Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Michel Testard

Pérégrinations d’un acheteur Français en Chine post Mao

Texte publié le 8 mai 2019

Michel Testard a passé au total près de deux ans en Chine, quand nombre d’intellectuels français nous proposaient encore cet horizon comme idéal, ne serait-ce que Tel Quel, dans les années 1970. Il faut souligner que l’auteur de ces pérégrinations n’était pas hostile à la révolution chinoise, les cartes postales qui étaient alors proposées avaient de quoi séduire. Certes Simon Leys, qui connaissait bien la Chine, avait déjà affirmé que le livre d’Antonietta Macchiocchi était une escroquerie ; certes Claude Roy avait publié Sur la Chine en 1972, certes Guy Debord n’avait jamais été la dupe de la maolâtrie ; mais le témoignage honnête de Michel Testard, qui entend simplement commercer avec les chinois, voit dans la Chine « un pays en ruine dans ses campagnes, en état de chaos dans ses villes, un pays où la faim, où les endémies existaient encore, où la population vivait dans une sorte de gangue, prisonniers d’un système dont ils avaient peur. » Point de questions sur le révisionnisme et sur la Bande des quatre, sur la révolution culturelle, mais une parole libre spontanée, un état des lieux sans exagération et sans péché littéraire, ce qui est une rareté. (Jean-Paul Rogues)
Extraits de « Ma Chine. Pérégrinations d’un acheteur Français en Chine post Mao »

Jingdezhen, Province de Jiangxi

La société qui m’emploie a acquis l’exclusivité des achats de porcelaine utilitaire de Chine. C’est un échange de bons procédés entre gouvernements pour protéger, faciliter les rapports et bien d’autres choses.

Comme je suis en charge du département d’artisanat et d’industrie légère, je suis donc en charge des achats de porcelaine en Chine. Nous avons une exclusivité pour les produits fabriqués à Jingdezhen, Province de Jiangxi. On y fabrique tout ce dont les restaurants chinois et asiatiques ont besoin : bols à riz, à soupe, services à thé, assiettes de toutes tailles, plats ronds, creux, ovales, services à café, et de toutes les couleurs : bleu, blanc, jaune, rouge, vert ; bleu avec des fleurs, des dragons, des décors de campagne, avec le décor « grain de riz » qui a rendu cette ville si célèbre, un peu comme Limoges en France. Ce sont des millions de pièces qui sont fabriquées dans cette province, dans des centaines d’unités de productions toutes placées sous la haute responsabilité de la corporation « Light industry ».

Lorsque je suis embauché dans la société à Paris, je dois toujours et d’abord faire un inventaire des stocks ainsi qu’une une estimation des ventes. Le stock est anarchique, totalement dépareillé mais la demande est énorme si on trouve les articles souhaités. Je dois donc aller sur place pour voir ce qui se passe, quels sont les produits, les formes, les décors, les emballages, les prix, surtout les prix et les garanties de production et de livraisons que nous aurons. La demande est inimaginable. Restaurants, grossistes asiatiques, boutiques de souvenirs, épiceries chinoises, grands magasins, supermarchés, grands magasins aux rayons ethniques et des dizaines d’autres clients potentiels si on se fatigue un peu et sortons de la routine. Je prépare donc mon voyage, laborieusement comme d’habitude, je prévois de rester une semaine sur place et de passer des dizaines de milliers de Dollars, avec la bénédiction de mes patrons. Je ne savais pas ce qui m’attendait, je pars le cœur en fête.

Le voyage commence à Shanghaï. J’y vais en train, bien sûr, il n’y a pas d’aéroport dans cette ville. Tout a été préparé par la corpo, les visas, les billets de train. Le train, départ de Shanghaï pour Nanchang d’abord, près de 800 kilomètres, une nuit et un jour ou peut être deux nuits, la mémoire me manque. Je raconterai dans un autre chapitre l’épopée ferroviaire toutes destinations. J’arrive à Nanchang, je descends du train, des milliers de paires d’yeux me regardent, il n’y a pas beaucoup d’étrangers qui soient venus ici. Les gosses ont les cheveux coupés au bol ou très ras, leur peau est brune, rougeaude ; ils ont le nez qui coule, presque tous. On dirait des gens qui ne sont pas en très bonne santé.

Je prends discrètement des photos sans avoir l’air de rien, de peur de me faire agresser ou de subir des reproches. Les enfants approchent, ils veulent me toucher, palper ma valise. Je suis un peu paniqué après ma mésaventure à Canton. Je retourne dans la gare et m’assois, j’attends.

