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Sylvain Dzimira

Une critique de la théorie de la justice de John Rawls

Texte publié le 20 janvier 2008

John Rawls a échoué dans son projet d’élaborer une théorie de rechange aux théories utilitaristes, intuitionnistes et perfectionnistes de la justice.

Cet article a paru initialement dans La Revue du MAUSS semestrielle n°12, « Plus réel que le réel, le symbolisme », MAUSS/La Découverte, 1998.

« Les philosophes de la politique doivent désormais ou bien travailler à l’intérieur de la théorie de Rawls, ou bien expliquer pourquoi ils ne le font pas » concède Nozick à son plus grand rival [Nozick, 1988, p. 228-229]. Pour qui s’intéresse aux choses de la politique - philosophes, mais aussi économistes, spécialistes en sciences politiques, sociologues etc. – J. Rawls est en effet un auteur incontournable. Pour se donner des raisons de ne pas travailler à l’intérieur de la théorie, on peut travailler la théorie de l’intérieur. Car, en y plongeant sans concession, on découvre que Rawls a échoué dans son projet de proposer une théorie de rechange aux théories « utilitaristes », « intuitionnistes » et « perfectionnistes » de la justice ; que cet échec est inscrit au cœur de sa tentative de « porter à un plus haut degré d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant » [Rawls, 1987, p. 37] ; et au-delà, au cœur du projet fantasmatique des modernes de déduire des valeurs, des principes de justice d’une raison calculatrice et utilitaire.

L’utilitarisme est la doctrine qui définit le juste par la maximisation du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Rawls nous dit lui-même qu’elle est généralement fondée sur l’hypothèse que les individus sont rationnels, i.e. qu’ils cherchent à satisfaire au mieux leurs intérêts. Pour clarifier la doctrine, on peut distinguer l’utilitarisme normatif qui définit le juste comme ce qui contribue au plus grand bonheur pour le plus grand nombre, de l’utilitarisme positif sur lequel il est censé reposer, qui réduit les individus à leur raison calculatrice et utilitaire [1]. L’intuitionnisme est la doctrine selon laquelle le choix des principes de justice émane d’une intuition qui préexiste à la raison et la nourrit. Le perfectionnisme affirme la priorité de certaines valeurs, de certaines conceptions du bien, qui méritent qu’on leur sacrifie les intérêts ou les droits de ceux qui ne partagent pas ces valeurs. On peut donc imaginer autant de doctrines intuitionnistes et perfectionnistes de la justice qu’il existe d’intuitions morales et d’idéaux. Mais pour discuter des fondements d’une théorie de la justice, retenons que les doctrines utilitaristes, intuitionnistes et perfectionnistes de la justice fondent respectivement les principes de justice sur l’intérêt bien calculé, une intuition morale ou un idéal particulier. Curieusement, alors que Rawls tente d’élaborer une théorie alternative à ces théories, les termes du choix des principes qu’il propose sont ceux des principes de justice de ces mêmes doctrines. En effet, dès 1971, Rawls pense pouvoir déduire les principes de justice du choix d’individus rationnels placés dans une situation hypothétique (le voile d’ignorance) censée garantir l’impartialité et l’unanimité du choix (ils sont supposés ignorer – presque – tout d’eux-mêmes et de la société dans laquelle ils vivent) et dotés d’une rationalité économique, d’un sens de la justice et d’une conception du bien qu’ils ignorent. Dès 1971, le choix des principes de justice procède donc à la fois de ces trois éléments [2]. Nous allons montrer 1) qu’entre 1971 et 1993, Rawls a renversé la hiérarchisation des termes du choix des principes de justice, si bien que sa théorie apparaît successivement utilitariste, intuitionniste et perfectionniste [3] ; 2) que ce glissement peut s’interpréter comme l’écriture de la théorie de la justice sous les signes successivement de Rousseau, Kant et Locke, dont Rawls revendique l’héritage ; 3) qu’il s’accompagne d’une modification de la nature « épistémologique », « pratique » puis « politique » du problème dont relève la justification des principes de justice.

LES UTILITARISMES DE RAWLS

En 1971, « les principes de justice sont les principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association » [Rawls, 1971, p. 37]. Les individus rawlsiens choisissent de se conformer à ces principes de justice parce qu’ils satisfont leurs intérêts aux biens premiers [4]. Mais pourquoi est-il rationnel de désirer ces biens ? Pourquoi les individus ont-ils une préférence pour eux ? Parce qu’ils les préfèrent ! concède Rawls en 1980 [5].

