Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Penser la crise de l’université (et de la recherche). Premières réactions.

Texte publié le 15 novembre 2007

Éléments de réflexion et de questionnement en vue du
numéro 32 de La Revue du MAUSS semestrielle

Dire que l’université française est en crise est un euphémisme [1]. Accueillant une bonne partie des élèves de l’enseignement supérieur, elle ne parvient à en diplômer qu’un pourcentage restreint. Par ailleurs les diplômes qu’elle leur délivre ont une valeur de plus en plus incertaine sur le marché de l’emploi, et ceci d’autant que l’enseignement secondaire et la recherche publique recrutent de moins en moins. Symétriquement, le niveau des universités françaises, tel qu’évalué selon les critères, à coup sûr discutables mais malgré tout parlants, auxquels recourent les classements internationaux, les met à la traîne de nombre de pays développés, voire émergents. Et la recherche française, dans presque tous les domaines, perd chaque année davantage de terrain. Dans cette dérive plus que préoccupante il faut se demander ce qui relève d’une crise générale de l’institution universitaire en général, de la place et du rôle du savoir et de l’intellectuel dans la société globalisée, et ce qui traduit un dysfonctionnement spécifique à la France.

Ces questions deviennent maintenant d’une urgence extrême et il est d’autant plus nécessaire de les poser ici en toute clarté et en toute radicalité qu’il n’est malheureusement possible de compter, pour avancer, ni sur des discours syndicaux, purement défensifs, ni sur des expertises gouvernementales dont personne ne sait ce qu’elles expertisent vraiment, au nom de quelle finalité et selon quels critères, et qui ont trop fait la preuve de leur capacité de nuisance – une réforme ou une expertise réformant l’autre ou la contre-expertisant d’une année sur l’autre. On aimerait donc que ce numéro de La Revue du Mauss soit, en liaison avec d’autres initiatives comparables, l’occasion et le moyen d’impulser un mouvement à la fois réflexif et pratique de la communauté universitaire elle-même. Soit, en effet, celle-ci parviendra à se prendre en mains et à se refonder, en assumant et en actualisant ce qu’elle a reçu en héritage, soit elle disparaîtra purement et simplement. Plus ou moins lentement, et plus ou moins explicitement. Or, tant qu’à faire que de disparaître, autant le faire avec panache et en livrant de beaux derniers combats. Et qui sait ?

La difficulté première à laquelle se trouve confrontée toute tentative de réflexion un peu sérieuse sur le destin actuel de nos universités est l’incroyable pénurie de données et d’analyses un peu précises sur la question. Et quand elles existent elles sont épouvantablement éclatées et dispersées. Voilà qui ne contribue pas peu à la fragmentation de la condition universitaire elle-même et à l’incroyable absence de sens de la communauté qui l’accompagne. Non seulement la grande majorité des enseignants-chercheurs se voue toujours plus au chacun pour soi (ma thèse, ma carrière, mon emploi du temps, ma liberté personnelle à sauvegarder avant tout), mais, face au déluge incessant des réformes, à la lutte des places et des statuts qui fait rage au sein de chaque établissement, à l’incertitude croissante sur les flux et sur les motivations des étudiants, chacun essaie de parer au plus pressé et de sauver ce qu’il peut, là où il est et dans l’urgence absolue. Et permanente. Ceux qui ne songent pas uniquement à eux et à leur carrière personnelle et qui ont encore peu ou prou le sens du collectif ne pensent plus qu’à sauver les meubles pour leur discipline, leur laboratoire, leur département ou leur université, presque toujours dans l’ignorance absolue de ce que font les collègues de la même discipline dans une autre université. Quant à ceux des autres disciplines….Et ne parlons pas de l’absence quasi-totale de comparaisons internationales systématiques.

Essayons donc, pour nous frayer un chemin à travers les pénombres de lister et de classer tout un ensemble de questions, adressées à la fois à nous-mêmes, aux contributeurs possibles de ce numéro et, au-delà, à l’ensemble des universitaires ou aux personnes intéressées par le sujet, l’idée étant de rassembler le plus d’informations et d’analyses possibles et, dans ce sillage, peut-être, de voir dans quelle mesure il est envisageable d’impulser ou de rejoindre un certain nombre d’initiatives concrètes.

