Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Le monde est en parcelles, les sciences sociales aussi

Texte publié le 9 avril 2008

Alors que plusieurs milliers de militants associatifs, de chercheurs et de décideurs politiques se rassembleront à Nairobi (Kenya), du 20 au 25 janvier 2007, pour participer à la 7e édition du Forum Social Mondial (FSM) et affirmer qu’« un autre monde est possible », SHS Regard 15 (2006-12) a interrogé l’économiste et sociologue français Alain Caillé sur les conditions de cette possibilité.

Depuis sa première édition, au Brésil, le FSM a ouvert un espace de débats mondial autour de l’idée qu’« un autre monde est possible » mais dont il ne se semble pas se dégager de perspectives concrètes. Partagez-vous cette impression ?

Je trouve en effet que l’initiative patine et perd même de l’impact petit à petit. Le FSM est une espace de tentative de construction de commun qui a eu le mérite d’avoir rouvert des espaces de possibles et permis de mondialiser des idées et des expériences, tel le budget participatif, le micro-crédit, l’économie solidaire, le commerce équitable etc. Mais la coexistence d’altermondialismes multiples ne produit pas, par elle même, de véritables innovations dans le domaine de la réflexion ni même de l’action.

On en reste au niveau de l’addition. Chacun vient là avec des restes des grands discours d’hier - marxiste, chrétien, humaniste, etc. -, ou des expériences d’économie alternative qui ne constituent pas une alternative économique globale. Tout cela a beaucoup de mal à se dialectiser et se synthétiser, paradoxalement, en raison du désir même d’arriver à des positions communes. Cet objectif est intenable car tous ces fragments de discours idéologiques renvoient à des valeurs ultimes bien différentes et pas additionnables telles quelles. Du coup, il devient difficile de décrire le monde désirable autrement qu’en recyclant des idéaux anciens.

Le souci d’arriver à un consensus à tout prix, comme dans les appareils politiques anciens, débouche sur des déclarations de principe qui sont autant de vœux pieux et entretiennent un véritable blocage de la pensée.

Que proposeriez-vous pour sortir des discours de principe qui en ne s’appliquant jamais alimentent le sentiment d’impuissance et de fatalité ?

La formule à inventer me semble être celle qui permettrait de mettre en scène et de faire vivre des dissensus structurés plutôt que des consensus mous. Il est illusoire de combattre la forme actuelle du monde en en reproduisant les traits fondamentaux, et tout particulièrement la forme d’organisation en réseaux qui dénie toutes les questions de pouvoir, qui avalise la fragmentation du monde et la reproduit.

Les instruments critiques des altermondialistes ne permettent pas de prendre la mesure de la tendance actuelle de nos sociétés à basculer dans une forme sociale générale parcellaire. En effet, au-delà de la mainmise du capitalisme sur nos sociétés, c’est la tendance à tout réduire en parcelles - parcelles de savoirs, parcelles de collectif, parcelles de sujets etc. - qui me semble poser problème.

Parmi les mots du consensus, celui de “gouvernance” est, par exemple, très révélateur. C’est un fantastique participe présent substantivé qui sous-entend que tout le monde gouverne et que personne ne gouverne en même temps. Il y a là une aspiration à un pouvoir qui ne s’assume pas, où tout est toujours révocable dans l’éternel instant. L’espace de décision se trouve lui aussi indéfiniment fragmenté en de multiples échelles, locales, régionales, fédérales, nationales... qui sont loin d’être toutes nécessaires.

Nos sociétés tendent à la fragmentation générale. Si nous l’acceptons, nous abandonnons toute possibilité de lien social et donc de construction du collectif. Dans les régimes totalitaires que nous avons connus au XXe siècle, l’obligation était de tout réduire au commun. La figure de l’individualité était obscène et à combattre. Aujourd’hui, à l’inverse, ce qui est obscène, c’est précisément le commun. Nous vivons dans une obligation de déliaison. C’est dangereux.

Comment passer d’une culture de la fragmentation à une culture de la reliaison sans chercher à faire consensus ? D’une culture de la guerre à une culture de la paix ?

Il n’existe aucune recette miraculeuse. A partir du moment où on fait le constat de la fragmentation, il y a deux types d’attitudes possibles. L’une consiste à clamer « Unissons-nous ! Unissons-nous ! ». Elle me paraît stérile, L’autre pourrait être d’assumer la part de conflictualité et d’organiser la mise en scène du conflit en créant des espaces de débats pluriels.

Qu’est ce qui permet d’espérer le passage de la guerre à la paix autrement que par la défaite totale d’un des belligérants ? La conjonction de deux éléments : d’abord, l’apparition d’une conjoncture qui rende plausible un pari de confiance mutuel. Ensuite, l’existence et l’intervention d’un ou de plusieurs personnages, suffisamment chargés d’histoire et de puissance symbolique pour se faire les interprètes et les moteurs de ce pari de confiance. Là, l’UNESCO pourrait avoir un rôle à jouer en changeant les conditions de la production intellectuelle et en offrant un espace à l’émergence de tels personnages.

Le fait de favoriser l’interface entre la recherche en sciences sociales et l’élaboration des politiques publiques peut-il aider à favoriser l’établissement du climat de confiance dont vous parlez ?

Une meilleure entente entre les sciences sociales et la décision politique est a priori désirable, mais, en soi, cela ne permet pas d’avancer. Il nous faut regarder la réalité en face : Il y a un déficit de discours commun et les sciences sociales contemporaines n’échappent pas à ce phénomène. Elles aussi, se présentent sous forme de savoirs fragmentés. On est dans l’exacte symétrie des régimes totalitaires où tout était surcodé. Aujourd’hui, les multiples pratiques qui se déploient deviennent auto-référentielles, alogales, incapables de se dire, sous-codées… Mais cela est vrai aussi des sciences sociales qui devraient les parler. Tout se technicise, pratiques et discours, un peu comme la médecine générale cède la place aux spécialistes.

Le paradoxe, c’est que l’on est infiniment plus malin, plus intelligent qu’avant. En matière d’économie, d’ethnologie, dans n’importe quel champ des sciences sociales, des progrès analytiques et empiriques considérables ont été réalisés. Pourtant, dans le monde académique institué, il y a un déclin vertigineux de l’intelligence synthétique, une incapacité croissante à faire émerger de l’interdisciplinarité vraie, à penser les globalités. Il en va des sciences sociales comme des nouvelles formes de mobilisation dont nous parlions plus tôt. Elles se sont adaptées à l’état du monde. Elles mobilisent des particules élémentaires sans jamais parvenir à les aimanter. Et à partir du moment où l’on ne parvient plus à fabriquer du commun, il y a une décomposition du politique.

En quoi l’expérience du don, explorée par Marcel Mauss, pourrait-elle être bénéfique au monde contemporain ?

L’usage des mots est toujours difficile et c’est particulièrement vrai pour celui de don souvent associé à la charité, à la gratuité et à un idéalisme inapproprié. Or l’étude du don mis en œuvre dans les sociétés premières offre une toute autre vision. Son essence est la visée d’une alliance qui reste conflictuelle, parce que le don n’est pas un opérateur qui abolit le conflit mais, au contraire, qui le contient, dans tous les sens du terme. C’est une fabrique du lien social. Le don et le politique participent de la même logique. La forme moderne de l’esprit du don est tout simplement l’esprit de la démocratie. Si l’on partage cette expérience humaine du « donner-recevoir-rendre », on renforce l’endettement positif mutuel et, du coup, la confiance. C’est un cercle positif : plus on est coopératif, plus on est productif.

Propos recueillis par Cathy Bruno-Capvert

NOTES