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Jean Duvignaud, Le don du rien

Texte publié le 28 octobre 2007

préface d’Alain Caillé, Avant-propos de David Le Breton, Ed. Tétraèdre, 214 p., 19 €.

Pref. d’Alain Caillé à lire en ligne

Présentation de l’éditeur

Publié en 1977, jamais réédité depuis, Le don du rien méritait d’être remis à la disposition des chercheurs et étudiants, mais aussi du public en général, car il permet de jeter un regard étonnamment frais sur notre époque. En effet, les hypothèses qu’il présente « concernant les activités délirantes qui révèlent l’excès de dynamisme ou de vitalité par lequel l’homme se distingue de la bête : le symbolisme, le jeu, la transe, le rire – et surtout le don. Le don qui, dépouillé de nos idées de négoce, est bien le ‘‘sacrifice inutile’’, le don du rien – la meilleure part de l’homme » (présentation de l’auteur) n’ont pas pris une ride.


Préface (A. Caillé)

David Le Breton et Jean Ferreux, qui préside aux destinées des éditions
Téraèdre, me demandent de rédiger une préface, ou une postface,
je ne sais trop, à cette réédition du Don du rien de Jean Duvignaud [1].
Je le fais avec plaisir, inquiétude et étonnement. Plaisir parce que
c’est un livre qui m’a fortement marqué quand je l’ai lu, il y a une
vingtaine d’années. Inquiétude et étonnement parce que je m’aperçois
qu’en définitive je n’ai pourtant fait aucun usage, au moins explicite,
de ces réflexions sur le don de J. Duvignaud qui m’avaient semblé si
importantes. Que s’est-il donc passé ? Qu’y a-t-il dans ce texte, ou,
plutôt, peut-être, que n’y a-t-il pas qui fait qu’on l’oublie à mesure
même qu’on le découvre et y adhère ? […]

L’interprétation de J. Duvignaud s’inscrit dans le fil de l’oeuvre
de Marcel Mauss et, même s’il ne le dit pas et proteste, d’un certain Bataille, qu’on croit lire en effet lorsque J. Duvignaud écrit qu’il y a
dans toute société quelque chose de plus que la société, « un excès
de créativité sociale sans cesse contenu par un effort non moins puissantde stabilisation » (p. 286 [2]). Il faut, nous dit-il, faire l’hypothèse
« que la manière dont les sociétés se conservent ou se reproduisent est
inversement proportionnelle à la force qui tend à les détruire ou à les
remettre en question ». Et il ajoute : « Ce qui m’intéresse ici, et qui
concerne éminemment la fête et son corrélatif individuel, le rire, c’est
le flux d’excès, de vitalité créatrice, qui submerge à certains moments
les groupes et les personnes », car « l’homme ne se réduit jamais à son
activité pratique instituée » (p. 287). Cette part de dilapidation qui est
à l’oeuvre dans le don l’apparente au sacrifice. Mais il ne s’agit nullement
pour J. Duvignaud du sacrifice sanglant de la victime émissaire,
matrice de la religion selon René Girard, ni du sacrifice utilitaire, celui
qui accepte de perdre un peu pour gagner beaucoup, conception que
J. Duvignaud attribue à M. Mauss. En partie à juste titre car, dans le
don, il y a bien une attente de contre-don. Mais faut-il dire qu’on donne
pour recevoir ou, plutôt, selon l’excellente formule de Claude Lefort,
qu’on donne pour que l’autre, le dieu en l’occurrence, donne à son tour,
ce qui n’est pas vraiment la même chose ?

