Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Sabin Guillaume

Éclairer ou éblouir ? La question de l’émancipation à l’Université
Retour sur une expérience pédagogique : le Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale »

Texte publié le 11 mars 2021

Guillaume Sabin est Maître de conférences,
chercheur à l’Université de Rennes (UMR 6051)

Quelques années après la Révolution française, dans un contexte politique conflictuel, Nicolas de Condorcet prévenait qu’un pays à la constitution libre ne pouvait agir à la manière des régimes arbitraires. L’enseignement ne pouvait pas y servir à renforcer un pouvoir établi, l’instruction publique ne pouvait y être le lieu d’apprentissage d’une religion politique. En ce siècle des Lumières finissant, il rappelait que l’éducation avait vocation à éclairer, non à éblouir (Condorcet, 1791). Éclairer ou éblouir ? La question nous permet aujourd’hui d’interroger à la fois les tendances fortes de l’enseignement universitaire et sa possible ouverture à d’autres manières de penser le savoir en société.

La formation « Éducation populaire et transformation sociale » expérimentée pendant cinq ans sous la forme d’un Diplôme d’Université à l’université Rennes 1 permet de replacer les tensions qui traversent l’institution universitaire à l’heure d’un management tourné vers la rentabilité financière dans le secteur concurrentiel de la formation professionnelle. Elle permet aussi d’interroger ce que pourrait être, dans ce contexte-ci, la recherche d’un cadre de formation propice à l’émancipation – et si elle y est envisageable. Les questionnements abordés ici croisent trois dimensions :

1. L’Université s’est construite sur un modèle d’enseignement transmissif, elle est le lieu de divulgation de savoirs académiques issus du monde de la recherche scientifique. Les conditions de validation de ces savoirs, discutés, critiqués entre spécialistes, leur offrent solidité et légitimité. Il s’agit ensuite de transmettre ces connaissances dans le cadre d’un enseignement qui procède par étapes, qui en contrôle et en sanctionne la bonne appropriation. Le dispositif est descendant et il est assumé comme tel. Cette manière de concevoir l’enseignement universitaire ne trouve-t-elle pas ses limites lorsqu’il s’agit par exemple de former des personnes qui elles-mêmes seront amenées à partager des connaissances, à prendre en compte des situations singulières, à développer des réciprocités ?

2. Les dispositifs managériaux du type « démarche qualité » déjà implantés dans les services de formation continue des universités renforcent l’uniformisation des pratiques d’enseignement et plus généralement de conception des formations. L’apparition des certifications ISO à l’Université en donne un aperçu convaincant, l’acronyme ne laissant guère de doute sur l’objectif poursuivi : International Organization for Standardization. Une normalisation qui se traduit notamment par l’envoi obligatoire de questionnaires de satisfaction auprès des étudiant·es, manière de dire que si les formations relevant de la formation continue sont payantes, au moins s’y applique-t-il le « droit » du consommateur de juger de la qualité du produit – manière aussi de distinguer encore un peu plus producteur et consommateur. Or, peut-on penser un dispositif de formation à partir d’un modèle standard, indépendamment de ce qu’on y enseigne, des apprenants accueillis, des objectifs donnés à la formation ? L’injonction managériale de découper des formations en « bloc de compétences » vendables indépendamment les uns des autres, et pour un montant bien supérieur à la formation complète initiale, entraîne une tendance à vouloir homogénéiser, standardiser et intégrer dans des modèles-type, dont les conséquences vont bien au-delà de la rentabilité financière escomptée. C’est dans ce contexte qu’il faut penser les discours récurrents sur l’autonomie du champ universitaire, sur son indépendance des pouvoirs politiques et économiques, sur son utilité sociale non-immédiate, etc.

3. C’est précisément dans ce contexte-ci que voit le jour, non sans quelques obstacles académiques à surmonter, la formation « Éducation populaire et transformation sociale ». Si celle-ci ne semble s’intégrer ni dans cette tendance à l’homogénéisation, ni dans la culture transmissive unidirectionnelle de l’Université, l’équipe qui en est à l’initiative tient cependant à inscrire cette formation dans le cadre de l’Université. Elle assume d’une part une filiation historique avec le Département Carrières sociales dans lequel elle s’intègre (expérimentations pédagogiques, liens avec le secteur de l’éducation populaire) et d’autre part elle valorise l’Université comme service public d’enseignement de qualité (malgré les attaques dont nous venons de parler) et comme lieu privilégié de confrontation entre pratiques et savoirs théoriques (malgré la logique dominante de transmission). Cette formation est considérée par l’équipe de coordination comme un processus expérimental, et donc évolutif, qui soulève les questions suivantes : les formations dans le champ de l’intervention sociale qui se déploient à l’Université doivent elles relever aussi d’une logique transmissive ? Le domaine spécifique de l’éducation populaire et la dimension « militante » ou « impliquée » de cette formation n’incitent-ils pas aussi à transmettre des discours et pratiques dits alternatifs ?

Le Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale »
Quelques chiffres

Le retour sur cette expérience, les questionnements qu’elle soulève s’inscrivent dans un cadre collectif [1] et n’auraient pas vu le jour sans les nombreuses réunions d’équipe et les comptes-rendus qui gardent traces de nos discussions ; sans les journées de bilan-perspectives qui permirent après trois années de fonctionnement de remettre à plat nos attentes, nos réussites et nos échecs ; sans le retour de l’ensemble des intervenant·es de la formation, une dizaine en plus de l’équipe de coordination, réuni·es deux fois par an ; sans le retour des participant·es à cette formation, lors des bilans formels et informels des temps de formation, sans leurs expériences de terrain et leurs travaux écrits de fin de formation, sans les réponses faites à un long questionnaire post-formation et celles apportées lors d’un entretien collectif réalisé pour ce présent travail.

I – Pratique et théorie, une dichotomie qui empêche de penser

Partir d’une expérience concrète, développée pendant cinq ans et souvent réinterrogée sur son sens et ses modalités de mise en œuvre, permet d’interroger la manière dont y a été considérée la question des connaissances et des savoirs, leur nature et la manière dont ils pouvaient être transmis ou échangés. Cela permet également de situer ces interrogations et l’analyse qui en est faite et d’éviter en premier lieu l’idéalisation de valeurs d’évidence, dont la déclamation répétée n’offre aucune garantie de les rencontrer dans les faits – constat qui vaut aussi bien pour l’Université (excellence, indépendance des pouvoirs politiques et économiques) que pour l’éducation populaire (solidarité, égalité, humanisme). Cela permet également de ne pas réduire les possibles à ces discours routiniers qui empêchent bien souvent d’expérimenter en jalonnant par avance les frontières du « raisonnable » – quand bien même celui-ci montre toutes ses limites.

1. La transmission de connaissances établies, au risque de la répétition

Les premières universités, et notamment celles de Bologne en Italie, se structurent au XIIe siècle grâce à l’organisation des étudiants afin notamment de « mettre eux-mêmes sur pied les enseignements dont ils avaient besoin » (Charle, 2007, p. 10). La naissance et la reconnaissance des premières universités sont le résultat de luttes d’influence, notamment contre l’Église. Elles sont un espace de liberté gagné sur les normes contemporaines en vigueur. Ces lieux, à la fois d’étude et d’enseignement, relèvent d’un souci d’émancipation des tutelles politiques ou religieuses, d’une volonté de développer des savoirs libres. Une liberté qu’il faut cependant relativiser puisque les universités furent aussi dès leur origine un moyen de faire respecter des disciplines, de mettre en cohérence des cursus, des examens et des diplômes, et furent ensuite l’objet de convoitises des États qui attendaient d’elles l’enseignement de savoirs orthodoxes et la formation des élites. Elles ne furent donc jamais loin du regard des autorités politiques (Id. p. 11-32). S’il ne paraît pas déplacé de relier Université et émancipation, il faut garder à l’esprit qu’il s’est toujours agi d’une tension entre un horizon de liberté et des contraintes qui s’imposaient depuis l’extérieur – et cela, semble-t-il, n’a pas changé.

L’idéal de l’Université peut se résumer ainsi : un lieu de synthèse des connaissances anciennes et d’élaboration de savoirs nouveaux, un lieu également de transmission critique de ces connaissances offrant une réflexion sur l’orientation de nos sociétés. L’expression d’usage voudrait qu’on dise que c’est un idéal jamais atteint, c’est surtout un idéal qui a été perdu de vue ou est passé en arrière-plan. Cet idéal qui s’inscrivait dans un héritage et imposait son propre rythme a été rattrapé ou confondu avec la réponse aux besoins immédiats du régime utilitaire. Selon Michel Freitag, avec cet idéal métamorphosé s’évanouit le sens donné à la maîtrise des connaissances passées et à la création de savoirs nouveaux. La recherche de la vérité qui animait la philosophie depuis ses débuts, puis la Science et les Lumières, se transforme alors en procédures méthodologiques devenues moyens et fins, idéal visant non une vérité mais une objectivité (Freitag, 2009). Ce modèle fermé fonctionnant sur sa propre logique développe parfois une sorte de suffisance à l’égard de ce qui ne surgit pas de ce processus d’objectivation. Ce mépris pour les savoirs produits hors du cercle de l’Université renforce sans doute le régime transmissif de l’enseignement universitaire. L’expression « savoirs académiques » prend alors le sens de règles, de méthodes, de connaissances consensuelles, à la manière des académies qui, au XVIIIe siècle et dans l’enseignement des arts, avaient vocation à transmettre les savoirs des maîtres passés et à les considérer comme des connaissances officielles à imiter. On voit bien la tension qui existe à vouloir tenir à la fois cette position conservatrice et cet idéal d’espace de débat critique – tension féconde à condition de tenir les deux pôles.

