Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Baptiste Lamarche

Le souvenir distingué : la pratique psychanalytique de réforme de la mémoire, entre Freud et Halbwachs

Texte publié le 22 mars 2019

Si d’innombrables contemporains recourent à la psychanalyse pour réformer leurs souvenirs, la pratique demeure largement ignorée des spécialistes de la mémoire collective, principalement en raison de la large influence de la théorie de cette pratique proposée par Freud. Car en la décrivant comme une simple rupture avec les mémoires collectives, il interdit son étude historique ou sociologique. Un examen critique de cette théorie freudienne, inspiré par une relecture de Maurice Halbwachs, permet pourtant de faire ressortir son invraisemblance.

Depuis plus d’un siècle, la psychanalyse s’est répandue bien au-delà des murs des cabinets feutrés des thérapeutes. D’innombrables amateurs ont recouru et recourent encore à elle pour conférer sens et ordre à différentes situations de leurs vies (voir notamment Moscovici (1976) et Berger (1980, p. 45-59)). Ce large recours à la théorie psychanalytique constitue un fait social majeur ; son étude est susceptible d’ouvrir les portes à une compréhension renouvelée de notre civilisation individualiste contemporaine (l’enthousiasme souvent passionné qui suscite la théorie analytique laisse entrevoir qu’elle répond à un besoin encore obscur).

On sait aussi la place considérable que joue dans la psychanalyse le travail sur la mémoire. Freud rapporte que le psychanalyste, ayant entrepris d’identifier le conflit psychique inconscient du malade, de manière à « libérer l’affect réprimé », fut amené à reconstituer le passé de ce patient :

L’association du malade remontait de la scène que l’on voulait élucider à des expériences vécues antérieures et obligeait l’analyse, qui était censée corriger le présent, à s’occuper du passé. […] Cette direction régrédiente devint un caractère important de l’analyse. Il s’avéra que la psychanalyse ne peut rien élucider d’actuel, sauf à le ramener à quelque chose de passé, et même que toute expérience vécue pathogène suppose une expérience antérieure, laquelle, elle-même non pathogène, confère pourtant à l’événement ultérieur sa propriété pathogène. [oc, XII, p. 252] [1]

Plus précisément, le phénomène pathologique actuel serait non pas la conséquence d’un événement passé, mais le fruit d’un certain souvenir de ce passé. Car si l’analysé « ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé », par contre « il l’agit » [oc, XII, p. 190], le reproduisant sous la forme de symptômes. De cette façon, les malades traités par l’analyste « souffrent de réminiscences » [oc, XIII, p. 12]. C’est ce souvenir refoulé que la psychanalyse fut amenée à rechercher, afin de le rendre conscient. Elle cherche à « combler les lacunes du souvenir » [oc, XII, p. 187].

La large utilisation de la psychanalyse a donc suscité un large travail mémoriel chez ses adeptes : d’abord chez les patients de la cure psychanalytique, bien sûr ; mais aussi, ensuite, chez tous ceux à qui la cure offrait au moins ponctuellement un modèle, en offrant une manière de répondre à différentes situations particulières.

La cure invite le patient à considérer autrement son passé, en particulier sa vie familiale. L’exemple de réévaluation par Fritz Angst (alias « Zorn »), ce patient de l’analyse à plusieurs égards hors-norme, accentue pourtant certains des traits les plus caractéristiques de ce phénomène de transformation de la mémoire familiale. Il pensait avoir été « un enfant très aimable, éveillé, joyeux et même épanoui », avoir eu « une enfance heureuse » (Zorn, 1982, p. 34). Or sa cure analytique l’amena à réévaluer sensiblement ce constat. Différents « petits souvenirs d’enfance », qui lui avaient d’abord semblés « insignifiants et ridicules », paraissaient maintenant contenir « en germe la catastrophe qui devait plus tard s’abattre sur moi. Je veux parler de la violence faite à ma faible personnalité d’alors » (Zorn, 1982, p. 44). L’éducation qu’il avait reçue de ses parents, au fond, avait été une entreprise de domestication, qui l’avait brisé. Semblablement, une répondante de Moscovici rapporte que ses fils, qui s’intéressent à la psychanalyse, lui reprochent « de n’avoir pas su les élever, et de leur avoir donné des complexes » (Moscovici, 1976, p. 189).

L’exercice pouvait donner lieu à un conflit mémoriel. Une amie de la famille de F. Angst, Monique Verrey (1980), pris la plume afin de défendre, contre cette réévaluation critique, l’authenticité de la mémoire familiale initiale.

En dehors de la cure, d’innombrables adeptes de la psychanalyse entreprirent souvent une réévaluation similaire. À des degrés variés, tous ces gens ont entrepris, au contact de la psychanalyse, de se remémorer autrement leur passé. J’appellerai ce phénomène la réforme psychanalytique de la mémoire (par la suite : « RPM ») [2]. C’est là un phénomène non-cartographié. Car la RPM, à ce jour, demeure à peu près complètement ignorée des chercheurs. Il y a maintenant cinquante ans, dans quelques pages largement inspirées des travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective, Peter L. Berger a esquissé un programme de recherche de la RPM (Berger, 2006, p. 95-99, 101-102, 140-141, 143-144) qui, pour ce que j’en sais, demeure sans suite. Le présent article se veut une contribution au développement d’une analyse sociologique de ce phénomène.

Avant même de développer un programme de recherche permettant d’aborder la RPM, il me semble souhaitable d’essayer de comprendre l’absence frappante de cette analyse, chez les spécialistes de la « mémoire collective ». Comme on le verra, cette absence découle en partie des habitudes de pensées des historiens de la mémoire. Mais parmi les obstacles qui étouffent dans l’œuf toute analyse de la RPM, le plus déterminant est autre : Freud n’a pas seulement institué la RPM, il a aussi proposé une théorie de cette pratique. Or cette théorie a connu une influence retentissante, y compris chez ceux, historiens et sociologues, qui auraient pu développer une autre théorie de la RPM. C’est cette théorie freudienne qui constitue le principal obstacle à une compréhension sociologique de la RPM. Car elle situe la RPM à l’écart des phénomènes de remémorations collectives.

