Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Anne Frémaux

La religion du progrès dans l’Anthropocène : croissance, consommation et géo-ingénierie

Texte publié le 31 août 2018

Anne Frémaux est agrégée de Philosophie et docteur en écologie politique (Queen’s University, Belfast). Elle est l’auteur de deux ouvrages : La nécessité d’une écologie radicale (éd. Sang de la Terre, 2011) et L’Ère du Levant (Rroyzz, 2016).

Anne Frémaux se livre ici à une déconstruction systématique du mythe de la croissance et à une critique de ses adeptes. Elle montre les liens entre croissance, progrès et capitalisme.

1. Introduction : il est (encore) temps de choisir le camp du progrès

« Il est faux de penser que l’idée de décroissance nie la notion de progrès. Elle condamne le mythe du progrès, ce qui est bien différent. »
Jean-Claude Besson-Girard

Alors que tous les clignotants de la planète sont au rouge et qu’aucune mesure proposée ne semble proportionnée à l’ampleur de l’effondrement écologique, alors que les crises économiques et sociales n’en finissent pas de se succéder et de remettre en question notre modèle de civilisation, il apparaît légitime de s’interroger sur la validité de nos modèles et de nos représentations. L’idée que la croissance économique et les innovations technico-industrielles qui lui sont liées soient les seuls outils susceptibles de satisfaire aux besoins de l’humanité, peut être assimilée à une « croyance mythique », un pari sur le présent et l’avenir sans cesse démenti par les faits. Contrairement aux illusions propagées par les médias dominants et les technocrates qui leur sont liés, les sociétés de croissance ou d’hyperconsommation n’ont jamais été des sociétés d’abondance. Bien au contraire, ce sont des systèmes idéologiques fondés de façon structurelle sur la construction sociale et écologique de la rareté. Les sociétés promouvant le « toujours plus » perdurent grâce à la production d’une insatisfaction générale – réalisée à coup de promesses marketing vides (lire : de « mensonges ») et à travers un processus de gadgétisation qui valorise l’obsolescence et la futilité comme horizons principaux d’action et de signification. Notre civilisation a en cela perdu – et ce depuis bien longtemps – le (bon) sens de l’essentiel. L’entreprise de nihilisation en cours s’effectue non seulement au prix d’une déprime globale mais aussi d’un désastre écologique d’ampleur inédite que les générations futures auront encore plus tragiquement que nous à subir. Le cortège de solutions technologiques (parmi lesquelles les technologies à haut risque de régulation du climat) et les promesses sans cesse ajournées d’un retour à la croissance sont les illusions offertes aux peuples crédules pour assurer la continuation d’une idéologie zombie à laquelle nous continuons de croire par habitude, paresse intellectuelle, ignorance… ou foi. Et tout cela, bien qu’elle conduise nos écosystèmes, nos structures sociales et économiques à la débâcle et à l’effondrement  [1].
À rebours de la déraison croissantiste si ardemment entretenue par les faiseurs d’opinion, l’écologie radicale a depuis longtemps intégré les données scientifiques concernant le caractère fini de notre planète et la nécessité afférente d’un modèle de société qui réduirait drastiquement les dépenses énergétiques et les prélèvements en ressources naturelles, tout en augmentant le bien-être des populations. Malgré la résistance des faits, ou encore la dégradation inquiétante de nos écosystèmes et l’incapacité des économies occidentales à assurer la prospérité, les sociétés inégalitaires et écocidaires de croissance s’éternisent, semblant même constituer le seul horizon possible de notre (post)modernité.
Le texte ci-dessous s’emploie à démontrer le caractère mythique et théologique des économies de croissance capitalistes, en analysant les éléments religieux tout d’abord relatifs au récit croissantiste puis au discours techno-optimiste qui lui est associé. L’article conclut sur le caractère intimement religieux du capitalisme et la nécessité de promouvoir l’écologie radicale comme seule utopie concrète capable de défier les illusions du néolibéralisme et de faire advenir une république sociale et écologique fondée tout autant sur les innovations sociales que technologiques, où le temps remplacerait le dieu « argent », la qualité de vie et les relations sociales le besoin compensatoire de consommation, où le concept de « suffisance » supplanterait l’idée sacrificielle de « maximisation » et de « compétition », et où l’horizon de la « sécurité existentielle » pour tous se substituerait au miracle téléologique d’une croissance économique illimitée et inégalement distribuée. Dans le contexte d’une transition écologique devenue inéluctable, il est temps de choisir le véritable camp du progrès.

2. Le mythe et l’idéologie de la croissance économique

« Le test de notre progrès n’est pas de faire en sorte que ceux qui ont beaucoup aient encore plus, c’est de voir si on peut donner suffisamment à ceux qui ont trop peu. » Franklin Delano Roosevelt, Discours d’investiture, 20 janvier 1937

 « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth E. Boulding

L’appel à la « croissance économique » est l’une des incantations les plus familières de notre pieuse postmodernité (en réalité « hypermodernité », comme il sera démontré plus loin) : depuis des décennies, hommes et femmes politiques, économistes, journalistes, experts proclamés en tout genre édifient leurs ouailles et les voies(x) médiatiques qui leur sont par avance acquises sur la nécessité de retrouver le chemin de la croissance. Ce sermon laïc ne définit pourtant jamais précisément l’objet de ses prières ni les coûts, sociaux, écologiques, et même économiques, qu’un objet de dévotion aussi déraisonné implique. La croissance économique indifférenciée fait depuis longtemps – au moins depuis le rapport Meadows « Halte à la croissance » (1972) – l’objet de critiques répétées par les penseurs de l’écologie politique [2] et, plus récemment, par les théoriciens hétérodoxes « verts » relevant du champ de l’économie politique [3]. Cette opposition à la croissance économique fait de l’écologie radicale le seul contrepoids idéologique susceptible de résister à la démesure et à l’aveuglement irrationnels de politiques nous conduisant droit dans le mur écologique, social et économique. L’élément principal de la critique écologique vis-à-vis du mythe d’une croissance infinie (exponentielle) [4] est tout d’abord son incompatibilité avec les paramètres biophysiques de la planète mais aussi son incapacité à créer un monde moins inégal ainsi qu’à accroître la qualité de vie des citoyens des pays riches [5].
Commençons par définir la croissance économique. Celui-ci consiste dans la croyance en la croissance indifférenciée du PIB conçue comme caractéristique permanente de l’économie. Trois éléments problématiques dérivent de cette définition : tout d’abord, le fait que le PIB soit un indicateur exclusivement quantitatif qui renseigne de façon indéterminée sur les richesses (biens et services) produites par année dans un pays. Une telle définition ne fait en effet aucune différence entre les aspects positifs et négatifs ou encore qualitatifs de la croissance, entre, par exemple, la croissance des lits d’hôpitaux et la croissance des dépenses de défense. De plus, elle n’inclut pas dans son calcul les impacts environnementaux qui pourraient relever de la hausse du PIB (par exemple la destruction de champs ou de forêts relative à la construction d’un énième aéroport inutile ou d’un parc d’attraction abêtissant…). Le deuxième aspect problématique de cette définition réside dans le caractère exclusivement monétaire du PIB et le fait qu’il ne prenne nullement en compte les formes non fiduciaires de l’activité économique, telles que le travail de soin non rémunéré, réalisé plus particulièrement par les femmes (envers les enfants et les personnes âgées), ou les activités non lucratives effectuées par les associations et les organisations. Le troisième élément tendancieux relève du fait que la croissance est définie comme une donnée « permanente » et « nécessaire » de l’économie - par opposition à « provisoire » ou « contingente ». Or, durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, c’est l’état stationnaire (« steady state économics » [6]), ou encore la stabilité de la production globale de biens et de services ainsi que de leur valeur monétaire, qui a prédominé. C’est seulement avec la révolution industrielle et le développement du capitalisme moderne que la croissance économique est apparue et ce n’est que depuis les années trente que le concept de PIB ou les méthodes de mesures statistiques de l’économie existent [7].
Cependant, et bien que la croissance économique soit une expérience relativement récente, les citoyens modernes ont tendance à la considérer comme une caractéristique fondamentale et inexorable de leur univers. La pensée courante (elle-même générée par l’ensemble des médias, agences et organisations internationales, partis politiques, sphère académique, etc.) la définit en effet comme le seul horizon possible, y compris dans le contexte d’une crise écologique de plus en plus alarmante [8]. Cela explique la prolifération, ces dernières décennies, des pratiques liées au capitalisme vert et des théories de modernisation écologique (ecological modernisation) prônant la financiarisation et la mise à prix du capital naturel via les « crédits carbone », les « crédits pour la biodiversité » (ou encore les permis d’émission de carbone ou de destruction de la biodiversité contre compensations financières), les « obligations vertes » (qui ne sont définies par aucune norme environnementale sérieuse), etc. Autant de pratiques qui n’ont eu comme conséquence que de créer de nouvelles bulles spéculatives lucratives pour les investisseurs tout en aggravant la situation environnementale [9]. En résumé, la croissance économique est devenue un nouveau « (non)sens commun », un présupposé ininterrogé de l’esprit de notre temps (Zeitgeist), une autorité normative ayant pris les apparences d’un fait naturel ou encore un régime de vérité au sens foucaldien du terme (c’est-à-dire une vérité construite et toute entière historique ou relative). La croissance économique est devenue une composante si puissante de l’imaginaire social qu’elle organise à elle seule la pensée et la créativité dominantes tout en dirigeant les politiques et les campagnes électorales…
Or, comme le disaient déjà Marx et Engels (1845/1846), les pensées dominantes sont aussi à toutes les époques les pensées de la classe dominante [10]. La croissance économique n’est-elle pas en ce sens une construction intellectuelle destinée à servir la minorité au pouvoir ? Les intérêts des peuples ne seraient-ils pas mieux servis par une redistribution plus égalitaire des richesses, des opportunités et des ressources existantes plutôt que par un accroissement du gâteau économique dont seules quelques miettes parviennent au plus grand nombre, et ce, a contrario de la théorie du Trickle Down en vogue depuis les années 1980 qui n’a de cesse d’être démentie par les faits ou encore par l’augmentation stupéfiante des inégalités. En effet, les politiques néolibérales que nous subissons depuis maintenant plus de quarante ans sont par nature opposées à toute idée de meilleure répartition sociale des ressources et des profits comme à l’idée que le vivre-ensemble doit résulter de choix collectifs plutôt que d’être abandonné aux intérêts privés aveugles et égoïstes. En réalité, l’argument de la croissance économique est aujourd’hui devenu l’un des instruments idéologiques de légitimation le plus solide et le plus efficace contre les politiques de redistribution et de diminution des inégalités. Au nom de la croissance et des exigences de compétitivité et de rentabilité dont elle est inséparable, les individus sont invités à travailler plus « dur », à renier des droits sociaux fondamentaux acquis de haute lutte, voire même à abdiquer leur dignité ou à sacrifier leur santé – au titre d’une inhumanité érigée en mode de gestion « performance ». Les consommateurs sont sommés de consommer « plus » – au nom d’un patriotisme économique qui n’a plus guère de sens à l’heure du dumping social orchestré par les institutions politiques (notamment européennes) censées pourtant nous protéger. Enfin, les citoyens sont invités à élire des exécutifs croissantistes s’ils veulent continuer d’entendre les creuses promesses qui leur sont adressées en matière de participation au gâteau économique. La course au moins-disant est ainsi lancée … L’appel idéologique à la croissance constitue en effet le meilleur argument pour assurer une répartition inégale des richesses et des conditions de travail de plus en plus difficiles.