Questions de départ

Le premier point sur lequel il serait bon d’avoir des éléments permettant de se prononcer est celui de savoir s’il y a moyen d’objectiver le sentiment ressenti par la grande majorité des universitaires, d’une baisse sensible du niveau moyen de leurs étudiants. Y a-t-il là autre chose que l’éternelle litanie qui veut que toujours « le niveau baisse » ? On connaît l’intensité des querelles sur ce point pour le primaire et le secondaire. Au moins est-il possible de comparer des choses comparables (la réussite à une même dictée, par des élèves comparables, à un certain nombre d’années d’écart, par exemple). Les universités américaines procèdent à de tels tests. Et nous ?

Voici donc une première question [2] :

Question n°1. Qu’en est-il de la stabilité, de la baisse ou de l’augmentation du niveau moyen des étudiants, en premier, second ou troisième cycle sur les 5, 10 ou 20 dernières années ? Sur quelle(s) dimension(s) cette évolution est-elle la plus sensible ? Culture générale, lectures, maîtrise syntaxique, capacité à problématiser et à organiser un raisonnement, degré d’initiative et d’originalité des étudiants, orthographe etc. ? Et est-il possible d’objectiver ce jugement ? Il serait intéressant de détailler la réponse en comparant notamment aux deux extrêmes : première année du premier cycle et doctorat.
Ces questions sur l’évolution du niveau des étudiants devraient être complétées par des éléments d’analyse du fonctionnement de la communauté universitaire. Que penser du climat qui règne entre collègues (coopératif, neutre, poli, indifférent, hostile, exécrable) d’une même discipline ou de disciplines voisines ? Des procédures de recrutement. ? Sur ces deux points la discussion critique de la récente lettre de démission d’un poste de MCF par un enseignant de sociologie, qui a fait un certain bruit, pourrait fournir une bonne base de discussion.

Question 1 bis : Que penser encore de l’évolution des rapports entre personnel enseignant et personnel administratif ? Des structures de gouvernance des universités, du rôle des multiples conseils et instances.

Question n°2 : Quel est le climat au sein des universités, entre collègues des différents corps, et dans quel type de rapport (démocratique, despotique etc.) aux instances de gouvernance locales de déploie-t-il ?

Question n°3 : Quelles relations les universitaires entretiennent-ils avec leur ministère de tutelle et avec les multiples réformes qui leur sont imposées ?

Les mêmes questions, mutatis mutandis, pourraient être posées pour les grandes institutions publiques de la recherche.

Tester les hypothèses explicatives

Admettons que, comme il est probable, la réponse à ces diverses questions soit globalement négative et fasse apparaître le désarroi croissant de la communauté universitaire (si tant est qu’il soit possible de parler de communauté à propos d’un corps enseignant qui ne fait justement pas corps du tout). Reste alors à tenter d’expliquer cette dégradation pour y chercher remède :
La première hypothèse à tester est relative aux moyens. Personne n’ignore la faiblesse des sommes consacrées aux étudiants français au regard d’autres systèmes universitaires (et même de l’enseignement secondaire). Et ne parlons pas du budget des universités américaines. Celui d’une seule des dix grandes universités y est supérieur au budget global de l’enseignement supérieur et de la recherche en France [3].

