Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Arthur Guichoux

L’indétermination démocratique de Claude Lefort
Aperçu d’une réception contrastée

Texte publié le 15 juin 2017

Définir la démocratie par son indétermination est presque devenu un poncif de la philosophie politique [1]. Un rapide tour d’horizon des adjectifs qui qualifient la démocratie de « représentative », « participative », « insurgeante », « sauvage », « liquide », « intégrale » ou encore « radicale »... suffit à prendre la mesure du halo d’indétermination qui l’entoure [2]. Au sein de la philosophie politique d’expression française se situe une ligne de pensée hétérodoxe, parfois rassemblée sous le nom de démocratie « radicale » ou « agonistique », qui fait de l’indétermination et du conflit la colonne vertébrale de toute vie démocratique. La dimension énigmatique de la démocratie est particulièrement saillante sous la plume de Claude Lefort : « L’énigme demeure sensible d’une société qui ne possède pas sa définition, qui reste aux prises avec son invention. » [3] Il conçoit la démocratie à la fois comme une expérience et comme une invention. Ce texte prend pour point de départ la notion d’indétermination en tant qu’elle joue un rôle primordial dans une approche phénoménologique qui s’écarte des définitions positivistes de la chose politique. Loin de se réduire à une architecture institutionnelle (gouvernement représentatif ou procédures délibératives) ou à une réalité sociologique (processus d’égalisation des conditions comme l’analyse Tocqueville, par exemple), la démocratie renvoie avant tout à un régime, au sens des Anciens, une politeia, c’est-à-dire une forme de société [4].

« La société démocratique moderne m’apparaît, de fait, comme cette société où le pouvoir, la loi, la connaissance se trouvent mis à l’épreuve d’une indétermination radicale, société devenue théâtre d’une aventure immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n’est jamais établi, le connu reste miné par l’inconnu, le présent s’avère innommable, couvrant des temps sociaux multiples décalés les uns par rapport aux autres dans la simultanéité – ou bien nommables dans la seule fiction de l’avenir ; une aventure telle que la quête de l’identité ne se défait pas de l’expérience de la division. Il s’agit là par excellence de la société historique. »

Un des apports majeurs de Lefort est de comprendre l’entrée dans la modernité démocratique comme « dissolution des repères de la certitude » [5]. L’institution symbolique du social procède à une mise en sens, en scène et en forme qui met les hommes à l’épreuve de l’incertitude, de la division et du conflit qui en découle. Ce mouvement d’« indétermination radicale » [6] se traduit par la désintrication des pôles du pouvoir, du savoir et de la loi. A la thèse selon laquelle nul ne détient la vérité en démocratie répond la thèse selon laquelle la loi ne provient plus d’une source extra-sociale et transcendante mais fait l’objet de questionnements intempestifs sous forme de luttes indéfinies pour dire le juste et le légitime. Le pouvoir y devient un « lieu vide », un pôle inappropriable à la jointure du réel et du symbolique, ce qui revient à faire graviter la société démocratique autour d’un vide fondationnel. La singularité de cette approche – dont on ne peut donner qu’un trop bref aperçu - gagne à être mise en perspective dans le champ de la philosophie politique contemporaine. L’originalité du geste de Lefort le rattache en effet à un courant de pensée relativement minoritaire à la croisée du post-structuralisme [7], de la phénoménologie et du post-marxisme. C’est en ce sens que le concept-clef d’indétermination démocratique s’inscrit dans une approche post-fondationnaliste, en rupture avec un paradigme fondationnaliste prédominant, qui postule un fondement naturel, surnaturel ou rationnel présenté comme universel (fondement divin, philosophie de l’histoire, consensus rationnel...). Question abordée de front par le philosophe autrichien Oliver Marchart au fil d’un ouvrage encore inédit en France [8] dans lequel il explore le chiasme du politique et de la politique à l’aune de la différence ontologique entre l’être et l’étant. Il trace les contours du post-fondationnalisme défini comme « une interrogation constante des figures métaphysiques de la fondation – tels que la totalité, l’universel, l’essence ou du fondement » [9]. L’approche post-fondationnaliste du politique ne doit cependant pas être confondue avec une vision anti-fondationnaliste qui récuse la possibilité de tout fondement [10]. Un tel renversement tendrait à s’enfermer dans un vide abyssal, au risque du relativime (« si tout se vaut, rien ne se vaut »), voire du nihilisme (négation de toute valeur), synonyme de destruction du politique. Avec le post-fondationnalisme s’engage au contraire un mouvement d’interrogation indéfinie : l’absence de fondements ultimes entraîne une quête sans fin des fondements, dans une absence qui amplifie la présence. En admettant qu’il ne peut exister que certains fondements mais pas de fondements certains, on voit se dessiner une ligne de démarcation plus nette entre post et anti-fondationnalisme. S’il substiste toujours une part d’indécidable, la quête des fondements se révèle à la fois indispensable et indéfinie, ce qui fait largement écho à la définition lefortienne de la démocratie comme « expérience d’une indétermination dernière des fondements [11] ». En un mot, la dimension des fondements perdure en même temps que les figures de la fondation restent contingentes.

On pourrait même aller jusqu’à dire que ce mouvement interrogatif prend valeur de définition de l’activité philosophique chez Lefort. Conjointement au refus de se hisser dans un « lieu de surplomb », la philosophie prend la forme d’« une question inlocalisable et indéterminable (je souligne) qui accompagne toute expérience du monde » [12]. Du même coup, l’indétermination du champ politique, irréductible à une science ou un art de gouverner, ouvre la voie à une ontologie conflictuelle du politique, ancrée dans un « conflit nécessaire, irréductible, légitime » [13]. Au lieu d’appréhender le conflit comme une pathologie ou un obstacle à surmonter, Lefort avance que toute vie politique repose sur une division originaire de laquelle surgit une conflictualité inextinguible et potentiellement féconde. Le caractère indépassable de la division fait que le conflit n’est pas voué à s’éteindre mais au contraire à allumer des foyers contestataires et revendicatifs impossibles à prévoir et à maîtriser.

Cependant, faire de l’indétermination le pilier de la démocratie peut aussi prêter à confusion : comment saisir une forme de société qui se présente comme « insaisissable » [14] ? Un raccourci théorique pourrait faire glisser la conception de l’indétermination de Lefort vers une vision aussi manichéenne que celle du libéral Karl Popper [15], construite autour de l’opposition entre sociétés ouvertes et fermées. Au fond, le reproche souvent adressé à l’idée d’indétermination tiendrait à ce qu’elle porte l’ombre d’un consensus qui pourrait très bien s’accorder avec l’ordre existant et ses multiples injustices (dépossession politique, exploitation économique, aliénation culturelle, désastre écologique et plus généralement privatisation et précarisation massive des vies humaines). Elle pourrait même paver la voie de l’indifférenciation et du nominalisme. Il est cependant possible d’emprunter une voie alternative, peut-être sinueuse mais dont nous faisons l’hypothèse qu’elle pourrait se révéler féconde, afin de dissiper le flou conceptuel qui entoure l’indétermination. L’autre face de l’indétermination démocratique tiendrait à son inachèvement de principe, non pas d’un écart à combler entre le réel et un idéal connu et identifié à la démocratie libérale, mais d’une tension insoluble entre le temps présent et l’inconnu.

Comme le suggère l’étymologie latine indeterminatus - du préfixe privatif in associé au verbe determino qui veut dire « fixer un terme, borner, délimiter », l’indétermination indiquerait d’abord une limite impossible. Elle pourrait prendre le sens d’une illimitation démocratique [16], qui relève, non pas de l’hubris collective, des passions destructrices et des instincts sauvages que redoutait Tocqueville, mais d’un mouvement qui habite inexorablement la démocratie et la pousse à se déborder sans cesse. La question porte alors sur le point de savoir si l’indétermination est susceptible de produire des effets d’intelligibilité, sans rester prise au piège des ambiguïtés qu’elle porte ? En quoi ce signifiant peut-il être opérant pour saisir les enjeux et relever les défis que soulève l’expérience démocratique ? Dans quelle mesure l’indétermination peut-elle contribuer à la compréhension des choses politiques et de l’énigme démocratique ?