L’évidence historique montre en effet que les gains de productivité réalisés depuis les années 1980 n’ont pas été associés à des augmentations de salaire. Au contraire, ceux-ci ont plutôt stagné ou même, dans certains secteurs, substantiellement diminué si l’on prend en compte l’inflation. L’accroissement des rendements, associé à la mondialisation et à la mise en compétition des pays, a créé une armée de réserve de sans-emplois permettant au capitalisme d’exercer une pression de plus en plus forte sur les salaires, sur un « cheptel » de chômeurs démonisé et forcé d’accepter tout et n’importe quoi, ainsi que sur des travailleurs réduits à tolérer des régressions sociales d’ampleur s’ils veulent conserver leur emploi. Comme le disent Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (2005), le capitalisme a obtenu l’acceptation que « le progrès » réclamait la remise en cause de tout ce que des générations avaient lentement et difficilement créé au long des XIXe et XXe siècles, et que l’on avait pu naïvement croire installé de manière irréversible après la Seconde Guerre mondiale, grâce à la garantie de l’État » (p.101)
En définitive, la croissance économique contribue majoritairement à rendre le riche plus puissant et le pauvre plus dépendant, posant par là même un problème au contrat social républicain qui doit assurer la liberté de chacun de vivre sans la domination d’un maître [11] (idéal de liberté conçu comme « absence de domination »). Ainsi Rousseau définissait-il la liberté civile comme le fait « que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre » [12]. Des sociétés devenues trop inégalitaires courent le risque de voir le sens du contrat commun qui nous unit se perdre. En instillant le poison de l’individualisme et du cynisme, elles mettent en danger la culture et l’esprit même de la République. Dans les sociétés inégalitaires de croissance, l’absence de croissance (ou plutôt de croissance de la croissance) devient l’argument théorique idéal pour justifier les politiques d’austérité imposées aux classes moyennes et aux plus démunis, celles-ci se traduisant par la dégradation des services publics, par des diminutions de salaire, des protections sociales moindres, l’augmentation des impôts pour les couches les moins aisées de la population alors que les riches échappent aux contributions sociales grâce aux procédés institutionnels institués à cet effet, tels que l’évasion fiscale ou les différents « boucliers fiscaux » mis en place par les exécutifs néolibéraux. L’absence de croissance dans les sociétés de croissance devient ainsi un outil idéologique efficace pour légitimiser toutes les politiques de recul social et d’appauvrissement du commun (au nom du principe néolibéral bien connu qu’il faut « privatiser les profits et socialiser les pertes »). D’un point de vue anthropologique, on peut considérer les sacrifices demandés aux peuples d’Europe aujourd’hui (en Grèce par exemple) comme des rituels ou actes propitiatoires destinés à apaiser la colère des « dieux de la croissance » ou le courroux des marchés.
Comment comprendre, dès lors, que la croissance économique demeure pour l’ensemble de nos concitoyens la seule réponse jugée « réaliste » et « crédible » face à l’ensemble des problèmes écologiques, sociaux et économiques qui nous accablent [13] ? Comment expliquer la docilité et la complaisance des peuples à accepter et même à soutenir les dispositifs qui les malmènent au nom d’un rêve de croissance jamais accompli ? Comme l’exprime si bien l’expression empruntée à Žižek et Jameson, il semble plus facile aujourd’hui d’envisager la fin du monde que la fin du capitalisme. Sans doute faut-il voir dans ce phénomène de « servitude volontaire » une résurgence de religiosité et de croyance mythique. La majorité des individus ont, en effet, une foi aveugle dans la religion du progrès prêchée par les ecclésiastes de la croissance et les prophètes de la religion économique. À travers leur influence sur les gouvernements et leur omniprésence médiatique, les économistes sont devenus le nouveau clergé, le nouveau pouvoir théocratique qui promet le salut et la rédemption à quiconque suit le chemin de la foi orthodoxe néo-libérale. Tels des devins, les adorateurs du PIB déchiffrent et prédisent ce que l’homme ordinaire – le non-initié – ne peut pas voir : les mystères et les humeurs du Dieu Marché. Ils donnent la ligne de conduite à suivre, décrivent les péchés à racheter et les consolations à apporter. Ils poussent leurs paroissiens naïfs à réformer leur code de moralité vers davantage de compétition, d’optimisation, d’individualisme possessif, d’abnégation et de soumission aux lois cyniques de la « réalité » ; ils les convainquent d’oublier les vertus traditionnelles – solidarité, gratuité, compassion – héritées d’anciennes religions ou de morales laïques aujourd’hui considérées comme obsolètes face à un besoin impérieux de nouvelles valeurs qui ne sont en réalité qu’une résurrection d’une inhumanité qu’on croyait appartenir au passé. L’avènement du royaume de la croissance requiert en effet un « nouveau barbare » débarrassé des scories morales du passé, entièrement dévoué à la volonté économique, et prêt à effectuer toutes sortes de basses besognes [14]. Peu importe si les conséquences sur l’environnement, nos sociétés et même sur l’économie elle-même sont telles que nous courons aujourd’hui le risque d’un effondrement civilisationnel. Peu importe si la religion de la croissance implique des dommages écologiques irréparables, réduit le bien-être, augmente les inégalités, fait disparaître le sens de nos existences en déstructurant le bien commun et en poussant les individus vers une avidité matérielle et une adoration de l’argent qui n’a rien à envier au culte du veau d’or … Peu importe si la religion de la croissance permet de justifier des interventions armées aussi injustes qu’inutiles qui sèment le désordre partout dans le monde et reviennent par effet « boomerang » dans nos sociétés occidentales, sous la forme de la menace terroriste. Peu importe si finalement le mythe de la croissance ne constitue qu’une stratégie idéologique destinée à maintenir l’élite au pouvoir… Qu’on se le dise : la salvation de l’humanité passera par un type de développement économique proprement absurde, tout autant dans son organisation que dans ses effets. La messe est dite. La religion civile de la croissance met en avant son pouvoir rédempteur et promet que les maux « nécessaires » causés par l’expansion économique seront guéris par davantage de croissance… Similia similibus curantur disaient les romains : « Il faut soigner le mal par le mal ». C’est une logique similaire qui apparaît au travers du mythe de la géo-ingénierie et du progrès technologique en général, allié primordial des politiques de croissance économique. Aux yeux de l’environnementalisme réaliste pro-marché, le progrès technologique est en effet censé assurer le recul indéfini des limites écologiques et la perpétuation infinie du mirage de la croissance. Pour les partisans d’une expansion économique indéfinie, les facteurs limitatifs ne sont dès lors plus les ressources naturelles finies, la loi de l’entropie, ou l’incapacité objective de notre planète à absorber les montagnes de déchets que nous produisons mais plutôt l’intelligence et la créativité humaines. C’est là que la pensée incantatoire (ou paresseuse) apparaît : l’être humain est capable de résoudre tous les problèmes qu’il crée. Il faut juste y croire…et laisser aux générations futures porter le poids des conséquences de nos croyances et de notre confiance aveugle dans les miracles d’une « société (néolibérale) autophage » (Jappe, 2017).