Je développerai ici une critique de cette théorie. Pour mettre pleinement en lumière les insuffisances de la théorie freudienne de la RPM, je m’appuierai sur certaines indications d’Halbwachs : la critique qu’il propose de la théorie « mentaliste » de la mémoire collective servira de guide à ma critique de la théorie freudienne.

1. La RPM devant les historiens

1.1 Aperçu sur la diffusion française de la psychanalyse dans l’après mai 68

Cette absence d’étude de la RPM frappe particulièrement dans les travaux portant sur les sociétés où la psychanalyse a acquis une large autorité. Ainsi, après mai 68, la psychanalyse s’est largement répandue en France, elle y est devenue prestigieuse. Les Français devinrent disposés à y recourir pour expliquer différentes situations troublées. Le langage analytique devint, remarquait Robert Castel en 1973, « le langage obligé de l’expression des conflits conjugaux, pédagogiques et sociaux » (Castel, 1976, p. 40). En 1981, il écrivait encore que « la vulgate psychanalytique est devenue le principal langage de base du codage psychologique de l’existence » (Castel, 1981, p. 159). « Tantôt la science des experts, tantôt l’idiome de presque tout le monde, pour exprimer les difficultés relationnelles, les échecs scolaires ou les conflits conjugaux » (Castel, 1981, p. 161). Et Sherry Turkle (1982, p. 33) écrivait en 1978 qu’en France, « on trouve souvent un psychanalyste là où jadis on aurait pu trouver un prêtre, un professeur ou un médecin ». Et pourtant, lorsque les auteurs des Lieux de mémoire entreprirent, quelques années plus tard, de recenser les « lieux » dans laquelle la mémoire contemporaine s’inscrivait, dans un ouvrage collectif pourtant monumental (4751 pages), le divan du psychanalyste était complètement absent.

1.2 Événements publics

Cette négligence du travail mémoriel effectué sur ce divan découle d’abord du fait que l’ouvrage porte essentiellement, comme le disait Pierre Nora (1997, p. 15) dans la présentation de l’ouvrage, « sur la mémoire nationale », c’est-à-dire, à en juger par les objets d’études retenus dans le recueil, sur la mémoire d’événements publics connus de la nation dans son ensemble (par ex. : le Tour de France) et les « lieux » dans lesquels s’incarne la mémoire de ces événements (par ex. : la Tour Eiffel).

On entrevoit ici que la RPM est fort éloignée des souvenirs collectifs qui intéressent surtout les historiens de la mémoire, c’est-à-dire les souvenirs d’événements politiques : car la RPM est surtout une activité de remémoration privée, située à l’écart des débats, réalisés dans la sphère publique, sur des questions politiques. Faut-il dire qu’en tant que telle, elle échappe à l’analyse sociologique de la mémoire collective ? Mais Halbwachs avait pourtant critiqué la tendance à réduire la mémoire collective à cette mémoire des événements politiques ou publics. Cette réduction de la mémoire collective à une mémoire des « affaires publiques » ou des « événements nationaux » laissait l’impression erronée que nos vies, se réalisant en bonne partie à l’écart de la sphère publique, « seraient posées à la surface des corps sociaux » (Halbwachs, 1997, p. 100, 105 et 101). Car la nation, d’ordinaire, « est trop éloignée de l’individu pour qu’il considère l’histoire de son pays autrement que comme un cadre très large, avec lequel son histoire à lui n’a que fort peu de points de contact » ; le milieu social, lorsqu’il est ainsi identifié à la vie politique, apparaît « comme un cadre abstrait et artificiel » (Halbwachs, 1997, p. 128 et 118). La mémoire collective, si elle ne portait que sur de tels événements, « nous demeurerait bien extérieure », « ne jouerait qu’un rôle bien secondaire dans la fixation de nos souvenirs » (Halbwachs, 1997, p. 100, 102).

En fait, tout l’effort d’Halbwachs vise à remplacer l’opposition des mémoires collectives et individuelles par une autre conception, moins dichotomique, notamment en soutenant que même la remémoration des événements de la vie privée nécessite le recours à des « notions communes » (Halbwachs, 1997, p. 63). Halbwachs souligne aussi que le souvenir individuel ne prend pas seulement vie dans le groupe national, mais aussi dans des groupes plus petits, et plus proches des individus (Halbwachs, 1997, p. 129). « Si, par mémoire historique, on entend la suite des événements dont l’histoire nationale conserve le souvenir, ce n’est pas elle, ce ne sont pas ses cadres qui représentent l’essentiel de ce que nous appelons la mémoire collective. » (Halbwachs, 1997, p. 129)

Le programme halbwachsien d’une analyse sociologique de la mémoire se buttait aux réticences de défenseurs d’une théorie dualiste de la mémoire, selon laquelle la mémoire humaine, au fond, est constituée de deux mémoires incommensurables : la mémoire collective et la mémoire individuelle. L’individu trouverait en lui-même les ressources pour se remémorer son passé, il ne s’appuierait sur une mémoire collective toute extérieure que pour se remémorer les événements du groupe dont il n’a pas lui-même été témoin (Halbwachs, 1997, voir surtout p. 96-102). Halbwachs souligne que cette dichotomie implique une certaine image de l’être humain et de ses capacités : « on considère la mémoire comme une faculté proprement individuelle, c’est-à-dire qui apparaît dans une conscience réduite à ses seules ressources, isolée des autres » (Halbwachs, 1997, p. 102). « À la base d’une telle description, il y a encore l’idée que les esprits sont séparés les uns des autres aussi nettement que les organismes qui en seraient le support matériel. Et chacun de nous est d’abord et reste le plus souvent enfermé en lui-même. » (Halbwachs, 1997, p. 107)