Il me faudra patienter une heure avant qu’un homme en uniforme d’ouvrier bleu avec un calot sur la tête s’approche de moi. Il est maigre, pas tout jeune, il a l’air fatigué et triste. C’est le patron de la plus grosse usine de Jingdezhen. On m’invite à rejoindre un minibus, on charge mes bagages et nous voilà partis.

Il faudra plus de cinq heures de route, à une vitesse inimaginable sur des routes défoncées (parfois de la piste en latérite), en bac pour traverser un fleuve en crue pour arriver enfin, crasseux, puant, épuisé à Jingdezhen, ville immense et enfumée. Tout le long du chemin, je découvre des maisons très basses, avec de lourdes pierres sur les toits, des fenêtres minuscules, des amas de résidus de toutes sortes, des cochons noirs qui entrent et sortent des maisons où vivent les gens. Pauvreté, c’est certain. Misère, peut-être. En chinois, le signe qui désigne le bonheur est « la femme sous le toit » et la richesse « le cochon sous le toit ». Peut-être seront-ils heureux et riches. La réception de l’hôtel est comme toutes les réceptions en Chine à cette époque, procédurière malgré la préparation minutieuse de la corpo ; on me confisque mon passeport, peut-être de peur que je ne paye pas. Il n’y a pas âme qui vive dans les couloirs de cet immense établissement, en fait je crois que je suis le seul client. La chambre est peinte en vert clair, comme partout, les rideaux sont usés jusqu’à la corde, cela sent l’humidité et la crasse, les draps ont la couleur d’un fleuve boueux, des traces douteuses parsèment la taie d’oreiller. Mais comme je suis un pionnier, je prends mon courage à deux mains, j’ai un rendez-vous le lendemain à huit heures, je dois dîner et aller faire un tour de découverte. Pour tout repas, j’ai droit à un grand bol de riz bouilli mélangé à du choux et à des légumes chinois plus quelques petites boules de viande hachée. Il n’y aura pas de dessert. Une bière couvrira le tout. Je termine mon festin et décide de sortir.

Quand je m’approche de la porte, un uniforme vert à casquette se précipite sur moi et me barre le passage en m’expliquant, en chinois (que je ne comprends pas), que je ne dois pas sortir. Je joue l’offense, je me mets faussement en colère, j’essaye la douceur, rien n’y fait, je suis coincé. Je monte dans ma chambre, il est vingt heures, il fait nuit, je n’ai pas sommeil, je n’ai pas de livre à lire, j’allume la télé et prends mon cours de chinois : le vélo, le bateau, le riz, la brosse à dents, l’eau, les toilettes… feuilleton existentiel que j’ai déjà vu cent fois et que je verrai encore tout au long de mes pérégrinations.

Inutile de raconter le petit déjeuner qui se compose exactement des mêmes ingrédients qu’hier soir, du thé à peine chaud en plus et une pomme. A huit heures précise le minibus est là et nous voilà partis pour l’usine. Quand on n’a pas encore visité une usine en Chine et particulièrement une usine de porcelaine, on ne peut pas s’imaginer ce que l’on va voir. Les deux effets s’accumulent pour moi et c’est un nouveau monde que je visite. Des montagnes de morceaux de porcelaine cassée, c’est d’abord ce que je découvre. Des montagnes comme les terrils de la région de St- Chamond dans la Loire. Je fais part de ma surprise au directeur qui me guide dans la visite, il me répond : « Nous ne faisons que de la top qualité ». D’un côté, je suis content qu’ils cassent ce qui n’est pas bon, d’un autre je me dis que le rendement n’est sans doute pas très élevé. Je visite ensuite la zone des fours, puis la zone de moulage et de séchage, puis la zone de glaçage, puis celle de la finition. On me fait enfin découvrir la zone où l’on produit la porcelaine « grain de riz ». La porcelaine moulée, pas encore cuite est percée à la main en suivant un dessin décalcomanié avec de petits emporte-pièces à la forme des grains de riz. Des centaines de trous sont ainsi creusés trou par trou. Les pièces sont alors trempées dans le liquide de glaçage qui pénètre dans les petits trous. On laisse sécher puis on imprime des dessins en bleu sur la surface (fleurs, dragons, paysages), on retrempe dans un autre liquide et on met au four. Les trous sont remplis de pâte translucide et on peut voir la lumière au travers. Des centaines de femmes travaillent là, assises sur de petits tabourets, dans une atmosphère saturée d’odeurs, d’humidité, de poussière. La qualité ne peut pas être extraordinaire quand on travaille dans de telles conditions, me dis-je, mais l’effet à distance est tout à fait extraordinaire.