En 1971, l’intérêt intéressé aux biens premiers étant le terme hiérarchiquement supérieur du choix des principes de justice, Rawls se fonde donc sur l’utilitarisme positif pour tenter d’élaborer une doctrine non utilitariste de la justice. Son projet lui semble cohérent, parce que si les individus qu’il met en scène sont mus par la satisfaction de leurs intérêts, ils ne peuvent se satisfaire de la norme de répartition utilitariste qui justifie le sacrifice des intérêts de certains individus sur l’autel du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Si Rawls n’est assurément pas utilitariste d’un point de vue normatif stricto sensu – dans la mesure où ses principes diffèrent littéralement de celui du plus grand bonheur pour le plus grand nombre -, ces derniers reposent néanmoins sur les mêmes postulats que le principe de justice utilitariste : identification du juste et du bien au bonheur au bonheur des individus considérés collectivement, réductibilité du bonheur des individus associés (contractuellement) au bonheur des individus individuels, n’ayant de relation qu’avec eux-mêmes (i.e. sous voile d’ignorance), et commensurabilité des bonheurs des individus individuels et associés [6]. En ce sens, on peut soutenir que Rawls est utilitariste d’un point de vue normatif, largo sensu. En effet, il définit la société comme un « système de coopération en vue du bonheur (good) de ses membres » [Rawls, 1971, p. 178]. La justice sociale ne peut donc pas ne pas être identifiée au bonheur de ses membres considérés collectivement. D’ailleurs, il dit explicitement qu’en agissant selon les principes de justice, les individus manifestent un « sens de la justice [qui] vise leur bien-être (well-being) » [Rawls, 1971, p. 476]. Justice et bonheur sont à ce point liés que ces principes de justice justifient l’accroissement des inégalités quand elles permettent l’accroissement du bien-être de tous, et prioritairement des plus défavorisés (dont on ne sait pas très bien qui ils sont…). Comme le remarque M. Canivet, « les first principle sont tributaires de l’utilitarisme dans la mesure où la notion de justice intègre la nécessité de produire ou d’accroître le bonheur social » [1984, p. 170]. Comme, en 1971, Rawls pense déduire la justice du choix rationnel, i.e. intéressé et calculé, des individus sous voile d’ignorance, le bonheur social semble donc bien lui-même réductible à la somme des bonheurs des individus. Enfin, ce « bonheur social » est mesurable en termes « d’indice » des biens premiers.

On peut interpréter l’utilitarisme de Rawls comme l’expression de son héritage revendiqué de Rousseau. Dans le contrat social, la règle de justice – la volonté générale – est certes l’expression de la délibération contractuelle – i.e. intéressée [7] – d’individus n’ayant de rapport qu’avec le tout, alors que les principes de justice de Rawls sont l’expression du choix d’individus n’ayant de relations qu’avec eux-mêmes, et qui, une fois choisis, font l’objet d’un accord contractuel ; mais c’est finalement toujours l’intérêt intéressé qui préside au choix de la règle ou des principes de justice. En effet, la condition de l’expression de la volonté générale, qui regarde à l’intérêt commun, par les individus « ensemblisés », est que puissent s’exprimer les volontés des individus pris isolément, qui elles regardent aux intérêts particuliers de préservation : « Il importe (…) pour bien avoir l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de sociétés partielles dans l’État et que chaque citoyen n’opine que par lui-même » [Rousseau, 1989, p. 118], i.e. qu’il ne regarde qu’à la satisfaction de ses intérêts personnels [8]. Rousseau définit d’ailleurs la volonté générale comme un « accord admirable de l’intérêt et de la justice » [Ibid., p. 124].

Enfin, en 1971, la justification des principes repose sur une double procédure consistant d’une part, à les déduire d’une négociation conduite sous voile d’ignorance par des individus motivés par la recherche de leurs intérêts particuliers, par un sens de la justice et un intérêt pour un idéal qu’ils ignorent, et d’autre part, à les confronter avec nos intuitions morales, nos « jugements bien pesés » en matière de justice. Les principes formulés au terme de la négociation sont mis en balance avec eux. S’ils sont en accord avec, alors ils sont acceptés unanimement comme termes de leur association contractuelle. Sinon, une nouvelle négociation est entamée, et ainsi de suite, jusqu’à l’obtention d’un « équilibre réflexif », i.e. d’un accord entre leurs intérêts, notre sens de la justice – qui, par construction de la procédure de justification est aussi le leur – et de leur intérêt pour un idéal particulier. En 1971, l’intérêt intéressé étant le terme hiérarchiquement supérieur du choix des principes de justice, le premier volet de la procédure de justification est lui-même hiérarchiquement supérieur au second. Le critère de validité de la connaissance des principes de justice est donc la justesse de leur déduction logique – à partir d’une position originelle qui voile aux individus la connaissance de leur singularité liée aux contingences historiques et naturelle – d’une procédure de délibération gouvernée prioritairement par des intérêts individuels bien calculés, et réconciliés au terme de négociations d’abord intéressées [9]. Ce critère formel de validité de la théorie de la justice est supposé lui conférer une visée universaliste : les principes sont censés valoir pour tous les hommes, quels que soient le lieu et l’époque. En 1971, alors que le terme hiérarchiquement supérieur du choix des principes est l’intérêt intéressé et calculé, leur justification relève, selon Rawls, d’un problème « épistémologique », celui de leur fondement rationnel. Le juste aurait donc ainsi à voir avec le vrai, et le vrai, avec le calculable.