Le terme académisme définira dans la suite du texte cet attachement excessif à l’enseignement conventionnel. Si favoriser la dimension consensuelle de la répétition met en péril l’horizon de l’Université, cette manière de faire peut s’avérer en outre extrêmement problématique quand il s’agit de former aux métiers de l’intervention sociale. Laisser penser qu’il existerait des outils, des connaissances, des méthodes déjà produits et validés et dont la maîtrise est le préalable au fait d’exercer une activité professionnelle dans ce champ d’activité pourra passer pour un constat exagéré pour qualifier l’approche universitaire dans son versant académique. On entendra pourtant ici et là que le rôle de l’Université dans ces formations, qu’elles s’adressent à de jeunes étudiant·es ou à des professionnel·les déjà aguéri·es, consiste à transmettre des savoirs validés permettant de questionner et d’orienter les pratiques professionnelles, sans réelle nécessité de prendre en compte le vécu des intéressé·es et les réflexions qu’ils et elles portent sur leurs propres expériences. Le risque encouru par cet académisme n’est pas négligeable puisqu’il s’applique à des activités professionnelles confrontées aux aléas quotidiens, à des situations à risque et toujours singulières (c’est-à-dire ni routinières ni mécaniques). Cet excès de convention ne permet pas de répondre à la nécessité et à la spécificité d’enseigner à des personnes dont l’activité ou la future activité consiste à développer des pratiques prudentielles dans un contexte incertain, nécessitant une réflexivité et des ajustements permanents (Molina, 2016, p. 71-72).

Transmettre des connaissances déjà validées (et parfois vieillissantes, car le processus de validation et de reconnaissance prend du temps) en laissant penser qu’elles sont des incontournables, des voies obligées (conditionnant si ce n’est le statut de professionnel au moins la validation d’un diplôme), et sans mettre en œuvre un dispositif permettant de les questionner au regard des pratiques et contextes professionnels, c’est indirectement instiller l’idée de savoirs supérieurs, voire dans certains cas de livres de recettes (y compris subtils et érudits). C’est laisser croire qu’une fois les ingrédients de quelques disciplines en poche et la manière de les agencer maîtrisée, ce bagage est suffisant pour poursuivre une carrière, la validation du diplôme n’ayant pas besoin de mise à jour. Cette disjonction entre « théorie » et « pratique » transparaît dans des exercices encore hélas d’actualité : par exemple la pratique de la dissertation ou du mémoire académique où l’unique compétence demandée est mémorielle (savoir répéter les maîtres, sans trop les déformer).

C’est notamment à partir du constat de ces pratiques académiques insatisfaisantes que s’expérimentent celles du Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale ».


Les participant·es au Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale » (5 promotions de 2015-2019)

2. Affecter et se laisser affecter. Une tentative de souder théorie et pratique

Certaines questions se posent explicitement ou implicitement aux équipes pédagogiques qui développent des formations dans le champ de l’intervention sociale, et auxquelles elles doivent répondre de manières pratiques : que cherchons-nous à transmettre ? Quelles types de connaissances sont nécessaires à l’exercice de telle ou telle activité professionnelle ? Y’-a-t-il des incontournables ? Les formations liées à l’éducation populaire n’échappent pas à ces questions, elles y sont même souvent exacerbées du fait d’une dimension politique plus marquée et des courants qui la traversent : quels sont les points de repère, historiques, pratiques, idéologiques permettant de comprendre et de faire de l’éducation populaire ? Quels sont les savoirs et savoir-faire qui viendront transformer les pratiques des participant·es et pourquoi pas transformer les participant·es eux-mêmes ?

Dès ses débuts, la formation « Éducation populaire et transformation sociale » ne s’est pas construite autour d’incontournables à transmettre. Il faut dire ici quelques mots du contexte qui l’a vue naître et des intentions initiales. Rennes et ses environs ont été le lieu de naissance de la Scop d’éducation populaire Le Pavé et des collectifs La Trouvaille et le Contrepied qui naquirent de sa scission, courant nommé par ses protagonistes « éducation populaire politique ». Il y a une évidente proximité, jusque dans l’intitulé de la formation, entre le Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale » et ce courant de l’éducation populaire politique. En témoigne la participation de plusieurs de ses protagonistes dans la construction et l’animation de la formation, en témoignent des outils utilisés (par exemple le travail sur la « petite » et la « grande » histoire, c’est-à-dire sur les liens entre des trajectoires personnelles et des mouvements qui ont marqué la société, ou bien l’arpentage qui permet de lire et de discuter d’un livre de manière collective), et aussi et surtout la dimension assumée de l’éducation populaire comme outil de transformation sociale – et non comme un ensemble de structures institutionnelles. Paradoxalement cette proximité n’a pas eu pour incidence d’enfermer la formation dans les travers d’une éducation du peuple entreprise à partir de certitudes ou de vérités indiscutables (éblouir plutôt qu’éclairer, et dont certain·es protagonistes du Pavé ont pu faire l’autocritique – par exemple dans l’ouvrage Éducation populaire et féminisme du Collectif de onze femmes de l’association La Grenaille, 2016). C’est bien la volonté de construire une formation à partir de la variété de collectifs, de protagonistes de l’éducation populaire et d’universitaires investi·es dans ce champ qui a prévalu à son agencement, preuve en est la capacité du petit groupe qui porte initialement le projet à autoriser et recevoir les critiques, nombreuses et variées, de l’ensemble des futur·es intervenant·es. Preuve en est également le fait de ne pas avoir voulu enfermer la notion d’éducation populaire ni dans un champ de pratiques bien défini ni dans des slogans faciles employés indéfiniment depuis la fin du XIXe siècle pour la caractériser (« par et pour le peuple », « éducation critique », etc.). Manière de faire assez habituelle qui passe notamment par le fait de présenter l’éducation populaire au moyen d’une grande Histoire faite d’une succession d’évènements marquant et de naissances de grands mouvements, et qui n’évite pas le travers de dresser une sorte d’hagiographie de grands hommes et d’inventaires de grandes valeurs humanistes (Richez, 2004).

Si cet écueil est d’autant plus important lorsqu’il existe une dimension politique assumée, c’est néanmoins une logique pédagogique qu’on peut retrouver un peu partout, et qui consiste à désigner ce qui doit être lu, à indiquer ce qui doit être su et maîtrisé, etc. Logique qui, d’emblée, vient saturer les manières de penser et réduire les manières d’agir. Qui place certaines pensées, certains auteurs, certains acteurs et certaines pratiques sous les feux de la rampe et en laisse nécessairement d’autres dans l’ombre – sans pouvoir les en sortir. Le module ressource « Éducation populaire, construire du collectif critique et agissant » a cherché à éviter ce travers en s’agençant autour d’un travail sur les termes « éducation » et « populaire », sans passer par ce passage obligé de la grande Histoire, c’est-à-dire en offrant l’opportunité de partir de pratiques présentes, à partir de questions du type : « Qu’est-ce que l’éducation ? Qu’est-ce que transmettre ? Quels types de savoirs existent-ils autour de nous ? » ou « Qu’est-ce que le peuple ? Comment le terme est-il utilisé aujourd’hui, et pour quelles fins ? » Manière de faire qui n’empêche pas de parler de l’histoire, mais sans en faire le point de départ qui, pas tout à fait accessoirement, marque d’emblée une frontière entre celles et ceux qui en connaissent les épisodes et les autres. Et qui fait aussi courir le risque – conséquent – de vouloir regarder, et pourquoi pas juger, des pratiques d’aujourd’hui et leurs qualités propres au regard du prisme de pratiques passées et canonisées. Le déroulé du module « Économie et éducation populaire » permet de revenir en détail sur cette manière de tisser des liens solides entre le terrain des participant·es à la formation et les apports issus du monde universitaire.


Présentation du Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale » : une formation qui part des pratiques de terrain
(extrait de la page Internet de présentation de la formation)

Le DU Éducation populaire & transformation sociale se construit à partir des pratiques de terrain des participant·es. Les 3 jours de regroupements mensuels sont l’occasion d’analyser les contextes, de travailler les situations, les tensions, les réussites vécues et les expériences tentées pendant le mois écoulé.

Une formation-action
Les modules ressources [voir encadré ci-dessous] apportent des éléments théoriques et conceptuels à partir de ces réalités de terrain. Ces aller-retour pratiques / théories permettent de construire une formation-action où les savoirs mobilisés, les savoir-faire mis en œuvre servent une démarche de terrain et permettent une prise de recul sur les pratiques quotidiennes.

Des binômes enseignant-chercheur / professionnel de terrain
Signe de cette volonté de croiser pratique et théorie, la coordination de la formation et sa mise en œuvre concrète sont assurées pas des binômes de « chercheurs praticiens » et de « praticiens chercheurs » investis dans des réseaux de l’éducation populaire, de l’intervention sociale, de l’économie sociale et solidaire, de la solidarité internationale, de l’éducation, etc.

Un dispositif intégré
Le DU EPTS est construit comme un dispositif se déroulant sur une année, de janvier à décembre. Ce qui permet de prendre en compte les trajectoires passées des participant·es et de se projeter à la sortie de la formation. Ce dispositif nécessite un travail et une présence continue des participant·es et permet de faire vivre un groupe en formation tourné vers l’action.

Une formation à l’image de son intitulé
Le DU EPTS tente, au travers des différents modules et points d’étape de la formation, de développer un processus d’éducation populaire et de transformation sociale, au moyen d’outils, d’espaces de réflexion, de temps d’organisation de la formation. Les participant·es sont ainsi invités à produire un travail écrit qui sera partagé sur le terrain d’action par le biais d’ateliers d’éducation populaire.


