Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Marilia Amorim

Pas d’identité sans altérité.
Le point de vue de la philosophie du langage

Texte publié le 24 novembre 2022

Pour, notamment, prolonger la réflexion menée dans le tout dernier numéro du MAUSS ...
(http://www.journaldumauss.net/?La-Revue-du-MAUSS-no60-Alterite-Egalite-Plaidoyer-pour-un-couple-impossible)

Marilia Amorim est maître de conférences à l’université de Paris 8. Elle a été professeure du département de psychologie sociale de l’université fédérale de Rio de Janeiro.

Longtemps objets du discours des autres, sans pouvoir énoncer en leur propre nom, les minorités identitaires s’affirment aujourd’hui à travers les différents mouvements sociaux qui leur permettent de rendre visible leur condition d’oppression historique et de conquérir une place reconnue de sujets parlants. Être femme, être noir, être homo c’est tout un univers de singularités qui oblige à reconfigurer l’entendement du vivre ensemble. Nous poserons en exergue deux exemples de situations qui convoquent ce travail d’entendement.

Exemple 1 :

Dans le reportage [1] d’un grand journal brésilien, on découvre un jeune homme trans qui, pour défendre et faire valoir son lieu de parole, évoque l’exemple du racisme dans la société brésilienne [2]. Il explique au reporter [3] :

Imaginez que vous êtes face à une personne noire qui raconte son vécu et que vous dites « Oui, je sais ». Vous n’en savez rien ! Vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est que d’être un noir. Non plus que d’être un trans ! Donc, il est important d’écouter sans réagir !

Exemple 2 :

Il y a quelques années, quand j’enseignais à l’Université de Paris 8, j’ai été invitée par une autre université française à intégrer une commission de spécialistes afin de recruter un maître de conférences. Étant donné que le profil du poste à recruter s’inscrivait dans le champ de la problématique de la laïcité et de la religion et que cette problématique n’avait aucun rapport avec mes propres travaux, j’ai été surprise par l’invitation et je l’ai refusée. L’échange avec le collègue se faisait par e-mail et j’ai reçu alors un deuxième message où il insistait pour que j’accepte. J’ai répondu que je pourrais lui indiquer un collègue de mon département qui avait toutes les compétences pour intégrer la commission, dans la mesure où ses recherches s’inscrivaient parfaitement dans le champ du profil du poste à recruter. C’est alors que l’énigme de mon invitation s’est révélée. Un dernier mail m’expliquait que le collègue que j’avais indiqué ne pourrait pas intégrer la commission parce que l’enjeu était de remplir la place par quelqu’un du sexe féminin, en raison des exigences établies concernant les quotas des femmes à l’université.

Pour réfléchir sur ces deux exemples, donnons-nous d’abord quelques outils conceptuels. La question préalable à laquelle ils devront nous aider à répondre est la suivante : qu’est-ce que l’identité ?

En tant qu’humains, nous sommes des êtres de langage. Par delà nos différentes données biologiques — homme/femme, vieux/jeune, blanc/noir/indien, etc. — le langage est notre trait d’union. Ce que nous disons aux autres, ce que disent les autres de nous, ce que nous nous disons de nous et des autres, voilà la matière constitutive de notre identité. Nous sommes faits de paroles et de récits. Telle est la raison pour laquelle une réflexion sur la question de l’identité ne peut pas faire l’économie de son inscription dans une problématique du langage.

Parmi les différentes approches de la philosophie du langage, il y en a une, en particulier, qui traite explicitement et systématiquement du problème. Il s’agit de celle de Mikhaïl Bakhtine qui, avec son Cercle, a posé les fondements de la théorie dialogique du langage. [4] Voyons quelques-uns de ces fondements se rapportant directement à la question de l’identité.

L’impossible solitude

Tout d’abord, il faut savoir que ce n’est pas au niveau du système abstrait de la langue — l’ensemble de composantes et de règles générales auquel sont soumis tous ceux qui la parlent — que la question peut être posée. Bien que ce soit avec les moyens de la langue que nous parlons et que nous nous constituons, c’est au niveau du discours, c’est-à-dire des actes concrets et singuliers de parole, que l’identité s’engendre. La question relève donc du langage entendu dans son fonctionnement linguistico-discursif. Pour pouvoir donc se concevoir et se donner à voir comme un tel ou un tel, il faut pouvoir le dire à soi-même et/ou à l’autre. [5] Citons ici ce passage très connu d’un autre linguiste éminent, Émile Benveniste [6] :

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet (…). Nous tenons que cette « subjectivité », qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage.