L’INTUITIONNISME DE RAWLS

Confronté à l’impossibilité de déduire une norme sur la base d’un calcul intéressé, Rawls renonce en 1980 à fonder prioritairement les principes de justice sur la raison calculatrice et utilitaire des individus sous voile d’ignorance. En 1985, il reconnaît d’ailleurs que « c’était une erreur de décrire la théorie de la justice comme une partie de la théorie du choix rationnel » [Rawls, 1988, p. 313, nbp. n°20]. Dès 1971, l’idée que les principes sont dérivés d’une intuition morale – dont sont dotés par construction les individus sous voile d’ignorance – est présente : « La théorie de la justice comme équité prend donc son essor dans une intuition dont nous pensons qu’elle est implicite dans la culture publique d’une société démocratique » [Rawls, 1988, p. 288]. Mais c’est en 1980, dans son article intitulé Kantian Constructivism in Moral Theory, que Rawls affirme que le choix des principes de justice n’est pas prioritairement celui d’individus rationnels, mais d’abord celui d’une personne morale libre et égale aux autres. La subtilité consiste à ne pas faire émerger les principes de justice d’une intuition morale dont il aurait a priori doté les individus. Cette intuition est représentée dans l’équité des conditions et de la procédure du choix des principes. « Les principes premiers de justice doivent découler d’une conception de la personne grâce à une représentation satisfaisante de cette conception, comme l’illustre la procédure de construction dans la théorie de la justice » [Rawls, 1993a, p. 135]. Dans la position originelle, le choix des principes par les individus est certes toujours motivé par leur préférence pour les biens premiers, mais les délibérations rationnelles sont gouvernées par un sens moral, manifesté par l’équité de la procédure de délibération rationnelle des principes. Ce sens moral, Rawls l’appelle le raisonnable. Il est désormais hiérarchiquement supérieur à l’intérêt intéressé : « L’unité de la raison pratique est exprimée par la définition du raisonnable comme encadrant le rationnel et le conditionnant absolument. Elle établit la priorité du raisonnable par rapport au rationnel » [Rawls, 1993a, pp. 96-97]. En 1985, il confirme ce renversement de la hiérarchie de l’intérêt et de l’intuition : « Ce que j’aurais dû dire, c’est que la conception de la justice comme équité utilise une analyse du choix rationnel, mais soumise à des conditions raisonnables [10], pour décrire la délibération des partenaires, représentatifs de personnes libres et égales » [Rawls, 1988, p. 313].

La supériorité du sens moral sur l’intérêt intéressé et sur l’intérêt pour un idéal particulier peut être interprétée comme la marque d’une écriture de la théorie de la justice sous le signe de Kant, puisque la loi morale peut venir spontanément aux hommes selon Kant. Mais là s’arrête l’analogie. Car les « mobiles » de la moralité et les termes du choix du respect des principes de justice sont bien différents [11]chez l’un et l’autre : sens du devoir chez Rawls, et « devoir » chez Kant, irréductible à tout « sens du devoir ». Par ailleurs, cette commune émergence spontanée de la « loi » ne doit pas masquer le fait que les intuitions dont elles sont issues sont différentes. La loi morale émane spontanément de la raison pure pratique selon Kant, alors que les principes de justice de Rawls émanent spontanément des intuitions morales de personnes libres et égales : situées dans un contexte singulier, elles contiennent donc des « impuretés empiriques ». Enfin, alors que selon Kant, les hommes ne peuvent pas être justes (ou moraux) quand ils conditionnent le respect de l’impératif catégorique à leur bonheur, les individus rawlsiens ne semblent pouvoir être moraux qu’à la condition qu’ils satisfassent leur intérêt aux biens premiers.

Ne faisant plus reposer prioritairement le choix des principes de justice sur la raison calculatrice et utilitaire des individus sous voile d’ignorance, le critère de validité de la connaissance du juste ne réside plus dans la justesse de sa déduction logique par des individus identiquement intéressés aux biens premiers et ignorant - presque – tout d’eux-mêmes et de la société dans laquelle ils vivent. « L’idée d’approximation de la vérité morale n’a pas sa place dans une doctrine constructiviste » [Rawls, 1993a, p. 140]. Autrement dit, la justification des principes ne ressort plus de l’épistémologie. « La tâche réelle de la philosophie n’est pas (…) un problème épistémologique [12] » [Rawls, 1993a, p. 78]. Au problème de savoir si « on doit traiter la justification comme un problème épistémologique (comme dans l’intuitionnisme rationnel) ou comme un problème pratique » [Rawls, 1993a, p. 128], la réponse de Rawls semble claire : la justification des principes de justice est un problème pratique.
Tout l’édifice théorique de Rawls ne semble justifié que pour des raisons pragmatiques : « Ainsi, la raison de l’utilisation par une doctrine constructiviste des distinctions schématiques ou pratiques que nous venons de noter [la position originelle, la conception de la personne comme libre et égale…] est qu’elles sont nécessaires si l’on veut parvenir à une conception de la justice qui puisse être appliquée » [Rawls, 1988, p. 138]. Aussi, le critère de validité de la connaissance des principes de justice est-il donné par leur capacité à systématiser les jugements moraux réfléchis de Rawls lui-même et de ses lecteurs. « Peu importe, semble nous dire Rawls, le caractère fictif de la position originelle dans laquelle je situe les partenaires pour délibérer et choisir les principes de justice, et mon ignorance des enseignements de l’ethnologie, de l’histoire ou de la sociologie [13] . Il faut jauger sa théorie à l’aune de son utilité pour « nous » à juger publiquement de l’acceptabilité de nos institutions [14] : « Le point de vue à partir duquel la théorie de la justice (…) doit être évaluée (…) c’est le nôtre, de vous et moi, quand nous examinons la théorie de la justice pour voir si elle peut servir de base à une conception de la justice qui produirait une interprétation satisfaisante de la liberté et de l’égalité » [Rawls, 1993a, pp. 98-99]. Le problème, pour la validation de la théorie, c’est qu’il n’est pas certain qu’elle puisse servir à quoi que ce soit pour qui n’a pas reçu une solide formation universitaire (pluridisciplinaire de surcroît, Rawls se nourrissant des outils conceptuels des économistes) lui permettant de tenter de la comprendre ! Remarquons pour terminer qu’après avoir versé dans un universalisme rationaliste, Rawls balance du côté d’un relativisme radical, puisque sa théorie n’est plus censée valoir que pour les hommes et les femmes des démocraties occidentales modernes, finalement.