Sur la critique de la vision utilitariste et mercantiliste du don-sacrifice,
J. Duvignaud est intarissable. S’appuyant sur sa description de
l’umbanda (variante simple et populaire de macumba et de candomblé)
à Fortaleza au Brésil et de la fête à Chebika en Tunisie où on donne tout
le très peu qu’on a, il écrit, notamment à propos du second cas : « Est-ce
un échange, une sorte de marché où l’on attend une restitution, ce jeu
où l’on mange sans manger, où l’on parle sans parler, où l’on danse
sans danser ? Dieu ne répond pas. Ils le savent, ces gens. Nous seuls,
Occidentaux, pensons que Dieu répond et que toute cette “dépense”, ce
“sacrifice”, ça sert à quelque chose » (p. 173). « L’idée d’un commerce
mercantile avec Dieu ou avec les dieux paraît bien une projection du
monde européen » (p. 19). Ou encore : « Le sacrifice est un jeu, et
l’on y fait don inutile du rien qu’on possède » (p. 181). Et Duvignaud
conclut sur ce point : « Donner, c’est perdre. Bousiller. Sans idée de
retour ou de restitution. Sans image économique… Donner parce que
l’on n’est rien et que l’on donne à rien, surtout pas à cette image divine
qu’interpose la société entre le donneur et le vide » (p. 213).

On pourrait croire trouver ici certaines analogies avec la vision
de Jacques Derrida. Le don n’existerait comme tel que radicalement
détaché de toute dimension économique, de toute attente d’un retour.
Aussitôt que cette dernière apparaît, le don s’évanouit. Mais la ressemblance est largement trompeuse. Chez un Jacques Derrida, si le don représente la figure de l’impossible, c’est parce qu’il est identifié par lui à la pure soumission au commandement du Tout-Puissant – comme dans le cas d’Abraham acceptant de sacrifier son fils Isaïe sans en demander la raison ou le pour quoi –, ou au pur amour. Mais chez J. Duvignaud, on l’aura pressenti par ces quelques citations, avec le don on n’est ni dans l’amour ni, moins encore, dans la soumission à une quelconque divinité ou loi, qu’elle soit sociale ou transcendante. C’est même absolument le contraire puisqu’il s’agit pour partie d’aller au-delà de toute visée et même de toute visée de non-visée comme chez J. Derrida ou Jean-Luc Marion. Du coup, il n’est même pas exact de dire que dansle don interprété par J. Duvignaud il n’entre aucune attente de retour. Bien plus que de l’investissement, du sacrifice ou de la pure et simple dilapidation, le « don fait à l’invisible », « le don inutile » relève du pari, de ce pari par lequel « les hommes mettent à l’épreuve d’un cosmos, perçu comme un foyer diversifié d’indéterminations et de virtualités, leur existence même » (p. 210), un pari « sur un changement possible dans l’ordre des choses et dans l’organisation des sociétés ». Et si le pari marchait, alors retour il pourrait y avoir.

Comment comprendre qu’on puisse donner, et tout donner même et
surtout quand on n’a rien, sans rien attendre de déterminé ? La réponse
générale est indiquée par J. Duvignaud dès la première page de l’ouvrage où il écrit : « On propose ici une “nouvelle donne” des idées capables d’analyser les manifestations “astructurelles” qui échappent (ou tentent d’échapper) à toute institution ou, comme on dit, toute “récupération” » (p. 9). Dans l’immersion en commun, toutes catégories sociales confondues, des pratiquants de l’umbanda à Fortaleza, ou dans le don du rien dans les fêtes de Chebika, ce qui est souhaité au premier chef, c’est de parvenir à un état d’astructuralité, à un au-delà de toute position sociale ou de tout rôle institué, de tout calcul des moyens et des fins, de la distinction du bien et du mal, du conscient et du non-conscient, etc. Dans l’umbanda, « des hommes et des femmes de toutes les classes, des ouvriers jusqu’aux intellectuels, et des paysans aux employés de bureau, de toutes les races et officiellement attachés à l’une des religions officielles, viennent expérimenter des rôles différents de ceux que leur propose la vie sociale » (p. 16), en quête de « cette capacité momentanée d’être “autre chose” : une personne sans personnalité » (p. 26), pour « affronter une libre spontanéité existentielle que ne permet jamais la
vie sociale » (p. 35).