L’objectif de ce module, encadré par Sandrine Rospabé, économiste, et moi-même, est d’observer et d’analyser comment les structures et les pratiques d’éducation populaire sont traversées par le registre économique, comment elles y répondent, s’y adaptent, y résistent, et éventuellement construisent d’autres voies. Deux mois avant le regroupement durant lequel se déroule ce module, nous demandons si certain·es participant·es souhaitent rapporter des éléments provenant de leurs terrains d’action, à partir de la consigne (modifiable) suivante : « Comment la question économique touche-t-elle le fonctionnement d’une structure ou d’un collectif ? Comment se crée-t-on des marges de manœuvres, des espaces de liberté ? » Deux ou trois participant·es ouvrent ainsi les séquences de ce module d’une journée et demie, à partir d’entretiens audio ou vidéo, de courts textes recueillant la parole de collègues, d’usagers, de responsables, de financeurs, etc., et permettant de situer les terrains d’actions et leurs enjeux. Cette « matière première » n’est pas seulement un témoignage, c’est aussi, déjà, une première analyse des processus en cours, des changements qu’ils impliquent et la manière d’y répondre. Exemple d’un sujet récurrent qui surgit d’une réalité massive et incite à penser : la baisse des subventions de fonctionnement en direction du milieu associatif et, en parallèle, la forte contractualisation avec les pouvoirs publics, la mise en concurrence des structures associatives via l’impératif des appels d’offre, etc. Les matériaux présentés par les participant·es sont généralement polyphoniques : plusieurs personnes sont interrogées, les avis divergent, différents statuts y sont représentés (décideurs, équipe de direction, professionnel·les de terrain, usagers…). Cette variété permet d’engager les premières discussions, de rentrer dans le thème, de faire écho à des situations similaires et à des réactions différentes. Grâce à ces échanges la dimension économique qui traverse les terrains d’action des participant·es prend une dimension très concrète et est reliée aux activités professionnelles ou bénévoles des un·es et des autres.

Chacune des deux séquences du module, l’une consacrée aux constats (quels impacts et quels types d’économie à l’œuvre dans le champ de l’intervention sociale) et l’autre aux résistances et aux alternatives (manières de se structurer, de penser de nouvelles façons d’agir), est ainsi ouverte par la présentation et la discussion de ce matériau de première main. Au début de chacune de ces séquences sont également affichées sur les murs de la salle des entrées théoriques sur le thème économie et éducation populaire. Ces entrées sont soit d’ordre général (« État et capitalisme », « colonisation, capitalisme et destruction des communs », « le modèle socio-économique », « isomorphisme institutionnel », « le retour des communs ? ») soit plus directement relié à l’intitulé du module (« l’idée coopérative », « l’économie sociale et solidaire », « l’économie, un moyen de s’éduquer ? »). Ces entrées, plus d’une vingtaine, sont accompagnées de questions qui doivent permettre de problématiser les échanges, d’éviter que les discussions ne tournent qu’autour de cas particuliers ou de situations singulières et permettre au contraire de tisser des liens entre les situations rencontrées par les participant·es. Pour l’entrée « financement des associations et politiques publiques », l’affiche est accompagnée des questions suivantes : « Subventions, commandes publiques et maintenant obligations à impact social, comment la puissance publique conditionne-t-elle le fonctionnement et le projet des associations ? Quel impact du new public management ? » Pour l’entrée « gouvernance, management et démocratie » : « La gouvernance peut-elle être vraiment démocratique ? Entreprise libérée, sociocratie, holacratie… clés du bonheur au travail ? » Pour l’entrée « les liens entre éducation populaire et économie » : « L’éducation populaire se désintéresse-t-elle de l’économie pour se concentrer sur d’autres domaines qui échappent à la logique marchande ? Ou bien s’est-elle constituée par une volonté de ne pas laisser de côté cette dimension de la vie quotidienne ? », etc.

Parmi cette vingtaine d’entrées possibles, qui viennent dire à la fois le champ de compétence des deux intervenants et évidemment leurs limites, seules 5 ou 6 sont réellement mobilisées durant les 3 demi-journées du module. Ces entrées mobilisées varient selon les années en fonction des matériaux de première main qui ouvrent les deux séquences, des discussions qui en découlent, de la composition du groupe, de ses centres d’intérêt et de ses connaissances, de l’actualité du moment.

Pour les intervenant·es, ce procédé suppose de ne pas partir du présupposé qu’il y aurait des choses à transmettre absolument selon un programme et des étapes décidés préalablement. Pour les participant·es, il suppose de ne pas attendre une sorte de produit fini qui serait suffisant pour comprendre les dynamiques à l’œuvre et agir dans ce contexte. Cette logique de formation part du principe que l’acquisition de connaissances et la création de savoirs est un procédé continu, qui n’a pas commencé avec l’entrée en formation et ne se terminera pas avec celle-ci. Le module, comme d’autres dans la formation, se termine par la présentation de plusieurs ouvrages, revues, documentaires exposés sur des tables tout au long du module, et replacés dans le cadre des témoignages, réflexions, concepts partagés pendant un jour et demi. C’est une invitation à continuer la réflexion. Le module – comme le reste de la formation – est considéré comme un déclencheur qui suscite non seulement une curiosité contagieuse mais également qui autorise à s’emparer d’un thème qui ne peut être l’apanage exclusif d’experts, qui est relié très directement et très quotidiennement aux pratiques des particpant·es. Cette proposition pédagogique cherche à multiplier les liens entre des situations vécues, des processus en cours, des enjeux socio-économiques et politiques et des connaissances universitaires permettant soit d’élargir les points de vue, de discerner des logiques de fond, soit de condenser les analyses de terrain par des concepts permettant souvent d’éclairer différemment des situations rencontrées quotidiennement.

Cette proposition offre l’avantage de partir de réalités de terrain, sans devoir s’en tenir là. Alors que, dans ce type de formation, un module autour de l’économie pourrait apparaître comme une proposition bien théorique, elle s’avère au contraire extrêmement concrète, au sens où il n’est difficile pour personne de constater que le registre économique impacte les pratiques de terrain et la vie même des participant·es (précarité des statuts par exemple). Le module permet de prendre le temps de partager ce vécu, ce qui ne veut pas dire en rester là : il s’agit d’un mouvement de balancier entre pratique de terrain et acquisition de savoirs nouveaux reliés à l’expérience vécue (Le Breton et Sabin, 2020). Le travail de « montée en conceptualisation » est grandement facilité par ce point de départ issu des pratiques et réflexions développées sur le terrain et pour lesquelles les participant·es se sentent évidemment concerné·es.

« Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d’agir matériellement sur lui ? » se demande Matthew B. Crawford (2016, p. 14). Les pratiques sont en effet un bon moyen de penser de manière exigeante. Encore faut-il vouloir s’y intéresser réellement, en tenir compte, les considérer comme un milieu propice – non une simple illustration qui viendra clore une démonstration théorique. Et nous pouvons nous demander si la volonté de séparation stricte entre celles et ceux qui agissent, et les autres qui pensent, n’est pas une vieille forme de management qui a pour conséquence de faire perdre le sens d’activités qui requéraient initialement de penser en faisant. Organisation du travail qui appauvrit les métiers en transformant l’artisan en ouvrier, en supprimant les éléments cognitifs de ses activités (id., p. 40). Ce processus de simplification des métiers par la répétition de tâches simples n’est pas propre au XIXe siècle manufacturier (Marx, 1985, p. 266), l’arrivée, dans le secteur de l’intervention sociale, de managers n’ayant aucune expérience du travail de terrain vient à son tour séparer celles et ceux qui décident des praticien·nes dont il est attendu qu’ils et elles ne soient plus que des exécutant·es. Transformation qui passe par des procès de contrôle qualité, de mesure de la performance, une reddition régulière de bilans chiffrés permettant de mesurer des résultats. Ces modes d’organisation venus du secteur industriel ont pour conséquences d’affaiblir l’influence des praticien·nes sur leur propre travail dont les activités se standardisent sous l’effet de protocoles rigoureux et le passage obligé vers des tâches administratives répétitives (Grenier & Bourque, 2016). Dans l’intervention sociale, cela vient se heurter à un secteur où, nous l’avons dit, les activités sont complexes, les situations singulières, où la nécessité de les penser pour les comprendre et y agir est indispensable.

Comment l’Université se positionne-t-elle face à cette logique ? Logique qui n’a rien de naturelle, qui est le résultat au contraire d’ « efforts délibérés pour séparer le faire et le penser » (Crawford, 2016, p. 47 et sq.). Si les formations universitaires de l’intervention sociale reproduisent la tendance académique à transmettre des connaissances clefs en main, et se refusent ce faisant de partir du vécu des étudiant·es parce qu’elles estiment que le travail de l’Université est d’apporter des connaissances théoriques sans avoir à passer par cette réalité vécue, alors elles entérinent cette séparation entre « le faire » et « le penser ». Moins sans doute par mépris de la pratique que par survalorisation de connaissances légitimées, cette séparation reproduit le partage bien ordonné de la division manufacturière du travail. Elle fait l’impasse sur le lien étroit qui lie pratique et théorie, et sur la nécessité – impérieuse dans le secteur de l’intervention sociale – d’en démontrer la fertilité. Cette séparation participe de l’appauvrissement qui résulte de toute politique managériale qui verticalise les relations de travail et sépare la manière de penser les activités de leur mise en œuvre – en partant d’un présupposé qui, bien que ou parce que peu formalisé et discuté, a la vie dure : penser est le rôle de l’Université, sa prérogative. Ne pas se positionner contre cette logique de la division sociale et macro-sociale du travail, contre cette ligne de partage qui sépare pratique et théorie, c’est pour l’Université se confronter à un paradoxe : pourquoi former à l’Université des praticien·nes de l’intervention sociale si les métiers qui s’y déploient requièrent de simples exécutant·es et, finalement, requièrent davantage un processus de déqualification plutôt que de qualification ?

Ce partage des tâches, cette division sociale et macrosociale du travail et de l’intelligence, on les retrouve dans un exercice académique obligé de toute formation universitaire, y compris dans le champ de l’intervention sociale : le « mémoire » de fin d’études. Et la formation « Éducation populaire et transformation sociale » n’a en quelque sorte pas échappé à la règle puisque c’est ce type de document qui sert à sa validation. L’évolution donnée à cet exercice permet de continuer de travailler cette tension entre pratique et théorie – tension féconde à condition de les maintenir étroitement appareillées, et non pas séparées.