Il est midi, le déjeuner a lieu à la cantine des « cadres » : riz au chou avec un peu de viande hachée dedans. Tiens, j’ai déjà vu ça quelque part ! L’odeur de chou est quelque chose d’extraordinaire. Il n’y a qu’en Chine que j’ai observé cette odeur imprégnée dans la vie des gens. Il faut dire aussi qu’ils le font légèrement fermenter et qu’ils le digèrent lentement et bruyamment.

L’après-midi est consacrée à une lente digestion et à la salle d’échantillons. Je découvre une mine aux trésors. Je commande, commande, commande, fais des dizaines de photos, gribouille mon cahier, aligne des colonnes de chiffres, de marges. Décors AAA, AAB, BBC, BBZ et des dizaines d’autres, de quoi satisfaire toute ma clientèle. Il faut fixer les dates de livraisons. Là, c’est le choc. Première livraison, pas avant six mois ! C’est la catastrophe. Il faut que je communique avec Paris, il faut que Paris me sauve la mise. Je reviendrai demain. Il est cinq heures, on ferme. Le minibus me reconduit à l’hôtel. Il est six heures moins le quart, je suis enfermé et ne peux plus ressortir. Le dîner est très tôt en Chine, à six heures et demie. Je suis le seul client dans le restaurant de l’hôtel. Je n’ai même pas besoin de commander la bière, elle arrive tout de suite. Je n’ai pas besoin non plus de commander mon diner, il n’y a pas de menu. Om m’apporte un grand bol de riz avec du choux et un peu de viande hachée, le tout arrosé d’eau bouillante. J’ai déjà eu ça hier soir, ce matin, à midi, bon, on est en Chine, il faut faire avec. C’est un peu plus sale qu’hier soir, le cuisinier a dû vouloir faire une fantaisie pour me faire plaisir. Comme hier soir, j’essaye de sortir mais l’uniforme vert, le même je crois, est devant la porte et me dis avec autorité que je ne peux pas. Il faudra bien que je trouve une solution pour tromper sa vigilance. Je ne vais pas rester une semaine dans ce bled sans aller voir ce qui se passe dehors.

De la fenêtre de ma chambre, je vois une ville immense, grise et blanche, des lacs, pas de grand bâtiment, très peu de lumière, des rues toutes noires. Je tourne en rond, je me ronge les sangs dans cette cage, je me demande si je ne vais pas repartir très vite. A quoi ça sert de passer des commandes qui me seront livrées dans six mois, plus un mois de transport, plus un mois de dédouanement et de livraison en France… Mes clients attendent, les foires aux produits chinois n’ont pas de marchandises, les restaurants crient au secours. Il faut faire quelque chose. J’ai mal au ventre, je pense que c’est les nerfs mais en pleine nuit le chou fait son effet. Je ne dors plus, je suis épuisé quand se lève le jour. A l’heure dite, je descends pour le petit déjeuner. J’ai encore droit à un grand bol de riz bouilli mélangé à du chou et à des légumes chinois et quelques petites boules de viande hachée. Plus du thé à peine chaud. J’ai les larmes aux yeux, « il faut que tu tiennes le coup mon vieux ». J’enlève le chou et mange le reste. Le garçon vient voir ce que je fais, il fait un commentaire que je ne comprends pas. Je montre le chou et je dis « Pou Yao », je ne sais pas dire grand-chose d’autre que : « je n’en veux pas ». Le bus est là et je retourne à l’usine. On me dit qu’on a trouvé le moyen de me livrer une petite partie de ma commande dans un mois mais il faut que je commande un décor qui est déjà en préparation. C’est le décor dragon. Ce n’est pas le meilleur mais mes restaurants ne savent pas dans quoi faire manger leurs clients, alors je prends. Je me lance dans de grandes explications sur ce qu’est un service de table en France : assiette à soupe, plat à viande, soupière, assiette à dessert, tasse et sous-tasse, théière et pot à lait. Je demande des emballages par services de six pièces, douze pièces, j’écris tout ; ils écrivent tout en chinois, il y a quinze personnes dans la salle, tous en uniforme de coton bleu, bien assis sur leurs chaises, studieux, écoutant mon anglais volontairement très lent et très explicatif. Je prends des photos et je leur promets de les leur envoyer. Midi. Sonnette, cantine des cadres. J’ai droit à un grand bol de riz bouilli mélangé à du chou et à des légumes chinois et quelques petites boules de viande hachée. C’est là que je me rappelle ce que me disait mon ami Yves, professeur à l’Institut des langues étrangères de Shanghaï. « En province, c’est la misère. » Je la vois telle qu’elle est en vraie. Je rentre dans la salle d’échantillons un peu plus tôt que prévu. Six personnes dorment en ronflant comme des locomotives, l’odeur est pestilentielle. Pauvres gens, j’ai pitié, sincèrement, et suis en même temps en rage contre mon imbécilité, ma crédulité, mes espoirs de petit bourgeois français.