Et cette formule qui résume bien notre propos : Est Je celui qui dit Je. [7] Notons au passage que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette formule n’est pas tautologique et ne relève pas d’une évidence. Rappelons à ce titre que l’enfant, même quand il est déjà capable de parler, a besoin d’un certain temps de maturation langagière pour pouvoir devenir un sujet parlant (Je) et quitter la position d’objet du discours de l’autre, cessant ainsi de se dire en troisième personne (Il), comme dans « Bébé veut » ceci ou cela.….. 

L’acte de parler implique immédiatement un autre que le sujet qui parle. Le mot s’adresse, selon Bakhtine [8], et, sans adresse, il serait impossible de parler. Tout énoncé est réponse à ceux qui se sont adressés à moi un jour et contient en lui-même un dialogue. C’est ce qui se formule par l’auteur comme étant le dialogisme du langage. L’énoncé répond à d’autres qui sont venus avant lui et invite ou convoque d’autres après lui. Ainsi, le travail d’interprétation pour attribuer du sens à un énoncé ne peut se construire sans tenir compte de la responsivité de l’énoncé, c’est-à-dire des énoncés auxquels il répond et de ceux qui lui répondent. Ce qui veut dire que, qu’on le veuille ou non, l’autre est toujours déjà là dans ce que je dis. Je parle en anticipant et en supposant ce qu’un autre pourrait penser ou dire de ce que je dis. Et on ne dit pas la même chose si l’on s’adresse à des interlocuteurs différents. En retour, l’autre, en me répondant, me signifie quelque chose à propos de moi. Sa réponse est une sorte de miroir qui m’est tendu et où je surprends une ébauche de mon image.

Quelques brèves remarques s’imposent à ce propos. Premièrement, le dialogue n’implique pas nécessairement une situation d’interaction réelle et en face à face. Il peut se passer en absence de l’interlocuteur, par écrit, par exemple. Il peut aussi ne pas se passer du tout dans la réalité empirique, mais seulement dans la réalité discursive : je peux, par exemple, écrire, en m’adressant à un autre imaginaire. Je peux aussi parler à moi-même et à personne d’autre. Ce faisant, je me dédouble en deux places distinctes, celle du locuteur et celle de l’interlocuteur. Or, le simple changement de place introduit de l’altérité dans mon discours car j’essaie de me figurer le point de vue que j’aurais en occupant cette place autre.

Le meilleur exemple de cette condition est le monologue créé par Dostoïevski, Les carnets du sous-sol [9]. L’analyse qu’en fait Bakhtine [10] démontre que ce monologue est profondément dialogique. Le personnage en quête d’une conscience de soi, convoque différentes voix, celles des autres de sa vie. Avec elles, il se bat pour construire sa propre voix, en d’autres termes, pour construire son identité. Identité en permanente construction dont le chantier est le combat discursif mené. Le mot est une arène [11], car il est toujours habité par d’autres, par rapport auxquels, je cherche ma voix et je me cherche.

La conséquence majeure qui en découle est la suivante : contrairement à la notion logique d’identité où A = A, du point de vue discursif, A ≠ A. La non-coïncidence avec soi-même est le principe dialogique auquel obéit notre discursivité.

L’étrangeté comme moteur de la création

La philosophie du langage de Bakhtine se complexifie et se complète de sa théorie littéraire. Il en résulte une philosophie à la fois esthétique et épistémologique. On y trouve alors un concept qui contient la même idée de place et de déplacement qu’implique sa philosophie du langage. Il s’agit du concept d’exotopie que le philosophe développe en prenant comme exemple la situation d’un artiste en train de créer le portrait de quelqu’un. Le concept d’exotopie renvoie à la place qu’occupe l’artiste, place toujours extérieure (ex topos) à celle du sujet peint. Ce dernier, depuis sa place, a un point de vue que l’artiste va essayer de saisir mais ne pourra jamais y arriver complètement. Depuis sa place à lui, l’artiste voit nécessairement autre chose que ce que voit le sujet peint.