Les intitulés des modules ressources

7 modules ressources à dimension « théorique » rythment la formation, ils sont majoritairement co-animés par un binôme composé d’un·e enseignant·e-chercheur·e et d’un·e professionnel·le de terrain :

  • Pouvoir et politique (sociologie des institutions et des organisations)
  • L’éducation populaire : construire du collectif critique et agissant(sociologie, sciences de l’éducation)
  • Pédagogie et émancipation (sciences de l’éducation)
  • Savoir-faire collectif (psychologie sociale)
  • Droits humains (droit et sciences politiques)
  • Économie et éducation populaire (économie et anthropologie sociale)
  • Corps, émotion et éducation populaire (danse, théâtre forum et approche théorique)

II – Assumer la figure du praticien·ne chercheur·e

1. Penser contre la normalisation académique

Pendant les trois premières années de la formation, le « Rapport de formation-action » vient clore et évaluer le parcours de formation. Ce travail invite à relier trajectoire personnelle, pratiques de terrain et mobilisation des sciences sociales, le tout porté par une problématique générale. Une soutenance orale permet de revenir sur ce travail de rédaction. Le bilan-perspective réalisé après trois années de fonctionnement de la formation et les réunions de l’ensemble des intervenant·es témoignent d’une insatisfaction à la fois de ce processus, des résultats de ces « mémoires » de fin de formation et de la nature des échanges durant les soutenances. Par exemple, les documents sont souvent trop autocentrés sur les trajectoires personnelles, peu rattachés à des pratiques situées d’éducation populaire à visée de transformation sociale, l’articulation avec des apports théoriques est artificielle et semble être faite pour répondre à la commande universitaire, le travail de problématisation prend plusieurs mois et beaucoup d’énergie aux participant·es comme aux intervenant·es qui les accompagnent, pour un résultat souvent décevant du point de vue académique. Ce constat va de pair avec l’insatisfaction de l’équipe de coordination de courir après le temps, d’essayer de tout faire tenir dans ces trois jours de regroupement mensuel en oubliant que la formation est un dispositif d’alternance dont la plus grande partie se situe du côté des terrains d’action.

Le nouveau dispositif qui naît de ces constats se nomme « Traces » et mobilise toute l’équipe de coordination. L’intitulé peut signifier que s’opère un reflux quant à nos exigences universitaires, que l’ambition est ramenée à quelque-chose de l’ordre du journal ethnographique (garder des traces). C’est surtout pour l’équipe un moyen de repartir des terrains d’actions et d’affirmer que le travail de problématisation en est issu, et qu’il n’est plus dès lors le préalable à l’écriture. Cela peut même en être l’aboutissement : le document se terminant alors par un travail de questionnements / problématisation. Le document n’est plus considéré comme la fin d’un parcours de formation mais le début ou la continuation d’une réflexion argumentée sur les pratiques et à partir d’elles – ou, pour mieux le dire, d’une réflexion dans la pratique. « Traces » est aussi une invitation à ramener chaque mois des matériaux issus du terrain d’action ou permettant de l’observer et de mieux le comprendre. La présentation de ce document, qui n’est donc plus considéré comme un mémoire de fin d’études mais un fil directeur de la formation et un lien entre les terrains d’action et les regroupements à l’université, indique : « Pour faciliter la mise au travail, ‘‘Traces’’ doit s’inscrire : dans un parcours, une expérience, des pratiques personnels ; dans la suite de ce qui ne pose pas trop de difficultés au moment de la candidature en formation : remplir le dossier de candidature et rédiger la lettre de mobilisation ; dans le récit autobiographique commencé au 1er regroupement ; dans l’addition de prises de notes issues du terrain, au fur et à mesure de l’année. Écrire doit continuer à s’inscrire dans cette expérience-là. »

Le matériau ramené par les participant·es pour introduire certains modules ressources est évidemment considéré comme une « trace » du terrain d’action. Tout cela s’inscrit dans une volonté de multiplier les occasions de faire des liens entre « pratiques de terrain » et « théorie ». Ce dispositif cherche également à dépasser le constat qu’il est parfois difficile de se mettre ou de se remettre à écrire lorsqu’on est professionnel·le de l’intervention sociale ou engagé·e dans un projet collectif. Ramener cette « matière brute » des espaces professionnels et des lieux d’engagement est une manière de se mettre à écrire, d’interroger collègues, bénéficiaires ou décideurs, de regarder son quotidien de manière décalée sans enjeux théorique ou conceptuel apparents. Afin de dépasser la difficulté à sortir d’une trajectoire personnelle et (conséquemment) la difficulté à « problématiser » (qui suppose de se décentrer), les participant·es sont invité·es à rapporter chaque mois des éléments, des « traces » de leurs pratiques, réflexions, lectures, visionnages, qui peuvent être distinguées en deux catégories. Des matériaux relevant d’observations et réflexions personnelles (extraits de journal de bord, retour sur une action menée) et d’autres relevant d’une forme de confrontation à l’altérité, aussi bien pratique que théorique (entretien retranscrit, notes de lectures, retour sur des films documentaires ou des émissions de radio, retour sur les modules de la formation).

Deux éléments importants contribuent, aux yeux de l’équipe de coordination, à ne pas séparer l’intérêt des expériences de terrain d’un regard décentré ou élargi porté sur elles. Premier élément : les documents « Traces » ne sont pas rédigés à la seule fin d’être lus et évalués par un jury, ils ont vocation à s’adresser à d’autres, aussi bien aux personnes concernées dans les structures d’intervention, au sein des collectifs de travail, qu’à d’autres acteurs et actrices de terrain travaillant les mêmes questions, agissant sur des problématiques similaires. Deuxième élément : la soutenance est remplacée par un « atelier d’éducation populaire », ce temps public peut se dérouler sur le terrain d’action ou à l’université. C’est un temps de présentation du travail réalisé et d’échange, sous des formes libres mais relevant d’une logique d’ « atelier » au sens où les personnes présentes sont amenées à y participer activement. Si ces ateliers n’empêchent pas de revenir sur le fil directeur du sujet, sur les questionnements soulevés, sur les matériaux de terrain et théoriques mobilisés, ils contraignent par ailleurs à se rendre audible à des personnes qui n’ont pas lu le document et ne maîtrisent pas le sujet, à tisser des liens solides entre des pratiques concrètes et des questionnements plus généraux.

S’adresser à d’autres suppose en effet de « sortir de soi » pour se faire comprendre et faire en sorte que les réflexions et les questionnements soulevés résonnent dans d’autres contextes. « Traces » est considéré comme un outil de transformation sociale qui rend compte d’expériences et d’analyses qui peuvent intéresser, questionner, servir à d’autres, être prétexte à de nouveaux échanges. Les documents « Traces » ont vocation à être partagés, à sortir du huis clos académique. Le document de présentation indique : « Dans une démarche de transformation sociale, ce travail rend compte de tentatives de faire bouger des lignes (sur des manières de penser, des manières d’agir, des manières de s’assembler, etc.) : il peut être déclencheur d’idées, d’envies d’expérimenter pour ses lecteurs ou celles et ceux avec qui ce travail aura été partagé ; bref, penser et écrire ‘‘Traces’’ est une pratique : dire le monde à sa manière est aussi une condition de sa transformation (Paulo Freire). »

Cette pratique de la dédicace permet de sortir de l’exercice attendu et convenu répondant à une méthodologie connue et sans surprise, et peinant à échapper à une dimension artificielle (au sens de forcé et détaché d’une nécessité essentielle) du fait de deux caractéristiques du mémoire classique de fin d’études. La première est qu’il s’agit d’une sorte d’imitation de modèles canoniques dont les étudiant·es et les enseignant·es savent par avance qu’elle n’en sera au mieux qu’une pâle copie. La seconde est que cet exercice est considéré comme une destination finale : c’est un moyen de valider un diplôme, quelque chose sur lequel on ne reviendra plus. Le « Rapport de formation-action » qui avait servi à évaluer la formation durant les trois premières années avait déjà permis de dépasser cette instrumentalisation de la réflexion, cet utilitarisme de commande qui consiste à réfléchir en quelque sorte par obligation institutionnelle et dont une des conséquences, et pas des moindres, est d’ôter jusqu’au goût de lire, penser, réfléchir ses pratiques – entérinant par là-même cette ligne de démarcation entre le penser et le faire. En réponse à un long questionnaire quantitatif et qualitatif adressés aux participant·es des trois premières promotions, « 80% des participant·es répondent qu’il y a eu des suites à cet écrit, qu’elles soient de l’ordre d’un partage (lecture collective, discussions, etc.) avec l’association ou le collectif concerné, de l’impulsion de groupes de travail, de démarches de concertation et de nouveaux modes d’action. » (enquête post-DU, 2015-2017).

Il est difficile de faire un bilan du dispositif « Traces » expérimenté durant deux années seulement, il est néanmoins possible d’affirmer qu’il permet de sortir de l’ornière de la répétition et de l’exercice convenu assujetti à l’objectif d’obtenir un diplôme. Il aura fallu proposer quelque chose de neuf et de non-répertorié dans les imaginaires pour que les participant·es sortent de leur propre représentation de ce que c’est que penser, écrire, produire un document argumenté. Sortir de l’académisme, c’est refuser cette frontière, construite et renforcée à grand frais, entre les paradigmes de la recherche et ceux de l’expérience (Sabin, 2010). C’est refuser par la même occasion cette séparation entre celles et ceux qui pensent et les autres qui agissent – vieille division sociale et macro-sociale du travail que le milieu universitaire bien souvent renforce sans donner l’impression de prendre la mesure des conséquences politiques de cette division. De manière plus positive, le dispositif « Traces » permet de renouer avec cette idée chère à John Dewey, penseur très peu enclin aux divisions et chasse-gardées de toutes sortes, selon laquelle le processus éducatif n’a pas de fin en dehors de lui-même, qu’il est sa propre fin. Les fins éducatives situées en dehors de nos activités et étrangères aux contextes réels, écrit-il, limitent le recours à l’intelligence et ne laissent à cette dernière que le choix mécanique des moyens (Dewey, 2011, chapitres IV et VIII). Dans une logique d’éducation populaire et de transformation sociale, la formation dont il est question ici, développée à l’Université, pouvait difficilement faire l’économie d’interroger cette division, et de revenir par là à la question de l’émancipation qui « commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion » (Rancière, 2008, p. 18-19).