Deux heures sonnent, ils se réveillent instantanément, on se remet au travail. Pour changer un peu et voir dans quel état est leur QC (quality control), je demande à avoir des échantillons prêts à être livrés. On m’apporte des centaines de cartons, je les ouvre un par un. Je découvre des choses extraordinaires. D’abord, les assiettes rondes ne sont pas tout à fait rondes, les plats ovales sont voilés, les théières n’ont pas de couvercle, les tasses ne sont pas celles qui sont sur la photo ou sur la boîte. Je fais mes commentaires de façon très pragmatique, logique, académique. On prend des notes, on opine du chef, le directeur est tout à fait d’accord avec moi, il me remercie, c’est ça l’amitié des Peuples avec les « Fa quo » (français) et plus particulièrement avec ma société, amie du peuple chinois, bla-bla-bla… Je découvre que les cartons sont marqués en chinois. Je demande où ils doivent être livrés. On me répond à Macao où ils passent de très grosses commandes. L’usine est pleine de commandes pour six mois. Je me demande ce que peuvent bien faire les Chinois de Macao avec toute cette porcelaine, surtout avec des assortiments européens. Je découvre qu’il n’y a pas de tampon « made in China » comme tous les produits que j’ai en stock à Paris. On me dit que les gens de Macao l’on demandé ainsi.

J’ai mal au ventre. Je ne peux plus me retenir de faire comme les autres, alors je me laisse aller et mes amis Chinois ne changent même pas de ton, n’interrompent même pas leurs phrases, pour eux c’est tout naturel, vu ce qu’ils mangent, matin, midi et soir. Cela me fait du bien et je me sens un peu mieux. Retour à l’hôtel. Même cérémonie et même chou encore plus sale. Je rajoute du thé dans la soupe, ça radoucit un peu. Le serveur me regarde avec des yeux de plus en plus curieux, il doit se demander qui est ce fou qui met du thé dans sa soupe. Le riz est de plus en plus mou et l’odeur de plus en plus forte. Ce soir, je fais le mur !

Je me présente à la porte comme d’habitude et l’uniforme vert me barre la route. Je fais comme si je renonce et je passe dans la salle de restaurant. Bien sûr, il n’y a pas âme qui vive. Je passe dans la cuisine, vide également et je vois une grosse casserole sur le réchaud. J’ouvre le couvercle, une odeur pestilentielle se dégage, c’est ma soupe. Ils ont fait cuire ma soupe le premier jour et ils continuent à me servir jour après jour le même poison. J’ai envie de vomir soudain. Me viennent des idées de vengeance, il faut que je fasse quelque chose. Il faut que je trouve une épicerie, quelque chose à acheter, il faut que je sorte. La porte de la cuisine qui donne sur la rue est ouverte. Dans n’importe quel autre pays d’Asie où je suis allé, on ne laisse jamais la porte d’une cuisine ou même d’une maison ouverte de peur que les chiens ne rentrent. Ici, de toute façon, il n’y a pas de chien, il n’y a pas de voleur parce qu’il n’y a rien à voler. La pauvreté est égale pour tous et les uniformes verts sont partout. Je fais quelques pas dans la rue. Il y a des gens qui marchent, une valise à la main, des charrettes comme on n’en voit plus chez nous, de petits cochons noirs, des gosses cul nu malgré le froid. Les lumières sont rares. Il y a quelques légumes sur des étals en planches délabrées, rien à vendre. Je ne sais même pas où les gens achètent les cigarettes qu’ils fument les unes après les autres. On me regarde, on m’espionne, on parle autour de moi. Je marche, mon sac à l’épaule comme si de rien n’était. J’ai dû faire cent mètres quand deux uniformes verts arrivent, fondent sur moi, me parlent sur un ton très fort, ne me touchent pas, gueulent comme des fous à la foule qui s’attroupe, me font signe de les suivre, me reconduisent à l’hôtel, me font entrer en engueulant l’uniforme vert de service et repartent. Je suis dans le hall, comme un enfant puni, mais je suis quand même content d’avoir bravé la police et les gardiens, d’avoir osé sortir de l’hôtel. Ma revanche sur l’autorité. Il va falloir maintenant que je me venge pour la nourriture, il faut que je trouve un moyen.