3. Géo-ingéniérie et innovations techniques : les miracles de la société de croissance

« L’idée de ‘réparer’ le climat en piratant la réverbération terrestre de la lumière solaire est sauvagement, complètement, énormément dingue »
R. T. Pierrehumbert (2015) [ma traduction]

L’entrée dans l’Anthropocène ou « l’âge de l’homme » [15] est devenue, pour certains, l’occasion de toutes les glorifications possibles du génie humain. Nouvelle ère géologique potentielle [16] faisant suite à l’holocène, c’est-à-dire une période interglaciaire commencée il y a 11700 ans et caractérisée par une exceptionnelle stabilité géologique et climatique ayant permis aux civilisations humaines de fleurir, l’Anthropocène signifie que l’humanité est devenue une force géologique majeure capable de modifier les grands cycles de la planète. L’être humain est aujourd’hui une force de la nature à part entière qui a modifié les paysages à grande échelle, éradiqué des espèces entières (sixième extinction massive d’espèces), appauvri la biodiversité et produit en quantités astronomiques des gaz à effet de serre qui sont à l’origine du réchauffement climatique mondial. Malgré ces faits de guerre peu glorieux, l’Anthropocène est, pour certains, le récit héroïque de la domination de la nature par l’homme. On trouve souvent dans ce discours une véritable anthropodicée destinée à justifier toutes les monstruosités créées par l’homme au nom d’une théorie du progrès dépassant l’entendement humain – comme si nous n’étions pas capables aujourd’hui de voir que toutes les destructions et dommages infligés à la planète par l’hubris techno-industrielle servaient en fait le grand Dessein de l’humanité [17] . Comme le disent à juste titre Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (2005), le capitalisme est maître en illusions, « réussissant comme personne à déguiser son entreprise de redéfinition du monde sous les atours mensongers du progrès, de la liberté, de la rationalité » (p.34)
Initialement proposé comme signal d’alarme face au pouvoir destructeur et à la puissance non maîtrisée de l’homme, le concept d’Anthropocène est devenu, chez les partisans de l’écomodernisme (aussi appelé « nouvel environnementalisme » ou « éco-pragmatisme ») [18] ou pour certains représentants des ESS (Earth System Sciences), un signe incontestable de la capacité humaine à transformer, contrôler, voire même recréer la nature à volonté. L’originalité de ce nouveau Topos du capitalisme vert est son accaparement du thème présupposé « postmoderne » de la fin de la nature [19] afin de défendre une écologie politique post-environnementale (ou encore une écologie « sans nature »). Le caractère apologétique de cette position est stupéfiant. Ainsi Erle Ellis (2011) peut-il déclarer « nous serons fiers de la planète que nous aurons créée dans l’Anthropocène ». Les écomodernistes aiment citer Stewart Brand, pionnier de l’écologie politique aujourd’hui transformé en gourou technophile vantant les mérites de l’urbanisation de masse, du nucléaire, des OGM et de la géo-ingénierie : « [n]ous sommes comme des dieux, autant être bons à la tâche » (Whole Earth Catalog). Pour Mark Lynas, auteur de The God Species : Saving the Planet in the Age of Humans (2011), ce n’est plus la nature qui dirige la terre mais l’espèce humaine qui est aux commandes. Les nouveaux docteurs Folamour transforment ainsi la métaphore de Descartes en réalité de fait : l’homme n’est plus conçu « comme » maître et possesseur de la nature. Il en est le maître absolu. Plus encore, la nature n’existe plus : elle a disparu au profit d’une techno-nature sans cesse réinventée par nos soins, une matière malléable, transformable à laquelle notre génie donne la forme qu’il lui plaît. Cet habile tour de passe-passe qui fait disparaître la nature sous le coup de baguette magique des discours constructivistes permet aux environnementalistes du marché de mettre fin à l’idée même de « limite écologique » : si la nature n’existe pas, au nom de quel critère faudrait-il la protéger ? Seules les normes inventées par l’homme (esthétiques, utilitaires, etc.) demeurent. Exit l’idée que, loin de créer la nature, l’homme dépend d’elle pour survivre et que le détail des interactions écologiques permettant la pérennité de la vie sur terre nous échappe [20]. Nous touchons ici au caractère prométhéen et magique de l’idéologie techno-optimiste qui considère la maîtrise technologique comme un pouvoir démiurgique. Or, c’est plutôt « l’impuissance de la puissance » qui définit la situation actuelle de la technoscience ou « l’arrogance d’une non-maîtrise non-réfléchie » qui nous mène tout droit au chaos.
La technique n’est pas une entité neutre (un simple outil que l’on pourrait bien ou mal utiliser) sans implications ou liens normatifs : elle est particulièrement liée au système économique dans lequel elle prend place. Ainsi, comme l’analyse John Barry (2012), le système technologique est étroitement lié à l’infrastructure générale de nos sociétés capitalistes de croissance et en perpétue le caractère écocidaire. C’est ainsi que notre époque – et cela en dépit de l’existence d’alternatives liées à l’émergence de technologies douces – fait-elle la part belle aux méga-technologies qui fonctionnent aux énergies « non soutenables/non-durables » (carbone fossile ou nucléaire), promeuvent l’usage massif de produits chimiques (notamment dans l’agriculture intensive) ou le caractère techno-policier de nos sociétés. Dans un tout autre système économique, celui de la décroissance par exemple, on imagine fort bien que le système technologique poursuivrait de toutes autres fins plus soutenables, plus joviales, plus sociales que l’augmentation des taux de croissance, le néo-impérialisme économique et militaire, ou le renforcement de la pente autoritaire d’États occidentaux de moins en moins démocratiques.