Quelques titres des « Traces » produites par les participant·es à la formation en 2018 et 2019

« Traces » c’est un cheminement construit autour d’un questionnement de départ qui s’affine au fil du temps. C’est un document : compilant différents matériaux produits ou collectés pendant l’année ; polyphonique, c’est-à-dire rapportant diverses voix sur différents registres ; construit à partir d’une réalité située et éprouvée. Les différents matériaux sont reliés entre eux par un ou plusieurs textes d’analyse. C’est un processus d’écriture qui peut prendre des formes singulières. (Document de présentation)

2. Praticiens et praticiennes chercheurs ?

Le mémoire de fin d’études dans le domaine de l’intervention sociale est représentatif de cette division entre pensée et expérience, de cet académisme qui consiste à éclairer les pratiques de terrain par la rigueur scientifique, et qui se traduit concrètement (et dans le meilleur des cas) par une sorte d’imitation de modèles considérés comme exemplaires. Les étudiant·es tentent de plaquer des théories ou des concepts sur ce qu’ils et elles ont perçues de leur terrain de stage ou d’alternance. Cette approche empêche de voir ce qui surgit d’une époque et d’un contexte singuliers ; elle donne l’impression que les sciences sociales ont réponse à tout avant même d’avoir observé ce qui se joue dans les contextes d’action. Ce type de dispositif de formation reconduit cette partition séculaire entre la pratique et la théorie, elle donne parfois à penser qu’il faut choisir l’une ou l’autre : il y a le métier de chercheur, il y a celui d’acteur de terrain. Dans ces conditions, faire le choix de la pratique c’est indirectement faire le choix du refus de la théorie, chasse-gardée des chercheur·es, qu’on entrevoie le temps d’un mémoire de fin d’études mais pas plus. Signe de ce partage bien intégré, la figure du professionnel ou de la professionnelle, jeune ou moins jeune, qui abandonne toute pratique qui de près ou de loin rappellerait cette dimension recherche : journal de bord, espaces de réflexion collectifs, lectures permettant d’interroger les pratiques, visionnage ou écoute de documentaires portant sur le champ de l’activité professionnelle, etc. L’académisme concourt à construire une inappétence à une réflexivité exigeante – ce qui n’est pas sans conséquences pour les pratiques de l’intervention sociale elles-mêmes.

Sortir de cette pratique répétitive, c’est d’une part ne pas confondre recherche et obsession méthodologique. Confusion qui tend à transformer l’activité de recherche en simples « savoir-faire opérationnels d’application automatique » (Freitag, 2009, p. 339-340). C’est d’autre part ne pas confondre les excès de routine du monde académique avec la recherche elle-même : la logique disciplinaire et la professionnalisation excessive « au lieu de garantir l’excellence, posent des œillères » (Fernández, 2006, p. 26). Éviter ces travers passe par redonner une centralité à la dimension empirique des terrains d’action des étudiant·es et y développer un travail de questionnements : partir en quête de quelque chose qui nous manque, c’est-à-dire s’enquérir, plutôt que d’acquérir ce que d’autres estiment qu’il nous manque. Ce travail-là est un travail d’enquête qui part d’une dimension concrète et quotidienne et permet d’étranger le proche pour reprendre une expression de Fernand Deligny. Étranger le proche c’est à la fois « se méfier de ce qui se présente avec trop d’évidence » et « apprendre à voir autre chose que soi-même » (Vella, 2006, p. 181). L’enquête, au sens que John Dewey donne à cette expression, est une manière de relier la pratique à la réflexion. C’est un moyen de ne pas faire violence à l’expérience – par mépris, simplification, schématisme, suppression de sa dimension réflexive, etc. L’enquête offre en outre l’avantage de susciter et d’entretenir la curiosité, c’est un processus sans fin (Sabin et GPAS, 2019, p. 208-215) et qui n’a pas besoin d’être instrumentalisé en vue d’une fin qui existerait en dehors du processus lui-même.

La critique qui est faite de ce type de pratiques revient souvent à dire qu’elles manquent d’exigences théoriques et conceptuelles, qu’elles relèvent d’une forme de démagogie qui valorise la dimension empirique pour ne pas faire violence aux apprenants en les confrontant à leur ignorance et à leurs préjugés. Cette critique n’est pas neuve, le brésilien Paulo Freire, bien qu’ayant développé une méthode d’alphabétisation et d’éducation critique ayant permis à des centaines de milliers d’adultes d’apprendre à lire et à écrire, en a souvent fait l’objet. On l’accusait de se complaire dans la culture populaire, de rester au niveau des apprenants. Cette critique provient d’un académisme attaché au respect des règles méthodologiques orthodoxes et à la logique transmissive. Académisme, on l’aura compris, qui n’est pas le plus propice à comprendre la nécessité de partir du quotidien pour aller vers d’autres savoirs, selon la logique freirienne (Le Breton et Sabin, 2020). Or c’est pourtant ce passage par l’expérience connue qui permet la découverte des liaisons entre les choses pour reprendre une expression qu’affectionne John Dewey. Liaisons – entre le monde, ce qu’il nous fait, ce que nous lui faisons – qui permettent non seulement de sortir d’une logique exclusive (pratique ou théorie, expérience ou connaissance) mais qui font du monde et des pratiques humaines le lieu pour éprouver les choses et les penser. Le monde social et ce qu’on y fabrique deviennent des sujets de réflexion, font surgir des questions. Tenter d’y répondre amène à poursuivre des pistes qui, jusqu’alors, n’étaient pas empruntées. C’est une pratique de recherche exigeante. Les participant·es à la formation « Éducation populaire et transformation sociale » qui ont pu s’y essayer à travers le dispositif « Traces » ont pu expérimenter cette manière de tirer les fils de ces liaisons entre les choses, qui incite à mieux considérer le monde alentour et donc les connaissances qui permettent de mieux l’appréhender, sans devoir passer par un canevas préétabli. En témoignent des document qualifiés par leurs auteur·es de provisoires, de points de départ d’une recherche pratique et réflexive, et ce bien que ces travaux dépassent souvent les exigences universitaires posées pour l’obtention d’un diplôme de niveau Licence 3 (recueil de données, littérature mobilisée, finesse et/ou originalité de l’analyse proposée, dimension du document final…).

Sortir de cette dichotomie conservatrice entre pratique et théorie suppose d’abandonner un axiome qui a la vie dure : ne font de la recherche que celles et ceux dont c’est le métier et qui l’exercent dans les institutions idoines. Il faut souligner que cet axiome exclusif, s’il est encore souvent entendu, n’occupe plus une position hégémonique. D’autres formes de recherche existent, dans l’Université et en dehors, et la reconnaissance de cette diversité est déjà un moyen de favoriser des espaces de réflexivité des professionnel·les de l’intervention sociale sur leurs propres pratiques (Bonny, 2020). Cette reconnaissance n’a pas seulement un intérêt heuristique et pédagogique. Il faut la replacer dans le processus de normalisation-standardisation des pratiques de l’intervention sociale, sous-tendu par : un renforcement des pouvoirs économico-administratifs, une contractualisation qui accroit le pouvoir des financeurs, une hiérarchisation qui place les pratiques de terrain (soin, accompagnement, services directs aux usagers, etc.) en bas de l’échelle professionnelle (en terme de salaire et de reconnaissance), un appauvrissement des activités dû à une verticalisation des relations professionnelles qui oppose le manager qui pense et les praticien·nes qui exécutent.

Dans ce contexte-ci la reconnaissance et le renforcement des intelligences individuelles et collectives des protagonistes œuvrant sur le terrain est aussi un choix politique – à contre-courant. L’Université aime à se présenter comme jouissant d’une certaine autonomie qui lui permet de faire son travail (produire librement des connaissances et les enseigner librement) sans succomber aux sirènes du temps présent et à leur injonction à la rentabilité immédiate. Cette autonomie revendiquée n’est pas seulement un horizon idéalisé, c’est aussi souvent une incitation indirecte à regarder le monde sans y agir, l’action relevant de l’impur contre la pureté de la science, l’action relevant d’un attachement au monde contre la distanciation qui permettrait de garder « la tête froide ». Cette inaction a des conséquences nombreuses et l’actualité en donne chaque jour des exemples. Elle empêche notamment de considérer à sa juste mesure les coups portés à l’autonomie universitaire – toujours incertaine. La politique de rentabilité des services de formation continue, l’entrain avec lequel se prépare l’insertion dans le champ concurrentiel et rentable de la formation professionnelle, l’inscription dans des procès de standardisation de type ISO… témoignent de l’inaction du milieu académique et, inversement, du renforcement de forces administrativo-financières qui viennent orienter la manière de produire des connaissances et de les transmettre. Le découpage des formations en « blocs de compétences » indépendants les uns des autres et vendables à l’unité en donne un aperçu. Il y a sans surprise une forme d’isomorphisme entre le new management bien implanté dans l’intervention sociale et les processus de transformation de l’Université. Dans les deux cas, ces processus ont pour résultat d’amoindrir les capacités de réflexion, d’action et de décisions des acteurs et actrices de terrain – dont on souhaite qu’ils et elles ne soient que des exécutants de décisions prises ailleurs, et loin des contingences de la pratique de terrain.