Le lendemain au petit déjeuner, je descends avec mon dernier paquet de biscuits, discrètement caché dans mon cartable. On m’apporte le bol de riz au chou. Je repousse la nourriture qui pue de plus en plus et sors mes sucreries. Je fais trempette dans mon gobelet à thé, et exprime des « Oh ! et des Ah ! » de délices. Aujourd’hui j’en ai honte, mais ce jour-là, j’avais à faire la démonstration que je n’étais pas dupe.

Les vérifications continuent à l’usine, la qualité est déplorable. Rien n’est conforme. Mais ma conclusion est vite tirée. Si les clients veulent du Noritake ou du Limoges, ce n’est pas moi le fournisseur. J’exige simplement des plats qui tiennent sur la table, des services à thé qui ne soient pas des services à café, des bols à soupe ronds assortis avec les soucoupes, c’est tout ce que je peux faire. J’ai envoyé un télex à Paris demandant une enquête sur Macao. La douane française a été alertée, on me demande avant de retourner en France de contacter le service commercial de France à Hongkong et d’aller faire une enquête là-bas. Je voulais rentrer très vite à la maison, c’est raté. Je finis mon séjour à Jingdezhen avec des maux de ventre terribles, le chou de la casserole est maintenant pourri, en fait ils ont fait un plat pour toute la semaine et me l’ont réchauffé chaque jour. C’est gentil de leur part, eux qui n’ont peut-être même pas ça à manger chez eux. Mais je suis vraiment malade.

Mes commandes se chiffrent à plusieurs millions de Dollars, je suis content d’avoir dépensé l’argent qui m’était alloué à l’intérieur du quota français avec la Chine. J’espère que tout arrivera bien et que mes clients seront satisfaits.

A Macao, je découvre très facilement que les traders achètent la porcelaine en Chine, la réemballent dans de nouveaux cartons après avoir tamponné « Made in Macao » au cul de chaque produit, ce qui permet de rentrer en Europe très facilement puisque Macao est encore un protectorat portugais, et toute marchandise portugaise peut rentrer librement en Europe. C’est ce qui s’appelle de l’abus d’origine. On découvre en même temps que mes fournisseurs de Jingdezhen livrent de la marchandise en Pologne et qu’elle est réexportée vers Rotterdam pour être ensuite reconduite en France par le train, en outrepassant les quotas. Ce qu’on appelle du détournement de trafic par la douane. C’est un gros pot aux roses, je ne suis pas mécontent de mon coup. C’est pour cela que la corpo de Jingdezhen ne voulait pas me livrer avant six mois, ils avaient des commandes jusqu’au plafond pour tricher sur le marché européen. Nos amis chinois savent très bien jouer le double jeu.

Tianjin

La ville de Tianjin (à l’époque on l’écrivait Tiensin) n’est pas très éloignée de Pékin. Il ne faut que quelques heures de train. Il m’a fallu pourtant plusieurs jours pour obtenir un visa pour m’y rendre. A Tianjin se trouve le plus important stock de porcelaine décorative ancienne ainsi que les usines qui produisent les meubles laqués.

Je suis invité par la corpo Arts and crafts qui a bien sûr tout organisé. Il faut savoir que seulement quelques années auparavant, en 1976, avait eu lieu un terrible tremblement de terre ayant fait des milliers de victimes. Un de mes copains et collègue était sur place pour faire des achats de textile et avait échappé à la mort par miracle.