LE PERFECTIONNISME DE RAWLS

En 1980, Rawls renverse donc la hiérarchie des termes du choix des principes de justice. Ce sont désormais d’abord nos intuitions de démocrates occidentaux qui définissent le citoyen comme une personne libre et égale et décident des principes de justice. Cette intuition exprime un idéal qui ne commande certes pas tous les aspects de la vie, mais « un idéal qui appartient à une conception de la justice politique s’appliquant à la structure de base de la société » [Rawls, 1988, p. 302] pour lequel, par construction, les individus sous voile d’ignorance manifeste un intérêt… tout en l’ignorant [15]. C’est celui d’une société démocratique reposant sur le pluralisme – « le libéralisme [16] (…) suppose qu’il existe de multiples conceptions du bien, en conflit et incommensurables entre elles [17] » [Rawls, 1988, p. 306] – et une certaine prospérité économique, imaginée comme une condition nécessaire à l’expression des libertés politiques – « les libertés peuvent être limitées au nom d’une plus grande prospérité [18]. La priorité de la liberté est subordonnée à l’atteinte d’un certain seuil de prospérité » [Rawls, 1987, p. 547]. Puisqu’en 1980, Rawls est intuitionniste, il ne peut être « taxé » de perfectionnisme que si l’intérêt pour cet idéal particulier est hiérarchiquement supérieur à l’intuition comme terme du choix des principes. Le problème qui se pose est donc de savoir si c’est de l’intérêt pour cet idéal particulier que dérive l’intuition – auquel cas Rawls est perfectionniste – ou si c’est de l’intuition que dérive l’intérêt pour l’idéal – auquel cas Rawls demeure intuitionniste. Or il semble hésiter. Il soutient en effet que l’idéal dérive d’une intuition. « Je considère que la théorie de la justice comme équité (…) essaie d’établir une conception idéalisée de certaines idées intuitives fondamentales, comme celles de la personne comme être libre et égal, d’une société bien ordonnée et du rôle public d’une conception de la justice politique, et qu’elle rattache ces idées à celle encore plus fondamentale et générale de la société comme système équitable de coopération à travers le temps d’une génération à la suivante. » Mais il poursuit en affirmant que l’intuition dérive d’un idéal. « Ainsi, la théorie de la justice comme équité est en fait basée sur des conceptions, ou comme Elisabeth Anderson me l’a suggéré, basée sur des idéaux, puisque ces idées intuitives fondamentales reflètent des idéaux implicites ou latents dans la culture publique d’une société démocratique » [Rawls, 1988, p. 312, nbp. n°19].
Son perfectionnisme peut s’interpréter comme l’écriture de la théorie de la justice sous le signe de Locke, dont Rawls revendique l’héritage. En effet, tout comme le terme hiérarchiquement supérieur du choix des principes de justice rawlsiens est l’intérêt pour un idéal particulier, le terme hiérarchiquement supérieur du choix d’un législateur pour édicter les lois civiles est un intérêt pour l’idéal voulu par Dieu sur terre. Rappelons que dans l’état de nature lockéen, Dieu donne aux hommes une loi, leur raison instrumentale et utilitaire [19], pour garantir son pouvoir de vie et de mort sur ses créatures [20]. Cette loi leur commande paradoxalement de ne s’y conformer que s’ils y ont intérêt pour la réalisation d’autres fins que leurs propres intérêts ! (On sait que les voies du Seigneur sont impénétrables…) Il n’est donc rationnel pour les hommes de s’y conformer que s’ils comprennent bien leurs intérêts.

