Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

François Gauthier

La mort, le rite et le deuil en Occident
Symptômes d’une déchristianisation

Texte publié le 20 janvier 2020

Ce texte est extrait d’un article publié dans la revue Universitas de l’Université de Fribourg à l’automne 2019. L’entretien a été mené par Patricia Michaud. Le texte original peut être consulté sur le site : https://www3.unifr.ch/universitas/de/ausgaben/2019-2020/la-mort/accepter-la-mort-pour-mieux-vivre.html

A l’ère de l’ultra-communication et d’une (relative) libéralisation des mœurs, de plus en plus de tabous tombent. Et pourtant, il y en a un qui fait de la résistance dans nos sociétés occidentales : celui lié à la mort. Pourquoi ?

FG : Avec l’inceste, la mort constitue – d’un point de vue anthropologique - l’un des deux seuls interdits chez les êtres humains. L’exemple le plus marquant ? On ne fait pas n’importe quoi avec les corps des morts. C’est d’ailleurs ce qui distingue les hommes de la plupart des animaux : le fait d’enterrer nos morts ou d’en disposer de manière consciente. Or, la notion d’interdit est indissociable de celle de tabou. C’est par là que se fonde les cultures humaines.

Reste que l’Occident n’a pas l’exclusivité de la peur de la mort ! Pour revenir à quelque chose de plus universel : la mort, c’est le non-symbolisable par excellence. D’où la nécessité de la ritualiser, quelle que soit la société dans laquelle on vit. Or, les rituels autour de la mort sont toujours orientés vers l’intégration de la mort dans la vie. Même s’ils sont rarement présentés ainsi, ils sont destinés aux vivants, pas aux défunts.

Vous faites partie d’un réseau international de recherche sur les transformations des rituels entourant la mort en Occident. Même si le tabou lié à la mort est encore bien présent, les rituels, eux, sont donc en évolution ?

FG : Oui, en pleine évolution. La plus marquante est la façon dont on dispose des corps des défunts. En quelques décennies, il y a eu un renversement radical : on est passé d’un rapport de 20% de crémations pour 80% d’enterrements aux proportions inverses, grosso modo, pour pratiquement tous les pays occidentaux. L’Église catholique a été bien obligée de s’adapter à cette nouvelle donne : depuis 1963, elle autorise ses fidèles à se faire incinérer.

Quelles sont les autres évolutions qui caractérisent les rituels autour de la mort dans nos sociétés occidentales ?

FG : Je pense qu’il est important de rappeler que jusqu’après le milieu du 20e siècle, il y avait une homogénéité des pratiques autour de la mort. L’Église, qu’elle soit catholique ou protestante, s’occupait pour ainsi dire de tout, et on enterrait les morts selon le rite chrétien, au cimetière, sauf pour la majorité de libres-penseurs qui préféraient, depuis le tournant du siècle, la crémation. On a d’ailleurs de très beaux crématoires art-nouveau en Suisse, à La-Chaux-de-Fonds par exemple. Il y avait donc une unanimité culturelle au sujet de la mort, qui était liée à la question du salut (le paradis ou l’enfer). Depuis les années 1970, on se situe dans une période de transition, celle de la sortie du christianisme, qui s’est produite en deux temps. D’abord, la mort aseptisée des salons funéraires, qui conservaient pour l’essentiel le cadre chrétien traditionnel en le vidant de son sens et en amorçant la disparition du cadavre du centre des activités de deuil et de socialisation. Puis, plus récemment, on assiste à l’accélération d’une tendance lourde dont la clé est la personnalisation des rites et leur reconfiguration sur le mode d’une célébration de la vie et de la personne décédée. Cette tendance est visible tant dans les rituels qui ont lieu à l’église (selon l’ouverture du clergé) que ceux qui ont lieu dans les salons funéraires. Parallèlement à cela, une foule de nouveaux entrepreneurs rituels offrent de plus en plus leurs services, avec une saveur plus ou moins « spirituelle », souvent de type New Age, selon les personnes. Nous sommes dans une période où l’on cherche de nouveaux repères dans laquelle l’unanimisme d’antan n’est plus, mais où la logique est celle de la personnalisation et de la ré-ritualisation. La Nature a remplacé Dieu, en quelque sorte, il ne s’agit plus de « gagner son ciel » mais de retourner dans le grand flux de la Vie. En Angleterre, où les lois entourant la disposition des corps sont plus libérales, la personnalisation peut aller jusqu’à se faire enterrer avec une foule d’objets personnelsceux du défunt et ceux laissés par les proches, dont sa Harley Davidson ! En Suisse, la tendance est vers la crémation et l’épandage des cendres dans la nature et les cérémonies dans la nature, particulièrement en forêt. Mais partout il y a un vrai boom des prestataires spécialisés dans ce domaine. Je pense que cette personnalisation des rites funéraires, qui met l’emphase sur l’expérience et les émotions, va se généraliser et servir de nouveau repère, dans un paysage marqué par le libre choix sur un marché de services. D’ailleurs, l’intérêt décuplé pour la crémation va aussi dans ce sens : les possibilités de disposition des cendres sont infinies. A noter que tous ces changements n’excluent pas les services funéraires religieux : plus personne ne va à l’Eglise le dimanche mais par contre, les services funéraires, comme tous les rituels de passage qui marquent la vie, y sont très en demande.