Or, selon Bakhtine, le véritable travail créateur consiste en un double mouvement. Tout d’abord, il essaie de voir ce que voit le sujet. Il essaie de se poser à la même place que lui, ce qui demande un grand effort dont le résultat est toujours approximatif. Deuxièmement, ou plutôt en même temps, l’artiste inscrit ce qu’il a pu saisir du regard du sujet peint dans son regard d’artiste, c’est-à-dire celui que seule sa place permet.

Au lieu d’essayer de faire disparaître ou de gommer son extériorité, il devra mettre à profit sa non-coïncidence avec le sujet peint et la donner à voir dans sa création.

Les deux points de vue ne pourront pas coïncider. Le sujet peint est en permanent devenir et ne peut jamais se totaliser en une image de soi. L’artiste, au contraire, est celui qui peut créer une totalité du sujet peint, totalité porteuse de sens et des valeurs propres à son exotopie. Seul l’autre, celui qui n’est pas à ma place, peut totaliser une image de moi. Cette totalité, dense de tension inhérente, est évidemment provisoire car d’autres portraits pourront se faire, par d’autres artistes ou par le même artiste. Pensons, par exemple, aux différents portraits qu’a faits Picasso de Dora Mäar et les différents effets de sens qui s’en dégagent.

Concernant la littérature, le romancier bakhtinien Cristovão Tezza [12] propose l’idée selon laquelle la sensibilité littéraire obéit au principe du déplacement :

Le romancier s’oppose de façon hérétique à l’un des dogmes politiques de notre temps parce qu’il renonce à son lieu de parole (…). Écrire, c’est établir, depuis le premier souffle, une relation quelconque avec une voix intruse. Il peut s’agir d’un pacte d’adhésion. Ou une guerre sans répit. Ou encore, comme tout dans la vie réelle, un gradient de degrés et de nuances infinies.

Tezza est l’auteur, entre autres, de Le fils du printemps [13], et on peut lire ce roman comme une démonstration concrète de la sensibilité littéraire présentée ici. Ayant comme objet une expérience paternelle vécue par la personne de l’auteur, le travail de « fictionnalisation » s’opère ici en faisant apparaître la voix intruse d’un narrateur, en même temps que la disparition du lieu de parole du père réel.

L’objet esthétique est ainsi un objet relationnel où se battent au moins [14] deux voix, deux points de vue. Pour Bakhtine, même dans les œuvres autobiographiques, confessionnelles ou sous la forme du journal, il faut distinguer la voix du locuteur/narrateur, celui qui dit « Je » à l’intérieur du texte (ou qui dit « nous » ou « on ») et la voix de l’auteur. Le philosophe le dit d’ailleurs avec humour [15] :

L’identité absolue de mon moi avec le moi dont je parle est aussi impossible que de suspendre soi-même par les cheveux !

 
Cela ne veut pas dire qu’on n’entend pas la voix de l’auteur dans le texte ; simplement elle n’est pas là où l’on croit, elle n’est pas dans ce que raconte le locuteur, pour plus sincère qu’il puisse être. Le locuteur est toujours un personnage tandis que la voix de l’auteur est partout et nulle part en particulier. Plus précisément, elle peut être entendue dans l’architectonique de la rencontre entre la forme, le matériel verbal et le contenu du texte. Quand on analyse un texte et qu’on arrive à identifier le rapport nécessaire entre ce qui est dit et comment cela se dit, on peut conclure qu’on a rencontré l’instance de l’auteur. Je parle bien de la voix de l’auteur, non pas de sa personne. La voix de l’auteur concerne une place énonciative et, en tant que tel, elle est porteuse d’un regard, d’un point de vue qui travaille le texte du début à la fin.

Cette distinction entre la place de l’auteur et la place du locuteur, que d’autres préfèrent appeler sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé, est cruciale pour tout travail d’analyse. On peut même dire qu’elle est la condition de l’analyse car si, face au discours, on croit que tout ce qu’il y a à dire est dit dans l’énoncé, alors il n’y a rien à analyser, qu’il s’agisse d’une psychanalyse ou qu’il s’agisse d’une analyse de discours.

Ainsi, l’objet esthétique est une arène car, comme nous l’avons vu avec Les Carnets du sous-sol, le sujet ne laisse pas emprisonner son devenir dans le mot de l’autre. Mais, s’il est en permanente fuite devant toute forme d’enfermement, pour se construire et se penser, il n’a comme matière que les mots de l’autre.