Question n°4 : Peut-on croire que si l’État français (à supposer qu’il en ait les moyens) consacrait les mêmes ressources à l’enseignement supérieur que d’autres pays comparables ou, mieux encore, que les USA, les performances de l’Université française suivraient aussitôt, ou bien ces dernières connaissent elles d’autres raisons de dysfonctionnement que celles inhérentes à la pénurie des ressources matérielles ? On peut soutenir paradoxalement que, au regard de ses moyens ridiculement faibles –pour les raisons sus-dites- l’Université française est particulièrement performante, notamment en matière de recherche dans les Humanités. C’est là un de nos paradoxes :

Il y a tout lieu de juger que la seconde hypothèse est la bonne. Une des raisons principales en effet du déclin de l’Université française – dont il faut rappeler, cela étant, qu’elle n’a jamais été très brillante – et de ses faibles performances dans les évaluations internationales, outre des questions de taille critique, est en effet, très certainement, sa séparation : avec / 1. les classes préparatoires et les grandes écoles ; 2. le CNRS et, 3. les IUT.
Si on retranche de l’Université les enseignements et les élèves d’excellence, sursélectionnés, la recherche la plus légitime et, enfin les filières moins prestigieuses mais qui sont à la fois professionnalisantes et recrutées sur sélection (les IUT notamment), il n’est guère étonnant que sous couvert de démocratie et d’égalité les universités n’accueillent, de plus en plus, que des étudiants qui se considèrent eux-mêmes comme sous-sélectionnés et auxquels à quelques exceptions près (Droit et Médecine notamment) il n’est proposé aucun avenir professionnel clair.

Question n°5, donc : La raison principale de la faiblesse des universités françaises ne réside-t-elle pas dans leur séparation des grandes écoles, du CNRS et des IUT ?

Question n°6 : Et dans le fait, qu’à la différence des classes préparatoires, des grandes écoles et des IUT elles ne procèdent à aucune sélection à l’entrée, ce qui est d’autant plus problématique que l’augmentation du nombre de bacheliers est largement due à la création de baccalauréats techniques, dont la vocation universitaire ne saute pas aux yeux et qui sont par ailleurs très généreusement octroyés.

Une démocratisation en trompe-l’œil

À toutes ces raisons probables et dans l’ensemble bien connues du déclin universitaire français, s’en ajoutent une série d’autres, moins évidentes, mais qui, toutes tournent à des degrés divers autour du hiatus de plus en plus vertigineux qui s’instaure entre la démocratisation imaginaire de l’enseignement qu’on demande aux universités de mettre en scène et l’incapacité croissante de cette dernière à jouer le rôle de manière plausible. Allons plus loin : on comprendrait mal l’état d’abjection croissante dans lequel sombre la condition universitaire en France si on ne voyait pas que l’Université y joue très largement un rôle de victime expiatoire des échecs généraux de la démocratie. Encore vaguement détentrice d’une certaine aura aristocratique, de l’aristocratie du savoir, témoin désuet d’un monde révolu dans lequel subsistait encore une certaine indépendance par rapport à l’argent et aux puissants du moment, elle est l’objet constant d’une ambivalence de plus en plus délétère. Chacun jalouse le statut universitaire (comme celui, plus généralement, des professeurs du secondaire aussi bien), supposé encore libre, et aimerait y accéder, en personne ou à travers ses enfants, mais chacun, symétriquement, n’a que haine pour ces restes d’ancien régime, et mépris pour ces gagne-petit censés ne rien faire et qui se montrent incapables d’amener leurs étudiants vers des emplois. La désinvolture avec laquelle les ministères successifs traitent le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, jugé incapable de s’auto-organiser et auto-administrer, trouve vraisemblablement là son explication première. Elle ne fait que refléter le sentiment commun. Cette dégradation du statut des universitaires (dont ils sont, bien sûr, largement co-responsables), qui se traduit par leur mise sous tutelle et leur infantilisation croissante trouve son expression dans les manifestations suivantes :

Question n°7 : Au plus près du quotidien des universités, le plus frappant est l’énorme accroissement des tâches dévolues aux enseignants-chercheurs et qui rendent de plus en plus problématique leur activité de recherche. Au doublement en (1983 ? 1984 ? ) de la charge de service d’enseignement, passée de 3 heures d’enseignement hebdomadaire à 5 ou 6 pour les enseignants dits de rang A, à l’accroissement mécanique des tâches d’encadrement en raison de l’augmentation des effectifs – mais ces derniers, il est vrai, commencent au contraire à retomber -, ce qui entraîne d’autres problèmes - s’ajoute une part de plus en plus vertigineuse de travail administratif pour lequel ils ne sont ni formés, ni préparés et qui les place en concurrence malsaine avec le personnel administratif, ce qui aggrave les rivalités et les incompréhensions mutuelles entre ces catégories. Et à quoi s’ajoute encore la Chronologie de la contractualisation de tout et n’importe quoi.

