Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Emile Durkheim

La voie durkheimienne

La voix d’Émile Durkheim

Texte publié le 18 mai 2007

Communication d’Émile Durkheim au Congrès international de Philosophie de Bologne, le 6 avril 1911, publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale du 3 juillet 1911.

Document sonore

Extrait de la conférence

Transcription

Si vraiment la valeur des choses se mesurait d’après le degré de leur utilité sociale (ou individuelle), le système des valeurs humaines devrait être révisé et bouleversé de fond en comble ; car la place qui y est faite aux valeurs de luxe serait, de ce point de vue, incompréhensible et injustifiable. Par définition, ce qui est superflu n’est pas, ou est moins utile que ce qui est nécessaire. Ce qui est surérogatoire peut manquer sans gêner gravement le jeu des fonctions vitales. En un mot, les valeurs de luxe sont dispendieuses par nature ; elles coûtent plus qu’elles ne rapportent. Aussi se rencontre-t-il des doctrinaires qui les regardent d’un oeil défiant et qui s’efforcent de les réduire à la portion congrue. Mais, en fait, il n’en est pas qui aient plus de prix aux yeux des hommes. L’art tout entier est chose de luxe ; l’activité esthétique ne se subordonne à aucune fin utile ; elle se déploie pour le seul plaisir de se déployer. De même, la pure spéculation, c’est la pensée affranchie de toute fin utilitaire et s’exerçant dans le seul but de s’exercer. Qui peut contester pourtant que, de tout temps, l’humanité a mis les valeurs artistiques et spéculatives bien au-dessus des valeurs économiques ? Tout comme la vie intellectuelle, la vie morale a son esthétique qui lui est propre. Les vertus les plus hautes ne consistent pas dans l’accomplissement régulier et strict des actes le plus immédiatement nécessaires au bon ordre social ; mais elles sont faites de mouvements libres et spontanés, de sacrifices que rien ne nécessite et qui même sont parfois contraires aux préceptes d’une sage économie. Il y a des vertus qui sont des folies, et c’est leur folie qui fait leur grandeur. Spencer a pu démontrer que la philanthropie est souvent contraire à l’intérêt bien entendu de la société ; sa démonstration n’empêchera pas les hommes de mettre très haut dans leur estime la vertu qu’il condamne. La vie économique elle-même ne s’astreint pas étroitement à la règle de l’économie. Si les choses de luxe sont celles qui coûtent le plus cher, ce n’est pas seulement parce qu’en général elles sont les plus rares ; c’est aussi parce qu’elles sont les plus estimées. C’est que la vie, telle que l’ont conçue les hommes de tous les temps, ne consiste pas simplement à établir exactement le budget de l’organisme individuel ou social, à répondre, avec le moins de frais possible, aux excitations venues du dehors, à bien proportionner les dépenses aux réparations. Vivre, c’est, avant tout, agir, agir sans compter, pour le plaisir d’agir. Et si, de toute évidence, on ne peut se passer d’économie, s’il faut amasser pour pouvoir dépenser, c’est pourtant la dépense qui est le but ; et la dépense, c’est l’action.

Source : Jugements de valeur et jugements de réalité (1911)

NOTES