Ce qui est dénoncé dans le milieu du soin, à savoir des listes de « bonnes pratiques » rédigées de manière administrative et invitant à davantage de contractualisation entre professionnel·les et usagers, devrait résonner et faire raisonner l’Université. Le management comptable, ses « bonnes pratiques », ses « standards », ses « recommandations » (entendre prescription) relèvent exactement d’une même logique d’appauvrissement des pratiques, des pensées et aussi du langage (Broudic, 2018). Comment penser au moyen d’un langage standardisé ? L’Université ne peut pas esquiver une question qui concerne son propre outil de travail. La formation de praticien·ne chercheur·e est une piste à ne pas négliger pour contrer ces machines à appauvrir les pratiques réflexives et à ankyloser la portée des savoirs critiques. C’est bien de ce contexte-là et des pratiques qui s’y déploient (dominantes ou réfractaires) qu’il faut partir pour penser. C’est dans cet esprit qu’organiser des espaces de formation-action est de première importance, pour pouvoir interroger ce qui nous arrive et agir en fonction. Et l’Université est assez bien dotée pour y prétendre, si elle ne se complet pas dans un académisme étroit et si elle accepte d’être elle aussi objet de questionnements. Il s’agit là d’un premier déplacement permettant de dépasser l’étiquette trop simple et précise distinguant celles et ceux qui pensent et les autres qui agissent.

Cette voie suppose d’abandonner les évidences académiques et d’interroger de manière pratique et théorique le lien (sans cesse présupposé, bien peu interrogé) entre des connaissances validées et des expériences singulières. Comment les unes, déjà pensées, peuvent servir aux autres en train de se faire ? Démontrer des chemins possibles, non pas seulement en disant, mais en faisant – une démonstration par l’action et dans l’action. Cela ne revient pas à opposer la pensée contre l’action, mais ne se contente pas non plus de l’évidence de leur complémentarité – il faut en vérifier l’effet.

III – Traverser les frontières et refuser les chasses gardées : les voies de l’émancipation

Cette dernière partie cherche à relier ce qui est trop souvent abordé et analysé de manière séparée : un académisme qui peine à prendre en compte ce qui se joue autour de nous et qui pourrait pourtant être un point d’appui pour penser et enseigner ; une Université qui est entrée dans le champ concurrentiel des formations payantes, entrée en lice qui passe par une standardisation des manières de concevoir l’enseignement et un renforcement des relations de type producteurs-consommateurs ; un contexte en pleine transformation où les alternatives semblent bénéficier de bien peu de marge de manœuvre, ce qui ne laisse pas d’interroger quand il s’agit d’aborder la question de la transformation sociale. Quelques équipes pédagogiques ont essayé cependant, ces dernières années, de développer des formations portant sur l’éducation populaire, c’est le cas notamment du projet d’Université populaire développée de 2009 à 2012 à l’Université Paris 8 Saint-Denis. Celle-ci a développé des approches et des outils originaux dont ses protagonistes ont précisément rendu compte dans un numéro de la revue Fil Rouge qui lui est entièrement consacré (Fasseur et. al., 2013).

Cette expérience partage beaucoup de points communs avec le Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale », notamment la volonté de faire émerger la figure de praticien·ne-chercheur·e ; de rassembler des participant·es venu·es d’horizons variés et possédant des niveaux d’études très hétérogènes ; de reconnaître la dimension relationnelle de l’éducation ; de prendre acte d’œuvrer dans un contexte de libéralisation de la formation continue ; de s’inscrire dans une véritable démarche collective – produisant une émulation propice à la réflexion et à l’expérimentation, mais également perçue comme chronophage et énergivore. C’est pourtant une différence qui permettra de commencer à relier les éléments disparates qui forment le contexte de ce type d’expérimentations. Pour donner corps à la critique de l’académisme universitaire, ces expérimentations développent des manières de faire qui donnent parfois l’impression d’agir en symétrie du modèle décrié : une forme de certitude des connaissances et des outils à transmettre, qui dessinent de manière assumée le fait de vouloir métamorphoser les participant·es, de leur faire prendre conscience des déterminismes sociaux, de les révéler, de les faire passer du pôle de la passivité à celui de l’action, etc. (Verrier, 2017, p. 53 ; Fasseur et. al., 2013, p. 9 ; Tilman & Grootaers, 2013, p. 4-5). Éclairer ou éblouir ? Cette posture est signe en tout cas d’une façon de considérer que l’on possède des manières de penser et d’agir qui sont éprouvées et essentielles à celles et ceux que l’on souhaite former – le mot est ici à propos.

La formation « Éducation populaire et transformation sociale » n’a pas cherché à faire naître des femmes ou des hommes nouveaux. Un consensus au sein de l’équipe de coordination fait considérer les participant·es comme déjà porteurs de toutes les capacités et expériences nécessaires. Les entretiens préalables à l’entrée dans la formation, au regard de l’expérience et des savoirs des candidat·es, se terminent généralement par les questions suivantes : « Qu’attendez-vous de cette formation ? Que peut-elle vous apporter que vous ne possédez déjà ? » Ces questions n’ont rien de démagogique, elles viennent prendre la mesure des expériences développées (de vie, professionnelle, militante, collective, etc.) et d’une certaine habitude des candidat·es à penser et analyser leurs pratiques. Ces questions ne sont pas non plus le signe d’une impuissance pédagogique : l’équipe de formation est compétente, portée par des intervenant·es, qui, dans leurs domaines de pratiques et de recherches respectifs, témoignent d’une solide expérience de l’éducation populaire, du fait associatif ou coopératif. Et la formation dans son ensemble, comme dispositif pédagogique construit collectivement, témoigne évidemment d’un fort intérêt de chacun·e de ses protagonistes pour cet espace de formation-action qui bénéficie aussi bien aux participant·es qu’aux intervenant·es – comme lieu d’échange, de réflexion, d’expérimentation pratique et d’éducation mutuelle.

Ces questions viennent dire autre chose : si nous n’avons pas vocation à faire naître des hommes nouveaux ou des femmes nouvelles, nous n’avons pas pour autant abandonné le fait de vouloir proposer un espace de formation ambitieux et à contre-courant. Si nous ne pensons pas avoir dans nos bagages des connaissances qui viendraient illuminer à coup sûr ce qui demeurerait obscurément dans l’ombre, nous pensons néanmoins que cet espace de formation est aussi rare que précieux et qu’il n’a aucune vocation au statu quo. Il semble qu’il existe en effet un chemin éducatif et réflexif dont le point de départ ne nécessite pas cette séparation toujours recommencée entre experts et profanes ou béotiens. Chemin qui permet de tisser du commun et de penser à partir de ce que nous vivons, les un·es et les autres. Cette voie insuffisamment assumée et explicitée est une manière de se positionner contre les protocoles de standardisation et les outils universels, elle est un moyen de construire ce jeu nécessaire dans des mécanismes sociaux trop bien huilés – mouvement nécessaire à l’émancipation.

Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale »
Un dispositif intégré
(extraits de la page Internet de présentation de la formation)

Aux 7 modules ressources à dimension « théorique » s’ajoutent des modules dont un des objectifs principaux est de contribuer au lien entre le terrain d’action des participant·es et les regroupements mensuels de 3 jours à l’université :

1. Résister à la transmission droite à l’identique

Le recours à l’exposé magistral est une bonne illustration de ces pratiques insuffisamment discutées et qui ne permettent pas d’assumer des choix pédagogiques qui annoncent pourtant vouloir s’éloigner des modèles académiques. L’exposé magistral ne coïncide pas avec le slogan « faire avec, par et pour le peuple » souvent utilisé pour désigner des processus d’émancipation (Bacqué & Biewener, 2017 ; Verrier, 2017). Il ne coïncide pas non plus avec l’horizon des pédagogies actives ni avec la nécessité revendiquée de reconnaissance de l’altérité qui doit permettre de faire surgir des savoirs occultés, des paroles silenciées et des pratiques considérées comme déviantes parce qu’elles sortent de la norme (Sabin, 2020). Mais, dans le même temps et bien qu’on l’estime insatisfaisant, on recourt à ce régime transmissif parce qu’il serait néanmoins le signe avéré des connaissances universitaires et leur marque légitime, et donc un passage assez obligé (Verrier, 2017, p. 79 et Verrier in Fasseur et. al., 2013, p. 17). Cet état de fait s’explique aussi par cette idée, partagée dans le milieu académique aussi bien que chez ses opposant·es, qu’il y a des connaissances (canoniques ou alternatives, orthodoxes ou dissidentes) qu’il faut absolument faire connaître. Le régime transmissif est consubstantiel de ce présupposé éducatif. On sait que Jacques Rancière, à la suite des expériences anti-pédagogiques menées par Joseph Jacotot (1770-1840), le maître ignorant que le philosophe a remis sur le devant de la scène, a qualifié cette pratique de l’explication de voie de l’abrutissement.

« C’est la logique du pédagogue abrutissant, la logique de la transmission droite à l’identique : il y a quelque chose, un savoir, une capacité, une énergie qui est d’un côté – dans un corps ou un esprit – et qui doit passer dans un autre. Ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. […] À cette identité de la cause et de l’effet qui est au cœur de la logique abrutissante, l’émancipation oppose leur dissociation. C’est le sens du paradoxe du maître ignorant : l’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même. Il l’apprend comme effet de la maîtrise qui l’oblige à chercher et vérifie cette recherche. Mais il n’apprend pas le savoir du maître » (Rancière, 2008, p. 19-20).

Sortir de la logique abrutissante, de cette dysmétrie essentielle qui reconduit sans fin l’inégale position de celui qui sait et celui qui ignore (Rancière, 1987), ne signifie pas l’abandon de l’exigence universitaire – pour laquelle notamment les participant·es ont choisi la formation « Éducation populaire et transformation sociale ». Elle suppose par contre de sortir d’une certaine orthodoxie et des routines pédagogiques qui ressassent cette idée de transmission d’un bagage minimum considéré soit comme une sorte de prolégomènes nécessaires au départ vers des horizons inconnus, soit comme l’objectif de tout processus éducatif (maîtriser des connaissances), soit encore comme la condition pour exercer son sens critique. Même lorsque ce dernier point est mis à l’honneur et valorise l’acquisition de connaissances subversives, le processus échappe rarement à « la routine indéfinie de la démystification » (Rancière, 1998, p. 83). Éclairer ou éblouir ?