Sans prétendre en épuiser le sens, c’est par le détour de la réception de Lefort qu’il semble pertinent d’aborder la question d’une indétermination du politique et de la démocratie. Tisser le fil qui relie des auteurs d’horizons divers à ce concept lefortien implique donc de confronter thuriféraires et panégyristes, en évitant de s’enfermer dans un camp ou l’autre, afin de tenter de dégager un ensemble de perspectives. Cette exploration partielle prendra pour point de départ le prolongement de la notion d’indétermination qui intervient dans la philosophie politique de Chantal Mouffe, avant d’évoquer la lecture multi-fondationnelle qu’en propose Paul Ricoeur, dans une tentative de dépassement de son abstraction. Sur un autre registre, il est frappant que l’indétermination cristallise un point de divergence entre Lefort et Castoriadis, qui en fait une interprétation critique dont il conviendra de soulever les enjeux mais aussi les limites. L’objectif de ce texte est donc d’essayer de saisir la portée du geste singulier qui détermine la démocratie par une indétermination principielle pour tenter d’en déployer les possibles mais aussi en pointer les apories naissantes.

I. L’indétermination entre déconstruction et cofondation

La proposition selon laquelle la démocratie est fondamentalement indéterminée est reprise à son compte par Chantal Mouffe (1) mais aussi par Paul Ricoeur qui la prolonge en même temps qu’il en discute le contenu (2).

1. Prolonger l’indétermination démocratique avec Chantal Mouffe

Face à l’éclatement des nouveaux mouvements sociaux, l’ouvrage phare d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste [17], a contribué à creuser le sillon du post-marxisme et à réaffirmer l’attachement au signifiant « démocratie ». Ils préconisent ensemble l’extension et l’approfondissement des principes de liberté et d’égalité dans le cadre d’un pluralisme agonistique, qui s’inscrit dans la perspective d’une démocratie « radicale ». A contre-courant du consensualisme ambiant, qui se donne pour horizon une société purgée des divisions et tumultes, Laclau et Mouffe évoluent dans une conceptualité du conflit, à proximité de Lefort, Rancière ou Castoriadis, se rattachant à l’idée de fond selon laquelle la politique est une affaire d’affrontements, de lutte ou de mésentente. Dans une partie qui se concentrera principalement sur les travaux de Chantal Mouffe, l’objectif est d’examiner en quoi la pensée de Lefort irrigue sa propre compréhension du politique comme conflit lié à l’indétermination, mais aussi dans quelle mesure sa relecture peut infléchir considérablement le concept initial d’indétermination.

{}Les travaux de Mouffe se situent dans la continuité de la pensée du politique de Lefort, partant d’une approche de la démocratie comme « mise en forme symbolique des rapports sociaux » [18]. Elle se situe plus largement dans une veine post-fondationnaliste où la révolution démocratique renvoie à « l’impossibilité de trouver un fondement ultime et une légitimation dernière » [19], ce qui a pour effet de renvoyer dos-à-dos le fondationnalisme traditionnel et l’universalisme abstrait des Lumières (qu’on peut aussi approcher comme un fondationnalisme rationnel). En l’absence de fondements derniers, l’espace social se structure alors à partir d’un antagonisme indépassable (en écho à la division originaire du social), d’une conflictualité insurmontable qui innerve le cœur de la cité démocratique. Selon Mouffe, une politique démocratique digne de ce nom consiste précisément à négocier le passage d’une lutte à mort vers un conflit politique, de l’antagonisme (ethnique, culturel, religieux) vers l’agonisme, à convertir la figure de l’ennemi à abattre en adversaire à combattre. Dans cette perspective, le conflit ne se réduit pas à un seul champ de batailles mais devient pluriel et imprévisible : il peut surgir en n’importe quel point de l’espace social. Par conséquent, le dépassement de l’essentialisme de classes déplace les termes du sujet de l’émancipation et de la subjectivation, sans réduire l’espace social à une juxtaposition d’individus déliés et porteurs d’intérêts divergents. « Le caractère précaire de toute identité et donc l’impossibilité de fixer un sens aux éléments dans quelque littéralité ultime » [20] oblige à reconsidérer le sujet comme « agent décentré et détotalisé » [21] et à ressaisir l’identité comme un processus d’identification toujours inachevé. C’est par l’affirmation d’un « Nous » contre un « Eux » [22] que les lignes de front se dessinent dans une société qui prend la forme d’un champ de forces indéterminées et mouvantes. L’émergence de ce « Nous » s’articule à des revendications plurielles susceptibles de former une chaîne d’équivalence ouverte et labile dont un des éléments constitue un « signifiant tendanciellement vide » [23] où se réfractent tous les autres.

Chez Mouffe, le conflit accouche d’un ordre social et politique qui se configure à partir d’« une définition de la réalité » [24] et se structure à travers des rapports de pouvoir. Or aucun ordre n’échappe à la contingence, s’exposant inévitablement à des luttes pour l’hégémonie, soit l’appropriation et l’orientation du sens commun, qui implique la détermination des positions de pouvoir (ce qui n’a rien à voir avec la conquête du pouvoir dans un cadre déjà institué). L’affrontement pour une alternative réelle de redéfinition de l’espace commun et oppositionnel, n’est donc pas à situer sur le même plan que la joute partisane pour l’alternance d’un pouvoir inchangé. L’universalisme se trouve alors mis en jeu par des pratiques hégémoniques et contre-hégémoniques qui tentent de se frayer une voie jusqu’au « lieu vide et pourtant inévacuable » [25] de l’universel. La continuité avec la ligne machiavélienne ouverte par Lefort se manifeste à travers l’idée que la démocratie est avant tout une forme de société qui fait droit à l’indétermination et accueille le conflit. Cependant, la façon dont Mouffe déplie le concept lefortien d’indétermination n’est pas sans susciter l’interrogation. On peut prendre appui sur la critique du socio-anthropologue Stéphane Vibert, qui dénonce un biais déconstructiviste chez Mouffe [26]. Autant sa critique de l’individualisme libéral, d’un « individu moral, rationnel et a-social » [27] paraît pleinement justifiée, autant l’exacerbation de l’indétermination semble faire obstacle à la compréhension de la formation des identités collectives qui entrent en lutte :« Peut-être la source du problème théorique provient-elle d’une interprétation d’orientation très déconstructiviste de la notion d’« indétermination » chère à Claude Lefort. » [28]

Il appert que cette interprétation semble rencontrer deux limites. D’abord, l’affirmation selon laquelle les identités pourraient être fabriquées de toutes pièces pourrait reconduire implicitement le postulat d’un individu propriétaire de soi, capable de s’auto-déterminer et de faire le choix de ses appartenances. L’objet de la critique de Vibert n’est pas pour autant de réhabiliter un réductionnisme essentialiste, mais de souligner que l’approche de Mouffe, exclusivement centrée sur « la dimension d’antagonisme et d’hostilité qui existe dans les rapports humains » [29], finirait par occulter l’inscription des membres de la société dans une totalité de sens par laquelle ils accèdent au monde. En se focalisant sur l’indétermination horizontale qui se joue dans « la relation de l’un à l’autre » [30], elle laisserait de côté l’expérience commune du monde dans sa verticalité, le nouage entre le dehors et le dedans par lequel se forme toute société, l’ouverture vers un dehors qui trace les contours d’« un accès au monde » [31], signe d’une « une interrogation sur le monde, sur l’Être comme tels » [32]. Tout se passe comme si le tissu social ne prenait consistance qu’à travers les relations de pouvoir. Or il ne faudrait pas perdre de vue que l’expérience de la coexistence ne se défait pas d’une expérience du monde, de l’inscription dans un espace symbolique commun, qui déploie un horizon partagé de finitude, à la fois nécessaire sur un plan ontologique et contingent dans ses traductions historiques et culturelles [33].

{{}}Il est significatif que Mouffe expose la tradition propre à une communauté donnée à l’indétermination qui la travaille de part en part, soulignant « le caractère composite, hétérogène, ouvert et, finalement, indéterminé de la tradition démocratique qui nous constitue » [34], à laquelle il est impossible de se soustraire [35] depuis l’illusion d’un point de survol ou d’un lieu de surplomb. Or le lien entre tradition et indétermination n’est pas sans évoquer un débat latent entre Paul Ricoeur et Claude Lefort dont il est possible qu’il éclaire une autre facette de la question.


2. Indétermination et co-fondation : Paul Ricoeur

A plusieurs reprises [36], Paul Ricoeur appuie la thèse lefortienne de l’indétermination comme pierre d’angle de la cité. Dans la neuvième étude de Soi-même comme un autre [37], il tire le fil de l’indétermination, comme terreau du conflit démocratique suivant trois axes distincts.