Il fait nuit, il fait froid, très froid. Je savais qu’il ferait froid et je m’y suis préparé. Bottes après-skis en phoque, bonnet en castor, manteau très épais, gants de ski, j’ai tout de l’explorateur polaire. Une camionnette m’attend à la gare, direction le Tientsin Hôtel. C’est incroyable, tout est délabré. Les murs sont sales, les tapis rouges sont boueux, crottés, les meubles de la réception sont cassés. Comme partout, les uniformes verts sont présents. On m’a préparé ma clef, chambre au troisième étage. Je me demande bien pourquoi le troisième étage alors que je dois être seul dans l’hôtel, mais bon, logique locale ! J’appuie sur le bouton de l’ascenseur, pas de lumière. Le garçon me fait signe avec la main et dit : « No, No ». Bon, on y va à pied. Au deuxième, je découvre l’ascenseur bloqué, sorti de ses rails, ça date sûrement du tremblement de terre et ils n’ont encore rien réparé. Je rentre dans la chambre, il n’y a pas de serrure à la porte, les gens rentrent et sortent de votre lieu de vie à leur gré. Côté éclairage : Lumière unique pendant au plafond, 40 Watts sans doute, lampe de chevet inopérante. Quand tout ce petit monde a fini son va-et-vient (je sais maintenant que tous nos gestes sont regardés, espionnés, notés et rapportés), j’ouvre ma valise. Mais il fait froid et il y a un drôle de sifflement dans la chambre. Le radiateur fuit et la vapeur sort par le robinet régulateur avec un sifflement de train. Le radiateur est brûlant. J’entends une corne de brume ; je regarde par la fenêtre et distingue, pas très loin, au travers du brouillard, d’énormes cargos. C’est le port. Mais pourquoi fait-il si froid ? Je découvre alors une fente dans le mur, on voit l’extérieur au travers. Je peux passer mon doigt dans le trou : résidu du tremblement de terre encore. Je ne peux pas accepter cela. J’ouvre la porte de la chambre, il y a un gardien d’étage à son bureau qui ronfle tranquillement la tête dans sa couverture. Je suis trop fatigué, il faut que je dorme. Un brin de toilette d’abord, je pue la fumée de charbon du train et la poussière beige est partout. La salle de bains n’a pas été nettoyée depuis l’invasion japonaise sans doute, les robinets sont durs, la crasse noire est restée au niveau ou l’eau du dernier bain est montée. Pas de rideau. Il fait un froid terrible. Je rentre dans la baignoire avec mes chaussettes, l’eau est glacée, le savon pue, j’ai envie de pleurer. J’arrive à me laver, malgré mes tremblements convulsifs. J’enfile mon pyjama, un pull, mets des chaussettes en laine et plonge dans le lit. Le bruit du port est intense, le sifflement du radiateur est permanent, je tremble de tout mon corps. Je sens des piqûres sur les jambes et les épaules. Je me lève, allume la lumière, ouvre les draps. Des dizaines de bêtes noires ont envahi le lit. Je ne sais plus que faire, je referme le tout, j’enfile mon pantalon, mes après-skis, mon manteau, mon bonnet, je mets une serviette de toilette propre (sortie de ma valise) sur l’oreiller, mets des boules Quiès et m’endors en tremblant.

Heureusement, le petit déjeuner compense cette nuit de martyre, il y a des œufs et du lard. On voit qu’il y a eu une occupation allemande ici, même s’ils n’ont pas laissé que de bons souvenirs. La camionnette est là à huit heures, nous partons pour l’entrepôt des antiquités. La route est longue, surtout parce que le chemin est plein de trous, de tranchées, encombré par des camions vétustes et surchargés. Des hommes poussent d’énormes charrettes transportant des montagnes de choux, on dirait des bêtes de somme. Les pauvres gens n’ont que des vêtements en coton bleu pour s’habiller, alors ils en mettent deux l’un par-dessus l’autre, pas de gants, des bonnets multicolores tricotés maison sans doute et de grandes écharpes qu’ils entourent autour du cou et de leur tête. On sent la souffrance de façon évidente.

On arrive aux entrepôts, ils semblent plus modernes que le reste des bâtiments autour. C’est en fait une citadelle de richesses, de confiscations, de dons de particuliers pour sauver le chairman Mao et le Parti, bla-bla-bla…

Je suis reçu par un homme mince, élégant, parlant un anglais assez sophistiqué. J’ai tout essayé pour savoir qui il était, d’où il venait, pourquoi il était là, il ne dira jamais rien. Ici, il est interdit de parler de soi, de la politique, de l’économie, de quoi que ce soit qui ne soit pas professionnel, avec les étrangers. « Ah ! Vous êtes le nouveau directeur de B. Kong Su (société B). Ah ! Je connaissais très bien la vieille dame qui travaillait avant vous ! Et vos clients du Boulevard Haussmann…. Je vais vous expliquer comment on vend ici. Vous tracez un espace par terre avec une craie, vous choisissez vos marchandises et vous les mettez dans l’espace. J’écris par terre le nom de votre société et ce qui est dans l’espace est à vous. Je vous ferai un prix quand vous aurez tout choisi ». Surprise !

