Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Philippe Chanial

Irène Théry :
La distinction de sexe

Une nouvelle approche de l’égalité

Texte publié le 12 juin 2008

Odile Jacob, 2007, 676 p., 33 €.

« La division par sexe est une division fondamentale, qui a grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas. Notre sociologie, sur ce point, est très inférieure à ce qu’elle devrait être (...) Nous n’avons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologie des femmes, ou des deux sexes ».

Ce court passage du texte fameux de Mauss sur « La cohésion sociale des sociétés polysegmentaires » (1931) est longtemps passé inaperçu. On doit à Irène Théry non seulement de l’avoir exhumé mais aussi d’y avoir adossé dans cet ouvrage une imposante réflexion sur la distinction/masculin en sciences sociales. Nous ne saurions prétendre présenter l’ensemble de cet ouvrage, sur lequel il nous faudra revenir tant au-delà de son objet, la distinction des sexes, il apporte une contribution singulière et passionnante à une sociologie générale de la relation humaine. Nous ne l’évoquerons ici, et trop succinctement, qu’au regard de son apport aux « études maussiennes ».

Pour Irène Théry, Mauss nous aurait en effet indiqué un « chemin de déprise », rompant frontalement tout autant avec la conception occidentale de l’homme et de la femme comme « catégories universelles », ancrées dans la nature humaine que, rétrospectivement, avec la démarche « déconstructionniste » contemporaine dénonçant « l’artefact du « sexe » social au nom de l’authenticité du moi et des minorités opprimées par la grande conjuration des mâles ». Car, et peu d’ouvrage l’ont montré avec autant de force, la pensée de Mauss est une pensée fondamentalement relationnelle. Dans ce cadre, le sexe est pleinement un fait social, donc institutionnel, au sens où il noue un type de lien, spécifiquement sexué, présent dans toutes sociétés. Même dans celles, primitives, que les sociologues et anthropologues de son temps assignaient à l’indifférenciation, sur le modèle notamment de la « promiscuité sexuelle des sauvages ». « Nous sommes tous partis, confessait Mauss, d’une idée un peu romantique de la souche originaire des sociétés : l’amorphisme complet de la horde, puis du clan ; les communismes qui en découlent ». Or, comme il ne cesse de le rappeler, la « division par sexe » y est plus prégnante, plus développée et plus valorisée que dans aucune autre forme de société. Ce fait ethnographique négligé ou mal interprété est ainsi le signe que « quelque chose d’absolument fondamental dans le lien social lui-même n’a pas été compris ».

Le terme de « division par sexe » est pour Irène Théry d’une profonde valeur heuristique et permet de lever cette incompréhension. Certes Durkheim parlait déjà de division sociale des sexes et non de différence naturelle. Néanmoins, rappelle l’auteur, la « division sociale spécifiquement sexuée » sur laquelle le neveu met l’accent n’a rien à voir avec cette division minimale du travail selon « les organes sexuels » étudiée par l’oncle. En effet, diviser par sexe n’est pas la même chose que diviser les sexes. Le coup de force de Mauss - connu pour avoir l’un des premiers souligné la dimension éminemment sociale du corps - consiste ainsi pour l’auteur à ne pas naturaliser la question des sexes en la « sexualisant », à mettre l’accent sur les « attributions » et non sur les « attributs », sur les relations et non les propriétés, les manières d’agir communes et non les identités spécifiques. De ce point de vue, il n’y a pas « d’exception sexuelle à la vie sociale ». Ou pour le dire autrement, quelle que soit la beauté du tableau de Courbet, « le sexe n’est pas à l’origine du monde ».

Sur le modèle de la division par âge, par génération ou par clan, le sexe n’est pas pour Mauss l’objet de la division, mais son moyen ou son critère. La division par sexes ne consiste pas à différencier un « donné biologique de base » en deux-sous ensembles, mais à attribuer des statuts de sexe, entièrement relatifs et relationnels. Bref, selon Irène Théry, « ce qui a un genre, ce ne sont pas les individus mais les relations sociales elles-mêmes ». S’ouvre de la sorte une perspective sociologique profondément originale dont l’objet n’est autre que la mise en valeur de la pluralité des relations médiatisées par la distinction de sexe dans l’organisation de la vie sociale. Ainsi, « être une femme », selon Mauss, n’est en aucun cas réductible au seul fait d’être une mère ou une épouse. C’est tout aussi bien être une sœur, une initiée, une prêtresse, une ordonnatrice de vendetta, une ancêtre etc. Bref toute relation sociale, et pas seulement les relations de parenté quelles qu’en soient par ailleurs l’importance, peut être divisée par sexe et se combiner avec d’autres divisions. Et ce sont ces combinaisons d’une extrême subtilité, la « vannerie » de ces tissus dynamiques de relations et de statuts, qui constituent les « totalités sociales », soit l’objet même de l’anthropologie.