Elle s’inscrit d’abord dans le cadre de l’espace de la discussion au sein duquel se négocient les conflits « selon des règles d’arbitrage connues » [38] et des procédures établies. Ce « premier degré d’indétermination dans l’espace public de la discussion » [39] porte sur l’ordonnancement et le contenu des sphères de justice et des libertés civiles et civiques, tandis que la deuxième strate d’indétermination porte sur « la structure même de l’espace de discussion » [40] et tend à faire bouger les lignes de force du cadre institué. La polysémie des mots du politique – justice, liberté, égalité... - soulève la question centrale des finalités plurivoques du « bon » gouvernement. Enfin, Ricoeur explore une troisième et dernière couche d’indétermination qui intervient au niveau de « l’horizon de valeurs au sein duquel le projet du « bon » gouvernement rejoint les représentations de la vie « bonne » [41] », qui entrelace les formes existantes du politique avec la mise en question de l’institution de la société et de son orientation éthique. Le vide fondationnel autour duquel gravite la démocratie l’expose en effet, à une « crise de légitimation pour désigner le manque de fondement qui paraît affecter le choix même d’un gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple » [42]. L’effacement des fondements – divins, ancestraux, religieux, moraux, cosmiques... - entraîne une quête ininterrompue de légitimité, qu’on peut reformuler comme « crise des fondements [43] », ainsi que l’écrit Miguel Abensour à propos de la démocratie « sauvage » de Lefort. Cependant, l’indétermination ne constituerait pas le fin mot de l’histoire, elle ne serait pas sans fond ni substance au risque de céder à l’indifférenciation et à l’indistinction, de plonger la démocratie dans la nuit noire où tous les régimes sont gris : « Cette indétermination dernière ne saurait constituer le dernier mot : car les hommes ont des raisons de préférer au totalitarisme un régime aussi incertain du fondement de sa légitimité » [44].

Aussi indéterminée soit-elle, la démocratie ne saurait être confondue avec son autre totalitaire. C’est au nom des lois de l’histoire ou de la nature, que le totalitarisme entend « bannir l’indétermination qui hante l’expérience démocratique » [45], renverser l’incertitude qui la soutient et ressouder le pouvoir, la loi et le savoir autour de l’Un, incarné par les figures conjointes du parti et de l’Egocrate. On trouve un argument comparable sous la plume d’Ahmet Insel : non seulement Lefort donne l’impression de pécher par excès de confiance dans la modernité démocratique mais surtout « par une hypostase du principe d’indétermination radicale et de l’idée de dissolution des repères de la certitude qui n’expose pas assez parallèlement et ouvertement, quel degré d’indétermination, quel niveau d’incertitude les hommes sont capables de supporter » [46]. Force est de reconnaître que l’indétermination court le risque de glisser vers l’absolu, de même que le vide démocratique vers le vertige. Contre la conjuration totalitaire de l’indétermination, Ricoeur soutient qu’il existe bel et bien des raisons substantielles qui ont pour fonction de maintenir ouverte la question du sens et de ne pas la refermer dans une tentation nihiliste :« ces raisons sont celles mêmes qui sont constitutives du vouloir vivre ensemble et dont une des manières de prendre conscience est la projection de la fiction d’un contrat social anhistorique » [47].

Selon Ricoeur, la réponse à cette crise indéfinie passe le plus souvent par la projection fictive d’un contrat social qui jette les fondements du vivre-ensemble. Mais il emprunte deux voies alternatives à la tradition de pensée contractualiste pour donner chair à cette herméneutique de l’indétermination qui dépasse le simple constat.

Le pouvoir serait l’autre source oubliée du « vouloir vivre ensemble » : Ricoeur adopte une compréhension arendtienne du terme au sens d’un pouvoir horizontal d’agir-de-concert et de faire advenir du nouveau dans le déploiement d’un monde commun. Recouvert par la verticalité du « pouvoir-sur », de la domination gouvernementale et institutionnalisée, le pouvoir jaillissant entre les hommes qui agissent ensemble pourrait pourtant prendre une portée fondatrice et tisser le fil des commencements et des recommencements, renvoyant à « la force d’une fondation antérieure toujours présumée et peut-être à jamais introuvable » [48].

La deuxième piste que dégage Ricoeur relie ce « vouloir vivre ensemble » au recoupement de traditions plurielles qui s’ouvrent de l’intérieur les unes aux autres, au lieu de se fossiliser séparément, et « font une place à la tolérance et au pluralisme, non par concession à des pressions externes mais par conviction interne, celle ci fût-elle tardive » [49] . Les traditions religieuses ou laïques, les philosophies de l’Antiquité ou des Lumières, pourraient donc constituer le socle sédimenté des sociétés démocratiques occidentales en ce qu’elles indiquent des voies contingentes vers l’universel. Il ne s’agit pas de passer du principe de la transcendance à la transcendance des principes de l’Aufklärung mais plutôt de repartir de ces « gisements de sens » [50]. Il ressort de cette énumération inachevée que l’indétermination engage une logique de co-fondation, dans une perspective qu’on pourrait qualifier de « multi-fondationnelle » [51] .

Faire de l’indétermination un principe architectonique de la démocratie oblige à circonscrire plusieurs obstacles et à éviter plusieurs raccourcis : la modernité politique comme ère du vide  ; l’écueil du nihilisme et de la perte du sens ; l’absence de fondement comme renoncement au geste itératif de la fondation. L’indétermination dernière ne serait pas tant le dernier mot qu’un point de départ pour comprendre les enjeux et relever les défis de l’expérience démocratique. Reste que les équivocités du terme donnent prise à la critique. Son imprécision aurait pour effet collatéral de désamorcer toute charge subversive et d’endiguer tout projet de transformation globale de la société. C’est un des points où les pensées de Lefort et Castoriadis achoppent de façon limpide, entre une lecture étymologique de la démocratie comme pouvoir du peuple et une approche phénoménologique comme division de la cité.

II. Auto ou in-détermination ? Lefort versus Castoriadis

On présente souvent Claude Lefort et Cornelius Castoriadis comme des frères ennemis et l’exigence démocratique comme un point de rencontre au milieu de leurs multiples dissensions [52]. Cette visée reçoit pourtant des sens antagoniques selon qu’on conçoit l’expérience démocratique comme la capacité d’un collectif humain à s’auto-déterminer ou comme la mise à l’épreuve collective d’une indétermination foncière. C’est pourquoi l’articulation de l’indétermination et de la démocratie peut laisser poindre une divergence profonde dans le duel à fleurets mouchetés entre Lefort et Castoriadis. Autant, pour Castoriadis, le concept d’indétermination fait écran devant les oligarchies libérales qui n’ont de démocratie que le nom, aux antipodes de ce que pourrait être une société véritablement autonome. Autant, pour Lefort, le concept d’autonomie porte dans ses flancs le fantasme d’une société réconciliée et transparente à elle-même [53]. D’un autre côté, il se pourrait que ce désaccord fasse ressortir une convergence de fond qui les relie tous deux au courant de l’an-archie démocratique. L’ancrage dans le courant post-fondationnaliste constitue alors un indice pour tenter, si ce n’est de dépasser, du moins de nuancer l’opposition frontale entre une reformulation de la démocratie comme auto-détermination et une lecture de la démocratie comme régime d’indétermination.

1. La démocratie comme régime d’auto-détermination ou d’indétermination ?

C’est dans un entretien collectif avec la revue du MAUSS [54] que Castoriadis formule une critique sans détours de l’indétermination et pose du même coup une distinction étanche entre indétermination et création, dans un sens à la fois politique et ontologique. S’il convient qu’on peut trouver de l’indétermination « à peu près partout, de la Chine impériale à la Russie stalinienne » [55], le co-fondateur de Socialisme ou Barbarie l’analyse comme un concept-valise, qui sonne creux et reste bien en-deçà de la création par laquelle peuvent advenir des formes inédites d’organisation de la vie collective. Le germe de la démocratie athénienne, l’auto-gouvernement des cités-Etats médiévales ou l’insurrection hongroise des conseils de 1956 marqueraient l’irruption du nouveau, par l’invention de formes politiques inaugurales en rupture avec l’ordre existant. La critique politique de l’indétermination, en tant que concept matriciel de la pensée de Lefort, prend alors sa source dans une philosophie de la création dont on peut simplement mentionner une des lignes de force : Castoriadis pose la question de l’Être, non pas à partir de son indétermination, mais de la « création de nouvelles déterminations » [56] qui fissurent et dépassent le cadre du déterminisme (causal ou rationnel) de la « pensée héritée ». Dans le registre politique, l’activité créatrice immotivée par laquelle se posent des déterminations jusqu’alors inexistantes provient de l’imaginaire radical instituant, de la mise sous en tension des pôles institué et instituant de la société [57]. Par souci de concision, on peut résumer en disant que la place centrale qu’occupe la création dans la philosophie politique de Castoriadis entraîne l’éviction de l’indétermination.