Dira-t-on que les historiens sont passés à côté de ces arguments parce que la question psychologique des facultés mémorielles de l’individu ne peut que largement leur échapper ? Mais la critique par Halbwachs du dualisme mémoriel repose aussi sur une explicitation critique de la conception de l’histoire sur laquelle cette dichotomie repose. C’est une conception pauvre, parce qu’événementielle : l’idée que la mémoire collective joue un rôle superficiel dans la vie de l’individu ne peut apparaître crédible qu’à celui pour qui la vie collective se réduit à celle narrée dans les récits des événements publics de l’histoire politique nationale. Cette conception pauvre a fait l’objet d’une critique célèbre par les historiens de l’École des Annales. Et pourtant, les historiens délaissent encore largement l’examen de formes de remémoration non-nationales, non-politiques, non-publiques, aptes à mettre en lumière des formes de sociabilité non-déclarées.

1.3 Passéocentrisme historien

Malgré ce poids disproportionné accordé à la mémoire publique d’événements nationaux, au moins une des contributions des Lieux de mémoire porte sur une mémoire développée dans la sphère privée : celle consacrée à la généalogie, ce « modèle généalogique [sic] d’organisation de la mémoire familiale » (Burguière, 1997, p. 3880). Aux débuts des années 1980, cette forme de remémoration était évidemment loin de disposer du poids culturel dont bénéficiait la psychanalyse. Sous l’Ancien régime, la généalogie permettait à certains de revendiquer l’appartenance à une lignée de la noblesse, et ainsi de se faire reconnaître des privilèges bien concrets ; à l’époque de Proust, cette appartenance permettait encore de se faire inviter dans des salons prestigieux ; dans les années 1980, l’exercice de généalogie, dans une société qui n’était plus structurée sur une base lignagère, était essentiellement devenu un hobby. En comparaison, comme on l’a vu plus haut, l’examen psychanalytique du passé pouvait, ces mêmes années, mener des gens à réévaluer en profondeur différentes de leurs relations – assez pour inciter certains à lancer des accusations graves à des proches jusque-là considérés avec un regard tranquille. Pourquoi alors accorder à cette activité généalogique affaiblie une étude, tout en laissant de côté une activité vivante comme la psychanalyse ?

Tout se passe comme si les historiens ayant participé au projet des Lieux de mémoire étaient affligés d’une sorte de passéocentrisme, les amenant à s’intéresser avant tout à ceux qui partagent avec eux non seulement le « goût de l’archive », mais aussi, plus largement, un regard tourné vers la préservation de l’objet d’étude de l’historien. En accordant ainsi leur attention aux sensibilités passéiste proches de la leur, les concepteurs des Lieux de mémoire sont passés à côté de la sensibilité moderniste qui, après mai 68, transformait les sensibilités de tant de leurs concitoyens, en les poussant à se libérer du poids du passé, notamment via l’usage de la psychanalyse [3].

2. Un obstacle : la théorie freudienne de la RPM

L’absence de la RPM dans les Lieux ne découle pas d’une ignorance historienne de la théorie psychanalytique de la mémoire. En fait, l’approche psychanalytique de la mémoire a fréquemment été utilisée par les historiens comme un outil pour mieux comprendre des phénomènes historiques les plus variés, y compris des échantillons de mémoire collective. La psychanalyse semble permettre d’éclairer cette remémoration, en identifiant les besoins qu’elle semble remplir. Nora (1997, p. 15-16) écrit que l’étude historique de la mémoire collective peut bénéficier de l’importation de différentes notions psychanalytiques.

En fait, tout porte à croire que c’est cette lecture de l’œuvre de Freud qui explique en bonne partie l’invisibilité de la RPM dans les œuvres des historiens. Car la manière dont Freud dépeint cette RPM, on le verra maintenant, interdit son étude historique.

2.1 Le contraste freudien des deux mémoires

La théorie de la RPM que propose Freud distingue radicalement la mémoire présente au commencement du processus de réforme mémorielle de celle présente à son terme. Freud explique la RPM comme le résultat de la destruction psychanalytique des souvenirs-couvertures, ou souvenirs-écrans (« deckerinnerung »), produits par le refoulement, et qui opposent un « barrage » [oc, XII, p. 188] au souvenir de l’événement vécu. Au terme de cette démarche de soustraction du patient à l’emprise du refoulement, se trouveraient des souvenirs-dévoilés. Je l’appellerai donc ici la théorie soustractive de la réforme psychanalytique de la mémoire.

Voyons cela. Au début de la cure, le patient dispose d’un certain stock de souvenirs. Au terme de celle-ci, ce stock a été modifié : certains souvenirs ont pu disparaître ou apparaître ; même les souvenirs apparemment non-modifiés le sont indirectement, dès lors qu’ils s’inscrivent dorénavant dans un nouveau récit, au sein duquel ils trouvent un nouveau sens. Afin de distinguer ces faits du cadre interprétatif où Freud les place, j’appellerai le premier ensemble de souvenirs les « souvenirs initiaux » et le second « souvenirs finaux ».

Freud présente le souvenir final comme un souvenir-dévoilé. Ainsi, il l’oppose terme à terme au souvenir initial. Avec « les soi-disant tout premiers souvenirs d’enfance nous possédons non pas la véritable trace mnésique mais son élaboration ultérieure » [oc, V, p. 130]. Ces souvenirs couvertures « ne sont absolument pas […] fixés à partir de l’expérience vécue et répétés, mais sont seulement extraits en un temps ultérieur […], et alors, modifiés, falsifiés, mis au service de tendances ultérieures » [oc, X, p. 106-107] ; ils sont « plutôt l’expression des opinions et des souhaits du présent qu’une reproduction du passé » [oc, X, p. 108]. Celui qui produit le souvenir-couverture n’est pas « motivé par un désir de savoir objectif », mais par un désir d’« agir sur ses contemporains », de « les stimuler », de « les élever ou leur tendre un miroir ». Au terme de ce processus, « beaucoup de choses avaient été éliminées de la mémoire […], d’autres déformées » ; « mainte trace du passé fut interprétée à contresens dans l’esprit du présent » [oc, X, p. 108]. La remémoration-couverture est « tendancieuse » [oc, V, p. 125].