Question n°8 : Pour qui est en poste depuis longtemps à l’Université, en effet, une des évolutions les plus spectaculaires concerne l’inversion tendancielle massive des rapports entre personnels enseignant et administratif. Le second, beaucoup plus régulièrement présent sur place (malgré un fort absentéisme), souvent mal adapté aux tâches qui lui sont demandées (par sur ou sous-qualification), mais mieux soudé, plus syndiqué et souvent animé d’un fort ressentiment envers les professeurs semble s’être assuré un pouvoir inexpugnable dans nombre d’établissements, s’appropriant les locaux et abandonnant à ceux des professeurs qui ne veulent pas que tout s’écroule une bonne part du travail administratif : établissement des emplois du temps, réservation des salles, confection des brochures, des affiches etc. Cette externalisation et cette décharge de nombre de tâches s’effectuent en fait en cascade, les services centraux, au plus près du pouvoir, déléguant leurs tâches aux échelons inférieurs, souvent terrorisés et démobilisés, qui s’en défaussent sur les professeurs.

Question n°9 : C’est ici qu’il convient pourtant de considérer l’hypothèse et le diagnostic inverses. De même qu’une partie du personnel administratif réussit le plus souvent à se défausser d’une part appréciable de son travail, une autre part est au contraire soumise à une surcharge insupportable. Et cela est plus particulièrement vrai au moment des rentrées ou des examens où l’on embauche un personnel vacataire absolument pas formé, à qui on demande d’à peu près tout faire, à commencer par l’impossible, et qui craque très rapidement. Symétriquement, il est en effet loisible à des enseignants-chercheurs de répéter le même cours durant des décennies, de se dispenser de toute tâche administrative et de ne faire aucune recherche, sans que cela tire à conséquence. Question n° 8 et 9 : quel est le pourcentage respectif des bourreaux de travail, des martyrs du bien commun, des tire-au-flanc et des free riders ?

Question n°10 : Les mêmes questions doivent être formulées pour l’univers de la recherche où il est, bien sûr possible de produire énormément mais où, au moins dans le domaine des SHS, l’obligation de travail est souvent des plus minimes et où, faute d’une astreinte à présenter régulièrement ses recherches devant un public d’étudiants ou devant ses pairs, l’essentiel du temps peut être consacré à la rédaction d’un article unique ou d’un rapport de recherche sans cesse différé, ou bien à se livrer aux joies de ce que Fourier appelait la passion cabaliste. ? À l’inverse, des directeurs de laboratoire plus ou moins féodaux peuvent exiger sans cesse plus de réponses à des appels d’offre d’un intérêt pas toujours évident.

Question n°11 : En définitive, qu’il produise énormément ou rien du tout, chacun se retrouve pris dans une agitation incessante. Ces dizaines ou ces centaines de milliers d’heures perdues à remplir des maquettes, des brochures, des réponses à des appels d’offre à la destinée aléatoire, à réserver des salles, fixer des emplois du temps dans un univers sans cesse changeant puisque aucun personnel administratif compétent ne reste longtemps à son poste et qu’il faut donc toujours tout recommencer à zéro ou pas très loin, toute cette activité qui s’apparente de plus en plus à un travail de Sisyphe, est bien sûr alimenté par la frénésie de réforme du Ministère et des autorités de tutelle. Comme personne, ni au sein de l’Université ni en dehors n’ose proposer une analyse et un diagnostic clairs – car c’est toute la mythologie de la démocratisation de la société française par la démocratisation de l’Université qui s’effondrerait aussitôt – et comme le système dans son ensemble dysfonctionne chaque année davantage, la seule solution est de doubler la fiction démocratique par une fiction de réforme permanente. À peine adoptée, la dernière réforme est aussitôt déclarée caduque et il faut tout reprendre de fond en comble une fois encore. Ainsi en va-t-il par exemple de la réforme LMD, d’ores et déjà déclarée un échec comme tout le monde pouvait aisément le prévoir tant elle cumulait d’incohérences et d’arbitraire. .Et, évidemment, cette succession de réformes en cascade rend le fonctionnement normal et la réforme des universités toujours plus impossibles, car il n’est possible d’évoluer, d’améliorer et d’innover qu’à l’intérieur d’un cadre réglementaire à peu près stable. La réforme ininterrompue –équivalent public de la gestion par le stress dans le privé - engendre l’incertitude et l’improvisation permanentes, pour les enseignants comme pour les personnels BIATOS.