Le progrès technologique et le productivisme qu’il sert nous place aujourd’hui dans une impasse écologique, politique, économique et sociale. Le logiciel des trente glorieuses malheureusement toujours en vogue parmi les élites et les faiseurs d’opinion, ou encore la recherche de l’opulence matérielle et de la productivité à tous prix, ne peuvent plus être à l’ordre du jour : en réactualisant la fameuse assertion de Paul Valéry dans Regards sur le Monde Actuel (1945), nous pouvons dire que le temps du monde fini a commencé… Ne pas prendre en compte la finitude de nos écosystèmes ou encore cette réalité (d’ordre strictement biophysique) dans nos équations politiques et économiques revient à admettre devant les générations naissantes et futures que notre voracité et notre addiction au « toujours plus » sont incontrôlables, dussent-elle être responsables de la destruction massive de notre environnement et de l’effondrement de nos sociétés. Sommes-nous donc prêts à endosser une telle culpabilité et à défendre coûte que coûte au nom d’une idéologie néolibérale qui, selon les mots du géographe marxiste David Harvey, sert d’écran de fumée à un projet de classe visant « l’accumulation par la dépossession » ou encore l’accumulation du profit pour une minorité par la dépossession du plus grand nombre [21] ? Les techno-optimistes –- ou ceux qui croient dans les vertus salvatrices de la technologie – disposent d’une série d’arguments à la fois scientifiques et théologiques pour justifier la continuation de leurs projets.
Dans le premier registre, on trouve l’argument du découplage, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la croissance économique peut être découplée ou séparée de la consommation de ressources, d’énergie ou de production de carbone, grâce à l’efficacité croissante des technologies : c’est la fameuse « dématérialisation » ou « décarbonisation » de l’économie » ou encore l’idée que l’on peut consommer autant ou plus en polluant moins. Or le découplage peut être absolu ou relatif : dans le second cas, il signifie que la quantité de ressource/énergie/carbone utilisée croît moins vite qu’un indice économique donné (le PIB par exemple). Dans ce cas, la corrélation demeure positive (le PIB augmente et les ponctions en ressources ou en énergie également mais moins vite qu’auparavant). En revanche, en termes « absolus », le découplage signifie que la quantité globale de matière/énergie utilisée diminue alors que l’indice économique augmente. On a alors une corrélation négative. Seul le découplage absolu permet de diminuer l’amplitude de la crise écologique actuelle. Dans le cadre d’un réchauffement climatique devenu très médiatique, les discours officiels se focalisent sur le découplage carbone, oubliant par là-même les autres éléments de la crise écologique mais surtout, ils explicitent rarement ce qu’ils évoquent faisant croire qu’un découplage absolu est rendu possible par le progrès technique. Or, force est de constater qu’un découplage absolu matière/énergie vs PIB ne s’est jamais historiquement produit : le prélèvement global des ressources et la consommation d’énergie ne font qu’augmenter. Contre la courbe écologique de Kuznets (« croîs maintenant et nettoie plus tard » [22]), le paradoxe de Jevon montre que les progrès technologiques sont toujours suivis d’une augmentation de la consommation et finalement annulées ou compensées par une demande croissante. L’utilisation d’énergie et de matières premières augmente corrélativement aux gains de productivité : c’est le fameux effet rebond.
De la même manière que la croissance économique est assimilée à une panacée capable de guérir tous les maux qu’elle produit, la technologie est pour beaucoup le seul et unique remède aux dommages … créées par la technologie. Nous sommes là au cœur de la pensée magique prêchée par les myopes et les fondamentalistes de la raison technicienne. Rappelons à ce titre les traits psychologiques fondamentaux du fondamentaliste : il est généralement dogmatique, refusant d’entrevoir la réalité sous un jour nouveau (« aux vieux maux, les vieux remèdes » …) ; il est rigide et sûr de lui (caractéristiques communes à l’ensemble de nos élites) ; il est messianique et croit en l’existence de forces salvatrices susceptibles de sauver l’humanité (la technologie et la croissance économique, par exemple…). Le fondamentaliste techno-optimiste nie la liberté de l’homme et les choix qui lui sont offerts. À court d’arguments face aux coûts, dangers avérés ou au caractère liberticide de la « big science », il en vient toujours à énoncer cette formule populaire décrite par Jacques Ellul comme « l’absolu dernier dans toute réflexion sur ces phénomènes » : « on n’arrête pas le progrès » … « Il y a donc quelque chose qui est absolu, inattaquable, contre quoi on ne peut strictement rien, à quoi l’homme doit simplement obéir, c’est la croissance technicienne » (1988 : 401-402). Ce qui représente pour les peuples une formule souvent teintée de désespoir (« on n’arrête malheureusement pas le progrès ») devient chez le techno-optimiste l’expression d’une fatalité heureuse, d’une servitude absolue à laquelle on ne peut même pas désirer échapper.
Le fondamentaliste technicien, qui présente l’inflation technologique comme un destin transcendant, s’opposera donc férocement (après les avoir longtemps ignorés) aux partisans de la prudence et de la tempérance, c’est-à-dire à ceux qui, au nom du principe de précaution [23], pensent que les décisions concernant l’avenir de l’humanité et les autres êtres vivants (que l’on oublie trop souvent dans ces débats…) ne devraient pas être laissées aux lobbies scientifiques et économiques mais faire l’objet de débats publics dignes de ce nom. Ainsi l’écologiste avisé est-il souvent qualifié par les fondamentalistes techniciens (adeptes de positions manichéennes et tranchées), de « technophobe », d’« archaïque », de « romantique » ou de « réac » opposé par principe au progrès et animé par des peurs irrationnelles. Il convient dès lors de répéter, une fois de plus, que l’écologie critique n’est pas un nouveau luddisme « anti-technologie » ou « anti-innovation », mais une position sceptique vis-à-vis de la fuite en avant technicienne et croissantiste qui rejette dogmatiquement toute nécessité de changement structurel social, politique ou économique de la société en faveur du « Business as usual », c’est-à-dire d’une approche finalement « illibérale » [24] qui refuse de considérer l’avenir sous un jour nouveau, escamotant par là-même la question politique par excellence du type de société que nous voulons choisir collectivement. Les adeptes de cette conception étroite du progrès prophétisent que les coûts environnementaux liés à l’hyperconsommation des sociétés occidentales seront un jour éradiqués par des innovations technologiques n’ayant pas encore vu le jour. Il s’agit là d’une nouvelle version du pari de Pascal (« entre croire et ne pas croire je prends le parti