On le voit, pour opérer cette distinction radicale entre le souvenir initial et le souvenir final, Freud recourt à un double contraste. (1) Le souvenir initial serait infidèle au vécu passé ; le souvenir final, par contre, offrirait un portrait fidèle de ce vécu passé. (2) Le souvenir initial serait élaboré dans l’après coup, de manière à répondre à certains besoins du présent ; le souvenir final, par contre, ne serait pas formé par ces besoins.

2.2 Valeur heuristique de la théorie freudienne

La théorie freudienne de la RPM a largement inspiré les historiens sur la mémoire collective. Ils ont estimé qu’il était pertinent de transposer à l’étude des mémoires collectives les remarques de Freud sur la mémoire individuelle. On peut se demander si, ce faisant, ils n’ont rien fait d’autre que revenir aux sources des réflexions de Freud, puisque ce dernier, pour expliquer ce qu’est le souvenir-couverture individuel, le compare à la mémoire des peuples :

La mémoire consciente qu’a l’homme des expériences vécues du temps de sa maturité est […] totalement comparable à la première sorte d’écriture de l’histoire, et ses souvenirs d’enfance correspondent effectivement, quant à leur genèse et à leur fiabilité, à l’histoire des temps originaires d’un peuple, arrangée tardivement et tendancieusement. [oc, X, p. 108]

Cet emprunt par les historiens s’est souvent avéré fertile. La théorie freudienne les a souvent rendus plus attentif aux fonctions présentes remplies par la remémoration d’événements passés.

2.3 Limites de la théorie soustractive

Or si Freud semble offrir une théorie de la mémoire qui se rapproche de beaucoup de celle élaborée par les historiens, la perspective qui est la nôtre, c’est-à-dire l’étude de la RPM, nous confronte immédiatement à une différence criante entre les théories soustractive et sociologique de la remémoration psychanalytique. Si la théorie sociologique envisage toutes les formes de remémoration collectives sur le même pied, comme autant de variantes d’une seule et même pratique, la théorie soustractive, par contre, place la remémoration psychanalytique du passé sur un autre plan de réalité que toutes les autres formes de remémoration : dans ce cas, exceptionnel, les conversations sur le passé remémoré, loin de former le contenu de la remémoration, permettrait simplement de dégager l’expression (inaltérée) des souvenirs refoulé.

2.4 Dire des souvenirs, dire des motifs

On notera ici une similitude extrêmement frappante entre, d’une part, cette théorie freudienne de la remémoration, et, d’autre part, la théorie freudienne de l’attribution de motifs. Dans son article classique sur les « vocabulaires de motifs », le sociologue Charles W. Mills a insisté sur le fait que la pratique qui consiste à attribuer un motif à une action est loin d’être, comme le suppose la théorie « mentaliste » [4], une pratiquée créée par des individus essentiellement séparés les uns des autres, pour s’informer les uns les autres sur l’observation de soi préalablement réalisée par chacun ; cette pratique est au contraire éminemment sociale, puisqu’elle permet de guider les interactions en les ordonnant, en invoquant, via le contraste entre motifs recevables et irrecevables qui structure les « constellations de motifs », différentes normes et des valeurs (Mills, 2017). Freud admet volontiers la validité d’une approche sociologique de cette pratique d’attribution, lorsqu’il décrit les motifs que les interlocuteurs attribuent à leurs actions comme des motifs-couvertures, des rationalisations  : cette attribution, produite par l’anticipation des sanctions de différents partenaires sociaux (à commencer par les parents), permet des actions rhétoriques, elle aligne des actions sur des normes et permet ainsi de leur fournir une justification. Il aménage toutefois une exception lorsqu’il est question de l’attribution de motifs psychanalytiques, ceux qui sont notamment attribués dans le cadre de la cure analytique, afin d’expliquer les faits et gestes du patient. Dans ce dernier cas, l’interaction sociale ne déterminerait en aucune sorte le contenu de la verbalisation. L’aveu par le patient de ces motifs psychanalytiques permettrait simplement la communication à autrui d’une observation intérieure libérée de l’anticipation de la réaction critique d’autrui, soustraite à la voix intériorisée de la critique sociale. Une telle introspection lui permettrait d’observer en lui-même son vrai désir, jusque-là refoulé (Lamarche, 2016, ch. 2). De cette manière, la théorie des motifs proposée par Freud place l’attribution de motifs psychanalytiques (les motifs que le psychanalyste nous apprend à utiliser (Mills, 2017, s. p.)) à part de l’attribution de motifs ordinaires : au-delà de la portée de l’examen sociologique. En empruntant librement aux réflexions de Samuel Lézé (2010, p. 4) sur les résistances rencontrées par la sociologie de la psychanalyse, on dira que Freud revendique ainsi pour la psychanalyse « un statut distinct pour l’isolat qu’il forme au sein de l’espace social », une « forme d’immunité sociale ». C’est précisément contre cette mise à l’écart que protestait Valentin N. Vološinov : « Les raisons de l’inconscient qui se découvrent dans les séances psychanalytiques […] sont […] des réactions verbales du patient au même titre que toutes les autres raisons ordinairement fournies par la conscience » ; attribuer une telle raison à une action est aussi une manière de l’« assujettir à une norme sociale, à un jugement de valeur social », « une façon de légiférer et de moraliser » (Voloshinov, 1980, p. 182, 183 et 185).

