Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Christophe Petit

Frances Coppola, "Défense de la Création Monétaire Démocratique »

Texte publié le 2 février 2020

Frances Coppola The Case for People’s Quantitative Easing, Polity Press, 2019.

La crise de financière de 2008 a donné lieu à la plus grande expérience financière de l’histoire. En effet, un assouplissement quantitatif, c’est-à-dire une création monétaire d’un montant historique inédit a été instauré dans la plupart des pays afin d’éviter une dépression. Plus de dix ans après le début de cette expérience, le constat est que la dépression a effectivement été évitée, du moins à court terme. Mais l’on peut constater trois problèmes. Tout d’abord, le niveau d’endettement a encore monté depuis la dernière crise, ce qui laisse craindre une crise systémique d’une proportion encore plus grande que la précédente crise. Ensuite l’assouplissement quantitatif a essentiellement accu la valeur des actifs détenus par les plus riches et a ainsi contribué à l’accroissement des inégalités. Enfin, les pressions déflationnistes semblent avoir plongé les pays dans une impasse déflationniste dont l’exemple historique du Japon nous enseigne qu’il est difficile de sortir.

C’est dans ce contexte que des économistes et des anthropologues tels que Steve Keen, Gaël Giraud, David Graeber, Ann Pettifor, Frances Coppola ou encore Michael Hudson proposent un assouplissement quantitatif démocratique qui cherche à créer cette masse monétaire d’une manière économiquement plus juste que l’assouplissement quantitatif réalisé depuis 2008. Ce qui importe dans cette réflexion, ce n’est pas tant le montant de la monnaie créée – c’est là un autre sujet de réflexion – que l’endroit où cet argent est créé dans l’économie. Ainsi « l’économiste en chef de HSBC, Stephen King, a commenté sur Twitter que le QE avait ’ des conséquences distributives malheureuses ’. Il avait raison. L’assouplissement quantitatif a massivement gonflé les prix des actifs. Les actions, les obligations, les matières premières, le pétrole, l’immobilier, même l’art et les vins fins - tous ont été gonflés par la monnaie de la banque centrale, ce qui a profité directement aux détenteurs de ces actifs, qui sont pour la plupart riches. Est-ce que cela a de l’importance ? Si les riches achètent de nouveaux yachts, les fabricants de yachts en profitent. Si les riches achètent des obligations ou des actions de sociétés, les entreprises en profitent, et cela se traduit par plus d’emplois et de meilleurs salaires pour les gens ordinaires. Les dépenses des ’ riches ’ devraient se répercuter sur les gens ordinaires, d’une manière ou d’une autre. Mais distribuer de l’argent aux riches est loin d’être un stimulant aussi puissant pour les dépenses que de donner de l’argent aux gens ordinaires. En effet les riches n’ont pas besoin d’argent parce que leur ’ propension marginale à dépenser ’ est très faible. En clair, cela signifie que si vous donnez un dollar de plus à un riche, il est peu probable qu’il le dépense, car il a déjà assez de dollars pour acheter tout ce qu’il veut. ». L’assouplissement quantitatif est en effet implicitement fondé depuis la crise de 2008 sur la théorie du ruissellement, laquelle théorie est non seulement orientée idéologiquement puisqu’elle sert objectivement les intérêts des plus riches mais elle se révèle aussi empiriquement inexacte puisque, loin de ruisseler, la monnaie créée essentiellement en haut du système financier sous forme de prêts par les banques d’investissement tend à s’accumuler en haut et à accroître ainsi les inégalités [1].

Les expériences de création monétaire pour les entreprises n’ont pas été non plus satisfaisantes. Les entreprises ont distribué plus de dividendes et elles ont utilisé ces fonds pour racheter des actions mais sans investir pour développer l’économie. Lorsque la monnaie est créée pour l’achat d’actifs par les banques centrales, ce sont les individus les plus fortunés et les entreprises multinationales qui bénéficient principalement de ces rachats d’actifs, notamment grâce à l’avantage compétitif fiscal que leur donne l’accès aux paradis fiscaux. Or cet accroissement de l’offre monétaire ne se traduit pas par un accroissement de la demande de biens et de services parce que, comme nous l’avons expliqué, la propension marginale à consommer des plus riches est faible et parce que les entreprises ne sont pas incitées à investir puisque les classes moyennes et populaires ne bénéficient pas de l’assouplissement quantitatif et ne consomment pas plus. Autrement dit, l’assouplissement quantitatif réalisé depuis 2008 produit seulement un accroissement des inégalités et de la spéculation sans augmenter la production et la consommation de l’économie dite réelle qui concerne la majorité de la population. C’est dans ce contexte qu’un assouplissement quantitatif économiquement plus juste mais aussi économiquement plus efficace est proposé pour relancer l’économie réelle, réduire le niveau d’endettement et sortir de la trappe de la déflation.

Objections au « QE for the People”

Les principales objections à l’assouplissement quantitatif pour le peuple sont l’inflation et l’inutilité de cette mesure. Frances Coppola explique pourquoi ces objections sont plus idéologiques qu’économiques.