{}C’est la raison pour laquelle l’interprétation en termes symboliques du pouvoir démocratique qu’on trouve chez Lefort est source de confusions pour Castoriadis, au motif que le « lieu vide » du pouvoir, selon la formule consacrée, ferait « l’impasse sur l’effectivité des politiques déterminées dans un sens oligarchique » [58]. Sans entrer dans le détail de ramifications théoriques qui nous entraîneraient trop loin, il faut tout de même rappeler l’éloignement des deux auteurs dans leur façon de poser la question du pouvoir démocratique. La compréhension littérale de Castoriadis d’un pouvoir explicite d’auto-législation et d’auto-gouvernement (le « kratos » du « demos ») tranche avec l’interprétation de Lefort d’un processus de désincorporation du pouvoir qui n’appartient pas à tous mais à personne, et qui donne prise à la « quasi-représentation » [59] de la société par elle-même. Si Lefort semble passer à côté de la sclérose oligarchique des gouvernements représentatifs, faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain au risque de négliger les effets d’intelligibilité d’un concept qui prend à contre-pied la plupart des lectures de la démocratie comme souveraineté populaire ? Le caractère inappropriable, inlocalisable et équidistant du pouvoir tiendrait à « l’indétermination du lieu où s’établit le pouvoir légitime et la légitimité du pouvoir » [60] qui joue le rôle d’un pôle symbolique. Le vide du pouvoir – et non sa vacance – pourrait bien constituer une des conditions préalables à toute démocratisation, en écho aux slogans lancés à la face du despote égyptien place Tahrir (Dégage !), prémisses d’un processus destituant et d’une revitalisation politique fragile. Toujours est-il que, pour Castoriadis, l’indétermination est un concept inopérant et ne serait rien de moins qu’un écran de fumée devant la chape d’exploitation et de domination, combinée à la montée inexorable du conformisme et de l’apathie collective, soit « toutes choses déterminées par ailleurs » [61]. La critique incisive d’une « indétermination aux contours relativement consensuelles » [62] est donc révélatrice d’un clivage net entre les lectures respectivement étymologique et phénoménologique de la démocratie chez Castoriadis et Lefort.

Bien que la démocratie constitue un horizon commun, cette confluence recouvre des divergences profondes concernant le sens d’une vie authentiquement démocratique. Selon Castoriadis, il ne peut y avoir de démocratie que directe, en tant que régime d’auto-détermination qui laisse libre cours au cercle vertueux de l’autonomie individuelle et collective. La rareté de ses manifestations historiques donnerait consistance au « régime d’auto-institution explicite et lucide, autant que faire se peut, des institutions sociales qui dépendent d’une activité collective explicite » [63]. Dans la perspective de Castoriadis, fidèle au « germe » [64] de la démocratie athénienne, pour qu’une société emprunte les voies escarpées du « projet d’autonomie » synonyme de démocratisation effective, il faut qu’elle se transforme par elle-même, dans un processus permanent d’auto-création, d’auto-altération (proche de la non-coïncidence du social chez Lefort) et d’auto-limitation (par lequel le collectif se fixe ses propres limites contre la tentation de l’hubris collective). L’exigence de l’interprétation maximale de Castoriadis, qui insiste sur l’isonomie, contraste avec la lecture de biais de Lefort qui place l’accent sur la division et le conflit.

A ses yeux, le concept d’auto-institution sous-tend l’image d’une intentionnalité collective, d’un sujet unifié et animé d’une volonté consciente et transparente : « auto-institution me semble l’un de ces concepts-limites destinés à se renverser dans leurs contradictions » [65], portant le spectre d’une « société toute rassemblée, sans dehors » [66]. A l’inverse, sa remobilisation phénoménologique de Machiavel pose que toute société est originairement divisée et qu’il en découle une conflictualité inextinguible et potentiellement émancipatrice. Le conflit devient alors « moteur de croissance » [67] pour la société. C’est à partir de l’idée d’une division agie [68] par le conflit qu’il devient possible de reconsidérer le désordre non plus comme un épiphénomène qu’il faudrait éliminer mais comme un phénomène politique central qui fait battre le cœur de la cité démocratique. Pour Lefort, ordre et désordre sont indissociables et incompossibles : ils se fondent l’un dans l’autre. C’est la raison pour laquelle la démocratie revêt un caractère « sauvage » qui fait du « peuple des tumultes » le foyer d’une « revendication illimitée » [69] et le principal opérateur du changement social, à la fois rempart et tremplin pour défendre et ouvrir des espaces de liberté toujours fragiles. Le défi que doit alors relever la démocratie ne serait pas tant de s’emparer du pouvoir d’Etat, de le démocratiser (la perspective de la prise de pouvoir renverrait aux illusions jumelles du révolutionnarisme et du réformisme) que de lui opposer sans relâche une contestation indéfinie dans ses termes et dans son terme. Au fond, si Castoriadis évalue la novation démocratique à l’aune de la création d’institutions et de significations émancipatrices (la paiedia, le tirage au sort, les conseils), Lefort déplace le regard vers les « formes de contestation de l’ordre établi qui manifestent la créativité des hommes » [70]. A la thèse selon laquelle la démocratie se traduirait par un régime d’auto-détermination répondrait la thèse selon laquelle elle reposerait avant tout sur une indétermination première et agonistique.

{{}}Cette discordance significative peut être mise en rapport avec la question de la loi. Pour Castoriadis, l’absence d’une source extra-sociale des lois conduit logiquement à l’auto-législation (assortie de l’auto-télès et de l’auto-dikè) : il revient à l’ensemble des citoyens d’écrire les lois auxquels ils doivent obéissance. Pour Lefort, l’effacement des figures de la transcendance donne lieu à un questionnement indéfini quant aux fondements de la loi. Il importe alors de distinguer les lois établies de la dimension de la Loi, dès lors que « la loi transcende toutes les institutions dans lesquelles elle prend figure » [71]. C’est à travers une visée du dehors que s’ouvre l’espace symbolique de la Loi à partir duquel il devient possible de poser la question du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime. Comme le fait remarquer le philosophe canadien Gilles Labelle, « le questionnement de la Loi revêt des formes interruptives et intempestives » [72], qui se manifeste par l’ouverture de foyers immaîtrisables, qui s’allument et s’éteignent, couvent et se ravivent à travers les plis de la « chair du social ».

En se penchant sur la question de l’indétermination, il est possible de repérer des orientations de pensée radicalement opposées dans la manière de nouer conflit et démocratie. D’un côté, l’approche de Lefort débouche sur une vision quasiment téléologique du conflit. Suivant le sens aristotélicien du terme, la conflictualité prend de la valeur à l’aune des effets qu’elle entraîne, excluant une vision instrumentale d’un conflit destiné à être surmonté. D’un autre côté, Castoriadis aborde la question démocratique sous un angle plus déontologique, qui cherche à élaborer un contenu substantiel en termes d’institutions, procédures et normes, à imaginer ce que devrait être une société démocratique ou une « vraie démocratie », pour reprendre l’expression de Marx. Pour le dire autrement, et au risque de forcer le trait et donc de faire violence à des pensées qui ne se laissent pas résumer en si peu de mots, le post-fondationnalisme qui transparaît dans l’oeuvre dans Lefort le pousse à assumer jusqu’au bout l’hypothèse et le risque de la fécondité d’un désordre irrépressible qui vient perturber et « démocratiser » le cours des choses, tandis que Castoriadis prend une autre direction, traçant les contours pointillés d’un ordre démocratique qui reste contingent mais radicalement préférable aux oligarchies libérales ou non libérales.

2. Principe d’indétermination et indétermination de principe

Le fait que les pensées de Lefort et Castoriadis acchopent sur la question de l’indétermination reflète un ensemble de dissonances multiples et irréconciliables. Sans chercher à dépasser ces antinomies, il semble néanmoins possible de rattacher la démocratie « sauvage » de Lefort et « le projet d’autonomie » de Castoriadis à une ligne de pensée minoritaire qui fait entendre une voix discordante dans l’univers de la philosophie politique. En effet, c’est aux côtés de Jacques Rancière, d’Etienne Balibar ou de Miguel Abensour que Lefort et Castoriadis gravitent dans la constellation sans maître de l’an-archie démocratique.