Dans l’état de nature théorique, parce que les hommes sont supposés bien les comprendre, ils ont intérêt à se conformer à la loi que Dieu leur a donnée. L’état de nature est alors censé être un état de bienveillance : en poursuivant leurs intérêts bien compris, ils contribuent au bonheur du « corps » politique. Dans l’état de nature historique, les hommes, comprenant mal leurs intérêts, ne peuvent plus les satisfaire au mieux au moyen de leur raison utilitaire. Ils ont alors intérêt à faire confiance au législateur. Mais ils n’ont intérêt lui faire confiance que s’ils font le pari que lui-même édicte les lois civiles non pas dans son propre intérêt, mais dans celui du corps politique : ce ne peut être que par « affection » pour les hommes, écrit Locke, par « altruisme », que le législateur édicte les lois civiles. Autrement dit, ils ne peuvent rationnellement être irrationnels, i.e. désobéir à Dieu pour mieux lui obéir, que s’ils font le pari irrationnel que le législateur est lui-même rationnellement irrationnel, i.e. désobéit lui-même à la loi de Dieu… pour mieux lui obéir (quand nous vous disions que les voies du Seigneur sont impénétrables…). Une fois les lois édictées, les individus ne les respectent que si elles satisfont au mieux leurs intérêts de conservation et de possession. Mais cela suppose qu’ils puissent mieux les comprendre que lorsqu’ils sont entrés en société. Ils ne peuvent donc respecter les lois civiles, et avant même : confier au législateur le soin de les édicter, que s’ils croient en un Dieu qui leur accorde la possibilité de comprendre leurs intérêts (plus par intérêt intéressé que par bienveillance), ou encore que s’ils manifestent un intérêt pour Sa parole, pour l’idéal voulu par Lui sur terre. D’où l’on trouve, au fond, un certain perfectionnisme chez Locke.

L’intuitionnisme, puis le perfectionnisme de Rawls changent le statut épistémologique de la position originelle et son projet théorique. Il ne s’agit plus d’une situation hypothétique épurée de toute considération morale dont sont déduits des principes de justice qui valent universellement, mais d’un « procédé de présentation » qui a pour objectif de proposer une conception de la justice pour nos démocraties occidentales modernes, qui repose sur une interprétation consensuelle des valeurs de liberté et d’égalité. « Quelle est la meilleure conception de la justice politique pour réaliser dans les institutions de base les valeurs de liberté et d’égalité […] ? L’objectif de la théorie de la justice est de répondre à cette question » [Rawls, 1988, p. 301-302]. Comme l’interprétation des valeurs de liberté et d’égalité, que traduit le choix des principes de justice repose sur un idéal particulier, Rawls concède que les principes de justice ne peuvent se satisfaire d’une justification d’ordre « pratique » : que la théorie soit utile pour nous autres modernes démocrates occidentaux pour évaluer la justesse de nos institutions, qu’elle soit « applicable » ne suffit pas. Encore faut-il que le choix des principes soit durable pour qu’ils puissent être appliqués et permettent de juger l’équité de nos institutions.

De quoi relève donc la justification de principes de justice stables qui traduisent une interprétation satisfaisante des valeurs de liberté et d’égalité qui repose sur un idéal libéral ? Non pas de l’épistémologie, qui s’occupe de l’universel, du vrai, mais d’un problème à la fois « pratique » et « politique ». La première étape de la justification des principes de justice, qui consiste en leur choix (ou encore à montrer la possibilité de leur existence), relève d’un problème pratique : la théorie et les principes de justice doivent être formulés en des termes suffisamment simples pour être compris et applicables [21]. Mais quand est posé le problème de la stabilité des principes, leur justification relève d’un problème « politique », celui de savoir s’ils sont ou non « acceptables par une diversité de doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, chacune à partir de son propre point de vue » [Rawls, 1993, p. 331], s’ils recueillent ou non un « consensus par recoupement », i.e. « un consensus dans lequel une diversité de doctrines (générales et compréhensives) contradictoire approuvent une même conception politique, en l’occurrence la théorie de la justice comme équité » [Rawls, 1993, p. 341]. Relevons que si Rawls a mis de l’eau dans son utilitarisme (théorique), on retrouve ici son « économicisme ». Comme les économistes s’interrogent sur les conditions de possibilité de l’existence et de la stabilité de l’équilibre, le philosophe Rawls s’interroge sur les conditions d’existence et de stabilité du juste. Il semble donc qu’avant de relever d’un problème « pratique » ou « politique », la justification des principes de justice relève d’une manière de penser le juste comme les économistes pensent l’équilibre.

Ce glissement de la nature de la justification des principes accompagne clairement le renversement de la hiérarchisation des termes du choix aux dépens de la raison utilitaire des individus sous voile d’ignorance. En effet, Rawls soutient que pour ne pas que la théorie soit politique « au mauvais sens du terme », i.e. que le consensus ne s’obtienne qu’au terme d’un compromis intéressé entre les individus dont les doctrines compréhensives s’opposent, il ne faut pas que les principes de justice soient choisis parce que les individus sous voile d’ignorance ont intérêt à les choisir – auquel cas le consensus ne serait qu’un modus vivendi hobbesien dont la stabilité serait menacée à tout moment par le revirement possible des intérêts. Pour que sa doctrine soit politique « dans le bon sens du terme », il faut que les individus sous voile d’ignorance (!) considèrent le pluralisme comme un fait contraignant leur choix [22], ou encore qu’ils manifestent un intérêt pour le pluralisme [23]. « Pour éviter que la conception soit politique de la mauvaise façon […] nous avons seulement besoin de supposer à la première étape que les partenaires pensent que le fait du pluralisme s’applique, i.e. qu’il existe une pluralité de doctrines compréhensives dans la société. Les partenaires doivent ensuite se protéger contre la possibilité que la personne que chaque partenaire représente puisse être le membre d’une minorité religieuse, ethnique ou autre » [Rawls, 1993, p. 345].

