Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Gilles Dostaler :
Keynes et ses combats

Texte publié le 25 mars 2007

Albin Michel, 2005, 522 p., 28 €.

Keynes, anti-utilitariste… qui l’eut cru ! ? Sans doute pas les économistes qui à la suite de Hicks ont massivement entrepris de relire et surtout d’enseigner Keynes en prêtant aux agents économiques une rationalité (calculatrice et utilitaire) limitée et spéculaire… au point que nous nous étions nous-mêmes laissés convaincre ! Et pourtant… « la vision [du monde] de Keynes est fondamentalement anti-utilitariste, anti-matérialiste et anti-économiciste » [p. 457] nous montre Gilles Dostaler dans un livre à l’écriture très fluide.

Ce sont tous les combats de Keynes, intellectuels, politiques, artistiques, qui sont placés sous le signe de l’antiutilitarisme, et qui du coup, s’éclairent mutuellement sous un jour nouveau, quand on pourrait être tenté de les cloisonner. Ses combats intellectuels d’abord. Depuis ses tout premiers écrits de nature éthique, qui colorient selon Dostaler l’ensemble de son oeuvre, en passant par sa dissertation sur les probabilités, jusqu’à sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), tous ont pour fil conducteur une critique de l’ambition de saisir le monde sous le signe du calcul (intéressé) et de ses vertus prédictives, ambition que l’on retrouve bien sûr chez les économistes néoclassiques. Détaillons un peu.

De ses considérations éthiques, on retient que « la solution de Bentham, le calcul des plaisir et des peines par un individu rationnel, est pour lui inacceptable » [p. 49]. Il lui préfère au tout début du XXe siècle celles des Principia Ethica de Moore qui identifie le bien aux relations affectives et à la contemplation esthétique. En 1938, Keynes s’y reconnaît encore en plaçant sous son signe la vie du groupe de « Bloomsbury » qu’il animait avec des savants, artistes, écrivains, intellectuels de tous poils. Pour lui et ses amis, écrit-il dans « My Early Beliefs », « les buts primordiaux de tout un chacun dans la vie étaient l’amour, la création et le plaisir de l’expérience esthétique, et la poursuite du savoir » [Keynes, op. cit. , p. 436-437, in Dostaler, p. 44-45].

Ces considérations éthiques font sens avec son Traité sur les probabilités [1921], qui prolonge une dissertation présentée à King’s College en 1907 - où il s’interroge notamment sur l’usage des mathématiques en sciences sociales, massif dans sciences économiques depuis la révolution marginaliste, très largement benthamienne. « Keynes, écrit Gilles Dostaler, estime que plusieurs grands penseurs, les Condorcet, Bernouilli, Bentham, Laplace, Edgeworth et autres, se sont fourvoyés en pensant qu’on pouvait appliquer au domaine des sciences morales - dont relève l’économie selon lui [Keynes, 1938, in Dostaler, p.137] - les principes issus de l’équiprobabilité, et donc quantifier, mesurer et formaliser mathématiquement la réalité sociale » [p. 117]. Le probable a davantage à voir selon Keynes avec le croire qu’avec le savoir. Dans le domaine économique, les statistiques sont incapables de prédire par inférence avec précision tant les contingences sont nombreuses, et encore moins de répondre à la question « que faire ? ». Prétendre le contraire relève selon lui du « charlatanisme mathématique » [1921, p. 401 in Dostaler, p. 117], ce à quoi se résume selon lui l’économie néoclassique.