L’étymologie du mot « an-archie » renvoie à l’absence d’arkhè qui signifie à la fois le commencement et le commandement : il se traduit aussi comme l’absence de principe directeur incontestable sur lequel bâtir l’ordre social et politique, d’un principe ayant valeur de fondement. Lefort et Castoriadis se rattachent donc à un courant post-fondationnaliste dont les pensées irréductibles les unes aux autres affirment de concert l’impossibilité de donner un fondement dernier à la société. Qu’il s’agisse de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui chez Rancière [73], du dépérissement des piliers de l’agir chez Abensour [74] ou de l’auto-fondation de la citoyenneté chez Balibar [75], il se dessine une zone de confluence à partir de l’absence de fondements naturels ou surnaturels. L’élision d’une source transcendante (Dieu, la Nature, le Cosmos) ou d’une force immanente à laquelle il faudrait prêter allégeance fait qu’il ne peut y avoir de commencement sacré ou de « ruse » de la raison qui agisse dans le dos des acteurs [76]. C’est par le concept de démocratie « sauvage » que Lefort peut être relié au courant de l’an-archie, notamment à travers le lien étroit entre crise symbolique des fondements et éclosion du conflit politique :

« Il est vrai, la démocratie, personne n’en détient la formule et elle garde toujours un caractère sauvage. C’est peut-être là ce qui fait son essence ; dès lors qu’il n’y a pas une référence dernière à partir de laquelle l’ordre social puisse être conçu et fixé, cet ordre social est, constamment, en quête de son fondement, de sa légitimité, et c’est dans la contestation ou dans la revendication de ceux qui sont exclus des bénéfices de la démocratie que celle-ci trouve son ressort le plus efficace » [77].

Il se pourrait donc que l’« ontologie an-archique » [78], qui tire toutes les conséquences de « la dissolution des repères de la certitude », concorde avec l’ontologie du Chaos de Castoriadis. La quête des fondements chez Lefort serait à mettre en rapport avec la confrontation au Chaos que Castoriadis puise notamment chez Hésiode. L’Abîme, le Sans-Fond se réfèrent à la fois au vide, par où émerge le monde, et au désordre qui le perfore sans cesse. Sous des expressions différentes, on retrouve cette idée de la contingence d’un ordre socio-politique qui se tisse au-dessus d’un vide inéliminable. « L’envers de toute endroit » [79] entre alors en résonance avec l’ontologie politique d’une démocratie irrésistiblement « sauvage », comme un excès de sens inépuisable. Il semblerait que la critique de l’indétermination politique par Castoriadis provienne d’un décalage conceptuel puisqu’il fait intervenir la notion d’indéterminé, d’apeiron à un niveau ontologique. D’une façon plus large, le post-fondationnalisme auquel aboutissent par des voies différentes Castoriadis et Lefort (mais aussi Rancière, Balibar ou Abensour), se signale par le refus commun de céder aux sirènes du rationalisme libéral, qui évacue les affects et les passions du domaine des choses politiques. La démocratie apparaît alors comme le régime du risque dès l’instant où l’indétermination qui la traverse peut faire germer des colères ambivalentes [80] mais aussi devenir le terreau privilégié d’idéologies de toutes sortes qui tentent de combler et de suturer le vide en restituant des points de certitude. Il est révélateur que, chez Lefort comme Castoriadis, la fragilité de l’expérience démocratique ressort par contraste avec le totalitarisme, qui correspond à la dénégation du Chaos ou au recouvrement de la division originaire du social, mais aussi, par rupture avec les sociétés hétéronomes ou traditionnelles qui évoluent dans l’orbite d’un dehors conçu comme inaltérable.

De même que l’activité philosophique inaugure une interrogation qui n’a, « à rigoureusement parler, ni point d’origine ni terme » [81], l’activité politique se traduit par un questionnement indéfini, qui ne se ramène ni à une origine connue (le double corps du roi, le règne du demos, le mythe des Pères Fondateurs) ni à une fin pré-déterminée (le millénarisme eschatologique ou révolutionnaire). Autrement dit, c’est l’indétermination qui se situe au fondement de la démocratie et fait signe vers son inachèvement de principe, au sens où il s’agit de la forme de « société historique par excellence » [82]. Mais dire que la démocratie est inachevée est presque devenu un lieu commun de la philosophie politique contemporaine. Or ce n’est pas du tout la même chose d’affirmer que la démocratie est inachevée par rapport à un idéal déjà connu et identifié que de dire qu’elle s’expose à l’inconnu. Prétendre apporter une forme finale et indépassable à la démocratie reviendrait à l’achever littéralement, au sens de porter un coup d’arrêt mortel à ce qui relève plus d’une dynamique sociale-historique imprévisible que d’un état stable et définitif. Il résulte de cette ouverture au nouveau que le futur ne peut être connu d’avance mais plutôt appréhendé comme « temps de l’indétermination » [83]. A ce titre, il est remarquable que, pour Castoriadis comme Lefort, l’imprévisibilité du destin collectif tient à la question indéfiniment ouverte de la justice :

« Une société juste n’est pas une société qui a adopté, une fois pour toutes, des lois justes. Une société juste est une société où la question de la justice reste constamment ouverte – autrement dit, où il y a toujours possibilité sociale effective d’interrogation sur la loi et sur le fondement de la loi » [84].

{{}}Le questionnement authentique autour de la justice s’inscrit dans la permanence du débat sur le légitime et l’illégitime, « débat nécessairement sans garant et sans terme » [85]. Permanence ne veut pas dire ici qu’il s’agit de toujours contester, de s’enfermer dans une effervescence ininterrompue mais qu’il est toujours possible de remettre en cause les lois établies, de dénoncer leur part d’arbitraire tout en laissant s’exprimer le désir de liberté d’où elles puisent leur source. Contre l’idée qu’il est possible de fixer une fois pour toutes le contenu des libertés et des droits fondamentaux [86], il semble donc que la position de Castoriadis s’accorde avec la critique lefortienne d’une tradition philosophique qui se mire dans la bonne société, régie par les bonnes lois et livrée à la sagesse des bons gouvernants.

Remarques conclusives

Faire de l’indétermination le trait le plus saillant de la démocratie pourrait bien finir par renforcer son côté énigmatique. Cependant, force est de constater que l’indétermination démocratique a fait couler beaucoup d’encre et s’inscrit dans une volonté de définition positive de la démocratie, à rebours des critiques de tous bords – de la lignée des libéraux conservateurs [87] au réalignement du bloc marxiste-léniniste - qui la rejettent en bloc. Concédant que la démocratie apparaît de plus en plus comme un « signifiant-vide », elle ne serait finalement qu’un voile sur la décadence des temps modernes ou des injustices économiques de plus en plus criantes. Il n’empêche qu’une interrogation, aussi partielle et limitée soit-elle, autour de l’indétermination permet d’ouvrir plusieurs perspectives sur la question de la démocratie comme mode de coexistence et d’action conflictuelle. Avant de conclure sur ce que pourrait bien dénoter l’expression d’« indétermination démocratique » (par-delà les connotations déjà mentionnées), il importe de retracer, en quelques mots, le bref itinéraire dont il a été question et qui gagnerait à être enrichi et approfondi.

L’approche de Mouffe, pour qui le champ social se structure à partir d’antagonismes irréconciliables sur fond d’indétermination, tendrait à en faire l’alpha et l’oméga de toute vie sociale et politique, dans un glissement qui conduit vers les rives du paradigme anti-fondationnaliste. Dans ce débat à distance, Ricoeur insiste sur la profondeur multi-fondationnelle que l’indétermination porterait comme son ombre. En l’absence de fondements premiers et derniers, tout l’enjeu consisterait à entrecroiser les traditions (séculières, religieuses, philosophiques, politiques...), à mettre les sources de sens à l’épreuve les unes des autres dans une logique plurielle et co-fondatrice. La critique de Castoriadis emprunte une toute autre direction affirmant que l’indétermination fait obstacle au projet d’autonomie, empêchant une démocratisation effective de la société. Il semble néanmoins possible de nuancer ce clivage si on considère le rôle qui revient à la symbolique d’indétermination [88] dans l’ontologie politique de Castoriadis et qui le rattache, tout comme Lefort, au courant hétérogène et hétérodoxe de l’an-archie démocratique. En guise de conclusion, il peut donc être judicieux de tenter de préciser, autant que faire se peut, le sens de ce concept pivot dans l’armature théorique de Lefort.