Finalement, en précisant que la justification des principes de justice ne relève pas de l’épistémologie, qui a pour lui à voir avec la recherche de leur fondement rationnel, Rawls avoue l’irréductibilité des valeurs à tout calcul utilitaire. Tout savoir sur le juste prétendant à une objectivité expurgée de jugements de valeurs, en le déduisant d’un calcul rationnel, repose donc sur une norme qu’il ignore : voilà l’un des enseignements théoriques que l’on peut tirer de l’étude de l’histoire de la pensée de Rawls. Plutôt que de se recouvrir lui-même d’un voile d’ignorance, Rawls assume finalement la norme sur laquelle reposent ses principes de justice, en restreignant la validité de ses principes au contexte d’émergence du sens de la justice d’une personne libre et égale, puis de « l’idéal politique libéral », i.e. de l’idéal démocratique moderne.

DE RAWLS A MAUSS [24]

« Tout compte fait », la justification des principes aurait dû reposer sur la justification de cet idéal. Mais en 1971, considérant l’intérêt aux biens premiers comme le terme hiérarchiquement supérieur du choix des principes de justice, Rawls ne s’est pas posé la question de la légitimité de cette « conception particulière du bien » (d’autant qu’elle est supposée être ignorée par les individus… et qu’elle l’est finalement par Rawls lui-même dans sa construction théorique). En 1980, pour échapper à l’impossibilité de déduire les principes de justice d’une raison calculatrice et utilitaire, il renverse la hiérarchie des termes du choix des principes (tout en conservant l’idée originelle que les individus sont des calculateurs intéressés). Il les dote prioritairement des intuitions morales de citoyens des démocraties occidentales modernes, qu’il dérive en 1985 d’un idéal démocratique. Par construction, les principes émanent désormais prioritairement d’une certain sens de la justice spontané des individus « sous voile d’ignorance », puis de leur intérêt pour l’idéal politique libéral, pour un idéal démocratique.

Etrange théorie de la justice qui considère la démocratie comme la condition, le moyen du juste, lui qui relève d’une théorie successivement utilitariste, intuitionniste et perfectionniste ! Ne pourrait-on pas plutôt penser que la confrontation des différentes théories de la justice est la « condition » de toute société démocratique (au sens où la pluralité est la condition de l’homme, comme le souligne Arendt [1994]) ? ; et que la justification de l’idéal politique libéral se trouve dans la pluralité conflictuelle des fins ultimes, constitutive de toute société démocratique ? Enfin, depuis 1971, Rawls conçoit la constitution d’une société comme le résultat du choix, par des individus non encore socialisés, de l’accord contractuel sur les principes de justice. Or, en faisant émerger les principes de justice d’abord des intuitions morales de démocrates occidentaux, il concède dès 1980 que ce choix est celui d’individus déjà socialisés. Son attachement au contractualisme le condamne donc à ne rien pouvoir dire sur la manière dont ils se sont constitués en société. Etrange justification politique d’une théorie qui ne parvient pas à penser le moment proprement politique de la constitution de la société… Au lieu de rechercher en vain dans un principe de moralité le fondement de l’association contractuelle des individus, i.e. de considérer finalement que les individus sont moraux avant d’être sociaux, ne pourrait-on pas considérer qu’il ne peut y avoir d’individus moraux que sociaux, et rechercher la genèse du « sentiment moral » dans le « principe » du lien social. (Voilà comment en renversant le questionnement de Rawls on peut déboucher sur un questionnement maussien. Et qui sait, peut-être y trouverons-nous la source de nos aspirations démocratiques qui sera restée un mystère pour Rawls ? [25]

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LOCKE, John, 1992, Traité sur le gouvernement civil (trad. fr. David Mazel), Flammarion.

NOZICK Robert, 1988, Anarchie, État et utopie, PUF.

RAWLS John, 1971, A Theory of justice, Cambridge, Mass.

— , 1987, Théorie de la justice (trad. fr. Catherine Audard), Seuil.

— , 1988, « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique », in Individu et Justice sociale. Autour de John Rawls, Seuil.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, 1989, Du contrat social, coll. Texte et contexte, Magnard.

— , 1993, Justice et démocratie, PUF.

— , 1995, Libéralisme politique, PUF.

NOTES

[1Pour la distinction entre utilitarismes positif et normatif, voir A. Caillé [1994]. Nombre des conceptions exposées ici ont été élaborées dans le cadre d’un mémoire de DEA de sciences économiques et sociales sous la direction d’Alain Caillé (1995), à l’œuvre duquel elles empruntent largement.