Il fait un froid épouvantable. Même avec ma chapka en castor, mes bottes de ski, mes gants de haute montagne, je tremble de tout mon corps. Le directeur de l’entrepôt, vêtu de son bleu de travail, n’a pas l’air gêné. C’est moi qui ai l’air idiot. L’entrepôt est immense, des étagères en métal de trois étages sur des centaines, peut être des milliers de mètres carrés. Tout est rangé par famille : vases, crachoirs, plats, assiettes, écuelles à sauce, bouteilles, flasques, cuillères, etc… Il ne me reste plus qu’à choisir. Je sais ce que veulent mes clients et quels prix ils sont capables de payer. Il me faudra trois jours pour faire le tour des entrepôts, pour transporter mes pièces une a une, pour vérifier, recompter, photographier, admirer, noter, faire un croquis. Le directeur de l’entrepôt est très patient. Il me dit que la dame qui travaillait avant moi lui laissait tout faire. Je commence à comprendre pourquoi je me retrouve à la tête d’un stock hors de prix et invendable. Au bout de trois jours, épuisé, gelé, je demande un prix pour mes achats. « Les familles roses, tel prix, les sang-de-bœuf, tel prix, les écuelles, tel prix, et ceci, tel prix, et cela, tel prix….. » Je fais mes calculs, les prix sont très bons, je vais ramener des marges énormes. En fait je n’y connais rien en antiquités chinoises. J’achète comme on dit « au pif ». Antique, semi-antique, je ne fais pas la différence et je sais que le type me raconte n’importe quoi. Je suis presque sûr qu’il y a une usine qui produit des antiquités à quelques encablures ! J’ai fini, j’ai dépensé tout mon budget, il faut que je m’occupe maintenant des meubles.

Tientsin à la réputation de faire les plus beaux meubles laqués de Chine. C’est à mon avis la vérité. Il y a plusieurs styles, les Coromandel, qui sont noirs avec des pierres collées faisant des dessins, les « Pearl inlaids » qui sont des incrustations de nacre dans le bois ainsi que de nouveaux styles apportés par des décorateurs étrangers ; de la laque toujours mais avec des couleurs très modernes, des formes contemporaines aussi, des bars, des tables de nuit, des buffets, des tabourets, un vrai régal. Comme je viens d’ouvrir une immense salle d’exposition en banlieue Nord de Paris, j’ai de la place et les clients seront contents. Là aussi, j’achète par caisses entières. Mais sous la laque, le bois est de très mauvaise qualité. Ce ne sont plus les meubles anciens faits en bois d’ébène ou en bois rares mais en contreplaqué dont l’épaisseur est équivalente à celle du bois d’une cagette d’oranges. Evidemment, la laque qui est peinte dessus n’est pas élastique et quand les bateaux passent d’un climat froid à celui des tropiques, à l’équateur, à Singapour, au canal de Suez et à Marseille, ils ont subi la pluie, le vent, de moins dix degrés à plus quarante, et la peinture est craquelée. Certains affirmeront que c’est la patine antiquaire, mais quand la peinture se détache par plaques entières, ce n’est plus vendable du tout. De plus, comme les ateliers ont des commandes au- dessus de leurs capacités, ils n’attendent même pas que la peinture soit sèche, ils emballent dans du papier trop rigide qui colle et lorsque vous déballez, la peinture part avec le carton. Heureusement, nous avons un réparateur, chinois évidemment, certainement envoyé en douce par la corpo qui se fait un fric fou sur nos malheurs. Mais le pire m’est arrivé. Quand les bateaux accostent au port de Marseille, les caisses sont descendues des bateaux et mises sur des palettes. Là, les dockers viennent avec de petits véhicules munis de fourches qu’ils doivent passer sous les palettes afin de les monter dans les camions ou les wagons pour les emmener à Paris. Le malheur, c’est que ça ne va pas assez vite pour eux. Quand nous ouvrons les caisses, nos meubles sont défoncés. Les fourches, au lieu d’être glissées sous les palettes ont été carrément plantées dans les meubles. Des dizaines de milliers de Francs sont perdus, il y a de quoi pleurer. On se demande si c’est volontaire ou si l’imbécilité prévaut dans dette profession. Nous verrons plus tard que la corruption est aussi régnante dans ce milieu. Là encore, le réparateur chinois, astucieusement mais pas innocemment découvert par mon assistant nous sauve de la débâcle et nous pourrons finalement vendre une grosse quantité de ces meubles et renouveler les commandes. Tiensin est aussi la ville des sculptures sur pierres, sur ivoire (ce qui n’est pas encore interdit), sur coquillages et sur corail. Je n’ai jamais vu les ateliers mais seulement les salles d’exposition. J’ai acheté quelques pièces rares, très fines, à destination de quelques clients très raffinés, pour des expositions de grands magasins parisiens, pour quelques collectionneurs. Dans le lot, j’ai choisi personnellement une petite sculpture de la déesse chinoise Quan Ying, adorable !