Que dévoile alors cette découverte de Mauss ? Un fait bien plus général, qui dépasse la question des sexes. Cette nécessité de la division qui seule rend possible des solidarités différenciées, et donc ouvre à l’échange entre partenaires reconnus d’une vie commune, noue entre eux des systèmes d’attentes mutuels instituées. Cette nécessité de la différenciation qui, paradoxalement, fait société en liant ces sous-groupes par des alliances, des prestations réciproques et des services mutuels. Ou pour le dire dans nos propres termes, les conditions sociales mêmes, éminemment variables, de l’universalité du don.

Pour autant cette démonstration de l’universalité – voire de sa nécessité anthropologique et sociologique - de la distinction des sexes n’élude en aucun cas la question du pouvoir, de la hiérarchie ou de l’égalité entre les sexes. Elle invite simplement à refouler cette « pulsion de généralité », au sens de Wittgenstein, à renoncer, dans le prolongement des travaux de Mary Douglas, « à la tentation de l’explication unique d’un prétendu fait unique nommé sans plus de précision « la domination masculine » ». Ce qu’une anthropologie comparative peut ainsi montrer, dans la perspective dumontienne que l’auteur adopte, c’est que la hiérarchie – au sens de l’englobement de la valeur contraire – n’est pas réductible à l’inégalité ou à la domination. C’est davantage le principe même d’organisation des sociétés traditionnelles holistes, pour lesquelles la valeur suprême est accordée non à l’individu mais à la totalité sociale. Dans de telles configurations, la hiérarchie sexuée s’inscrit dans une hiérarchie complexe de statuts, de fonctions et de rôles sociaux. Cela permet de comprendre à la fois l’englobement si fréquent de la valeur accordée au féminin dans la valeur supérieure du masculin mais aussi les retournements qui s’y produisent. Et ainsi de « rendre justice à ce que fut réellement la complexité de la condition des femmes du passé, sa diversité à l’intérieur d’une société et plus encore d’une société à une autre ». Car, poursuit l’auteur, « si l’on prétend que tout est domination, alors rien ne l’est » et on n’est plus capable de nommer et de combattre le véritable assujettissement des femmes lorsqu’il existe.

Dans le contexte contemporain, la question des sexes suppose une autre hiérarchie : c’est désormais l’Individu, idéalement et asocial qui contient à lui-même l’humanité. Toute la difficulté consiste alors à articuler la tension entre cette figure de l’individu idéal clos sur lui-même et l’individu réel pris dans les liens de l’interdépendance sociale. Cette tension, rappelle Irène Théry, s’est tout d’abord exprimée par l’englobement du holisme sexué dans l’individualisme asexué, dont le symbole était le couple marié à partir duquel toute la société était censée s’organiser. Cette sexualisation proprement moderne de la distinction des sexes, pouvait ainsi placer la femme en position subordonnée dés lors qu’elle était considérée comme plus sexualisée que l’homme. Mais en même temps pouvait-elle prétendre être référée, comme tout être humain à la valeur supérieure d’ « Individu ». Rousseau ne suggérait-il pas dans l’Emile qu’ « en tout ce qui n’est pas le sexe, la femme est homme » ? Or cette tension entre hiérarchie et égalité créa dés l’origine ce conflit proprement démocratique qui fraya la voie, non sans obstacles, vers l’égalité des sexes jusqu’à faire imploser le « tout » qu’était le couple conjugal du Code civil.

Il s’agit donc aujourd’hui de prendre toute la mesure de cette révolution sociale et anthropologique qui se produit lorsque le principe de mixité du monde social remplace celui du « grand partage » entre un monde masculin et féminin. Et pour l’auteur, seule une approche relationnelle peut nous permettre d’y faire face - sans basculer dans un nouveau naturalisme ou dans un subjectivisme des identités - et d’accueillir sereinement les configurations inédites d’union et de parenté que se font jour. Et par là de faire face en même temps à l’énigme de notre condition sexuée commune, qui nous fait être d’un sexe sans être jamais enfermé dans son sexe.

*

A signaler : une session de l’Université des familles consacrée à l’ouvrage d’Irène Théry est visible en ligne.

NOTES