de croire ») sauf que les conséquences de l’échec n’attendront pas notre mort pour être « sentis ». Les Prométhée modernes ont tendance à réclamer pour eux le monopole de pratiques innovantes ou du concept même de progrès. Or la décomplexification de nos sociétés, la simplification de nos réseaux de consommation et de production, le développement de transports doux, et la réduction de nos besoins en ressources, tout autant de mesures préconisées par les écologistes radicaux nécessitent autant – si ce n’est plus – d’innovations et d’inventivité technologiques que les scénarios high-tech promus par les nouveaux Prométhéens. Leur logiciel, comme il a été dit plus haut, est plutôt réactionnaire puisque les mêmes remèdes (plus de croissance, plus de méga-technologies) sont apportés aux mêmes maux. Où sont les innovations intellectuelles et le progressisme humaniste de politiques trouvant leurs racines idéologiques dans l’après-guerre et les « trente glorieuses/piteuses » ?
Les techno-optimistes prêchent l’absence de limites écologiques [25] , rêvent que les arbres artificiels et autres créations synthétiques consommatrices d’énergie remplacent les vieux processus naturels qualifiés d’ « obsolète » [26]. C’est là le projet de la modernité poussé à son paroxysme : il ne s’agit plus seulement de dominer la nature mais de la recréer à volonté. En ce sens, la postmodernité des technoscientifiques est plutôt une hypermodernité qui a foi dans le génie absolu de l’homme et dans les possibilités inépuisables créées par la technologie, censées rivaliser avec l’inventivité pourtant inégalée de la nature. Grâce aux progrès technologiques, tout doit pouvoir être rendu propre et durable : l’hyperconsommation, le capitalisme, le nucléaire, etc. En paraphrasant Visconti, on pourrait dire que « tout doit [éternellement] changer pour que rien ne change » ou que l’innovation technologique perpétuelle et les idées supposément nouvelles du capitalisme vert doivent venir à la rescousse du projet typiquement moderne et obsolète de domination de la nature. Le caractère trompeur de cette conception du progrès apparaît aujourd’hui aussi évident que la nudité de l’empereur : elle nous a fait entrer dans ce que Ulrich Beck (1986) définissait comme « la société du risque », c’est-à-dire un monde où le « progrès » techno-scientifique génère en permanence de nouvelles menaces et où la non-maîtrise de notre maîtrise apparait comme étant un problème majeur de l’agir humain. À revers de ce fatalisme technologique, l’écologie radicale appelle le passage de la technique (caractérisée par la logique de la fuite en avant) vers l’éthique et la politique (seules capables d’imposer des limites à l’action) [27] ; elle appelle à la réflexion, aux transformations sociales et politiques qui sont nécessaires pour protéger le bien commun et définir de nouvelles responsabilités vis-à-vis des vivants comme des générations à venir. Elle défend que nous devons choisir nous-mêmes les technologies que nous jugeons souhaitables de développer et d’utiliser, que ces choix technologiques sont par essence normatifs et doivent à ce titre faire l’objet de débats politiques et éthiques et d’une régulation sociale et gouvernementale (entendons : républicaine) digne de ce nom. Contre le caractère téméraire et insensé des rêves prométhéens, elle affirme que l’heure est à la prudence face à des phénomènes écologiques et des boucles de rétroaction que nous ne maîtrisons pas et dont nous dépendons pour notre survie.
Aujourd’hui, la géo-ingénierie [28] ou le désir de prendre le contrôle sur le climat terrestre représente la plus audacieuse et la plus récente manifestation de l’hubris technicienne. Née de notre échec collectif à contrôler les émissions de gaz à effet de serre et plus particulièrement de l’incapacité de nos gouvernants à prendre les mesures nécessaires pour limiter l’intensité du dérèglement climatique, la géo-ingénierie est aujourd’hui présentée comme le seul et dernier recours face à un futur qui s’annonce plutôt mal. Elle fait en effet partie des créations technologiques (techno-fix) particulièrement louées par les experts pour résoudre les problèmes posés par le réchauffement de la planète. Généralement réticents à toute forme d’innovation sociale et politique proposée par l’écologie radicale (telle que la diminution du temps de travail, la dotation inconditionnelle d’autonomie [29], la mise en place d’un service civil écologique [30] , etc.), les partisans de l’écologie pragmatiste (lire : « capitaliste ») affirment, à rebours des écologistes cohérents, avoir le réalisme de leur côté et pouvoir offrir des solutions technologiques « faciles » aux problèmes que nos décideurs tardent à prendre en charge [31]. À ce titre et parce qu’ils servent les intérêts d’industriels friands d’innovations coûteuses, leurs arguments sont largement relayés par les médias dominants, le monde de l’entreprise, la société civile, les décideurs politiques nationaux ou internationaux comme étant par essence « le discours du progrès ».
Le techno-optimisme est en effet partout présent, depuis les travaux du GIEC sur la stabilisation du climat (ceux-ci s’inscrivant dans un cadre de référence définitivement néolibéral et pro high-tech) jusqu’aux accords de Paris, qui ont largement promu les technologies de capture et de stockage du carbone ainsi que l’utilisation massive de la biomasse comme source d’énergie, au risque de voir la biodiversité s’effondrer encore davantage. Tous les scénarios officiels promus jusqu’alors enferment l’avenir dans le carcan de sociétés croissantistes et énergétiquement voraces. La pensée magique fonctionne ici comme une prophétie auto-réalisatrice : plus l’on tarde à mettre en œuvre les changements normatifs politiques, économiques et sociaux nécessaires (passage à la société de décroissance ou d’après-croissance), plus l’humanité finira par dépendre, pour sa survie, de technologies coûteuses et incertaines destinées à la survie d’une minorité [32]. Nous n’aurons alors pas d’autre choix que de nous engager dans des projets de géo-ingénierie risqués, aux conséquences potentiellement désastreuses et jusque-là inconnues. Un pari apocalyptique sur l’avenir fait par le clergé croissantiste et techno-optimiste qui exigera son lot de prières, de pratiques expiatoires … et de victimes sacrifiées sur l’autel du « marché mondial de la régulation climatique » [33]