Quand la marchandise arrive aux entrepôts, comme chaque fois, l’expert de la compagnie d’assurance est là, et l’on constate que la moitié de la marchandise a été volée, les mains des voleurs étant passées au travers des lattes de bois, puis ayant ouvert les boites bleues dont l’intérieur est tapissé de coton et de tissu de soie. Ma déesse a disparue, un autre de mes rêves emporté par les dockers de Marseille. La compagnie d’assurance, auprès de qui nous avons une police flottante rembourse rubis sur ongle. Je leur demande s’il ne serait pas plus judicieux de faire de la prévention au lieu de payer les yeux fermés. J’ai en face de moi des gens qui de toute façon prennent plus qu’ils ne donnent. Fin des commentaires. J’ai fini mes achats à Tiensin. Bien sûr, j’ai demandé paisiblement puis sévèrement puis autoritairement de changer de chambre. J’ai toujours reçu en réponse un sourire inamical comme les gens savaient si bien le faire à l’époque. On ne m’a pas laissé changer de chambre, on n’a pas lavé la baignoire, on n’a pas bouché la fissure, on m’a laissé lutter avec les tics, les poux, les morpions pendant tout mon séjour. Je n’ai pas insisté de peur que ma prochaine demande de visa ne soit refusée. Je suis reparti avec la fièvre, des maux de ventre à me tordre de douleur et tout mon linge sale parce que l’hôtel n’avait ni personnel ni machine pour faire la lessive. Parce que c’était comme ça à l’époque.

Tout était inscrit dans un grand livre, les Chinois savaient tout de vous, notaient tout, ne tenaient jamais compte de vos remarques, vous faisaient passer en dernier si vous n’aviez pas été assez gentil ou vous faisaient savoir que votre commande avait été annulée, sans commentaire. Avant de quitter Tiensin, il faut tout de même que je vous raconte une autre aventure.

Tiensin est dans une région nordique donc très froide de la Chine. Pendant toutes les révolutions qu’elle a connues, le pays et le système ont commis des erreurs monumentales. Par exemple, consacrer toute l’énergie à l’industrie et non aux individus. Ainsi, on brûlait des milliers de tonnes de charbon et de bois dans des usines qui produisaient du métal de très basse qualité dont personne n’avait besoin, pendant que les camarades mouraient de froid au bureau, à l’usine, à la maison, à l’hôtel. Dans de telles situations, c’est le débrouille-toi toi-même qui fonctionne. Au Tiensin hôtel, privé d’approvisionnement en charbon, il fallait bien continuer à faire la cuisine et à chauffer les chambres, même si les clients étaient rares. Alors, on récupérait tout ce qui ne servait pas à grand-chose et on le brûlait. (Cela me rappelle Bernard Palissy qui avait brûlé ses meubles pour continuer ses expériences).

Un beau matin d’hiver, il neige dehors, j’ai pris mon petit déjeuner dans la sordide salle de restaurant dont les rideaux verts s’effilochent et où les coussins de chaises ont subi les derrières les plus sales de la terre. Il faut que j’aille aux toilettes avant de partir à l’usine. Normal, à l’usine les gens vont dehors par moins trente degrés car on a coupé l’eau des toilettes pour que les tuyaux n’explosent pas. L’ascenseur est toujours bloqué entre deux étages, de biais, inutilisable depuis des années et sans doute pour des années encore. Cela m’ennuie de remonter à pied dans ma chambre, je cherche donc les toilettes de la salle de restaurant. Horreur et damnation, les toilettes n’ont plus de porte, elles ont été brulées pour que le chef puisse faire sa cuisine. Je découvre donc une rangée d’uniformes verts et de bleus de travail à cacasson en train de faire publiquement et bruyamment leurs besoins ! La vue est stupéfiante. J’ai envie de fuir mais le besoin est plus fort que la pudeur et le dégoût. Alors je fais comme tout le monde, je choisis un box qui vient de se vider, je me déculotte en « semi-public » et je partage la joie de me soulager avec les amis. De temps en temps quelqu’un passe, cherchant un endroit pour se mettre à l’aise et va plus loin dans sa recherche de quiétude. C’est peut-être pour cela qu’on s’appelait tous « TONGCHU », camarade !

NOTES