C’est cette quête d’astructuralité qui est la clé du don du rien à
Chebika, mais c’est dans la transe de l’umbanda, telle qu’analysée par
J. Duvignaud, qu’elle se manifeste de la manière la plus évidente. Un des
grands apports de J. Duvignaud, par ailleurs absolument indispensable
à la compréhension de son propos, est la distinction tranchée entre l’état
de transe et la possession. La transe est « un état particulier, distinct
de la possession » (p. 41). À lire nombre d’études ethnologiques, on a
le sentiment, explique J. Duvignaud, que ce qui est recherché, c’est la
possession. Or celle-ci ne vient qu’après la transe, et peut aussi bien ne
pas venir – « il est important de chercher à savoir comment la transe
peut ne pas s’achever en possession » (p. 61) – et n’être guère recherchée.
Ce à quoi l’on aspire, c’est d’abord à l’état de transe qui, affirme
J. Duvignaud après Roger Bastide et Pierre Verger, « est un état cherché
pour lui-même » (p. 62). C’est que le moment de la transe est celui de
la déstructuration, ou, plutôt, de l’accès à l’astructuralité. Il est ouvert à
tous, à la différence de la possession qui suppose une longue initiation,
comme dans le cas des terreiros aristocratiques de Salvador de Bahia
où l’on sent, comme au Dahomey et dans une bonne partie du Brésil,
le poids d’un véritable « clergé » de tradition plus ou moins yoruba.
« La fréquentation de la transe, au contraire, est ouverte à tous et ne
suppose qu’une initiation minima » (p. 62). Et J. Duvignaud ajoute :
« On a remarqué d’ailleurs, avec raison, que les cultes de possession
étaient inséparables de l’apparition d’un État dans les sociétés où ces
pratiques s’instituaient » (ibid.).

On voit ainsi se préciser le propos central de J. Duvignaud : entre
les rôles sociaux institués conformément à la logique du pouvoir et des
appareils dominants et l’autre ensemble de contre-rôles auxquels il est
possible d’accéder par le détour de la religion, elle aussi instituée, il
existe toute une série d’états intermédiaires astructurels intrinsèquement
désirables et auxquels touchent selon des modalités et à des degrés
divers tant le jeu que la fête, la mystique ou le don. Or ce moment de
l’astructuralité, moment dérangeant, est celui que les sciences sociales
s’efforcent de ne pas voir et qui n’est donc perceptible qu’aux francstireurs.« J’allai à contre-courant, écrit ainsi J. Duvignaud, d’un mouvement
d’idées qui tente en France depuis vingt ans de ramener l’histoire,
le désir ou l’imaginaire au formalisme d’une logique inconsciente
ou à la combinatoire des signes » (p. 57). On voit bien, au contraire,
l’énorme champ de recherche et de réflexion qui s’ouvre ainsi à ceux
qui prennent au sérieux la puissance de ce désir d’astructuralité. Et comment il y aurait à penser ensemble sous cette même rubrique, outre
tout ce que nous venons déjà d’entr’apercevoir, aussi bien la quête de
la délivrance, de la moksa, par les renonçants hindouistes que les rites
communautaires analysés par Victor Turner [3]ou le désir de faire masse
et de se fondre mis en lumière par Elias Canetti.

Pourquoi cependant ces analyses si suggestives du don du rien ontelles
tendance à s’évanouir, à sortir de la mémoire alors même qu’elles
ont tout a priori pour s’y imprimer fortement ? Peut-être parce que leur
dimension proprement théorique n’a pas toujours la netteté que j’ai tenté
de leur donner ici, du fait qu’elles ne restituent pas de manière systématique
les conceptualisations auxquelles elles s’opposent et qu’elles
dépassent en effet bien souvent. Surtout, parce que les descriptions
empiriques que nous livre J. Duvignaud sont assez déconcertantes.
Admirables à certains égards : on a l’impression d’y être, de voir en
chair et en os – et en âme – les acteurs des scènes décrites. Mais, tout
autant, à relire ces pages, on s’aperçoit qu’on ne voit à peu près rien
de précis au-delà des notes de voyage, en quelque sorte, de l’auteur.
Qu’est-ce qui est donné véritablement à Chebika ? Qu’est-ce qui circule,
donné par qui, à qui ? Est-ce que ce don d’un peu de nourriture
par des gens affamés à d’autres gens affamés vise en effet à conjurer
toute logique d’accumulation économique, et en quoi, et comment ? En
quoi encore la fête est-elle une fête ? Sur tous ces points, il nous faut
largement nous contenter d’impressions, de suggestions, d’esquisses
de description.