Au fond, Freud revient ici à la théorie mentaliste : l’aveu d’un motif permettrait simplement d’informer autrui des résultats d’une observation préalable de soi. Bien sûr, il admet volontiers que la pratique d’attribution de motifs est une pratique sociale, qui mobilise des normes et valeurs. Mais cet état de fait découlerait du refoulement du vrai désir des interlocuteurs. Une fois ce refoulement levé, cette pratique changerait drastiquement de visage : elle deviendrait alors une pratique coupée des exigences sociales, qui émanerait du besoin des individus de communiquer à autrui le résultat d’observations intérieures authentiques. La levée du refoulement permettrait ainsi de vérifier la conception mentaliste. Au fond, cette conception serait fondée – seule l’anomalie suscitée par le refoulement altérerait ce constat.

C’est de la même manière que Freud place la remémoration psychanalytique à part, au-delà de l’étude sociologique des mémoires collectives : la levée du refoulement permettrait le dévoilement d’une remémoration purement individuelle, qui aurait, jusque-là, été enveloppée dans la mémoire collective. Cela revient à dire que Freud propose une variante de la théorie dualiste de la mémoire, celle-là même qui, nous l’avons-vu, est l’objet de la critique de Halbwachs. La lecture de ce dernier permet d’ailleurs de noter que la théorie dualiste peut être défendue au moyen d’arguments proto-freudiens. Car Halbwachs se donne à lui-même, à au moins trois reprises, des objections dualistes dont la ressemblance à la théorie soustractive de la RPM est on ne peut plus frappante :

« […] rien ne prouve que toutes les notions et les images empruntées aux milieux sociaux dont nous faisons partie, et qui interviennent dans la mémoire, ne recouvrent pas, comme un écran, un souvenir individuel, même dans le cas où nous ne l’apercevons point. » (Halbwachs, 1997, p. 66)

« Dira-t-on qu’il nous arrive la même chose qu’à quelqu’un qui a enfermé son trésor dans un coffre-fort dont la serrure est si compliquée qu’il ne réussit plus à l’ouvrir, qu’il ne retrouve plus le mot du verrou, et qu’il doit s’en remettre au hasard pour le faire reparaître ? » (Halbwachs, 1997, p. 92)

« […] le passé demeure tout entier dans notre mémoire, tel qu’il a été pour nous ; mais certains obstacles, en particulier le compor­tement de notre cerveau, empêchent que nous en évoquions toutes les parties. » (Halbwachs, 1997, p. 126)

Et en fait, Freud avance exactement cette hypothèse (le passé demeure entier dans notre mémoire), dans un passage dans lequel il rapproche la RPM du travail d’exhumation archéologique. Le travail de reconstruction psychanalytique du passé « montre une large concordance avec celui de l’archéologue qui exhume une demeure détruite et ensevelie, ou un monument du passé », en débarrassant ce monument passé des débris qui le recouvraient. Le travail d’exhumation psychanalytique opèrerait toutefois dans de meilleures conditions. Car si « celui qui pratique des fouilles a affaire à des objets détruits », il en irait autrement du psychanalyste : « Tout l’essentiel est conservé, même ce qui paraît complètement oublié subsiste encore de quelque façon et en quelque lieu, mais enseveli, rendu inaccessible à l’individu. […] C’est une simple question de technique analytique que de savoir si on réussira à faire apparaître entièrement ce qui a été caché. » [oc, XX, p. 63-64]

Avant toute interaction avec autrui, l’individu disposerait des ressources permettant de se rappeler de son passé avec une certitude insoupçonnée, même à propos d’événements de la petite enfance. Freud souscrit donc à l’idée mentaliste que la mémoire est « une faculté proprement individuelle, c’est-à-dire qui apparaît dans une conscience réduite à ses seules ressources, isolée des autres » (Halbwachs, 1997, p. 102).

Au fait, cette mise à l’écart de la RPM est-elle justifiée ? La théorie freudienne est-elle juste ?

S’il est difficile de répondre à cette question, c’est que la manière dont la théorie soustractive présente le souvenir-dévoilé suscite une multitude d’objections, de telle sorte qu’il est difficile de procéder de façon méthodique.

Je procéderai d’abord par formuler des objections empiriques, en montrant comment l’examen d’une RPM concrète contredit l’idée que le passage du souvenir initial au souvenir final pourrait être décrit dans les termes de la théorie mentaliste : comme une simple exhumation de souvenir enfouis.

3. Objections empirique à la théorie soustractive de la RPM

On l’a vu, la théorie soustractive de la RPM repose sur deux différentes conditions : cette remémoration psychanalytique permettrait de rétablir un contact direct avec le vécu du passé ; elle serait indépendante des intérêts du présent, en particulier du désir de construire ou maintenir les liens sociaux, qui anime la construction du souvenir-couverture. Autrement dit, cette théorie repose sur deux hypothèses. Il est possible de formuler des objections empiriques à chacune d’elles.

Prenons d’abord l’exemple la reconstruction psychanalytique de la célèbre « scène primitive », dans le cas de « L’homme aux loups » (le pseudonyme d’un patient de Freud : Sergueï K. Pankeïev) : en s’appuyant sur l’analyse d’un rêve de ce patient, Freud affirma qu’il avait été, dans sa petite enfance, « témoin d’un coitus a tergo trois fois répété, put voir l’organe génital de la mère comme le membre du père » [oc, XIII, p. 35].

3.1 Souvenir vécu introuvable

Notons d’abord que le patient ne se rappela jamais de ce supposé souvenir, plusieurs décennies après que Freud le lui eut présenté. « J’ai toujours pensé que le souvenir viendrait. Mais il n’est pas venu. » De plus, il doutait que la scène ait pu se produire : « Tout cela est impossible, parce qu’en Russie les enfants dormaient dans la même pièce que leur bonne, et non pas dans la chambre à coucher de leurs parents. Évidemment, il peut y avoir eu un jour une exception, comment le savoir ? » (Obholzer, 1981, p. 71 et 70) Cette RPM n’est donc pas parvenu à rétablir un contact direct avec le vécu du passé.