En raison du caractère intrinsèquement mouvant et inachevé du sujet, un héros ne peut être héros que dans et par la création et le récit d’un autre. Pour Bakhtine, je ne peux pas être le héros de ma propre vie car je ne peux pas m’achever, me totaliser. Les événements les plus importants de mon existence, ma naissance et ma mort ne m’appartiennent pas. C’est pour un autre qu’ils prennent une valeur événementielle.

On peut développer la proposition bakhtinienne avec le raisonnement suivant. Ma naissance et ma mort ne se constituent en événement que s’ils sont mis en rapport avec le non-événement c’est à dire, ce qui est antérieur à ma naissance, le temps et le lieu où je n’y étais pas encore. De même que, pour ma mort, elle ne fera événement que pour ceux qui seront là où je n’y serai plus.

Cette même idée apparaît dans l’épistémologie des sciences humaines formulée par Bakhtine. Étant sciences du discours, elles seront porteuses des mêmes tensions examinées ci-dessus. Le chercheur entreprendra le double mouvement exotopique et donnera à voir dans sa recherche la tension entre au moins deux points de vue, celui du sujet chercheur et celui du sujet sur lequel porte la recherche. Bakhtine explique que le rapport à une culture étrangère est porteur de fruits dans la production de connaissances et de la réflexion, justement à cause de la position exotopique du chercheur. En tant qu’étranger, il peut voir d’une autre culture ce qu’elle ne voit pas d’elle-même. Cela n’invalide pas le savoir construit et transmis à l’intérieur de la culture par elle-même, mais indique l’inachèvement du sens des différentes productions culturelles. Le chercheur étranger qui va à l’encontre du point de vue de l’autre et, en même temps, fait travailler son étrangeté, apportera des éléments décisifs pour le renouvellement du sens des pratiques culturelles en question.

En suivant le fil du raisonnement bakhtinien, nous pouvons dire la même chose dans le rapport à notre propre culture. Pour pouvoir lui ouvrir une nouvelle possibilité de sens, il nous faut trouver une position exotopique par rapport à elle, la rendre étrangère. Il suffit de voyager un certain temps en dehors de sa patrie pour faire l’expérience de devenir étranger vis-à-vis de son propre pays. On peut alors voir des choses qu’on ne voyait pas tant qu’on était dedans, là où on est tombé quand on était petit.

Concernant le travail du chercheur dans son rapport à l’autre, Bakhtine prend appui sur ses propres recherches littéraires quand il se penche sur les œuvres (de Rabelais, de Dostoïevski, de Goethe…) :

Dans un premier temps, la tâche consiste à comprendre l’œuvre comme la comprenait l’auteur lui-même, à l’intérieur des limites de la compréhension qui lui était propre. S’en acquitter est difficile et nécessite généralement le recours à un matériau considérable.

Dans un deuxième temps, la tâche consiste à tirer parti de l’exotopie temporelle et culturelle — inclure l’œuvre dans son contexte à soi (étranger à l’auteur).

 [16]

Il ajoute :

Dans le domaine de la culture, l’exotopie est le moteur le plus puissant de la compréhension. Une culture étrangère ne se révèle dans sa complétude et dans sa profondeur qu’au regard d’une autre culture (et elle ne se livra pas dans toute sa plénitude car d’autres cultures viendront qui verront et comprendront davantage encore). (…) La rencontre dialogique de deux cultures n’entraîne pas leur fusion, leur confusion — chacune d’elles garde sa propre unité et sa totalité ouverte, mais elles s’enrichissent mutuellement. [17]

Quand la différence devient différend

Après ce long détour par la philosophie du langage de Bakhtine, on comprend que l’altérité est un concept qui ne peut pas se réduire à l’idée de différence. La différence existe à l’intérieur d’un même système, d’un même groupe, d’une même culture. L’altérité est étrangère ou plutôt, elle est l’étrangeté même. L’altérité altère.

Il ne faut pourtant pas confondre la tension du dialogisme inhérent à la construction discursive de l’identité avec l’exclusion ou l’ostracisation de l’altérité. La tension et le conflit dialogiques provoquent le débat et, ainsi, une ouverture permanente au renouvellement du sens. L’arène est ici agora.