En abandonnant l’idée qu’il y a bien, pour éduquer, quelque chose de clairement identifié qu’il faut transmettre, n’abonne-t-on pas néanmoins toute ambition cognitive ou intellectuelle ? N’est-ce pas, disent les un·es, une sorte d’appel à la « médiocratie » ou, disent les autres, une forme de résignation qui accepte in fine les connaissances normatives de l’ère du temps ? Les participant·es à la formation « Éducation populaire et transformation sociale », lors d’un entretien collectif, apportent quelques réponses. Ils et elles témoignent de l’importance, pour mener à bien ce processus de formation, de n’avoir pas eu à « montrer patte blanche », c’est-à-dire d’avoir pu parler, s’exprimer, échanger sans se dire qu’il leur manquait les prérequis qui autorisaient à prendre la parole, sans se dire « je pourrai parler quand j’aurai les connaissances » – futur qui peut être indéfiniment repoussé, l’émancipation étant alors toujours pour demain. Les participant·es insistent également sur l’importance de ne pas hiérarchiser ce qui relève de la pensée et de la théorie et ce qui relève de la pratique et de l’expérience. Cela permet de se sentir davantage protagoniste du processus de formation et facilite la mobilisation des savoirs dans la pratique, savoirs qu’il s’agit de faire vivre en quelque sorte.

L’émancipation, qui qualifie le fait de sortir d’une dépendance ou d’une domination, d’une trajectoire déterminée, suppose d’abandonner les lignes droites qui vont d’un point A à un point B ainsi que les programmes éducatifs qui rendent possible cette rectitude. Un moyen parmi d’autres d’y arriver est de développer des espaces d’apprentissage qui permettent, nous l’avons vu, d’affecter et de se laisser affecter, c’est-à-dire qui parient sur des bifurcations. C’est le sens donné par l’équipe pédagogique lorsqu’elle remet en cause la démarche, répandue dans les milieux de l’éducation populaire, et un temps usitée pour construire la formation, de « s’informer, comprendre, agir ». Une réunion de l’équipe de coordination remet en question ce cheminement « diagnostic-théorie-action », ligne droite mécanique qu’on appellera, c’est selon, méthodologie de projet ou bien processus de conscientisation. D’autres voies semblent plus prometteuses à l’équipe, aussi bien du point de vue des exigences universitaires que de l’émancipation qui est un horizon permettant de penser et d’agir dans des contextes où les protocoles sont de peu d’utilité. Celle par exemple qui consiste à inciter et valoriser la capacité des personnes à observer, écouter, penser à partir de tout ce matériau de première main qui surgit des terrains d’action. C’est une intention que l’équipe de coordination réaffirme après le bilan-perspective des trois premières années : la formation se déroule avant tout sur le terrain, les trois jours de regroupement mensuel n’en sont qu’un épisode, essentiel mais pas premier.

Il ne s’agit pas d’une simple inversion : l’empirie avant plutôt qu’après, la théorie après plutôt qu’avant. Partir du domaine de l’expérience ne construit pas un programme, des paliers, des niveaux balisés par celles et ceux qui savent et enseignent, c’est au contraire assumer les changements de direction et les voies sans issue. Les participant·es et les intervenant·es l’expérimentent à chaque regroupement, principalement dans le module « Penser le chemin de l’action » qui permet de tisser ces liens entre les pratiques de terrain et la dimension universitaire de la formation (modules ressources et dispositif « Traces ») : l’expérience de terrain, c’est-à-dire le travail en équipe, avec des bénévoles ou des usagers, les actions à mener, les ressources à mobiliser, etc., est le lieu des contingences, des aléas, de ce qui ne se passe presque jamais comme cela avait été prévu. L’enseignement académique est au contraire et par définition le lieu des progressions linéaires et des destinations connues. Partir de l’expérience permet non seulement de se placer sur le terrain des participant·es, de leurs compétences et questionnements, mais aussi de dire en creux que les savoirs universitaires mobilisés auront de l’intérêt et acquerront une validité en fonction de leur capacité à contribuer à penser et éclairer les enjeux de l’action. Dans ces conditions la transmission droite à l’identique s’éloigne à grand pas.

Ce choix oriente aussi la manière dont on conçoit l’intervention sociale. Comme le rappelle Jean-Yves Broudic, dans un ouvrage montrant le décalage entre les recommandations administratives et les pratiques professionnelles que requièrent les métiers du secteur médico-social :

« Il n’y aura pas rencontre s’ils [les professionnels] restent en position de savoir en observant de manière ‘’objective’’, en donnant des réponses, en proposant toujours quelque chose, en répondant aux demandes, en voulant contrôler ou maîtriser les situations, en expliquant les symptômes ou les problématiques des personnes par des pseudo–savoirs sur leur enfance, leurs traumatismes, etc. De même, l’accès de l’usager à son savoir propre est empêché quand l’intervenant applique un langage et des méthodes prédéfinies au lieu d’écouter les personnes. » (2018, p. 115-116)

Comment ne pas voir dans les logiques de transmission droite à l’identique, une incitation ou une suggestion à utiliser des connaissances légitimées de manière mécanique, sorte de boîte à outils universels (au sens d’un outil s’adaptant à toutes les situations) ? C’est une manière de déprécier également la confiance en la capacité de chacune et chacun à regarder et à décrypter. Les livres, les savoirs académiques, les connaissances de seconde main seront systématiquement valorisés – y compris lorsqu’ils viennent de sciences attachées aux dimensions empiriques de la vie en société. On voit bien, dans les formations à l’intervention sociale, toutes les limites qu’il y a à mettre en arrière-plan l’environnement social et les personnes y vivant et y agissant ou de ne s’en servir que d’illustration de choses déjà pensées et déjà décryptées. C’est finalement une préparation à l’acceptation des protocoles, des choses venues d’une entité supérieure et pensées de l’extérieur. C’est le contraire d’une incitation à agir de manière circonstancielle et prudente. Les protocoles se désintéressent par nature des circonstances, ils empêchent de construire des pratiques attentives, circonspectes, à l’écoute. Rappelons que Michel Foucault disaient des institutions disciplinaires, du fait des dissymétries qu’elles construisent et des hiérarchies qu’elles imposent, qu’elles empêchent les réciprocités (Foucault, 1975, p. 259). Sortir de ce schéma n’a rien d’évident comme le soulignent les protagonistes de l’Université populaire de Paris 8 Saint-Denis (Fasseur et. al., 2013, p. 30), c’est pourtant quelque chose d’essentiel pour donner à voir ou à entrapercevoir d’autres possibles pédagogiques et in fine d’autres formes d’intervention sociale. Il faut échapper à ce huis clos où, du côté de l’académisme, l’un donne les connaissances et l’autre les reçoit et où, du côté de l’intervention sociale, les professionnel·les sont incité·es à se transformer en pourvoyeurs de bienfaits et services qui laisseraient penser qu’ils disposent de toutes les clefs et que les usagers en sont eux dépourvus (Broudic, 2018, p. 224). Aucun jeu possible dans ces mécaniques, justement parce qu’aucune réciprocité n’y est possible.

Pour échapper à ce régime de transmission, la formation « Éducation populaire et transformation sociale » multiplie les dispositifs qui favorisent le travail de recherche à partir d’une trajectoire et d’un contexte situés. C’est l’invitation faites aux candidat·es de rédiger une « lettre de mobilisation » revenant sur leur parcours, leurs expériences et reliant cette trajectoire à la volonté de rejoindre la formation. C’est le choix de faire débuter le premier regroupement par un retour sur ces parcours de vie, sur les liens entre « petite » et « grande » histoire, et de ne débuter le premier module ressource qu’au deuxième regroupement. Ce sont évidemment aussi les dispositifs que nous avons détaillés ici : les modules ressources introduits par des éléments issus des terrains des participant·es ou « Traces » construit comme une enquête mobilisant des matériaux composites et faisant intervenir des protagonistes aux voix polyphoniques. Ces choix indiquent dès le début du cycle que l’équipe de formation n’a pas vocation à partir de rien ou à transformer des êtres humains incomplets – manière de faire habituelle qui relève aussi bien de l’évidence qu’enseigner c’est combler des manques que d’un pouvoir qui permet d’asseoir une autorité à peu de frais. Du point de vue des participant·es ce choix suppose de ne pas attendre d’apports clefs en main, position confortable, connue et qui met peu en danger ; du point de vue des intervenant·es cela signifie prendre le risque de ne pas avoir toujours la main, de perdre ce pouvoir qu’offre l’exposé ex cathedra.

2. Le sens commun ?

Lors des journées de travail du bilan-perspective des trois premières années de la formation, nous faisions part d’une certaine déception vis-à-vis des « Rapports de formation-action », le compte-rendu de ces journées indiquait : « Globalement, insatisfaction liée à une orientation vers une commande universitaire perçue et faite de façon trop formelle, qui peut amener un caractère artificiel... L’impression d’une sorte d’obligation pour répondre à la commande universitaire. Le Rapport de formation-action est trop centré autour d’un outil d’évaluation, alors qu’il devrait être un outil au service du processus de transformation sociale de chacun, chacune, passé et à venir. » Le dispositif « Traces » a permis de dépasser certaines de ces limites : les documents peuvent servir de prétexte à d’autres rencontres en dehors de la formation, notamment pour discuter des pratiques professionnelles ou de l’organisation d’un collectif.