3.2 Scène primitive

Notons ensuite que l’entreprise de reconstruction de ce souvenir est tout entière nourrie par la polémique contre les dissidences d’Adler et de Jung qui, durant les années 1910, ébranlent le mouvement psychanalytique : cette « opposition » émanant de gens qui « se situent sur le terrain de l’analyse, n’en contestent pas la technique ni les résultats et ne font que s’estimer autorisés à déduire du même matériel d’autres conséquences et à le soumettre à d’autres conceptions » [oc, XIII, p. 45]. George Makari (2008) a bien montré que ces interprétations psychanalytiques rivales laissent Freud embarrassé, parce qu’incapable d’identifier un critère permettant de démontrer la supériorité de ses interprétations (orthodoxes) sur celles des dissidents. Comment trancher le différend, par exemple avec Adler, selon qui la levée psychanalytique des refoulements permet de dévoiler une « volonté de puissance » (et non pas, comme le disait Freud, un désir sexuel) ?

Avec la publication de la RPM de « L’homme aux loups », Freud

« […] entrepris de présenter la seule forme de preuve empirique qu’il pouvait faire valoir dans ses querelles avec Jung et Adler ; il rédigea un récit de cas qui, espérait-il, prouverait définitivement l’existence de la sexualité infantile. En partant de l’analyse de rêve, Freud espérait reconstruire les quatre premières années de la vie d’un patient adulte […]. [5]

En reconstruisant la « scène primitive », Freud cherchait à démontrer la supériorité de sa théorie sur celle d’Adler. Ce dernier, nous dit Freud, avait « subordonné » le désir sexuel à des motifs « issus de la volonté de puissance, de la pulsion d’affirmation de l’individu ». Or l’analyse d’un rêve de « l’homme aux loups » semblait bien révéler que le motif primordial qui animaient le petit enfant, celui-là qui, ayant ensuite été refoulé, avait dû être dévoilé par la cure, était un désir sexuel (dirigé vers la mère). Le motif adlérien que découvrait l’analyse de ce patient n’était en somme qu’« une rationalisation » superficielle ; la motivation la « plus profonde », issue de l’enfance, était sexuelle [oc, XIII, p. 20].

Ainsi donc, l’examen du cas de « l’homme aux Loups » permet de démontrer que cette RPM particulière n’obéit pas simplement au désir de connaître le passé, puisqu’elle est aussi animée par des besoins du présent (ceux de Freud, suscités par la querelle avec les dissidents).

Cette empreinte du présent apparaît aussi dans les valeurs indirectement exprimées dans le récit de Freud. Il s’appuyait ici sur l’idée qu’« un sens, un accomplissement de souhait, peut en recouvrir un autre, jusqu’à ce que tout au fond on tombe sur l’accomplissement d’un souhait de la première enfance. » [oc, IV, p. 257] Plus le désir remémoré était ancien, plus il émanait des profondeurs de l’inconscient (« l’inconscient de la vie d’âme est l’infantile » [oc, XIV, p. 216]). Ainsi, ce récit implique que ce qui est premier temporellement l’est aussi essentiellement, alors que ce qui est tardif est aussi additif ou artificiel (sur les racines de cette idée, voir Sulloway, 1998). En découvrant des souvenirs de la petite enfance, Freud semble donc parvenir à écarter les motivations superficielles et à parvenir à la motivation humaine primordiale. On entrevoit ici comment cette RPM particulière contribue à la formation d’un vocabulaire psychanalytique des motifs, distinguant entre les motifs premiers et dérivés, qui permet d’affirmer subrepticement les valeurs primordiales de la société individualiste contemporaine.

Ainsi, une analyse de cette RPM particulière laisse entrevoir qu’elle est loin de n’être lié qu’à un événement très ponctuel du passé d’un patient particulier : elle incarne un véritable système d’idées-valeurs. En reprenant les mots d’Halbwachs, on dira que le récit freudien de l’exhumation de ce souvenir, tout ponctuel qu’il soit, « s’opère à partir de données ou de notions communes » (Halbwachs, 1997, p. 63).

4. Une RPM telle que la conçoit Freud est-elle même possible ?

4.1 Échappatoire

Confrontés à un examen de différentes RPM qui laisse voir une dimension sociale, que la théorie soustractive réserve pourtant aux remémorations non-psychanalytiques, les défenseurs de la dite théorie peuvent recourir à une échappatoire qui sert abondamment, au-delà du cas somme toute particulier de la remémoration, contre toute tentative de description sociologique de la psychanalyse (Castel, 1976 ; Lézé, 2010). L’échappatoire implique le recours à une certaine image de la psychanalyse : la psychanalyse et le social, comme l’huile et l’eau, ne sauraient se mélanger, ne pourraient qu’être dans un rapport d’opposition (le social étant fondé sur le refoulement, la psychanalyse sur sa critique, une société, quelle qu’elle soit, ne saurait accepter la psychanalyse [oc, XIV, p. 17]).

En s’appuyant sur cette image de la psychanalyse, on affirmera par exemple que l’attribution à un geste d’un motif psychanalytique ne peut se réaliser que dans les marges du social et qu’une attribution comportant une dimension sociale ne peut donc être, en réalité, qu’un motif-rationalisation. De même, on affirmera qu’une authentique RPM ne peut se réaliser dans les marges du social et qu’une remémoration comportant une dimension sociale ne peut être qu’une fausse RPM. L’entreprise analytique d’exhumation du souvenir refoulé, dans un tel cas, ne saurait être réussie. Nous serions en présence d’un faux souvenir-dévoilé, d’un souvenir-couverture déguisé en souvenir-dévoilé. Dans tous ces cas, le social scientist est « renvoyé à ce qui est autour de la psychanalyse, le social, afin de protéger le cœur » (Lézé, 2010, p. 53).