S’ils ne sont pas directement – ou du moins pas seulement – liés à la déchristianisation de l’Occident, comment expliquez-vous les changements profonds survenus ces quarante dernières années en matière de rituels funéraires ?

FG : D’abord, le succès que connaissent les crémations ne doit pas être perçu comme de l’anti-christianisme, ce qui était le cas il y a un siècle. Il faut insister sur le fait que, pour les historiens et les anthropologues, des changements majeurs dans le traitement des cadavres marquent des transformations culturelles importantes. Avec l’énorme popularité de la crémation, ce sont des millénaires de pratiques d’enterrement qui prennent fin, ce n’est pas rien ! Cela se passe sans que personne n’en parle, mais il s’agit là d’un événement exceptionnel qui marque une véritable transition civilisationnelle. Ce n’est pas juste une pratique de disposition des cadavres : il en va de tout notre rapport symbolique au monde. Avec cette mutation en deux temps que j’ai décrit plus haut, nous sortons d’une matrice dans laquelle nos sociétés et nos cultureset donc le sens de l’existence pour les vivantsdérivait d’une forme de transcendance que l’on pourrait dire verticale : l’ici-bas et l’au-delà, avec Dieu, le fondement, dans l’autre monde. Ce qui advient, en fait ce qui est déjà advenu et est maintenant bien en place, c’est un nouvel imaginaire ancré dans une autre forme de transcendance, plus horizontale, immanente. La Nature en est l’illustration parfaite : une sorte d’énergie, qui relie chaque être, humain et non-humain, au reste du cosmos. C’est dans ce sens que nous ne sommes pas tant, nous modernes, sortis de la religion, comme certains se plaisent encore à le dire, que sortis du christianisme et de son type très particulier de rapport à la transcendance et de division du monde en deux sphères distinctes plutôt qu’interpénétrées. Les Grecs anciens avaient les dieux, certes, mais aussi le divin, une sorte d’énergie cosmique qui traverse et relie tout. Nous fermons en quelques sorte la parenthèse Dieu et revenons au divin.

Quelle que soit la partie du monde dans laquelle on se trouve, une nouvelle donne est récurrente : grâce aux progrès scientifiques des dernières décennies, les causes de décès changent. Moins de morts infantiles, moins de morts par accidents, davantage de morts liées à la vieillesse. Et, parallèlement, l’impression que grâce à la médecine, on se rapproche de l’immortalité…

FG : On assiste à deux mouvements aussi complémentaires que contradictoires. D’une part, les avancées scientifiques permettent que s’ouvre un nouveau chapitre dans le fantasme moderne de l’immortalité par le bais de la Technique qui frôle la science-fiction : cryogénie, ciborgs, transhumanisme, etc. Tout cela ne fait au fond que poursuivre le positivisme et le scientisme moderne, qui est au fond plus religieux que scientifique. Mon collègue Oliver Krüger a bien analysé ce phénomène. Mais ce fantasme, ou plutôt ces nouvelles mythologies, se heurtent au réel, qui n’est évidemment pas si simple. Se posent alors des questions morales et bioéthiques. En cherchant à nier la mort, on en revient à diviniser l’être humain et à nier la nature et notre finitude. Par ailleurs, cette volonté de repousser la mort atteint ses limites lorsque l’on pratique l’acharnement thérapeutique, une thématique qui fait couler de plus en plus d’encre. Je pense que la génération des baby-boomers mettra un stop à l’acharnement thérapeutique lorsqu’elle approchera de la mort. Ce que je vois émerger ira très probablement dans le sens d’une revalorisation de la dignité du mourant et de la qualité de vie. La culture du choix qu’a inaugurée cette génération, le consumérisme autrement dit, se répercutera dans de plus en plus de revendications du droit à mourir comme du droit à choisir le moment et la manière de sa mort, comme ce qui se fait déjà en Suisse, mais de manière marginale, avec Exit. C’est à la fois un désir de maîtrise tout à fait moderne, mais autre chose aussi qui a à voir avec le sens que l’on donne à la vie dans une culture post-chrétienne. Je crois que le ‘à la Suisse’, qui autorise le suicide médicalement assisté, pourrait se généraliser en Europe.