[2Nous voyons dans la distinction opérée par A. Caillé entre intérêt à, intérêt pour, spontanéité et obligation, le moyen d’éclaircir les termes du choix des principes de justice des doctrines utilitaristes, intuitionnistes et perfectionnistes, conformes aux définitions que Rawls donne de chacune de ces doctrines, bien que ce dernier n’opère pas lui-même cette distinction conceptuelle. Selon A. Caillé, « l’intérêt à (…) est de l’ordre de l’instrumentalité et de l’extériorité par rapport à une activité. On ne fait pas une chose, on ne se livre pas à une activité parce qu’on éprouve du plaisir, on le fait parce qu’on a intérêt à le faire. Lorsqu’on éprouve, par contre, de l’intérêt pour quelqu’un ou pour une activité, l’action est effectuée pour elle-même. Elle est à elle-même sa propre fin » [Caillé, 1994, p. 265]. Il poursuit plus loin : « Le désintéressement s’oppose à l’intérêt à (que l’on pourrait appeler intéressement) comme le désintérêt s’oppose à l’intérêt pour » [Ibid., p. 266]. A ces deux motifs de l’action, qui ne sont pas sans s’interpénétrer – dans le don notamment, on y reviendra – A. Caillé ajoute « deux autres types de motivations si puissamment éclairés par le début de l’Essai sur le don, lorsque Marcel Mauss met en scène pour la première fois l’obligation paradoxale de donner, autrement dit l’obligation d’être spontané » : le devoir et la spontanéité [Ibid., p. 267]. On peut s’étonner de l’analogie entre le débat intérieur de Rawls concernant les fondements des principes de justice et celui des Lumières sur le fondement de la morale, traversé par « l’intérêt bien compris, le sentiment et l’amour de l’ordre » [Domenech, 1989]. C’est leur utilitarisme théorique ancré dans leur contractualisme commun qui suscite ces glissements : à l’impossibilité de déduire une norme de la raison utilitaire, les Lumières, comme Rawls, répondent par une dose d’intuitionnisme et/ou de perfectionnisme.

[3Nous pensons ici pouvoir prolonger la critique adressée à Rawls par A. Caillé : « La théorie de la justice se fonde (…) sur l’axiomatique de l’intérêt, autrement dit sur l’utilitarisme théorique pour réfuter l’utilitarisme philosophique. (…) Le « second » Rawls, en revanche, plus réellement kantien, se réclame du raisonnable, ‘c’est à dire de la capacité des personnes à avoir un sens de la justice’ [cf. Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », Critique, juillet 1989, p. 439], au risque de retomber dans « l’intuitionnisme » qu’il prétendait tout d’abord dépasser » [Caillé, 1993, p. 126]. Le « troisième » Rawls que nous distinguons, recourant aux « idéaux implicites ou latents dans la culture publique d’une société démocratique » [Rawls, 1988, p. 312, nbp. n°19], est quant à lui perfectionniste.

[4Les biens premiers sont les biens que « tout homme est supposé désirer. Ces biens, normalement, sont utiles quel que soit notre projet de vie rationnel. (…) Ce sont les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, les revenus et la richesse (…), le respect de soi-même, (…) la santé et la vigueur, l’intelligence et l’imagination » [Rawls, 1987, p. 93].

[5Précisant la conséquence de la définition des partenaires comme des personnes morales sur la signification des biens premiers, Rawls écrit : « Les biens premiers sont à présent définis par les besoins des personnes en raison de leur statut de citoyens libres et égaux (…) et non plus par leurs simples désirs et préférences » [Rawls, 1987, p. 11].

[6« On peut qualifier d’utilitariste toute doctrine qui, identifiant le juste et le bien au bonheur des individus considérés collectivement, pose que le bonheur se décompose en éléments mesurables – l’utile et l’agréable par exemple, les plaisirs et les peines – pour déduire de ce double postulat de réductibilité et de mensurabilité que la justice et le bonheur sont affaire de science et de mesure et que, réciproquement, le vice et le malheur résultent de l’ignorance et d’un mauvais calcul » [Caillé, 1989, p. 71].

[7« Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, écrit Rousseau, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible » [Rousseau, 1989, p. 106].

[8Nous partageons la lecture du Contrat social que propose Robert Dérathé : « L’intérêt personnel (…) reste la base du système politique de Rousseau : (…) c’est toujours son propre intérêt que le citoyen a en vue en se soumettant à la volonté générale. Celle-ci est essentiellement une règle de justice (…) que l’individu, conscient des conditions de vie en société, accepte pour son propre bien, pour sa sécurité personnelle, et pour la sauvegarde de sa liberté » [1992, p. 237-240]. Notons que si l’utilitarisme de Rawls peut être interprété comme l’écriture de la théorie de la justice sous le signe du Contrat social de Rousseau, il semble néanmoins qu’on puisse déceler chez Rousseau, comme chez Ralws, des hésitations entre l’utilitarisme (positif) et l’intuitionnisme, voire le perfectionnisme. J. Domenech, qui se réfère à l’Emile ou à la Profession de foi du vicaire savoyard, montre qu’ « autant Rousseau refuse la notion d’intérêt comme fondement (de la morale), autant, contrairement à Helvétius, il aura recours aux idées innées » [Domenech, 1989, p. 45].

[9Tous les individus étant d’abord identiquement intéressés aux biens premiers, nous comprenons difficilement quel pourrait être l’objet de la discorde, et par suite, l’idée même de réconciliation.

[10Nous proposons certes une interprétation de la théorie de la justice plus individualiste d’un point de vue méthodologique qu’elle ne l’est. Cette lecture ne nous semble cependant pas fausse (plusieurs traductions sont toujours possibles sans qu’aucune puisse être dite fausse ; simplement certaines peuvent être meilleures que d’autres ; au lecteur de juger la pertinence de notre traduction), puisqu’en 1971, Rawls pense pouvoir déduire les principes de justice du choix des individus sous voile d’ignorance, qu’il dote notamment d’un sens de la justice.