Devant la rareté, voire l’absence, de critique de la théorie soustractive de la mémoire (alors pourtant que les cas de RPM particulier qui la contredisent sont on ne peut plus faciles à trouver), on ne peut que se demander si les adeptes de la psychanalyse ne demandent pas simplement à l’image si particulière de la remémoration psychanalytique proposée par Freud d’indiquer à quelles conditions une réforme mémorielle est réussie – et ainsi, s’ils ne traitent pas cette image comme une règle de vérification plutôt que comme quelque chose susceptible de vérification ou de réfutation.

En raison de cette échappatoire, il est nécessaire, pour évaluer adéquatement la solidité de la théorie soustractive, de se détourner d’exemples ponctuels de tentatives de réforme psychanalytique de la remémoration, comme celui de « L’homme aux loups », pour nous tourner plutôt vers la pratique de RPM en tant que telle. Au lieu de me demander, comme je l’ai fait jusqu’ici, « est-ce que tel échantillon de tentatives de RPM est conforme à la théorie freudienne de la RPM ? », je me demanderai plutôt : « est-il même possible de réaliser une tentative de RPM qui répond aux exigences de la théorie freudienne de la RPM ? » Pour répondre à cette dernière question, j’aborderai l’image de la cure impliquée dans le recours à l’échappatoire que nous venons de voir.

4.2 Catalyticité

L’hypothèse d’une opposition nécessaire entre société et psychanalyse repose sur une image très précise de la cure analytique et de son histoire. Le portrait de la vie psychique offert par la théorie psychanalytique serait le fruit de l’auto-analyse de Freud (une profonde plongée en lui-même, au-delà de la portée des exigences sociales refoulantes). La cure, en laissant la parole au patient, en lui demandant de se livrer à la libre association, lui permettrait de se soustraire à son tour à l’emprise des exigences morales inculquées par la société. Autrement dit, la psychanalyse permettrait à chacun de développer une forme d’introspection inédite, en accédant aux profondeurs jusque-là enfouies de son univers intérieur. C’est là ce que j’ai appelé ailleurs la théorie « par soustraction », parce qu’elle dépeint les transformations vécues par le patient comme le fruit d’une soustraction à l’emprise des normes (Lamarche 2016). Semblablement, Adolf Grünbaum (1996, p. 356) parle d’un « mythe de la « catalycité », selon lequel les psychanalystes seraient « de simples catalyseurs, des activateurs, pour l’émergence inadultérée de refoulements précédemment contenues par les murs de la censure ».

C’est cette théorie de la catalycité qui est invoquée par ceux qui affirment que la vraie cure analytique permettrait au patient de retrouver en lui-même le souvenir d’un passé enfoui, parce que le cure, lorsqu’elle est menée avec succès, serait un exercice d’examen de soi hermétiquement coupé des attentes d’autrui.

Or ce portrait de la cure analytique, parce qu’elle implique plusieurs présupposées, et repose donc sur des hypothèses très variées, prête le flanc à des objections qui le sont tout autant :

* Objection épistémologique : comme le rapporte Grünbaum (1996), Freud, pour appuyer l’idée que la cure analytique, contrairement aux thérapeutiques rivales, basées sur la suggestion, opérerait uniquement par un processus de soustraction (en écartant les obstacles à l’examen de soi), s’appuie sur la supériorité thérapeutique de la cure : la capacité de guérison inédite rendue possible par la cure, censée supérieure à celle développée par les thérapeutiques rivales, attesterait de l’authenticité du portrait de la vie intérieure inadultérée sur laquelle la démarche thérapeutique s’appuierait. Cette supériorité thérapeutique attesterait que la cure procéderait effectivement d’une manière complètement inédite, en ouvrant les portes à l’expression du contenu mental refoulé (désir, souvenir, etc.). Or comme Grünbaum le note aussi, Freud en vint éventuellement à abandonner une telle prétention, et donc, implicitement, à délaisser la ligne argumentative sur laquelle il avait cru pouvoir fonder la théorie de la catalycité.
* Objection anthropologique : en soutenant que la soustraction de l’emprise des exigences morales permet de retrouver un authentique rapport à soi, la théorie de la catalycité implique qu’un tel rapport, dans l’histoire de l’individu, est premier, et que la démarche d’ajustement suscitée par l’échange avec autrui est surajoutée tardivement à ce premier rapport à soi. Ce n’est qu’ainsi qu’elles pourraient de nouveau être séparées. Or l’idée que le rapport à soi précède le rapport à autrui a fait l’objet d’une critique aiguisée par des défenseurs d’une approche dialogique de l’esprit humain, qui, comme J. Dewey et G. H. Mead, ont démontré que le rapport introspectif au sein duquel chacun se rend compte de son désir, de son vouloir, etc., ne peut émerger qu’en aval d’échanges avec différents partenaires sociaux, et que d’ailleurs elle n’offre qu’une manière de répondre aux difficultés rencontrées dans ces échanges (Lamarche 2017).
* Objection historique : le recours à l’échappatoire susmentionnée implique que la psychanalyse originelle, celle originellement créée par Freud, est conforme au portrait proposée par la théorie de la catalycité (car la fausse psychanalyse, nous dit-on, serait créée en réponse au défi lancé par la psychanalyse originelle, de manière à perpétuer le refoulement menacé par elle). Or dès ses tout débuts, la psychanalyse, loin d’être développée dans un examen de soi hermétiquement coupée du rapport aux autres, s’est formée au contact de ceux-ci. D’abord parce que la théorie analytique élaborée par Freud, supposément dans une pure observation, hors de toute idée préconçue, a pourtant été abondamment nourrie par les théories scientifiques contemporaines (voir notamment Sulloway 1998, Makari 2008). Ensuite parce que cette même théorie fut également formée par les impératifs des interactions sociales où elle était convoquée : la théorie centrale du refoulement a été élaborée par le médecin de manière à expliquer la genèse de la « résistance » que le patient semblait diriger contre lui ; cette théorie offrait ainsi une réponse commune aux difficultés que rencontrait la démarche thérapeutique entreprise par ces deux acteurs (Lamarche 2016, p. 235-239). Le rapport introspectif de type psychanalytique émerge donc en aval d’un rapport interpersonnel.
C’est donc à une accumulation d’objections qu’est confrontée la théorie de la catalycité. Et à des objections très variées, portant sur chacun des niveaux présupposés par cette théorie. Aussi bien dire qu’elle s’écroule sous le poids de son propre manque de plausibilité.