4. Conclusion : La religion du capitalisme et de la consommation

« Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance » Dante, La Divine Comédie (inscription figurant sur la porte de l’enfer)

« La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ». K.Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843)

Dans un article demeuré peu connu et intitulé « Le capitalisme comme religion » (1921)34, Walter Benjamin approfondit les thèses de Max Weber pour mettre en avant la nature profondément religieuse du système capitaliste. Le capitalisme apparaît tout d’abord comme une religion cultuelle qui comporte certaines divinités : le Dieu Mammon (l’argent), la marchandise (the stuff), les marchés etc. Il comporte certains rites compensatoires dont le plus important est sans doute celui de la consommation que l’on peut relier au fameux « fétichisme de la marchandise ». Les centres commerciaux ou « temples du capital marchand » sont aujourd’hui les nouvelles cathédrales où se rassemblent et communient les masses et les anciennes fêtes religieuses telles que Pâques ou Noël sont devenues des orgies consuméristes où ni l’acte de consommer ni l’objet de consommation n’impliquent une quelconque révérence autre que celle dédiée au pouvoir de l’argent. Rien en dehors de la consommation ne semble plus avoir de sens. Citons à ce titre la déclaration de Victor Lebow, précurseur du marketing, dans son ouvrage de 1955 : « Notre économie extrêmement productive exige que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous convertissions en rituel l’achat et l’usage de produits, que nous puissions combler notre vie spirituelle et notre ego par la consommation. Il faut que les choses soient consommées, usées, remplacées et jetées toujours plus rapidement » (p.3).
La consommation sans frein, tout comme la religion sans l’infusion originelle de l’esprit, ne procure pas le bonheur mais simplement la promesse d’un bonheur sans cesse ajourné. La marketisation des besoins et des identités a pour but d’alimenter une croissance voulue sans limite en attisant la logique d’un désir qui par essence ne se satisfait jamais de ce qu’il possède. C’est ainsi qu’Ivan Illich pouvait constater que dans les sociétés capitalistes le taux de frustration augmente proportionnellement au taux de croissance. En ce sens la religion capitaliste est une religion triste, morbide où le degré d’anxiété, d’insatisfaction et de pauvreté (le concept de « pauvreté » étant toujours relatif : dans une telle société on est toujours le pauvre de quelqu’un) l’emporte sur le taux de bien-être. Mais au-delà des dommages socio-psychologiques causés par l’hyperconsommation, comment prétendre discuter sérieusement des coûts et dommages écologiques, ainsi que du caractère fini des ressources de notre planète si l’on considère la consommation comme la raison d’être principale de notre économie et de nos existences ?
Selon W. Benjamin, le capitalisme constitue une religion dans la mesure où il contrôle nos vies et nos modes de conduites. Il nous est devenu impossible d’échapper à ses injonctions puisque toutes les sphères de la vie privée et publique sont organisées autour de l’économie (« économicisme »). De plus, le capitalisme opère sur le mode de la culpabilité – un concept que traduit bien en allemand l’ambiguïté du mot Schuld qui signifie à la fois « faute » (culpabilité) et « dette ». L’homme, comme le décrivait déjà Weber, a le devoir de faire fructifier son capital matériel et humain et d’accroître ses richesses. Dans une telle logique, les pauvres, exclus de la grâce divine, sont par définition coupables d’être pauvres. L’impitoyable logique du capitalisme fait entrer les masses dans le désespoir et pousse la planète sur une trajectoire incontrôlable et dangereuse.
Le caractère apparemment inéluctable du capitalisme qui en fait le destin (fatum) de l’époque moderne contribue à sacraliser son pouvoir et à asseoir sa dimension transcendante. Il réduit les habitants de la terre à des « damnés » qui n’ont aucun moyen individuel de sortir du culte croissantiste ou de quitter la sphère d’action et de domination d’une idéologie qui, par son caractère protéiforme et amoral, est capable d’absorber tout et son contraire. Puisque la religion capitaliste n’a aucune pitié envers ceux qui ne nourrissent pas les taux de croissance, la seule issue semble être la soumission et la résignation. C’est alors que le salut de l’humanité en vient à être assimilé à l’expansion capitaliste, l’hyper production, l’hyper consommation ou encore l’intensification de l’hubris et la continuation, jusqu’à ce que mort s’ensuive, d’un système qui n’est que ruine de l’âme et de la Terre. C’est contre ce destin mortifère que l’écologie radicale se lève en offrant la possibilité d’une échappée et d’un pas de côté. En combattant les politiques croissantistes et l’inflation technologique qui lui est liée, l’écologie décroissante/d’après-croissance constitue la seule idéologie politique combinant à la fois le réalisme et le radicalisme nécessaire pour s’opposer au capitalisme. L’utopie concrète qu’elle défend n’a rien à voir avec l’idéalisme impraticable de l’idéologie croissantiste qui s’évertue à prolonger des expériences et des croyances contraires aux réalités biophysiques concrètes de la planète et au bien-être des populations en les déclarant par avance inexorables. Pour créer l’avenir, l’écologie radicale s’appuie sur les pratiques transformatrices et innovatrices du présent, sur les initiatives concrètes des créateurs et des décolonisateurs de la pensée consumériste (artistes, philosophes, etc.), sur ceux qui construisent patiemment, avec courage et persévérance, un autre rapport aux autres, au monde et à eux-mêmes. Elle n’est pas comme le néolibéralisme, une idéologie prescrivant de nouveaux sacrifices à ses créatures déjà accablées. Elle est le cri, elle est le cœur et l’esprit de ceux et celles qui résistent à la résignation et pensent encore que l’on peut créer un monde meilleur grâce aux choix collectifs que nous ferons. Elle constitue en cela le progrès véritable contre le mythe et l’illusion du progrès.

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NOTES

[1Voir Quiggin, J. (2012). Zombie Economics : How Dead Ideas Still Walk Among Us. Princeton University Press. Les idées zombie en économie sont des concepts qui continuent d’être enseignés dans les universités ou défendus par les décideurs bien qu’ils aient été largement démentis par les faits. Voir par exemple le credo des « marchés efficients » ; l’arnaque de la « théorie du ruissellement » (« Trickle down ») selon laquelle il faut favoriser l’enrichissement des plus riches pour aider les plus pauvres ; la magie du « théorème de (Helmut) Schmidt » selon lequel la baisse des cotisations des entreprises entraine une baisse du chômage ; le mystère de la « courbe de Laffer » selon laquelle la baisse de la pression fiscale diminuerait à terme le déficit public (!) ; le dogme des privatisations selon lequel les services assurés par le privé sont moins chers et plus efficaces que les services publics (demandons aux britanniques ce qu’ils pensent de la privatisation du rail…) ; etc. En général la politique de l’offre (ou plutôt de l’ « offrande » à l’intention du patronat et des lobbies) constitue un véritable désastre économique et social et ne cesse pourtant d’être reconduite par les élites néolibérales au pouvoir. En effet, on ne parle pas d’ « orthodoxie néolibérale » à tort : il s’agit bien d’une religion.

[2On peut trouver parmi les penseurs francophones précurseurs de la critique d’une croissance économique déraisonnée, Jacques Ellul (1912-1994), Bernard Charbonneau (1919-1996), René Dumont (1904-2001), Cornélius Castoriadis (1922-1997), André Gorz (1923-2007), Ivan Illich (1926-2002).

[3Outre Meadows et al. (1972), voir Alexander (2015, 2009), Barry (2012), Jackson (2009), Latouche (2009) ou Victor (2007).

[4On peut parler de « croissance de PIB » (accroissement des richesses en valeur absolue) mais aussi de « taux de croissance du PIB », ce qui entraîne une confusion souvent entretenue par les médias : ce dernier, exprimé en %, indique alors la variation par rapport à l’année précédente (pente de la fonction croissante). Une diminution du taux de croissance du PIB signifie donc que la croissance de la croissance a été moins importante que l’année précédente et non pas que la croissance réelle a diminué. Depuis les 50, toutes les économies occidentales ont crû de façon constante et linéaire en valeur absolue. Il est à espérer que les taux de croissance restent négatifs (ce que l’on nomme « croissance négative » selon un barbarisme étrange) afin d’éviter une croissance exponentielle aux conséquences écologiques inimaginables.