[11Le projet de Rawls est incontestablement « kantien », Kant ayant l’intention d’élaborer une doctrine anti-utilitariste », « anti-intuitionniste » et « anti-perfectionniste » de la morale. Il condamne en effet pour leur hétéronomie les doctrines qui, « tirées du principe du bonheur » sont fondées sur « le sentiment, physique ou moral », ainsi que celles qui reposent sur le principe de perfection, concept « vide et creux » tant que n’a pas été donné le critère de la perfection. Il précise que lorsque le bonheur est censé se nourrir de la satisfaction du besoin physique, la doctrine « enseigne (…) seulement à bien calculer », et ne vise qu’ « à rendre (l’homme) plus prudent et perspicace pour son intérêt » [Kant, 1988, pp. 171-172]. Pour nous, Rawls a échoué dans son projet kantien. Il pourrait d’ailleurs, à peu de choses près, essuyer les critiques que Kant adresse aux « philosophes populaires » : « Que l’on examine les Essais sur la moralité composés dans ce goût favori : on trouvera tantôt la destination particulière de la nature humaine (mais de temps à autre aussi : l’idée d’une nature raisonnable en général), tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentiment moral, là la crainte de Dieu, un peu de ceci, un peu de cela également, le tout singulièrement mêlé » [Kant, 1988, pp. 117-118].

[12Souligné par nous. Quand la justification des principes repose sur la recherche de leur fondement rationnel, Rawls semble bien penser qu’elle ressort de l’épistémologie (nous sommes quant à nous plutôt dubitatif. L’épistémologie s’interroge sur les critères et/ou les conditions de validité (ou encore de pertinence) d’un énoncé scientifique. Elle ne s’arrête pas aux frontières de la rationalité calculatrice). C’est pourquoi, quand il renverse la hiérarchisation de l’intérêt et du sens moral, il précise que leur justification ne relève pas – ou plutôt désormais plus – de l’épistémologie.

[13C’est l’une des critiques qu’A. Caillé adresse à Rawls [Caillé, 1993].

[14Sa position nous rappelle celle de l’économiste M. Friedman pour qui une théorie peut être valide si elle est utile pour prédire, quand bien même elle serait fausse. Pour Rawls, sa théorie peut être valide si elle est utile pour juger de l’acceptabilité de nos intuitions morale, quand bien même elle serait fausse (et elle est fausse : il est faux de dire que nous sommes placés sous un voile d’ignorance, par exemple). Ce sont, pour nous, deux versions de l’utilitarisme, qui s’exerce ici dans l’ordre de la connaissance. Le glissement, au niveau théorique, i.e. des termes du choix des principes, de l’utilitarisme vers l’intuitionnisme, s’accompagne donc d’un glissement de la recherche de la vérité, d’un certain anti-utilitarisme, à un utilitarisme dans l’ordre de la connaissance.

[15Rawls dote bien les individus sous voile d’ignorance d’un intérêt désintéressé, i.e. d’un intérêt pour un idéal particulier. En effet, les citoyens sont libres, précise Rawls, dans la mesure où ils sont une conception du bien, « or, une conception du bien consiste en un système plus ou moins déterminé de fins ultimes, i.e. de fins que nous voulons réaliser pour elles-mêmes » [Rawls, 1988, p. 291].

[16« La théorie de la justice est une conception libérale » [Rawls, 1988, p. 302].

[17Cette supposée incommensurabilité des différentes conceptions du bien confirme son relativisme radical que nous avions relevé précédemment. Rawls restreignait le champ de validité de sa théorie aux démocraties occidentales modernes, sans vouloir juger des autres conceptions du juste qui peuvent valoir ailleurs. Voilà maintenant qu’il refuse du juger entre les différentes conceptions du bien au sein même de l’Occident démocratique.

[18D’où l’on voit 1) que son relativisme est très relatif, puisque Rawls semble bien malgré tout avoir choisi : la prospérité économique vaut plus que les libertés politiques, et 2) que l’universalisme initialement affiché n’est pas loin d’exprimer un ethnocentrisme économiciste.

[19« Une loi (dont la loi de nature, ou raison), suivant sa véritable notion, n’est tant faite pour limiter que pour faire agir un agent intelligent ou libre conformément à ses propres intérêts » [Locke, 1994, p. 184].

[20Pourquoi « Dieu a [t-il] donné la raison aux hommes ? […] Parce que [l’homme] est l’ouvrage du Tout-Puissant qui doit durer autant qu’il Lui plait, et non autant qu’il plait à l’ouvrage » [Locke, 1994, p. 144]. Dieu aurait ainsi bien fait l’homme à son image…

[21Il est heureux que Rawls ait formulé sa théorie en des termes simples, facilement accessibles pour tous…

[22Les économistes diraient qu’il faut que le pluralisme entre dans leur fonction d’utilité. Mais la prise de distance de Rawls d’avec la théorie du choix rationnel nous invite à ne pas le traduire ainsi.

[23Toujours selon notre interprétation de la théorie plus individualiste d’un point de vue méthodologique qu’elle ne l’est.

[24Ce sous titre ne figure pas dans la version initiale. Nous l’avons ajouté, histoire d’être plus explicite.

[25C’est finalement ce questionnement qui est à l’origine de notre thèse.Cette dernière phrase ne figure pas dans la version originale)