiener, 1954]. Puisqu’elle relève avec la cybernétique d’une loi immuable qui commande l’univers tout entier, l’imperfection est placée en dehors du social. Extra-sociale, l’être humain n’a donc plus prise sur elle, aucune réponse politique ne pouvant dès lors être formulée. La cybernétique disqualifie en d’autres termes d’une manière autrement plus radicale que ne le faisait le culte du Progrès l’horizon politique et historique des Lumières. Seul le perfectionnement technoscientifique peut repousser momentanément le déclin inexorable de l’homme et du monde.

Cette disqualification du sujet et de l’historicité est entièrement solidaire d’une redéfinition informationnelle de l’être humain, selon laquelle celui-ci se réduit à une somme d’informations, à un programme que l’on peut déchiffrer, déconstruire pour le modifier, le refaçonner, telle une machine. Centrale dans le modèle cybernétique, la notion d’information abolit toute frontière, qu’elle soit subjective ou biologique. Elle efface toute barrière entre le vivant et le non-vivant, entre l’humain et la machine : « Seule la nature des supports matériels, souligne Daniela Cerqui, est différente et l’on pourrait parfaitement imaginer, dans cette optique, que ceux-ci disparaissent ou se modifient radicalement, sans pour autant donner lieu à des changements identitaires (…). » [Daniela Cerqui, 2003, p. 130] Cette assimilation réductionniste de l’homme à la machine constitue la matrice de l’imaginaire posthumain, comme l’a bien montré Katherine Hayles : « Dans le posthumain, écrit-elle, il n’y a pas de différences essentielles ou de démarcations absolues entre l’existence corporelle et la simulation informatique, la machine cybernétique et l’organisme biologique, la finalité du robot et les aspirations humaines » [Hayles, 1999, p. 2. traduction libre].

Disqualification de l’horizon historico-politique, redéfinition informationnelle de l’être humain que rien ne différencie d’une machine, il n’est plus du tout question avec le modèle cybernétique d’émancipation sociale mais bien, en un cinglant démenti de la perfectibilité humaniste et de son idéal d’autonomie politique, d’adaptabilité technoscientifique de l’être humain. Désocialisée, dépolitisée, la perfectibilité se renverse en son exact contraire, plongeant l’être humain dans un évolutionnisme d’un tout nouveau genre, beaucoup plus radical que l’évolutionnisme darwinien, puisque, « contrairement à son pendant darwinien, l’évolutionnisme informationnel ne se limite pas au monde de la nature. Les machines, comme les hommes, sont appelées à participer à la chaîne évolutive » [Lafontaine, 2004, p. 219].

Une seule logique prévaut pour l’être humain dans cette course effrénée à la complexité : s’adapter à son environnement en se transformant lui-même. « Nous avons modifiés si profondément notre environnement, écrit ainsi Norbert Wiener, que nous devons nous modifier nous-mêmes » [Wiener, 1954, p. 56]. Aussi abstraits qu’ils puissent paraître, ces présupposés cybernétiques ont profondément imprégné notre culture occidentale [cf., Lafontaine, 2004]. De la biologie moléculaire avec ses notions de code ou de programme génétique au génie-génétique, des biotechnologies aux nanotechnologies, aucune des nouvelles technologies contemporaines n’aurait été pensable sans le paradigme cybernétique. C’est dire si le modèle cybernétique a ouvert la voie à une instrumentalisation de l’être humain inégalée, faisant du corps humain et de la vie en soi les nouveaux territoires de la perfectibilité.