Question n°12 : Cette dynamique de la réforme illusoire permanente est d’autant plus déstabilisante pour tout le monde qu’elle s’opère toujours dans une opacité totale. Kafkaïenne ou ubuesque, on hésite sur les qualificatifs. Aucun choix politique général pour l’Université n’est en effet jamais énoncé – sauf, bien sûr : aller vers un enseignement de masse d’excellence, augmenter le nombre de diplômés, satisfaire aux critères de Lisbonne censés placer les universités européennes au premier rang mondial grâce aux miracles des proclamations vertueuses, et autres déclarations sans objet déterminé -, les objectifs d’ensemble restent cachés et non dits, et personne ne sait en définitive qui décide de quoi et selon quels critères. La chose est vraie à la fois dans les rapports avec le Ministère, fondés sur l’arbitraire le plus total sous couvert de bonne gouvernance (« Nous ne vous donnons pas de critères, pas d’objectifs, c’est à vous à la base de les imaginer et de les faire remontre. En définitive, nous trancherons à partir de vos propositions. C’est donc vous qui décidez »)…

Question n° 13 : … et dans le fonctionnement interne des universités aussi peu démocratique et transparent en pratique qu’il est supposé l’être en droit. Tout le pouvoir aux conseils élus ? Oui mais élus par une proportion très variable d’enseignants peu informés et mobilisés, par des syndicalistes représentant un pourcentage d’étudiants dérisoire et dans le cadre d’une conception toute monarchique et absolutiste du rôle du président d’université et des ses principaux vice-présidents. Comme partout en France on refait la Cour de Versailles à tous les étages. Et les syndicats qui n’ont aucune initiative et aucune réflexion ne servent qu’à défendre des droits acquis souvent eux-mêmes imaginaires et contreproductifs.

Question n°14. La contestation soixante huitarde de l’ancien système mandarinal hiérarchique après avoir tout d’abord libéré des énergies, faute d’avoir réussi à instituer des formes de délibération, de pouvoir et de décision effectivement démocratiques, a finalement débouché sur des pseudos hiérarchies ou sur un entrelacs inextricable de hiérarchies réelles mais non dites et de hiérarchies proclamées mais largement impuissantes. Le corps enseignant (ou des chercheurs) reste en effet scindé en catégories bien distinctes de rang, de rémunération, de prestige et de pouvoir (mais la situation est infiniment variable selon les disciplines) mais les instances décisionnelles ne sont plus occupées par les mandarins d’hier, ceux qui ayant atteint à un certain degré d’ancienneté et de renommée dans leur discipline exerçaient les fonctions de doyen ou de président à titre de devoir d’état. Ces fonctions devenant de plus ne plus lourdes et ingrates (guère rémunérées le plus souvent, même en décharge de services) elles n’attirent plus, fréquemment, que des enseignants-chercheurs qui ont renoncé depuis longtemps à la recherche et qui n’aspirent qu’à l’exercice et à la jouissance d’un pouvoir, momentané ou pérenne et convertissable en avantages politiques ou économiques locaux, souvent dans une soude hostilité envers les collègues mieux reconnus qu’eux par l’institution proprement scientifique.