Inversement, l’exclusion de l’autre, comme stratégie de refus et de négation de son point de vue, engendre, au contraire, le silence. Bien entendu le silence est une forme de discours et il peut être parlant et signifiant, selon le contexte. Néanmoins, il y a une modalité de silence qui ne signifie qu’une seule chose : l’impossibilité du dire.

Nous vivons actuellement l’événement du surgissement de nouvelles discursivités qui avaient été longtemps tues. Victimes de racisme, de misogynie, d’homophobie et d’autres formes de préjugé voire d’oppression, ces voix ne se faisaient pas entendre car le régime discursif dominant les empêchait de s’énoncer. Ici, l’altérité prend la forme du différend, concept crée par le philosophe Jean-François Lyotard [18].

Le différend, avec un d et non pas un t, décrit, dans l’œuvre de Lyotard, la position des juifs face aux nazis dans le camp d’Auschwitz. Altérité radicale qui se marque par le silence car elle n’est pas traductible dans le régime discursif des nazis. Condamnée d’avance, sans être jugée ou plaignante comme victime, c’est dans son être même que la discursivité juive est refusée et exclue.

Chaque fois qu’un régime discursif supprime la possibilité de quelqu’un d’énoncer en son propre nom, ce régime devient régime de pouvoir. Longtemps sans pouvoir parler, les minorités identitaires revendiquent aujourd’hui un lieu de parole qui leur appartient en exclusive légitimité. Ce qu’elles ont à dire ne pourra être dit par personne d’autre qui ne se trouverait pas à leur place.

Cependant, d’autres choses pourraient être dites par celui qui n’est pas à leur place, celui qui est extérieur au groupe identitaire en question. L’étranger au groupe aurait alors à entreprendre le double mouvement d’écoute et d’effort pour comprendre leur point de vue et, également, de faire travailler son exotopie de façon à contribuer à l’ouverture des possibilités de sens.

Cette idée ne semble pas évidente pour certains mouvements identitaires. Dans l’exemple 1, cité au début de notre texte, le propos du jeune trans est clair : l’autre doit se taire. Comment peut-on demander à quelqu’un « d’écouter sans réagir » ? Arrêter le flux de responsivité d’un énoncé équivaut à le soustraire de la vie culturelle et à le transformer en parole pétrifiée.

On peut identifier, dans certains discours identitaires, une négation de la possibilité de comprendre, par l’usage de la raison et par la capacité humaine d’empathie, l’expérience de l’autre sans l’avoir vécue. Cette compréhension, nous venons de le voir avec Bakhtine, ne peut pas coïncider avec celle du sujet de l’expérience, mais elle peut être indispensable du fait même de cette non-coïncidence. Si nous prenons l’exemple extrême des camps nazis d’extermination, la réflexion philosophique qui en est résultée de la part d’auteurs non juifs, comme celle de Jean-François Lyotard, n’aurait pas eu lieu si ce principe était refusé. De même que l’immense création artistique, littéraire, théâtrale ou cinématographique portant sur le sujet ne se nourrit pas que d’auteurs juifs.

La négation de cette possibilité dans le domaine culturel et discursif semble produire une tendance à la fragmentation et à l’enfermement de certains mouvements sociaux. La notion d’identité sur laquelle ils s’appuient relève d’une vision essentialiste où aucune porosité ou point de passage n’est possible. Comment une expérience aussi concrète et dense que celle que vivent les minorités qui ont été, et le sont souvent encore, objets d’oppression, peut-elle dériver vers une conception identitaire purement abstraite et logique du type A=A ?

En condamnant l’étranger au silence, ces mouvements identitaires ne perdraient-ils pas la possibilité d’un dialogue dont les effets de sens apporteraient des éléments importants à leur construction identitaire et, réciproquement, à celle de l’autre ? Leur discursivité légitime, en cours de construction, ne dériverait pas alors vers un régime discursif de pouvoir ?

De toute façon, une chose est sûre : du point de vue de l’étranger que, selon le contexte, nous sommes tous, ne pas pouvoir parler à ceux qui ne nous ressemblent pas constitue une perte majeure. Si l’on accepte la conception de l’humanité amenée ici par la philosophie du langage, il se pourrait bien que la perte en question soit de l’ordre du civilisationnel.