Si ce type de démarche pédagogique ne se rencontre pas plus fréquemment c’est sans doute par manque d’espaces collectifs d’expérimentations. Le fait d’avoir développé cette formation à partir d’une équipe solide et ayant développé des liens interpersonnels forts, échangeant et se réunissant régulièrement, a permis d’expérimenter sans que le risque ne soit assumé de manière trop individualisée. Mais l’opposition ou le désintérêt pour ce type d’approche relève aussi d’une dimension plus profonde et qui a à voir avec la manière dont le milieu académique se représente lui-même et considère les connaissances qu’il fabrique. Le savoir académique, et notamment celui faisant appel aux sciences sociales, construit sa spécificité et son autorité sur un discours bien rôdé et largement répété : le dépassement du sens commun. Et les dispositifs éducatifs qui parient sur l’échange, qui laissent la possibilité d’une réciprocité, sont regardés avec défiance, du fait d’une proximité douteuse avec ce dont il faut s’éloigner pour produire des connaissances dignes de ce nom. L’idée tellement convenue et servant de lieu commun peut se résumer ainsi : la science (et avec elle l’Université) doit pour exister échapper au sens commun. Cette idée d’un sens commun impur et infréquentable gagne du terrain y compris dans les champs de l’éducation et du politique. Construire des savoirs objectivés ou critiques, dès lors, signifie s’éloigner du sens commun – qui sert de repoussoir. Dans son travail de réactivation du sens commun, la philosophe Isabelle Stengers rappelle que si Galilée a publié son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde en italien et non en latin, c’est parce qu’il misait davantage sur le sens commun que sur les autorités du moment (Stengers, 2020, p. 16). Le rappel est une invitation à nous décentrer, et à nous placer sur un registre politique. Les conséquences de ce mépris du sens commun vont au-delà d’un simple discours d’autodistinction et d’autolégitimation : en distinguant si précisément ce qui relève d’une vérité et d’un faux-semblant, des outils adéquats et des autres qu’il faut abandonner, se dessinent également des chasses-gardées, des frontières bien surveillées et des gardiens du temple.

Comme le rappelle I. Stengers, l’espace est mince qui sépare les opinions dévoyées et les croyances populaires de la nécessité d’un berger dirigeant le troupeau. Face à ces discours entendus, face à ces appels appuyés et indirects en faveur d’un gouvernement des savants, la philosophe remarque que d’autres s’activent néanmoins à « faire sens en commun » et qu’ils et elles le font contre ce mépris des experts – et plus encore : en contraignant les experts si ce n’est à changer leurs pratiques, au moins à changer ce que leurs pratiques prétendent imposer. Ces situations émergent lorsque les personnes sont concernées par l’enjeu de la science et ses conséquences pratiques (Id., p. 21 et 172-173). Stengers donne l’exemple de la lutte anti-OGM et celui de l’organisation des usagers de drogues face aux experts en addiction, deux formes de mobilisations auprès desquelles elle a activement travaillé (Stengers, 2002 et 2013). Les revendications autour de la figure de « l’usager-expert » face aux pratiques et savoirs médicaux aideront à comprendre les possibilités ouvertes par le sens commun contre les savoirs experts, et d’en saisir la portée à la fois heuristique et politique.

Les mobilisations des patient·es atteint·es du SIDA, dès les premières années de la pandémie, signent l’émergence d’un refus de n’être considéré que comme un corps et non comme une personne, et affirment une volonté d’être acteur de la lutte contre la maladie. Ces mobilisations, qui seront suivies ensuite par celles de personnes atteintes de maladies chroniques ou orphelines, de personnes aidantes auprès de proches atteints de maladies dégénératives ou de troubles psychiques, etc., ont permis des avancées sur la connaissance de ces maladies et leurs traitements. Ces mobilisations ont permis la création de formations, y compris universitaires, en direction des patient·es ou des accompagnant·es afin d’exercer un rôle actif dans la maladie (interprétation des symptômes, meilleur suivi du traitement grâce au partage d’information). La maladie n’est plus alors seulement subie, elle peut même devenir une source d’apprentissage, sur la maladie, sur soi et sur le monde. Les résistances à cette entrée en lice des patient·es ne s’expliquent pas tant du point de vue des connaissances et des pratiques médicales (qu’elles contribuent à améliorer) que du point de vue d’une relation d’autorité. Refuser la passivité dans laquelle, classiquement, la relation médicale enferme les patient·es, vient rompre avec le paternalisme qui régit cette relation. Derrière les savoirs, et leur conservation, il y a bien des relations de pouvoir (sur ces questions : Jouet & Flora, 2010). Cette dimension est évidente, cela n’empêche pas qu’elle soit occultée sous le vernis du savoir et de l’expertise. Ce détour par ces mobilisations contre le pouvoir médical peut être lu comme une métaphore permettant de décrire les relations de pouvoir où la connaissance (et son double : l’ignorance) sont en jeu et de saisir les possibilités de s’en émanciper.

Il se construit là du sens en commun et aussi du savoir, sans devoir passer par la transmission droite à l’identique. Ces pratiques viennent répondre d’elles-mêmes à ces remarques qui ne manqueront pas d’être faites sur la confusion des genres (« on ne s’improvise pas savant », « attention aux impostures et aux démagogies »). Par ces pratiques qui engagent un échange, souvent conflictuel, les patient·es sont-ils devenus médecins ? Et, bien qu’à première vue absurde, une autre ques
tion, symétrique à celle-ci, interroge plus qu’il n’y paraît : les médecins sont-ils devenus malades ? La peur de la contamination, d’une perte de pureté, cache mal, semble-t-il, la peur d’une autre perte : celle d’une autorité et d’un pouvoir. Nous retiendrons pour notre part qu’un certain trouble dans les catégories d’évidence et les hiérarchies est propice à l’émancipation.

Ouverture

L’académisme, cet attachement excessif à l’enseignement conventionnel, est une manière de contrôler tous les pas de celle ou celui qui apprend. Cela est peut-être utile à l’apprentissage des normes et des conventions mais pas à l’émancipation. L’émancipation requiert un mouvement libre, jamais entièrement contraint ou initié de l’extérieur – les mobilisations des patient·es face au corps médical en témoignent. Dans les espaces qui visent à l’émancipation il faut accepter que quelque chose sans cesse échappe. Les dispositifs pédagogiques qui ont été abordés ici l’assument et le favorisent, dessinant une manière d’apprendre et, aussi, une manière d’agir.

La synthèse de l’enquête menée auprès des participant·es aux trois premières années de la formation conclut : « L’impact de la formation dans le champ professionnel s’avère multiple. D’abord une prise de recul, un autre regard porté sur son travail et son environnement professionnel, une réaffirmation de son positionnement professionnel, une plus forte légitimité, un nouveau souffle, de nouvelles motivations. Avec parfois une syndicalisation, de fortes remises en question et l’envie d’aller vers de nouveaux horizons professionnels. Ensuite la formation apporte des outils de compréhension du fonctionnement des collectifs, des institutions, des capacités d’analyse des situations-problème mais aussi des outils d’animation, de pédagogie coopérative. Elle a aussi contribué à la mise en place de groupes de travail, de nouvelles pratiques, de nouvelles stratégies. » Signe également d’une manière de tisser des liens serrés entre pratique et théorie qui favorise une curiosité contagieuse : près d’un tiers des participant·es ont repris une formation après être passé·es par le Diplôme d’Université « Éducation populaire et transformation sociale ».

La conclusion pourrait alors s’exposer de la manière suivante : ces résultats ont été obtenus par ce mouvement laissé possible par le refus de la transmission droite à l’identique, par le choix d’affecter mais aussi de se laisser affecter par les participant·es et leur façon de penser et d’agir. Se tenir éloigné de l’académisme et des protocoles qui guident le domaine de la formation professionnelle est une condition suffisante pour se construire une marge de liberté. C’est oublier que la formation a pris fin après cinq années d’existence, non pas du fait de l’équipe de coordination, mais de décisions administratives, comme ce fut le cas pour l’Université populaire de Paris 8 Saint-Denis. Le « modèle économique » de la formation continue à l’Université ne laisse pas de place à des formations qui ne rapportent pas, ou si peu, et qui s’insèrent mal dans une relation de type producteur-consommateur.

Cela nous ramène inévitablement à cette idée de pureté de la science, pureté préservée par le maintien à distance du sens commun et la méfiance vis-à-vis de la dimension de l’agir. Nul·le n’est dupe : si c’est une manière de garder un air de perfection et un moyen de conserver les slogans sur l’autonomie de la recherche, l’indépendance de la science, la césure entre le savant et le politique, c’est aussi et surtout le maintien coûte que coûte d’une pensée qui veut ignorer les conséquences sur son propre exercice de ce qui nous traverse. Car la reprise en main de l’Université par les pouvoirs économico-administratifs entraîne une confrontation avec des pratiques qui n’ont pas besoin de penser, qui n’ont qu’à suivre les voix et les voies dominantes du moment. D’où cette sensation de rouleau-compresseur (comment arrêter un machine qui ne pense pas ?). D’où ces remarques réitérées : « C’est regrettable mais il faut vivre avec son temps », « Ce sont des décisions qui nous sont imposées d’en haut ». La pensée est bien incapable de répondre à ce régime d’action, le milieu universitaire s’en trouve sidéré – lui dont le rôle justement est de penser.

L’appel à construire du sens en commun est une voie à explorer. Cela suppose des alliances qui ne se laissent pas enfermer dans les catégories qui trient et séparent (sachant et ignorant, soignant et soigné, producteur et consommateur, professionnel et amateur…). Le retour sur ces cinq années d’expérimentation laisse entrapercevoir les pistes ouvertes par le refus de séparer action et pensée. Les pratiques s’en trouvent renforcées, et la théorie gagne également à délaisser les catégories générales et idéal-typiques qui font courir le risque de passer à côté de ce qui nous traverse aujourd’hui. Cela permet de renouer avec des tensions essentielles et fécondes, sans laquelle l’Université ne semble qu’une institution lancée sur son erre : tensions entre les connaissances passées et le monde présent, entre l’académisme et l’idéal d’un espace de débat critique, entre les contraintes qui s’imposent de l’extérieur et un horizon de liberté.

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NOTES

[1En 2015 j’ai rejoint comme co-responsable de la formation Sandrine Rospabé, collègue enseignante-chercheure à l’origine du projet, et qui en a été la responsable dès son lancement. L’équipe de coordination pédagogique était composée également de Solène Bouyaux, Marianne Leduy, Damien Gouëry et Denis Morel, formatrices et formateurs dans le champ de l’éducation populaire, présents dès les prémices du projet et protagonistes actifs de son développement.