Question n°15 bis À quoi il faut ajouter que l’organisation disciplinaire, indispensable à certains égards, joue malgré tout un rôle largement contreproductif.. L’enfermement dans le cadre disciplinaire dont dépend presque exclusivement leur carrière et leur avancement interdit largement et pratiquement aux enseignants-chercheurs de se lancer dans les deux séries d’initiatives qui seraient pourtant indispensables à une reviviscence de l’Université : 1. L’initiative épistémologique : celle qui bien loin des panachages et du n’importe quoi pluridiciplinaires, permettrait dans le cadre de la visée d’une unité dialogique des sciences humaines et sociales, par exemple, l’émergence d’intersections et de combinaisons bi ou interdisciplinaires effectivement pertinentes et fécondes (par exemple sociologie et économie, ou philosophie et anthropologie, etc. ) ; 2. La mise en place d’enseignements et de cursus réellement en prise sur le marché de l’emploi ou, plus généralement, en effet utiles à la société civile, et pas seulement à quelques rares futurs enseignants et chercheurs de la discipline en question. Le problème est que la formation des étudiants, surtout si elle doit être professionnalisante, est nécessairement pluri-disciplinaire et qu’elle ne peut donc être prise en charge par des collectifs enseignants organisés, eux, sur une base disciplinaire.

Question n°16 : Tous ces obstacles, toutes ces difficultés, tous ces dysfonctionnements forment évidemment système. Et cercle vicieux. Le cercle vicieux principal, celui dont tous les autres découlent, procède de l’amenuisement permanent de la vocation proprement scientifique et pédagogique dans laquelle les enseignants-chercheurs puisaient leur raison d’être, leur légitimité, leur fierté et leur capacité d’auto-organisation. Aussi longtemps que cette fierté et cette vocation sont demeurées suffisamment vivaces, la communauté universitaire a pu efficacement prétendre à une certaine autonomie et résister avec succès à la mainmise de l’administration centrale ou locale, des pouvoirs privés et de l’État. Cet ethos universitaire semble désormais trop décomposé pour qu’il soit possible de faire fond sur lui. Voilà qui confère une certaine légitimité apparente aux nouvelles procédures d’évaluation, de normalisation et de gouvernance qui prolifèrent. Puisque le contenu et les finalités de l’enseignement et de la recherche académique deviennent de plus en plus indéterminés, indicibles et en parfait décalage avec l’air du temps, puisque le monde universitaire ne sait pas s’évaluer et s’organiser lui-même, alors il est possible et même apparemment nécessaire de le soumettre aux mêmes règles procédurales que partout : nombre d’étudiants formés à tel niveau avec tels débouchés, nombre d’articles publiés en anglais dans des revues de catégories hiérarchiques elles-mêmes déterminées selon des règles formelles strictes, nombre de contrats de recherche européens obéissant eux-mêmes à toute une série de critères formels etc. Les grands noms de la science sociale d’hier, les Durkheim (« trop philosophe »), les Simmel (« trop essayiste »), les Mauss (« pas de terrain »), les Schumpeter (« pas assez d’équations », et c’est d’ailleurs vrai aussi pour Keynes ) etc. n’auraient eu qu’à bien se tenir. Aucun n’aurait su rédiger une réponse à un appel d’offre de la commission x ou de la direction générale y. Mais plus se déploie la gestion par la norme administrative ou para- entrepreneuriale et plus le peu qui survivait de l’ethos academicus s’épuise et s’étiole. Et avec lui ce qui faisait la capacité à s’étonner, à chercher, à s’émerveiller, à inventer et parfois à trouver. Le plaisir même de la recherche et de l’enseignement. Comment on tue la poule aux œufs d’or en espérant en tirer profit.

Que faire ?