« Je cherche avant tout à montrer que, dans la démocratie, se joue un rapport absolument nouveau de la société à l’indétermination. En ce sens, j’essaie même de dépasser la notion de conflit » [89].

Priorité serait donnée à l’indétermination sur le conflit, lequel prendrait sa source dans « la dissolution des repères de la certitude ». Il reste cependant possible d’interroger le rapport qui se noue entre ces deux pôles qui soutiennent l’édifice démocratique. Ne se pourrait-il pas qu’au lieu de se disjoindre, ils puissent se rejoindre, s’imbriquer, comme s’il y avait compénétration de l’indétermination et du conflit ? En quoi l’indétermination peut-elle devenir porteuse de conflictualité et le conflit vecteur d’indétermination ?

Le nœud entre indétermination et conflit ressort d’autant mieux à la lecture d’une objection répandue selon laquelle l’indétermination lefortienne pâtirait d’un degré d’abstraction trop élevé. Si la démocratie est la forme politique qui « accueille et préserve l’indétermination » [90], Philippe Raynaud [91] fait observer qu’elle reste délimitée par un cadre - les droits de l’homme – et orientée vers une conception de la vie bonne, ce qui semble aller dans le sens de l’analyse de Jean-Claude Monod : « la démocratie n’a pas de fondement scientifique ou dogmatique, mais elle a bien des fondements éthiques et philosophiques. La pensée grecque de la politeia gouvernée en fonction du bien commun et sur fond d’égalité, les thèmes républicains romains réactivés par les philosophes de la Renaissance et des Lumières, l’horizon cosmopolitique, les droits de l’homme, la tolérance, l’idée d’une dynamique de l’égalité constituent un fonds de valeurs et de pensées qui définissent un cadre pour l’expérience démocratique. Celle-ci n’est donc ni si vide ni si indéterminée qu’on le dit souvent. » [92]

{}Anti-dogmatique [93], la démocratie n’en reposerait pas moins sur des soubassements éthiques et philosophiques qui lui assurent stabilité et pérennité. Dans une liste non-exhaustive, elle plongerait ses racines dans l’isonomie grecque, l’institutionnalisation romaine du conflit entre la plèbe et le patriciat ou encore les déclarations de droits successives. S’il est indéniable que l’indétermination n’est pas synonyme de vide, il n’empêche que ce « cadre » ne vit que d’être mis en mouvement, que d’être agi par celles et ceux qui s’inscrivent à l’intérieur : il importe donc tout autant de mettre en évidence les piliers qui soutiennent l’indétermination que la dynamique instituante et conflictuelle qui en découle et peut la transformer. La remobilisation de Machiavel par Lefort n’insiste-elle pas sur la fécondité des tumultes et l’inservitude volontaire plutôt que sur le bien-fondé et l’inertie des institutions ? Approchant la démocratie sous l’angle des luttes pour les droits nouveaux et existants (des prisonniers, des minorités, des femmes), il met l’accent sur la performativité de l’acte de la déclaration qui se noue à la puissance d’agir, posant le « droit comme revendication sauvage contre toute institution établie » [94]. C’est à partir du « droit à avoir des droits » (le théorème d’Arendt, selon Etienne Balibar) que les individus peuvent contester l’arbitraire et faire entendre des revendications en tissant la trame d’actions aux répercussions imprévisibles. « L’indétermination fait toute la force de l’énoncé, mais la faiblesse pratique de l’énonciation. Ou plutôt elle fait que les conséquences de l’énoncé sont elles-mêmes indéterminées » [95]. Autrement dit, toute politique des droits de l’homme reste prise dans l’aporie d’un inconditionné qui s’énonce dans des conditions données et dont les conséquences échappent au contrôle des acteurs dans le tissu de l’agir-à-plusieurs. Dans un texte co-écrit avec Marcel Gauchet, il est avancé que la démocratie se présente avant tout comme un « espace voué à l’indétermination de ses bords » [96]. Indétermination des frontières de la communauté politique qui donne prise à la contestation par les exclus et les reclus, les sans-parts qui n’ont ni droit de cité ni voix au chapitre. Ce qui ne veut pas dire que le conflit est permanent mais plutôt qu’il est toujours possible de mettre en question le statu quo au nom du juste et du légitime. « Moteur de croissance » [97], le conflit démocratique serait aussi facteur de liberté et coefficient d’indétermination. A ce titre, les récents mouvements d’occupations des places Tahrir, Syntagma, Taksim ou République ne peuvent-ils pas être appréhendés comme des luttes pour l’indétermination, qui tentent de desserrer le maillage bio-politique de l’Etat, qu’il soit dictatorial, autoritaire, démocratique ou encore post-démocratique ?

« La polis est le nom qu’on a donné à l’espace dévolu au questionnement collectif du sens. Ce n’est pas le nom d’une organisation des interdépendances économiques et d’une distribution des pouvoirs, c’est celui d’une responsabilité assumée avec d’autres face à l’indétermination du sens » [98], écrit Etienne Tassin, qui chemine également dans ce versant de ce qu’on pourrait appeler une théorie critique d’expression française [99]. La cité démocratique ferait l’épreuve d’une « indétermination du sens », qui n’est pas sans évoquer la problématicité de Jan Patocka dans laquelle se réverbèrent l’action politique et la réflexion philosophique. Or le « style des rapports sociaux et des conduites en vertu duquel il y a mise en jeu du sens » [100] inauguré par la modernité démocratique marque l’entrée dans une forme de société historique, qui se traduit par l’ouverture au nouveau et l’exposition à l’inconnu.

Il importe alors de lever une part des ambiguïtés qui pèsent sur l’expression d’indétermination démocratique. Dire que la démocratie se définit avant tout par une indétermination première et dernière ne signifie pas qu’il est impossible de la saisir, ni qu’elle débouche sur une impasse où l’absence de sens serait patente. On devrait plutôt l’entendre comme une réserve de sens intarissable, dont la vivacité se signale par l’évocation récurrente et allusive du caractère « sauvage » de l’expérience démocratique [101]. C’est sur ce point que l’indétermination peut croiser l’inachèvement. Or l’affirmation d’une démocratie encore et toujours inachevée n’est pas exempte d’équivoques, notamment lorsqu’elle s’inscrit dans l’horizon indépassable et bien connu de l’idéal démocratico-libéral. Il suffirait alors de perfectionner la démocratie pour atteindre cet idéal d’une société transparente à elle-même et délivrée de toute conflictualité. Toute autre est la direction envisagée par la pensée de l’indétermination démocratique de Lefort, mais aussi d’autres philosophies politiques critiques qui rencontrent un écho de plus en plus large [102]. Reconnaître qu’il ne saurait exister de fondement incontestable de l’ordre social et politique implique en effet de rompre le fil téléologique qui parcourt de nombreux courants de pensées, suivant, par des chemins parfois opposés, le postulat d’une marche inéluctable vers le progrès, de l’avènement d’un grand soir ou d’une descente aux enfers imminente. Indéterminée mais pas vide de sens, la démocratie serait inachevée car inachevable, ce qui revient à dire que son inachèvement fait fond sur un horizon non pas indépassable, mais immaîtrisable.

Il ressort de cet aperçu l’idée d’un horizon démocratique d’autant plus indéterminable que si la loi prend sa source dans la démesure du désir de liberté [103] , elle tire aussi sa force d’un désir utopique et instituant, d’une « visée du tout-autre social » [104] qui part de la critique du présent et s’ouvre vers une altérité radicale, vers l’imagination d’une autre expérience du rapport à soi, aux autres et au monde. Au fond, l’utopie ne serait-elle pas un des foyers de l’indétermination ?

NOTES

[1L’indétermination démocratique constitue un des fils rouges qui traverse l’ensemble de l’oeuvre de Pierre Rosanvallon, qui s’inscrit dans les pas de Lefort – cf la postface de l’ouvrage collectif. La démocratie à l’oeuvre. Autour de Pierre Rosanvallon, sous la direction de Sarah Al-Matary et Florent Guénard, Seuil, 2015. L’indétermination constitue aussi un point de continuité entre les travaux de Lefort et ceux de Myriam Revault d’Allonnes. Par ailleurs, Jacques Rancière concède à Lefort que l’indétermination noue un lien matriciel avec l’expérience démocratique (Jaques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Amsterdam, 2009, p. 166 mais aussi Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995).

[2Je tiens ici à remercier Aliénor Ballangé pour ses relectures avisées et ses conseils précieux.