Sa critique de l’éthique – de l’anthropologie - utilitariste, couplée à son refus de traiter la réalité sociale comme un fait de nature homogène sur le modèle des sciences physiques, se prolonge dans sa critique du libéralisme et du marxisme. Qui ne croit pas que l’homme se réduise à un homo oeconomicus, et que l’économie obéisse à des lois naturelles que les mathématiques seraient à même de saisir, se laisse difficilement convaincre par ceux qui prétendent démontrer mathématiquement l’idée que c’est en laissant libre cours à la logique des intérêts que l’intérêt public sera satisfait. « Il n’est pas correct de déduire des principes de l’économie que l’intérêt personnel éclairé œuvre toujours à l’intérêt public », écrit-il en 1926 dans La fin du laisser-faire [p. 169]. « Croire qu’il existe un quelconque mécanisme automatique d’ajustement fonctionnant sans heurts qui préserve l’équilibre à la condition de se fier aux méthodes du laisser faire constitue une illusion doctrinaire qui ne tient pas compte des leçons de l’histoire tout en n’ayant aucun support théorique solide » écrit-il encore en 1941 [p. 170]. D’autant que Keynes – comme Karl Polanyi plus tard - voit au fond dans la montée du fascisme de l’entre-deux guerre, le résultat de cette politique du laisser-faire. Anti-libéral, Keynes n’en est pas moins très critique vis à vis du marxisme. En fait, pour Keynes, le marxisme n’est pas moins issu que le libéralisme de l’utilitarisme benthamien [p. 172]. Il traduit en tout cas un même économicisme, la même croyance selon laquelle nos intérêts matériels sont déterminants dans les affaires humaines. En 1934, dans une allocution radiophonique, Keynes précise que « le communisme, comme le conservatisme ‘surestisme grandement l’importance du problème économique » » [p. 172]. Sans compter que son éthique antiutilitariste inspirée de Moore ne laisse aucune place à la violence comme mode d’action politique. En fait, Keynes plaide pour ce qu’il appelle tantôt « nouveau libéralisme », tantôt « socialisme » tantôt « semi-socialisme », i.e. une forme de social-démocratie, de capitalisme régulé orienté vers la lutte contre la logique de l’illimitation des profits. « D’heure en heure, écrit-il en 1926, le socialisme est en train de gagner dans le détail sa bataille contre les profits privés illimités »[p. 181]. A court terme, il voit la solution dans un « amalgame de capitalisme privé et de socialisme d’Etat », écrit-il en 1939 [p. 181], qui ne sacrifierait pas tout à la logique des intérêts et de l’accumulation privée des profits. « Mon but, c’est l’idéal écrit Keynes en 1932 dans un article intitulé The Dilemma of Modern Socialism ; mon objectif, c’est de reléguer les considérations économiques au siège arrière ; mais ma méthode à ce moment de l’évolution économique et sociale consisterait à avancer vers le but en s’appliquant à faire ce qui est économiquement sensé." [p. 182].

Keynes ne s’engage pas politiquement que par ses écrits : le parti est l’instrument de la transformation, et il soutient – un choix par défaut - la branche radicale du parti libéral, une sorte de parti progressiste de gauche qui n’appréhende pas le monde social sous les lunettes de la lutte des classes. « Je ne conçois rien de pire pour nous tous, écrit-il en 1924, qu’une lutte continuelle sur des lignes de classe entre les possédants et les dépossédés » [p. 187]. Quoi de plus cohérent pour un antiutilitariste, i.e. pour qui souhaite notamment que le souci de l’accumulation des richesses matérielles pour elles-mêmes occupe moins les esprits ?