Conclusion

La théorie soustractive de la RPM s’écroule avec la théorie de la catalycité. Car si la cure n’est pas cette pratique purement négative qui en soustrayant le patient à l’emprise des exigences morales de la société, lui permet de retrouver un rapport à soi purement spectatorial, alors on ne peut dire que le souvenir final n’est qu’un souvenir-découvert (que les souvenirs finaux de ce patient ne sont que le fruit d’une saisie, coupée des besoins du présent, d’un souvenir vécu jusque-là enfoui).

La réalité est sans doute fort éloignée de ce portrait chimérique. Erich Fromm, parmi d’autres (Roazen, 1985, p. 191), a relevé que le portrait de la vie intérieure du petit enfant proposé par la RPM (celui d’un être dont les pensées et désirs possèdent des contours bien définis) est au fond le portrait de la vie mentale d’un adulte. Voilà qui suggère on ne peut plus fortement, comme l’écrit Vološinov, qu’en essayant de saisir les événements de l’enfance au moyen des notions psychanalytiques, nous collons sur l’enfance les réalités adultes qui ont « coloré ces notions » ; celui qui entreprend de réformer psychanalytiquement son passé en vient ainsi, dit-il, à « projeter dans le passé des points de vue, jugements et interprétations propres au présent » (Voloshinov, 1980, p. 177-178).

Au final, on peut présenter contre le portrait soustractif de la RPM un argument analogue à celui que Freud met de l’avant comme échappatoire. Ce portrait déforme drastiquement la RPM : il traite comme une démarche purement descriptive, visant à retrouver un souvenir vécu dans sa singularité, ce qui est une démarche explicative, visant à identifier les causes de différents « symptômes », via le recours à un canevas narratif complexe intégrant une série d’événements passés et présents, intérieurs et extérieurs [6] ; ce même portrait freudien fait complètement abstraction des besoins thérapeutiques du présent qui suscitent la RPM, en traitant cette dernière comme une démarche animée par une curiosité désintéressée ; etc.
L’écroulement de la théorie freudienne de la RPM revient à mettre fin à la mise à l’écart de la RPM. Le processus de production des souvenirs finaux n’est pas situé à un niveau ontologique différent des remémorations « ordinaires » étudiés par les sociologues, anthropologues et historiens. Ainsi, il est possible et nécessaire d’adresser à celle-ci les questions adressées à d’autres formes de remémorations : sur les besoins sociaux actuels auxquels elle répond ; sur le lien social qu’elle permet de construire ou légitimer ; sur les formes narratives qu’elle emprunte pour configurer et mettre en intrigue différents souvenirs ; sur les normes sociales qui sont implicitement incorporées dans cette mise en intrigue ; etc. C’est à l’élaboration des grandes lignes d’une analyse concrète de la RPM – la construction d’un programme de recherche – que pourront être consacrées les futures recherches.

Bibliographie

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Zorn, Fritz. 1982. Mars. Paris : Gallimard.

NOTES

[1L’abréviation « oc » est ici suivie du volume et de la page des Œuvres complètes de Freud (1989-2019).

[2À ne pas confondre avec la remémoration par le « mouvement psychanalytique » de son passé (sur celle-ci, voir Sulloway, 1998, ch. 12-13).

[3L’invisibilité de cette sensibilité moderniste dans les Lieux frappe, lorsqu’on compare ce livre collectif avec l’esquisse très évocatrice d’une société française en transformation esquissé dans un livre publié à peine quelques années auparavant. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu décrit les mœurs d’une nouvelle classe moyenne, portée à opposer à « l’ascétisme un peu morose » traditionnel, de « nouvelles doctrines du salut éthique » (Bourdieu, 1979, p. 423-424). Ses membres sont tentés par un « rejet de tout ce qu’il y a en eux-mêmes de fini, de défini, de définitif » (Bourdieu, 1979, p. 428). On notera surtout, dans le contexte de notre discussion de la RPM, que cette classe transforme les rapports « entre les générations » (Bourdieu, 1979, p. 423) et qu’un « jargon psychanalytique » lui sert de « discours légitimateur » (Bourdieu, 1979, p. 425 et 427).

[4Selon laquelle la vie psychique se déroule dans un espace métaphorique intérieur coupé des interactions extérieures.

[5Dans l’original : “Freud set out to present the only form of empirical proof he could muster in his battles with Jung and Adler ; he wrote up a case history he hoped would definitively prove the existence of infantile sexuality. From dream analysis, Freud hoped to reconstruct the first four years of an adult patient’s life […].”(Makari, 2008, p. 302 (ma traduction) »

[6Voilà l’occasion de situer ma démarche par rapport à la critique de Halbwachs par Maurice Bloch. Contre l’opposition dualiste entre mémoires collectives et individuelles, Halbwachs met de l’avant une conception moniste, en soutenant que même le souvenir individuel implique le recours à des formes de remémorations instituées. Or Bloch (2009) plaide en faveur d’un dualisme renouvelé, en montrant que la remémoration d’événements très simples se passe des formes nécessaires aux remémorations plus complexes. La critique halbwachsienne de la position dualiste peut tout de même appuyer ma critique de la théorie freudienne, dans la mesure où la RPM est à mille lieux de la remémoration de ces événements simples et ponctuels.