Supposons que sur les hypothèses formulées jusqu’ici, il existe un assez large accord entre universitaires et que soit pleinement reconnu le fait que les maux qui frappent l’Université sont interdépendants et forment système, nous ne sommes pas au bout de nos peines pour autant car il n’en découle nécessairement aucun ensemble de propositions de réforme qui s’imposeraient d’elles-mêmes et de manière consensuelle. Et d’autant moins d’ailleurs que si, comme on l’a suggéré, un des fléaux principaux est le réformisme incantatoire permanent, le meilleur remède, au moins faute de mieux et a minima serait de suspendre toute réforme pendant au moins cinq ans. Par ailleurs énormément de choses ne dépendent pas directement de l’Université elle-même, à commencer, en amont, par la dégradation du système scolaire dans le primaire et dans le secondaire et, en aval, par le marché de l’emploi. Ajoutons que sur le marché de la formation post-bac l’Université se trouve en position de concurrence pipée, car seule à ne pouvoir sélectionner son public à l’entrée.

Question n°16 : La première question à laquelle il faut en tout cas impérativement répondre est celle de savoir si l’enseignement supérieur doit encore s’organiser sur le modèle universitaire et à quoi peut encore correspondre ce dernier aujourd’hui. Si l’enseignement supérieur est simplement un enseignement de niveau plus élevé que l’enseignement secondaire et qui débouche sur des professions mieux rémunérées, alors il suffit de multiplier les formations de ce type sur le modèle des petites, moyennes ou grandes écoles d’enseignement supérieur. C’est d’ailleurs largement le choix effectué en fait par l’État français qui ne laisse survivre l’Université qu’à titre de choix négatif, réservé à ceux qui ne sont pas sélectionnés par ces écoles et dont les visées professionnelles demeurent incertaines.

Question n°17 : Qu’est-ce donc (ou qu’était donc) spécifiquement qu’une université si elle ne se réduit pas à être un établissement d’enseignement supérieur quelconque ? Trois types de réponse à la fois distinctes et relativement complémentaires viennent à l’esprit qui ont chacune eu leur importance historique et philosophique : 1. Tout d’abord – et c’est ainsi qu’est née l’institution universitaire - elle est un lieu où s’élabore et se transmet un savoir le plus indépendant possible de la tutelle et du savoir officiel des puissants du moment, guerriers, hommes d’argent, de sectes ou d’Église(s). Appelons cette première dimension la dimension d’autonomie. 2. Les savoirs spécialisés élaborés et enseignés par l’Université – et tout particulièrement dans le modèle de l’Université allemande théorisé par Humboldt - le sont dans le souci de leur complémentarité et de leur interaction, et dans la visée d’une certaine unité asymptotique du savoir. Université rime ici avec universalité. 3. Enfin, l’histoire de l’institution universitaire se dissocie mal de celle de l’idéal humaniste qui suppose : a) la subordination de la dimension utilitaire, fonctionnelle et professionnelle des savoirs (par exemple, le savoir médical ou juridique) à une exigence du respect conjoint des personnes et des connaissances considérées dans leur globalité. Et, b) à une recherche de la vérité pour elle-même. La question posée aujourd’hui est donc de savoir si nous désirons et pouvons encore conserver vivace cette triple aspiration à l’autonomie, à l’universalité et à l’humanité-vérité du savoir. L’aspiration anti-utilitariste, en un mot.

Question n°18 : Peut-être sera—il bienvenu et éclairant en effet de résumer tout ce questionnement en disant que ce qui a fait le propre de l’idéal universitaire c’est une conception anti-utilitariste de la connaissance et que la question posée est celle de savoir si elle est encore plausible et tenable aujourd’hui ? On fera ici (car si on le fait pas ici, qui le fera ?) le pari que oui et que c’est à partir de ce pari qu’il convient de penser les réorganisations possibles et souhaitables de l’institution universitaire. Pari dont il ne faut pas se dissimuler qu’il est rendu des plus incertains en raison du décalage croissant entre l’adhésion en droit de beaucoup d’universitaires à des idées de ce type – leur moi-idéal en quelque sorte - , et leurs pratiques concrètes de tous les jours qui les font céder en bloc à l’ensemble du système, dans un mélange de fatalisme résigné et de prétendu réalisme.