L’AVENEMENT DE LA BIOPERFECTIBILITE

« Régler le problème humain, non pas dans les conditions sociales ou extérieures, mais à partir de la transformation de l’homme lui-même » [Tanguay cité par Robitaille, 2007, p. 12], tel est bien l’héritage légué par la cybernétique et ce qui constitue aujourd’hui le cœur du nouvel imaginaire de perfectibilité. Centré sur la vie, au détriment du social, ce nouveau régime de perfectibilité, saisi ici en tant qu’idéal-type, s’inscrit pleinement dans ce que la sociologue Karin Knorr Cetina désigne par le concept de « culture de la vie » : « Je pense que nous vivons, écrit-elle, un tournant vers une « culture de la vie » dans un sens large et global, comparable au sens large dans lequel les idées anthropocentriques ont dominé notre pensée par le passé. Cette évolution coïncide avec des changements historiques par lesquels la culture de l’humain et du social basée sur les idéaux des Lumières se vide de sa substance pour entrer dans une ère post-sociale » [Cetina, 2004, p. 32]

De la déconstruction de l’idée même d’être humain à la déliquescence de l’idée de société dans laquelle d’aucuns ne voient plus désormais qu’un « mirage » [White, 2004], les essais qui en appellent aujourd’hui à célébrer La fin de l’exception humaine [Schaeffer, 2007], la fin de la société, loin d’être anecdotiques, sont autant d’indices, au plan des idées, de ce changement paradigmatique. En retour, la focalisation sur l’individu et le psychologique, le recours aux théories du choix rationnel comme aux présupposés naturalistes, tel le cognitivisme issu de la cybernétique, ou sociobiologiques rapprochent plus que jamais les sciences humaines des sciences naturelles, au point que leur distinction devient désormais presque superflue [Knorr Cetina, 2004, p. 38]. Aussi, la redéfinition de l’être humain en termes anthropotechniques, autrement dit d’une appréhension de l’être humain qui naturalise la technique au point d’en faire le critère anthropologique premier, de sorte que la technogenèse supplante l’humanogenèse, participe entièrement, théoriquement, de cette érosion de l’imaginaire social [7].

Loin de n’être que pure abstraction, cet imaginaire de perfectibilité techno-centré et focalisé sur la vie s’ancre dans des changements socio-historiques concrets. Selon le sociologue Nikolas Rose, une nouvelle forme de biopouvoir tend ainsi depuis la seconde moitié du XXe siècle à s’imposer dans nos sociétés occidentales à la faveur tant des avancées technoscientifiques que biomédicales [Rose, 2007]. Contrairement au biopouvoir classique, cette politique de la vie en soi, comme il la désigne, « ne se borne pas simplement aux pôles de la maladie et de la santé, pas plus qu’elle n’est centrée sur l’éradication des pathologies dans le but de protéger le destin de la nation. Elle est bien plutôt concernée par nos capacités croissantes à contrôler, gérer, concevoir, remodeler et moduler les capacités vitales mêmes des êtres humains en tant qu’êtres vivants » [ibid., p. 3. traduction libre]. En adéquation avec les valeurs néolibérales et post-sociales, la politique de la vie en soi ne se définit plus en termes de population, de qualité, de territoire, de nation ou de race. Plutôt que d’optimiser la qualité biologique de la population, il s’agit bien désormais d’optimiser la vie en soi, à un niveau individuel, « le consentement individuel supplantant la contrainte étatique », comme le souligne Taguieff [2007, p. 237].

Aussi ce nouveau biopouvoir est-il marqué par le passage d’une médecine dévolue à la guérison à une médecine focalisée sur l’optimisation, ce que Adèle Clarke et ses collègues désignent par le terme de biomédicalisation [Clarke et al., 2003]. L’Organisation Mondiale de la Santé a pris acte de ce changement en proposant en 1947 une redéfinition élargie de la santé, définie comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » [Gori et Del Volgo, 2008, p. 55]. Cette redéfinition élargie de la santé, au lendemain de la seconde guerre mondiale, devait signer l’extension du domaine de la maladie, puisqu’il n’était plus nécessaire selon cette définition de manifester des symptômes pour être considéré comme malade ou à risque. Toute personne en santé est un malade en puissance. De cette redéfinition des frontières entre le normal et le pathologique découle la biomédicalisation massive de la société ; de l’expertise préventive et prédictive accrue, soutenue par la rhétorique du risque, au brouillement épistémologique et expérimental des frontières entre la thérapie et l’amélioration qu’induisent les technosciences [Rose, 2007].