Pour conclure, il semble important d’interroger un autre aspect de ce qu’on pourrait désigner comme l’idéologie du lieu de parole. Pour cela, reprenons l’exemple 2 de notre exergue. L’invitation pour intégrer une commission de spécialistes dont le sujet échappait entièrement à mes compétences de chercheuse se justifiait uniquement par mon appartenance au sexe féminin. La chercheuse que je suis disparaissait ainsi pour donner place à ma condition de femme. Il fallait que ce soit à tout prix une femme, même si celle-ci était totalement ignorante dans la matière. J’aurais alors un lieu de parole à partir duquel il me serait impossible de parler.

La notion de lieu de parole en tant que revendication peut être comprise comme un geste politique légitime, une fois qu’il s’agit, à juste titre, de prendre la parole par ceux qui ont été rendus muets par les régimes discursifs dominants tout au long de l’Histoire. Cependant, cette notion peut devenir une place vide si elle est appliquée selon des règles abstraites où la logique du droit prévaudrait sur toute autre considération. On aurait alors inventé le performatif du vide [19] : puisque mon lieu de parole est garanti par la loi, mon acte perlocutoire serait toujours réussi, indépendamment de ce que je dis. Toute ressemblance avec la parole des régimes politiques autoritaires ne relèverait donc pas d’une pure coïncidence. C’est là le paradoxe et le danger auxquels nous devrons réfléchir de manière responsable, par la convocation d’un grand dialogue des non-semblables.

NOTES

[1“Au bureau LGBT [de la mairie de Rio] de Crivella [le maire], le fils trans de Witzel [le gouverneur de l’État de Rio] dit qu’il ne voit presque jamais le maire”. (Traduit par moi du portugais). Reportage de Paulo Sampaio du journal brésilien UOL du 06/09/2020.

[2Au Brésil, dernier pays à abolir l’esclavage, le racisme et la violence policière produisent un George Floyd par semaine, voire par jour.

[3Il est intéressant de noter que le reporter s’est présenté lui-même comme étant gay mais, le simple fait de vouloir interroger certaines affirmations du groupe a crée un malaise et une tension dans l’interview. Ce qui a provoqué la réplique citée ici.

[4Pour une synthèse des fondements du dialogisme, voir TODOROV, T. Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine. Paris, 1981, Editions du Seuil.

[5Bien entendu, le discours n’est pas nécessairement verbal, on peut parler par des images, des gestes, etc.

[6BENVENISTE, E. « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, Ed. Gallimard, Vol. I, p. 259-260. Bien que les idées de Benveniste convergent sur certains aspects avec celles de Bakhtine, c’est dans l’œuvre de ce dernier que se déploie la problématique du rapport altérité/identité dans le discours.

[7La phrase exacte est : Est « ego » qui dit « ego ». Ibid., p. 260.

[8Cette idée est développée dans BAKHTINE, M. Esthétique de la création verbale. Paris, Ed. Gallimard, 1982.

[9DOSTOIEVSKI, F. Les Carnets du sous-sol, [1864], Ed. Actes Sud, Collection Babel, Arles, 1992.

[10BAKHTINE, M. La poétique de Dostoïevski, Paris, 1970, Ed. du Seuil.

[11Cette idée est développée dans BAKHTINE, M. (VOLOSHINOV, V. N.), Le Marxisme et la Philosophie du langage. Paris, 1977, Ed. de Minuit.

[12TEZZA, C. “Bakhtin – une mémoire personnelle”, Bakhtiniana, São Paulo, 16 (2) : 36-52, abril/jun. 2021. (Traduit par moi du portugais.)

[13TEZZA, C. Le fils du printemps, Paris, 2009, Ed. Métailié.

[14En fait, plusieurs voix et points de vue habitent et circulent à l’intérieur d’un objet discursif, qu’il soit esthétique ou épistémologique. Voir à ce propos le concept de polyphonie mis au jour par la théorie du roman développée par Bakhtine.

[15BAKHTINE, M. Esthétique et théorie du roman. Paris, 1978, Ed. Gallimard, p. 396.

[16BAKHTINE, M. Esthétique de la création verbale. Op. Cit. p. 365.

[17Ibid., p. 348.

[18LYOTARD, J-F. Le différend. Paris, 1983, Ed. de Minuit.

[19Catégorie non prévue par le philosophe pragmatique Austin dans son analyse des conditions de réussite d’un acte de parole. AUSTIN, J.L. Quand dire, c’est faire, 1962, Paris, Ed. Seuil.