[3Claude LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981, p. 29.

[4Claude LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, op cit., p. 174.

[5Claude LEFORT, Essais sur le politique. XIXe-XXe, Seuil, 1986, p. 30.

[6Claude LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, op cit., p. 174.

[7Constellation qui se distingue néanmoins d’un autre versant du post-structuralisme, désigné sous le nom de French Theory de l’autre côté de l’Atlantique.

[8Oliver MARCHART, Post-foundational Political Thought, Edinburgh University Press, 2007.

[9Oliver MARCHART, Post-foundational Political Thought, Edinburgh University Press, 2007, p. 2. Dans le texte original : « we understand a constant interrogation of metaphysical figures of foundation – such as totality, universality, essence, and ground ». On peut remarquer, au passage, le double sens de « fondation » entre la fondation comme acte de fonder, la fondation-commencement (« foundation ») et la fondation comme fondement posé, comme sol des fondements(« ground »).

[10Par exemple, l’entrée dans une ère post-idéologique au sein de laquelle les grands récits structurant l’imaginaire collectif auraient pris fin et qui marquerait l’avènement d’un relativisme sans fin, d’une ère du vide. On pourrait aussi relier l’anti-fondationnalisme à la déconstruction.

[11Claude LEFORT, Ecrire à l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, p. 349..

[12Claude LEFORT, Ecrire à l’épreuve du politique, op cit., p. 353.

[13Claude LEFORT, Essais sur le politique. XIXe-XXe, op cit., p. 293.

[14Ibid, p. 170. {}

[15Karl POPPER, La société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979, (1945).

[16Martin DELHEIXE, Etienne Balibar. L’illimitation démocratique, Michalon, 2014.

[17Ernesto LACLAU et Chantal MOUFFE,Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Les Solitaires intempestifs, 2009 (1985).

[18Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, La découverte, 1994, p. 29.

[19Ibid, p. 30.

[20Ernesto LACLAU et Chantal MOUFFE,Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Les solitaires intempestifs, 2009 (1985), p. 182.

[21Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, op cit., p. 31.

[22Cette perspective constructiviste peut trouver une illustration discutable dans l’opposition proclamée par Podemos entre la « caste » et le « peuple », ou encore dans le slogan d’Occupy Wall Street entre le « 1% » et le « 99% ».

[23Ernesto LACLAU, in Après l’émancipation, Trois voix pour penser la gauche, Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Seuil, 2017.

[24Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, op cit., p. 42.

[25Ernesto LACLAU, Après l’émancipation, Trois voix pour penser la gauche, Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, op cit, p. 58.

[26Stéphane VIBERT, « Les enjeux du politique : démocratie plurielle et critique du libéralisme », Autour de Chantal Mouffe, Le politique en conflit, ouvrage collectif sous la direction de Linda Cardinal et Pascale Devette, Ottawa, Invenire, 2015, pp. 9 – 34.

[27Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, La découverte, 1994.

[28Stéphane VIBERT, « Autour de Chantal Mouffe, Le politique en conflit, ouvrage collectif sous la direction de Linda Cardinal et Pascale Devette, Ottawa, Invenire, 2015, p.11.

[29Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, op cit., p. 10.

[30Claude LEFORT, Essais sur le politique, op cit., p. 25.

[31Claude LEFORT, Essais sur le politique, op cit., p. 286.

[32Ibid, p. 283.

[33Je rejoins ici l’argument développé dans le bel article de Dan FURUKAWA MARQUES, in Dan FURUKAWA MARQUES, « Chantal Mouffe, Claude Lefort et l’expérience du monde », accessible en ligne : https://www.academia.edu/29213484/Chantal_Mouffe_Claude_Lefort_et_lexp%C3%A9rience_du_monde.

« C’est tout le problème de l’ontologie de Mouffe qui repose exclusivement sur le conflit (dans la multiplicité) qui se stabilise momentanément uniquement par une lutte horizontale entre des principes unificateurs, perdant de vue ce qui excède l’être humain ou son expérience du monde. »

[34Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, op cit., p. 39.

[35Chantal Mouffe écarte la confusion de la tradition avec le traditionalisme tout en se revendiquant explicitement de la tradition démocratico-libérale . « Il est toujours possible de distinguer entre le juste et l’injuste, le légitime et l’illégitime, mais cela ne peut être fait qu’à partir d’une tradition donnée, avec l’aide des standards qui sont fournis par cette tradition, car il n’existe pas de point extérieur à toute tradition d’où pourrait être proférée un jugement universel », in Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux, op cit., p. 37.

[36Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer : Paul RICOEUR, « Langage politique et rhétorique », in Lectures 1, Autour du politique, Seuil, 1990 ; « Le soi et la sagesse pratique » in Soi-même comme un autre, Seuil, 1990 ; « Le paradoxe de l’autorité » in Le juste 2, Editions Esprit, 2001.

[37Paul RICOEUR, Soi même comme un autre, Seuil, 1990.

[38Ibid, p. 300.

[39Ibid, pp. 300 - 301

[40Ibid, p. 301.

[41Ibid.

[42Ibid, p. 303.

[43Miguel ABENSOUR, La démocratie contre l’Etat. Marx et le moment machiavélien, Felin, 2005 (1997), p. 11.

[44Ibid.

[45Claude LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, op cit., p. 175.

[46Ahmet INSEL, « L’anti-utilitarisme et la pensée du politique. Réponses à Claude Lefort », Revue du MAUSS permanente, 25 octobre 2010 [en ligne].http://www.journaldumauss.net/./ ?L-anti-utilitarisme-et-la-pensee

[47Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, op cit., p. 303 – 304. Dans ce chapitre, l’argumentation de Ricoeur prend appui sur l’exemple du contractualisme de John Rawls.

[48Paul RICOEUR, Lectures 1, Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.

[49Ibid, p. 304

[50Olivier MONGIN, « Une pensée généreuse et voyageuse », Le Monde, 23 mai 2005. Accessible en ligne : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2005/05/23/une-pensee-genereuse-et-voyageuse_652560_3382.html

[51Dans le même sens, Ricœur évoque une « multifondation, une diversité de traditions religieuses et laïques, rationnelles et romantiques, se reconnaissant mutuellement comme dignes d’être cofondatrices sous le double auspice des principes de recoupement par consentement et de reconnaissance des désaccords raisonnables. » Paul RICOEUR, « Le paradoxe de l’autorité », 1995, in Le Juste 2, Seuil, 2001, p. 123.

[52Nicolas POIRIER (dir.), Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : l’expérience démocratique, Le bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2015.

[53On trouve des allusions critiques de Lefort envers Castoriadis in Claude LEFORT, L’invention démocratique, op cit., p.80 ; Claude LEFORT, Le temps présent, op cit., p. 246.

[54Débat entre Cornelius Castoriadis (1922 - 1997) et l’équipe de la Revue du M.A.U.S.S (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales), « Politique, Démocratie, Valeurs occidentales - Projet de démocratie radicale et relativisme culturel », « La relativité du relativisme », débat avec le MAUSS, Revue du MAUSS semestrielle, n° 13, 1999. Repris dans : Cornelius CASTORIADIS, Démocratie et relativisme, Débat avec le MAUSS, Paris, Mille et une nuits, 2010.

[55Cornelius CASTORIADIS, Démocratie et relativisme, Débat avec le MAUSS, Paris, Mille et une nuits, 2010, p. 54.

[56Ibid.

[57Chez Castoriadis, l’imaginaire radical instituant prend sa source, au niveau individuel, dans l’imagination d’une psyché d’où émerge un flux représentatif immaîtrisable. Cf Cornelius CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[58Nicolas POIRIER, L’ontologie politique de Castoriadis, Payot, 2011.

[59{{}}Claude LEFORT, Essais sur le politique, op cit, p. 290.

[60Alain CAILLE, Débat entre Cornelius Castoriadis (1922 - 1997) et l’équipe de la Revue du M.A.U.S.S (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales), « Politique, Démocratie, Valeurs occidentales - Projet de démocratie radicale et relativisme culturel », « La relativité du relativisme », débat avec le MAUSS, Revue du MAUSS semestrielle, n° 13, 1999, p. 8. Accessible en ligne : https://collectiflieuxcommuns.fr/IMG/pdf_PolitiqueDemocratieValeurs_Castoriadis_.pdf.

[61Cornelius CASTORIADIS, Démocratie et relativisme, op cit.

[62Nicolas POIRIER, L’ontologie politique de Castoriadis, op cit, p. 161.