La première objection est l’hyperinflation. Or une étude approfondie des crises d’hyperinflation du type de l’hyperinflation de Weimar montre que l’hyperinflation n’est pas simplement la conséquence d’une création monétaire sauvage mais d’évènements particuliers tels que la guerre, un changement de régime, des dettes étrangères et l’effondrement de l’appareil productif qui entraînent un tel phénomène. En effet, l’« hyperinflation arrive quand les gens perdent confiance en la capacité des banques centrales à maintenir la valeur de la monnaie qu’elles émettent (…) En fait la grande expérience de l’assouplissement quantitatif depuis 2008 nous a appris que les banques centrales peuvent créer des quantités astronomiques de monnaie sans générer d’hyperinflation, si les gens pensent que la création monétaire est bien contrôlée. Il n’y a aucune raison de penser que le fait de distribuer cette même somme de monnaie créée aux gens plutôt que de l’injecter dans les marchés financiers rendrait l’hyperinflation inévitable. ». Ainsi, d’une part il ne s’agit pas de modifier la quantité de monnaie injectée mais d’autre part, cette création monétaire peut commencer par des sommes extrêmement minimes – par exemple 100 euros dans le compte de chaque citoyen tous les trimestres - pour étudier empiriquement les effets de cette création de monnaie. Enfin, la monnaie peut aussi être détruite par l’imposition ou par un système de monnaie fondante, c’est-à-dire de monnaie qui perd sa valeur dans le temps. Il existe donc de nombreux moyens de maîtriser le risque inflationniste qui sont plus efficaces car plus directe que les actions indirectes des banques centrales sur les taux directeurs.

La seconde objection est celle de l’inutilité de cette mesure. Elle se fonde sur l’idée que l’imposition pourvoie au problème d’injustice sociale et économique, problème qui entraîne un autre problème, celui de l’efficacité d’une mesure pour relancer la demande quand la relance monétaire est concentrée chez les plus riches. Mais cet argument ne distingue pas deux choses qui sont très différentes, à savoir d’une part la distribution monétaire qui est la création de nouvelle monnaie et d’autre part la redistribution monétaire qui est l’imposition. Or la redistribution est entièrement déterminée par la distribution monétaire. Si la monnaie créée part dans des montages spéculatifs au sein de paradis fiscaux alors la redistribution monétaire est inefficace parce que la monnaie a justement été créée dans des paradis fiscaux pour que jamais cette monnaie créée ne puisse être taxée. C’est pour cette raison que les personnes les plus fortunées et les multinationales paient très peu d’impôts en général : le système de création monétaire a été construit depuis plusieurs décennies justement pour qu’ils évitent de payer des impôts, c’est ce que l’on nomme l’optimisation fiscale. Le livre récent de Saez et de Zucman intitulé « Le Triomphe de l’Injustice » explique justement comment l’évasion fiscale n’est pas le fait de quelques individus mal intentionnés mais qu’elle est systémique puisque toute l’industrie des banques commerciales s’est développée grâce à des techniques d’optimisation fiscales ou de redistribution monétaires qui sont rendues possibles par la distribution monétaire. La condition de possibilité d’une imposition, c’est-à-dire d’une redistribution monétaire, économiquement démocratique est donc une distribution, c’est-à-dire une création monétaire démocratique. C’est donc au niveau des institutions que sont les Etats et les banques centrales que la lutte contre les paradis fiscaux se joue.

Conclusion

Le débat démocratique au sujet de l’institution monétaire est particulièrement fécond au Royaume-Uni, sans doute à cause de l’impact du secteur financier dans ce pays. Des mesures telles que le « qe for the people » ont été défendues par le parti travailliste de Jeremy Corbyn. En France, du fait de l’éloignement de la BCE à Francfort et de la zone euro, le débat porte surtout sur la capacité du pays à retrouver sa souveraineté et en particulier sa souveraineté monétaire grâce notamment à des referendums d’initiative citoyens. Quant à la question écologique, l’on voit bien que le « qe for the people » n’y répond pas directement et que cette mesure doit être couplée à d’autres mesures écologiques telles qu’un assouplissement quantitatif vert, un dividende carbone ou encore une taxe carbone pour détruire par une imposition écologique une création monétaire démocratique afin que l’institution monétaire soit à la fois plus démocratique et plus écologique. Enfin, pour ce qui est du réalisme d’une telle mesure, l’on peut constater deux dimensions. Tout d’abord le fait de jouer directement sur la création monétaire permet une gestion directe de la monnaie plutôt que la gestion indirecte exercée actuellement par des taux directeurs. Ensuite le réalisme de cette mesure dépend simplement du niveau monétaire et de sa fréquence. Ainsi une création monétaire d’un montant de 2000 euros par mois est inenvisageable mais un montant de 200 euros par mois permettrait aux citoyens de commencer à prendre conscience et à réfléchir sur le sujet de l’institution monétaire. Or c’est bien là ce qui est l’essentiel, à savoir la prise de conscience du rôle central de l’institution monétaire dans la vie démocratique. L’économiste Veblen distinguait les intérêts particuliers de l’intérêt général. Il insistait aussi sur le rôle moteur et central de la création monétaire par le crédit dans l’économie. Ce qui est fondamental, c’est que l’institution monétaire puisse servir l’intérêt général comme elle servait l’intérêt général en France durant les trente glorieuses avec les circuits du trésor public qui permettait à l’Etat de créer de la monnaie de manière keynésienne pour l’intérêt général. L’histoire de la captation de l’institution monétaire par les intérêts privés et minoritaires des banques d’investissement a été très bien expliquée par Benjamin Lemoine dans son ouvrage intitulé « L’Ordre de la Dette ». Il s’agirait aujourd’hui de se réapproprier démocratiquement l’institution monétaire mais aussi de penser l’institution monétaire pour l’adapter aux caractéristiques monopolistiques particulières de l’économie numérique afin de prendre en compte ce nouveau paradigme technologique pour faire évoluer l’institution monétaire vers une forme non seulement plus démocratique et plus écologique mais aussi plus adaptée à l’économie du XXIe siècle.

NOTES

[1{} Sur le fait que le système de réserve fractionnaire des banques centrales ne régule pas – ou très peu - la monnaie créée par les banques commerciales : https://www.quora.com/What-is-fractional-reserve-lending.