Question n°19 : Ce parti implique qu’une université réunit d’abord ceux qui aspirent à la production, à la transmission ou à l’acquisition d’un savoir à la fois autonome par rapport aux puissants, davantage régi par la recherche de la vérité que par celle de l’utilité, et par le respect à la fois de la diversité mais aussi de la complémentarité des disciplines. Tel est le noyau vivant de toute université. Soit on considère que cet idéal universitaire est désuet et qu’il est possible de s’en passer, soit il faut lui donner les moyens de résister et de germer. Notons en tout cas que ce qui fait la force des grandes universités américaines, au-delà de leurs moyens financiers, c’est justement que, beaucoup plus que les universités françaises, toujours suspectes aux yeux du pouvoir central et du patronat, elles ont su favoriser cette dimension anti-utilitaire, interdisciplinaire et humaniste du savoir.

Question n°20 : Arrivés à ce stade de l’analyse, deux solutions pragmatiques semblent également plausibles en droit et départageables uniquement par des considérations d’opportunité politique et de viabilité pragmatique concrète : soit mieux autonomiser les universités proprement dites par rapport aux établissements de formation professionnelle supérieure de façon à ne pas tout mélanger et ne pas perdre sur tous les tableaux, à la fois celui du savoir et celui de l’efficacité utilitaire. Cette solution implique de généraliser le label Grande (ou petite ou moyenne) École et de diminuer singulièrement le périmètre des universités actuelles. Soit, à l’inverse, aller en direction de très grands regroupements, à la taille critique internationale actuelle en regroupant sous le chapeau Université, classes préparatoires, IUT, laboratoires de recherche du CNRS, grandes Écoles etc. mais en ménageant au sein de cet ensemble un espace clairement affecté aux savoirs élaborés dans une optique anti-utilitariste (tout à fait susceptible de trouver des débouchés professionnels par ailleurs, mais par un autre cheminement que celui des enseignements spécialisés).

Question n°21 : Dans ces deux cas de figure, la question se posera de savoir comment intégrer dans l’enseignement supérieur tous les élèves mal formés dans le secondaire et notamment les titulaires des baccalauréats techniques particulièrement mal adaptés aux contraintes d’un enseignement à base de culture générale et sans finalité professionnelle immédiate. Il est politiquement impossible en France d’instaurer un examen d’entrée à l’université malgré le souhait plus ou moins explicite de l’énorme majorité des universitaires. Il est peu douteux que la solution passe par la transformation du premier cycle universitaire en une sorte de Junior Colleges où seraient acquis les méthodologies et les savoirs de base, et remédié aux lacunes de l’enseignement secondaire. Il faut néanmoins permettre aux étudiants motivés et qui en ont les facultés la possibilité d’accéder dès le Bac à un enseignement proprement universitaire. On pourrait instaurer un examen d’entrée dans ces filières ou alors rendre simplement leur accès plus difficile en exigeant des étudiants un volume de cours et une quantité de travail nettement plus importants que dans les filières standard (mais moindres sans doute que dans les classes préparatoires). En tout état de cause, le seul moyen de redorer le blason de l’université proprement dite est d’instaurer une authentique sélection à l’entrée à Bac + 4. Les bons étudiants de premier cycle pourraient s’y présenter à la fin de leur deuxième année.


Lire aussi l’article de François Vatin : Réflexions sur l’université française publié le 19 juin dans La Revue du MAUSS Permanente


NOTES

[1Je remercie Anne-Marie Fixot et François Vatin pour leurs commentaires à une première version de ce texte que j’ai intégrés dans celle-ci.

[2Nous nommons ici question ce qui pourrait aussi bien se dire hypothèse, ou thèse, etc.

[3Le Monde toutefois, me rappelle F. Vatin, montrait en fait que le financement public de l’Université française n’était pas, au prorata du PIB, sensiblement plus faible que celui pratiqué dans les pays comparables (y compris les Etats-Unis). La différence vient de l’absence totale de financement privé en France. Mais ici aussi le résultat est biaisé, puisqu’il faudrait tenir compte du financement privé aux autres formations post-bac, comme celui que les Chambres de commerce fournissent aux écoles de commerce.