Quid du deuxième mouvement ?

FG : Le deuxième mouvement concerne un changement de paradigme en médecine, d’une autre anthropologie ; c’est-à-dire la conception de l’être humain à partir de laquelle fonctionne la médecine et la science biologique. La médecine occidentale est née sur les champs de bataille et fonctionne à partir d’une conception du corps humain comme étant constitué de parties et d’organes pensés comme autant de systèmes clos et autonomes. L’enseignement de la médecine dans les universités et les départements de nos hôpitaux  cardiologie, ORL, gastro-entérologie etc.  sont le reflet de cette anthropologie. Cette médecine a accompli des progrès énormes au cours des deux derniers siècles et s’est vue investie de tous les espoirs. Elle a été carrément sacralisée et a été porteuse de nos mythes modernes de Science et de Progrès. Or cette médecine a commencé à montrer ses limites, et le mythe du Progrès qui la sous-tendait s’est étiolé. L’arsenal de cette médecine est en fait assez limité, et elle ne peut pas non plus répondre à la question du sens de la souffrance et de l’existence, d’où la crise des soins palliatifs, on en reparlera. Si on a vu au cours des dernières décennies poindre autant de médecines dites « alternatives » ayant toutes des racines plus ou moins religieuses, c’est en raison de ces limites. Une partie de celles-ci est due à cette anthropologie compartimentée. Les grandes percées en recherche médicale tendent à remettre en question celle-ci : les intestins comme « deuxième cerveau » par exemple, qui coordonne plusieurs autres fonctions, y compris les émotions. Derrière toutes ces avancées, il y a l’idée que le corps est un système holistique, c’est-à-dire interdépendant, un tout, et que ces sous-systèmes qu’on avait si gentiment séparés sont en fait unis et s’influencent l’un l’autre. Les muqueuses des sinus sont liées aux muqueuses intestinales, etc. C’est-à-dire exactement ce que disent la médecine chinoise, l’homéopathie et tout le reste. Ces médecines dites « alternatives », qui sont par ailleurs totalement mainstream aujourd’hui, comportent aussi une dimension que j’appelle religieuse, c’est-à-dire qu’elles cherchent à relier les symptômes au vécu, ce qu’on appelle la dimension psycho-somatique, et donc à la question du sens de la maladie, du pourquoi. La médecine moderne ne sait répondre qu’à la question du comment (comment se forment les métastases, et non pourquoi un cancer se développe à cet endroit, maintenant, chez cette personne). La médecine moderne est en quelque sorte en crise : elle doit chercher à intégrer une approche holistique, et devenir plus modeste en reconnaissant ses limites et le fait qu’elle doit s’allier à d’autres approches qu’elle a jusqu’à récemment combattues si elle veut réaliser sa mission de soulagement des souffrances humaines.

Vous avez évoqué la thématique de la fin de vie. Alors que longtemps, c’est ‘l’après-mort’ qui a cristallisé l’attention, de plus en plus de gens focalisent leur attention sur la mort elle-même. ‘Avoir une bonne mort’ est devenu le nouveau défi. Dans la foulée, les soins palliatifs sont sur toutes les lèvres.

FG : En effet, les soins palliatifs sont – enfin ! – en train d’être développés et de faire l’objet de vraies stratégies. Ce que je regrette, c’est que ces soins se concentrent encore essentiellement sur les aspects physiques, tels que soulagement des douleurs de la personne en fin de vie. Une de mes doctorantes, Isabelle Kostecki, mène une recherche comparative Suisse-Québec sur les nouvelles pratiques d’accompagnement dit « spirituel » qui sont en pleine émergence. On cherche ainsi à humaniser les soins hospitaliers et redonner de la dignité aux personnes et répondre à cette question du sens et du pourquoi que la médecine moderne avait repoussée en marge.

NOTES