[5Ce dernier aspect ne sera pas développé dans cet article. Voir à ce sujet mon article “Un bonheur sans croissance est-il possible ?” disponible en ligne sur le site iPhilo : http://iphilo.fr/2014/10/16/un-bonheur-sans-croissance-estil-possible/

[6Voir Herman Daly (1991)

[7Pour un approfondissement de ces points ,voir Barry (2018, article non publié) ‘What’s the Story with Unsustainable Economic Growth’ (2018, article non publié). Disponible sur ResearchGate : https://www.researchgate.net/publication/280489369_What%27s_the_Story_with_Unsustainable_Economic_Growth_Understanding_Economic_Growth_as_Ideology_Myth_Religion_and_Cultural_Meme

[8Voir le récent ‘World Scientists’ Warning to Humanity : A Second Notice’, un message d’alerte lancé par plus de 15000 scientifiques à l’humanité sur l’état préoccupant de la planète : https://academic.oup.com/bioscience/article/67/12/1026/4605229

[9La financiarisation du capital naturel est elle-même liée à une autre idée zombie de l’économie : l’idée que la nature se détériore en raison de son invisibilité économique (autrement dit les « revenus » et « pertes » de la nature ne sont pas assez reconnus). Il s’agit bien entendu d’une tactique destinée à ne pas reconnaître la responsabilité cruciale du capitalisme dans le drame écologique qui se joue et à étendre encore sa logique dévastatrice en assurant la mainmise des banques et du secteur privé sur les écosystèmes.

[10« Les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante » Marx et Engels (1965 : 52).

[11Voir l’idéal de non domination dans la théorie néo-républicaine développée par Philip Pettit (2004))

[12J.-J. Rousseau (1762) Du Contrat Social, Livre 2, Chapitre 2.

[13Cf. L’idéologie du réalisme incarnée par la Realpoltik qui impose le statu quo à nos sociétés sans possibilité d’innovation sociale ou économique. Le réalisme, en effet, n’est pas la réalité mais une image imposée de celle-ci qui nous fait lire l’avenir sur le modèle du présent. Sur la nécessité de l’utopie en politique, voir https://www.journaldumauss.net/?Pour-un-bon-usage-de-l-utopie-dans

[14Ceci nous pousse à défendre un conservatisme progressiste. Voir https://www.journaldumauss.net/?La-decroissance-et-l-idee-de En effet, ainsi que l’analyse Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (2005), résister au capitalisme impose de « retrouver-réinventer d’anciennes ressources dont la destruction [au nom du progrès] a peut-être contribué à notre vulnérabilité » (p.184).

[15Le terme fait son entrée dans le monde de la science grâce à l’article de Crutzen, P. J., & Stoermer, E. F. (2000).

[16Ce nouvel âge géologique est encore dans l’attente d’une validation par la Commission Internationale de Stratigraphie (CIS).

[17Le terme « anthropodicée » apparaît dans : Hamilton, C. (2015 : 233-238).

[18Voir par exemple le Breakthrough Institute : https://thebreakthrough.org/

[19Le thème de « la fin de la nature » est censé permettre de dépasser les dualismes hérités de la pensée moderne, par exemple les oppositions nature/culture, corps/esprit, artificiel/ naturel etc. En réalité ce dépassement de l’ontologie séparatrice joue uniquement en faveur de la culture technicienne et s’appuie sur un monisme artificialiste (contrepoids du monisme naturaliste de la Deep Ecology) où tout est culture et où la nature est conçue comme « techno-nature ». Si tout est culture et plus rien n’est nature, alors la porte est ouverte à toutes les modifications, destructions du vivant et de notre environnement. En ce sens, ce soi-disant « postmodernisme » amplifie le caractère écocide de la modernité et doit être plutôt qualifier d’ « hypermodernisme ». Voir à ce sujet l’article co-écrit avec John Barry « The « Anthropocene » in Green Political Theory : Rethinking Environmentalism » (2018) https://www.academia.edu/35100715/The_Anthropocene_in_Green_Political_Theory_Rethinking_Environmentalism_-_Anne_Fremaux_and_John_Barry_draft_2018_forthcoming_

[20Voir sur ce point le concept de Sciences Post Normales (Post-Normal Sciences).

[21Voir David Harvey (2005).

[22Selon l’hypothèse de Kuznets, l’économie de croissance couplée aux innovations technologiques permet de dépasser un certain seuil au-delà duquel une société possède assez de richesses et de capacités technologiques pour nettoyer les anciens dommages environnementaux et avoir un impact environnemental minimal.

[23Il est intéressant de noter que l’Académie des sciences et celle de médecine se sont opposées à l’inscription du principe de précaution dans les textes constitutionnels sous prétexte que cela pourrait entraver le « progrès ».

[24Cette approche est finalement « illibérale » dans la mesure où elle se refuse à considérer toute option qui n’entre pas dans les canons du dogme orthodoxe néolibéral. C’est ce que l’on a coutume d’appeler la « pensée unique » ou, après Thatcher, la pensée TINA (There Is No Alternative).

[25On trouve dans ce camp des penseurs tels que Ted Nordhaus et Michael Shellenberger, Bjorn Lomborg et Rasmus Karlsson, certains faisant partie du Breakthrough Institute.

[26Voir pour ces thèses les travaux de Manuel Arias Maldonado (2012, 2015).

[27Ainsi que le soutenait Hans Jonas, il faut agir de manière à ce que les effets de notre action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre (1990 : 30). Nous ajouterions, avec la permanence d’une biodiversité riche et variée.

[28La géo-ingénierie est l’ensemble de technologies destinées à manipuler et modifier le climat à grande échelle. Elle comprend les techniques visant à capturer et à stocker le dioxyde de carbone de l’atmosphère (Carbon Dioxide Removal) et les procédés visant à réduire le rayonnement solaire atteignant la terre (Solar radiation Management technologies).

[29Voir V. Liegey et al. (2013).

[30Voir J. Barry (2012).

[31Voir par exemple la rhétorique de Symons et Karlsson (2014).

[32Pour la description d’un futur transhumaniste et fondé sur la géo-ingénierie, voir Anne Fremaux (2016) (roman d’anticipation sur le transhumanisme, la géo-ingénierie et la crise écologique).

[33La théologie du marché exige depuis toujours le sacrifice des pauvres sur l’autel des idoles économiques (pauvres des pays riches et pauvres des pays pauvres). Ainsi les institutions néolibérales internationales telles que le FMI, la Banque Mondiale ou la Commission européenne ont-elles condamné, par la logique de la dette externe, des pays entiers à se sacrifier au Marché Mondial (voir les pays du tiers-Monde mais aussi les pays du Sud en Europe).