La raison en est sans doute – et J. Duvignaud y insiste – que, précisément,
les faits qu’il restitue sont largement impalpables. Le lecteur
est donc un peu comme Fabrice à Waterloo. Tout se passe en préparatifs
mal coordonnés, en gestes incertains car guère ritualisés. On est hors
institution, et hors institution rien n’est clair. À partir d’un certain
moment, on a bien basculé dans l’activité festive, mais « personne dans
les conversations confuses, ni maintenant quand on prend à part l’un
ou l’autre, ne sait ce qu’il faut faire. Le concept de la fête ne préexiste
pas à la manifestation vivante : tout au contraire des rites sacrés ou des
activités techniques. Que disent-ils ? “On ne sait pas…”, “les choses se
passent ainsi parce qu’elle se passent toujours ainsi…” » (p. 164). Pas
d’organisateur véritable, pas de narrateur patenté chargé de dire le sens
de l’événement. C’est donc largement sur parole qu’il nous faut croire
J. Duvignaud lorsqu’il écrit : « Ces gens, on le sait, ont faim. Vivent dans la faim. » Mais là, dans la fête, « ils ne mangent pas vraiment. Ils
mordent une bouchée d’un quartier de viande qu’ils passent au voisin
ou jettent derrière eux. Ils jouent à jeter. Ils jouent à perdre » (p. 168). Et
encore : « Ils sont venus ici pour jouer à casser ce qu’ils ont et ce qu’ils
ont compte moins que le plaisir qu’ils trouvent à gaspiller » (p. 169).

On est donc là à la fois au plus près et au plus loin de la dimension
aristocratique du potlatch stigmatisée par tant d’analystes au motif
que la consumation de sa richesse par le donateur-destructeur vise en
définitive à aplatir son rival, à l’écraser de sa splendeur et à affirmer
son pouvoir sur lui. Au plus loin puisque ici, de toute évidence, aucun
pouvoir n’est recherché. Quel pouvoir prendre sur d’autres affamés ?
Au plus près aussi du potlatch, pourtant, puisque à Chebika est radicalement
manifesté le refus, même chez les plus pauvres, surtout chez
les plus pauvres peut-être, et comme chez les aristocrates ou aspirants
à l’aristocratie, de se plier à la nécessité matérielle. « Ils sont idiots,
dit l’épicier. Ils gaspillent tout ce qu’ils doivent ! Demain, ils crieront
famine. » Et, en effet, le geste qui donne l’infiniment peu qu’on a
« enlève à une ou plusieurs familles la possibilité d’économiser et
d’entrer dans le système de l’économie de marché » (p. 169). Mais
c’est cela précisément qu’ils attendent », conclut J. Duvignaud (p. 169).
« Ils jouent passionnément leur dénégation d’un monde ordonné par
l’économie de marché » (p. 171).

Peut-on imaginer en définitive plus belle réfutation du système
sociologique général de Pierre Bourdieu selon lequel la générosité,
les « manières », la capacité à entrer dans le don seraient directement
proportionnelles au degré d’éloignement objectif de la nécessité matérielle
 ? À suivre J. Duvignaud, au contraire, c’est au ras de la misère,
chez les plus dominés comme chez les semi-dominants ou les dominants
qui se refusent à jouer ce jeu, que sourd le don. La démonstration est-elle
définitivement convaincante ? Peut-être pas tout à fait, pour les raisons
qu’on vient de dire. On aimerait une théorisation un peu plus robuste
encore, une description plus dense, plus épaisse – à la Clifford Geertz,
par exemple. Mais que ce texte reste suggestif ! Et combien il nous
incite à adhérer au propos liminaire de J. Duvignaud : « Le don [avec
le symbolisme, le jeu, la transe, le rire, écrit-il juste avant], dépouillé
de nos idées de négoce ou de commerce, est bien le “sacrifice inutile”,
le pari sur l’impossible, l’avenir – le don du rien. La meilleure part de
l’homme » (p. 10).

NOTES

[1J’en reprends ici une version un peu abrégée.

[2La pagination renvoie à l’édition originale de 1997.

[3Victor Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, PUF, Paris, 1990.