C’est en d’autres termes la médecine, le complexe biomédical, qui hérite aujourd’hui progressivement du projet politique moderne de perfectibilité. Du diagnostic pré-implantatoire jusqu’à la médecine régénératrice, pas un âge de la vie n’échappe désormais à l’optimisation technoscientifique, au point que la vieillesse et la mort en tant que telles deviennent de véritables maladies dont il faut trouver le remède [cf. Lafontaine, 2008]. C’est ultimement du carcan biologique humain dont il s’agit de s’émanciper dans une société aspirée par le prisme de la santé parfaite [Sfez, 1995]. Car dans un univers symbolique où la notion de « « patient » s’étend à mesure que les prouesses technoscientifiques élargissent notre champ des possibles » [Cerqui, 2008, p. 54], c’est bien le corps humain, l’être humain lui-même qui font figure de handicap. Sur son versant utopique ou futuriste, l’imaginaire de bioperfectibilité contemporain mène ainsi droit vers l’idée d’un complet dépassement technoscientifique de l’être humain comme l’illustrent de manière éloquente le projet américain NBIC et l’idéologie du « transhumanisme » qui le sous-tend [8].

Sous des dehors d’émancipation, de libération, il est toutefois essentiel de comprendre que cet imaginaire de bioperfectibilité aujourd’hui émergent n’est jamais que l’envers d’une biologisation sans précédent de la société [Cetina, 2004]. Le nouveau régime de perfectibilité est en effet indissociable de cette conviction du caractère profondément biologique ou génétique des problèmes sociaux, déclassant de ce fait de manière radicale la volonté politique d’agir sur les conditions de vie sociale au profit du conformisme, de l’adaptation. Rabattue sur la vie individuelle et sa gestion, la socialité se réduit à la logique dépolitisée de la biosocialité décrite par Paul Rabinow [Rabinow, 1996] ou celle du biocapital systématisée par Catherine Waldby, laquelle, résume Céline Lafontaine, est « celle du biocontrôle où chaque individu est, par le biais d’un large dispositif biomédical composé d’experts de toutes sortes, appelé à diriger sa vie en fonction d’un nombre toujours croissant de facteurs de risques. La vie en elle-même devient un bien à gérer et à maximiser selon son potentiel héréditaire » [Lafontaine, 2008, p. 120] On ne peut imaginer de retournement plus radical de l’idéal de perfectibilité des Lumières, elles qui, par cet imaginaire, visaient précisément la dénaturalisation de l’ordre social, ouvrant à l’autonomie sociale et politique.

CONCLUSION

« Nous demandons trop à la vie pas assez à nous-mêmes. »
Christopher Lasch

À la lumière de ce portrait socio-historique que nous avons brossé à grands traits, dans un esprit avant tout synthétique, il apparaît que l’idée de perfectibilité, au cœur du projet humaniste d’émancipation de l’être humain, connaît aujourd’hui une altération considérable. Réduite à son versant technoscientifique, la perfectibilité dont il est aujourd’hui question ne renvoie plus à une perfectibilité de l’homme dans et par la société, selon un idéal de justice sociale. L’imaginaire contemporain repose de manière idéal-typique sur l’amélioration de la vie en soi, laquelle, rabattant le social sur le biologique en faisant du prolongement de la vie individuelle l’unique horizon normatif, la survie de chacun contre chacun la norme exclusive, s’inscrit en porte-à-faux avec le projet d’auto-institution réflexive de la société porté par les Lumières. D’une manière qui n’est alors paradoxale qu’en apparence, c’est au moment même où semble s’affirmer, à la faveur tant des avancées technoscientifiques que biomédicales, une plasticité intégrale de l’être humain que se réalise davantage une biologisation sans précédent de la culture, « dans la mesure où la poursuite de la vie en elle-même devient un objectif indépendamment de toute autre dimension culturelle, sociale ou politique » [Lafontaine, 2008, p. 140]. Cette érection de la vie en valeur suprême représente une première historique et par là une rupture anthropologique majeure. C’est en ce sens que l’on peut parler de posthumanisme, non pour signifier la fin de l’homme – que celle-ci soit catastrophiste [Fukuyama, 2002] ou enchanteresse comme dans le mouvement transhumaniste – mais bien plutôt pour souligner le déni d’humanité aujourd’hui à l’œuvre. Car cette perfectibilité de la vie masque une donnée anthropologique essentielle : le lien social.