Finalement, ses positions éthique, épistémologique et politique se ramènent à une seule : son antiutilitarisme, sa critique de la raison calculatrice et utilitaire dans sa prétention à fonder une éthique, un savoir sur l’économie et à dessiner une orientation politique souhaitable (qu’il s’agisse du libéralisme ou du marxisme). Tel est le terreau sur lequel a mûri l’élaboration de sa Théorie générale, nous dit Dostaler. Au projet des néoclassiques d’une économie construite sur le modèle des sciences de la nature, qui ne voient pas à quel point « les hypothèses initiales de la théorie marginaliste reposent sur l’éthique et la psychologie utilitariste » [Keynes, 1926, in Dostaler, p. 140], Keynes oppose une conception de l’économie comme science morale qui, sans nier la réalité de l’intérêt, n’en fait pas le motif exclusif ou ultime des comportements. « Une grande partie de nos activités positives dans l’ordre du bien, de l’agréable ou de l’utile, procèdent plus d’un optimisme spontané que d’une prévision mathématique » [p. 140], écrit-il dans sa Théorie générale. Dostaler nous montre ainsi que Keynes élabore moins des politiques économiques pour un monde à venir – ce dont sa conception des probabilités s’accommoderait mal - qu’il ne trouve les fondements théoriques de ses vues politiques, précocement établies. Tout ceux – nombreux chez les économistes - qui voyaient déjà chez Keynes un théoricien d’envergure sont ainsi invités à concevoir qu’on puisse ne rien sacrifier à l’exigence de scientificité, et assumer au moins autant en amont qu’en aval du travail scientifique la dimension intrinsèquement normative du savoir sur l’économie.

Jusqu’ici, à vrai dire, le Keynes que nous présente Dostaler est plutôt séduisant pour un MAUSSien, d’autant que sa lecture ne semble pas forcée. Mais la suite est un peu décevante. Plaçant « les sources » de sa pensée économique sous le signe de l’antiutilitarisme, on s’attend à ce que la Théorie générale soit en quelque sorte présentée comme le versant positif de cet antiutilitarisme. Or, si Gilles Dostaler restitue certes avec une grande clarté la pensée économique de Keynes, il la présente d’une manière guère différente de celles qui nous sont proposées habituellement. Les thèses soutenues dans la Théorie générale apparaissent comme un contrepied magistral à celles que soutiennent les néoclassiques , mais on ne perçoit pas clairement l’anthropologie antiutilitariste qui lui serait sous jacente. Pour une raison qui tient d’ailleurs peut-être moins à Dostaler, qu’à la Théorie générale elle-même, dont on peut se demander si elle est antiutilitariste. Certes, Keynes critique la manière dont les libéraux conçoivent le marché, la monnaie, le taux d’intérêt, les relations entre l’offre et la demande, entre l’épargne et l’investissement etc. pour aboutir à des prescriptions aux antipodes du libéralisme, du laisser-faire, dont on connaît les fondements utilitaristes. Mais que doivent ses analyses des relations entre l’offre et la demande, ou l’idée d’une propension marginale à consommer décroissante, par exemple, à l’antiutilitarisme ? Quelle place accorde-t-on vraiment aux activités qui pourraient avoir des ressorts antiutilitaires quand le regard ne se focalise que sur une activité dont la dimension utilitaire est prépondérante, le travail ? Son antilibéralisme, son plaidoyer pour une régulation du marché par l’Etat, ne doit-il pas davantage à ses analyses dont les rapports avec l’antiutilitarisme sont incertains, qu’ils ne s’étayent sur une anthropologie antiutilitariste qu’on a peine à voir ? D’ailleurs ne peut-on pas considérer la traduction néoclassique des analyses keynésiennes comme le signe de cette relation d’incertitude entre la Théorie générale et l’antiutilitarisme ?

Relation d’incertitude qui n’empêche bien sûr pas que certaines de ses vues fassent sens avec l’antiutilitarisme, et même, peut être avec l’éthique du don, au premier rang desquelles sa volonté de réguler le marché, de contrer cette logique d’illimitation de l’accumulation privée des richesses. Mais de là à voir dans la Théorie générale une théorie antiutilitariste, il y a un pas qu’il n’est pas simple de franchir.

En fait, comme bien des grands livres, l’ouvrage de Gilles Dostaler est à retenir pour les questions qu’il pose, aux économistes d’abord, et notamment à ceux qui entreprennent à la suite de Hicks de relire Keynes sous les lunettes de la rationalité utilitaire. Ceux-là, nous montre Gilles Dostaler, passent à côté de ce qui a manifestement inspiré la réflexion économique du « Protecteur des Arts » qu’était Keynes à la fin de sa vie : sa critique de l’utilitarisme benthamien.

NOTES