Par Nicolas Le Dévédec [9]

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NOTES

[1L’expression est de David Le Breton [2005].

[2Dans son ouvrage passionnant S’accomplir ou se dépasser, Isabelle Queval décrit très bien cette vision cosmologique du monde où l’idée de dépassement de soi s’avère impensable.

[3Sur cette question voir, par exemple, l’article « Pouvoir, politique, autonomie » [Castoriadis, 1990, p. 137-172].

[4Comme on sait, Bacon brosse dans cette utopie le portrait d’une société, située sur une île dans les mers du Sud, entièrement dévouée à la science et à l’expérimentation, se donnant pour ultime finalité de « de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles » [Bacon, 2000, p. 119]. Parmi les Merveilles naturelles destinées à l’usage humain évoquées par Bacon, on trouve la volonté de : « Prolonger la vie ; Rendre, à quelque degré, la jeunesse ; Retarder le vieillissement ; Guérir des maladies réputées incurables ; Amoindrir la douleur ; […] Augmenter la force et l’activité ; […] Transformer la stature ; Transformer les traits ; Augmenter et élever le cérébral ; Métamorphose d’un corps dans un autre ; Fabriquer de nouvelles espèces ; Transplanter une espèce dans une autre » [Bacon, 2000, p. 132-133].

[5Selon Florence Lotterie en effet : « La perfectibilité [chez Rousseau] n’est pas, comme elle le sera chez Condorcet, indéfinie, mais illimitée : c’est assez dire que le temps, où s’enracine l’expérience humaine, est aussi le lieu catastrophique de l’excès, de la digue ouverte » [Lotterie, 1998, p. 394].

[6Pour une présentation approfondie et critique du paradigme cybernétique, on consultera l’ouvrage de Céline Lafontaine, L’empire cybernétique, dont nous nous inspirons ici largement [Lafontaine, 2004].

[7Dans la lignée de la pensée cyborg inaugurée par Donna Haraway au tournant des années 80 dans son célèbre Manifeste Cyborg, le philosophe Peter Sloterdijk est sans doute celui qui a le mieux systématisé cette posture théorique [Sloterdijk, 1999, 2000].

[8A l’initiative de la Fondation Nationale de la Science et du Département de Commerce américains, le projet NBIC (Nano-Bio-Info-Cogno) vise la convergence des nouvelles technologies en vue, c’est le sous-titre du rapport, d’augmenter les performances humaines [Roco et Bainbridge, 2002]. Bénéficiant d’un soutien institutionnel et financier considérable, ce projet compte parmi ses instigateurs d’éminents scientifiques et philosophes appartenant à la World Transhumanist Association (WTA), mouvement militant pour l’accession, grâce aux nouvelles technologies, à un nouveau stade de l’évolution : le post-humain [Cf., Robitaille, 2007].

[9L’auteur tient vivement à remercier Céline Lafontaine pour son encouragement à la publication de cet article et ses commentaires sur la première version de ce texte ainsi que Benoît Le Dévédec pour sa relecture et son aide à la traduction des citations de langue anglaise.