[63Cornelius CASTORIADIS, « La démocratie comme régime et comme procédure », Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, 1996, {{}}p. 223.

[64Cornelius CASTORIADIS, « La polis grecque et la création de la démocratie », Le Débat 1986/1 (n° 38), p. 126-144.

[65Claude LEFORT, Le temps présent, op cit, p. 246. Il avance l’idée que le projet d’autonomie de Castoriadis porterait en son fond une sorte de décisionnisme radical : « ...tout se passe comme si seules une volonté maléfique et une servitude complice avaient depuis des siècles ou des millénaires dérobé aux peuples cette vérité toute simple qu’ils étaient les auteurs de leurs institutions et, plus encore, de leur choix de société. »

[66Ibid.

[67Claude LEFORT, Elements d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979 (1971), p. 348.

[68Claude LEFORT, Marcel GAUCHET, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », in Textures, 1971, n°2-3, pp. 11. Dans ce texte, est posée une distinction liminale entre division et conflit.

[69Claude LEFORT, Le travail de l’oeuvre Machiavel, Gallimard, 1986 (1972), pp. 723 – 725.

[70Claude LEFORT, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979, op cit., pp. 308-322.

[71Claude LEFORT, Le travail de l’oeuvre Machiavel, op cit., p. 601.

[72Gilles LABELLE, « Claude Lefort, penseur du politique » (texte inédit), initialement destiné au journal Le Devoir (Octobre 2010).

[73« Cette égalité est simplement l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, c’est-à-dire, en dernière instance, l’absence d’arkhè, la pure contingence de tout ordre social. » in Jacques RANCIERE, La mésentente, Galilée, 1995, p. 35.

[74« Comprenons que le XXe siècle, de par la critique de la métaphysique, apparaît comme l’époque où la dérivation de la praxis à partir de la théorie s’épuise. L’agir se manifestera comme an-archique, c’est-à-dire comme dépourvu d’arché, de fondement, de commencement, de commandement » in Miguel ABENSOUR, Pour une philosophie politique critique, Sens&Tonka, 2009, pp. 322 – 323.

[75Etienne BALIBAR, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2015.

« A contrario, il est permis de penser que l’existence d’une société suppose toujours une organisation, et celle-ci un élément de qualification, de différenciation de l’égalité, donc de « non égalité », développé à partir de l’égalité elle-même,(qui n’est pas pour autant un principe d’inégalité). Si on appelle cet élément « archie », on comprendra qu’une des logiques de la citoyenneté conduise à l’idée d’ anarchie. »

[76Bien que les liens entre le courant politique et la ligne de pensée théorique soient plus ténus que ce qu’en disent les auteurs, le postulat an-archique se sépare de l’an-archisme en refusant de se plier à la logique de l’arkhè comme « principe premier » - principe de la domination qui se renverse en domination du principe - et de substituer au règne de l’autorité celui de la Raison. Sur le jeu d’évitement mutuel entre philosophie de l’an-archie et politique de l’anarchisme, nous renvoyons à Jean Louis Prat, « Castoriadis et l’anarchisme », Revue du MAUSS permanente, 1er octobre 2009 [en ligne].http://www.journaldumauss.net/./?Castoriadis-et-l-anarchisme ainsi qu’à Manuel Cervera-Marzal, « L’anarchie contre l’anarchisme ? L’étrange paradoxe de la philosophie politique française contemporaine », in Dissidences, n°14 (dossier « Anarchismes. Nouvelles approches, nouveaux débats »), janvier 2015, pp. 27-38.

[77Claude LEFORT, « La communication démocratique – Entretien avec Paul Thibaud et Philippe Raynaud », Revue Esprit, septembre 1979, in Le temps présent, Belin, 2007, pp. 389 – 390.

[78Miguel ABENSOUR, « ’’Démocratie sauvage’’ et ’’principe d’an-archie’’ », in Pour une philosophie politique critique, Sens&Tonka, 2009.

[79Cornelius CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe II, Domaines de l’homme, Seuil, 1999.

[80Esprit, Mars 2016, Colères.

[81Claude LEFORT, Sur une colonne absente, Autour de Merleau-Ponty, Gallimard, 1978, p. 23.

[82Claude LEFORT, Essais sur le politique, op cit., p. 42.

[83Nicolas POIRIER, L’ontologie politique de Castoriadis, Payot, 2011.

[84Cornelius CASTORIADIS, « Le contenu du socialisme », éd. 10/18,1979, p. 41.

[85Claude LEFORT, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, op cit., p. 57.

[86Axel HONNETH, La société du mépris, La Découverte, 2005 ; John RAWLS, Théorie de la justice, Seuil, 2009 (1971).

[87Il est frappant que les critiques conservatrices de la démocratie (Marcel Gauchet, Pierre Manent) entrent en résonance avec les critiques néo-marxistes (Alain Badiou, Slavoj Zizek) dans le rejet du signifiant « démocratie », qu’elle fasse écran devant l’individualisme de masse ou devant l’ordre du « capitalo-parlementarisme ».

[88Vitiello Audric, « La démocratie agonistique. Entre ordre symbolique et désordre politique », Revue du MAUSS, 2011/2 (n° 38), p. 213-234. DOI : 10.3917/rdm.038.0213. URL : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-2-page-213.htm

[89Claude LEFORT, (avec François Roustang), « Le mythe de l’Un dans le fantasme et dans la réalité politique », Psychanalystes, no 9, p.29.

[90Claude LEFORT, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècle, op.cit., p. 25.

[91Philippe RAYNAUD, in BRAGUE Rémi, DOMECQ Jean-Philippe, GOUX Jean-Joseph et al., « Enquête », Esprit, 2014/3 (Mars/Avril), p. 137-163. DOI : 10.3917/espri.1403.0137. URL : http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-137.htm

[92MONOD Jean-Claude, in BRAGUE Rémi, DOMECQ Jean-Philippe, GOUX Jean-Joseph et al., « Enquête », Esprit, 2014/3 (Mars/Avril), p. 137-163. DOI : 10.3917/espri.1403.0137. URL : http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-137.htm

[93Dans le champ politique, la vie démocratique reconnaît l’absence d’instance de vérité épistémique, sur le mode de la révélation ou de la démonstration scientifique, ce qui ne veut pas dire qu’elle abolit la dimension de la vérité mais plutôt qu’il est impossible, pour le collectif social-historique, de la saisir entièrement et définitivement, une fois pour toutes, de même qu’il est impossible, pour filer la métaphore de Maurice Merleau-Ponty dans Signes et Le visible et l’invisible, de tenir en même temps toutes les faces d’un cube.

[94Claude LEFORT, Ecrire à l’épreuve du politique, op cit, p. 350.

[95Etienne BALIBAR, « Droits de l’homme et droits du citoyen : la dialectique moderne de l’égalité et de la liberté » in La proposition de l’égaliberté, 1989 – 2009, PUF, 2010.

[96Claude LEFORT, Marcel GAUCHET, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », in Textures, 1971, n°2-3, p. 17.

[97Claude LEFORT, Eléments d’une critique de la bureaucratie, op cit, p. 348.

[98Etienne TASSIN, Le maléfice de la vie à plusieurs, Paris, Bayard, 2012, p. 8
6.

[99En rapport avec l’expression de « French Critical Theory », telle qu’elle a pu être identifiée dans l’ouvrage collectif : Recognition, Work, Politics. New Directions in French Critical Theory, sous la direction de JP Deranty, D. Petherbridge, J. Rundell, R. Sinnerbrink, Brill, 2007.

[100Claude LEFORT, Les formes de l’histoire : essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 62.

[101La démocratie « sauvage » est un concept énoncé et laissé en friche par Lefort. Il se pourrait pourtant qu’il joue un rôle décisif dans la formulation de l’expérience de l’immaîtrisable et de la démocratie comme invention collective. A notre connaissance, l’adjectif « sauvage » est utilisé, pour la première fois en 1963, pour qualifier l’expérience démocratique dans le cadre d’une gestion « sauvage » des rapports de production, dans la discussion retranscrite sous l’intitulé « Les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie », dans Les Cahiers du Centre d’Etudes Socialistes, n°23 -24, 1 – 15 février 1963. Par la suite, Lefort fait un usage parcimonieux mais non moins significatif de l’adjectif « sauvage », qui intervient le plus souvent à un moment décisif du texte, qu’il s’agisse des voies « sauvages » par lesquelles se sont instituées les sociétés démocratiques contemporaines, de l’ouverture d’une communication et d’une parole « sauvages » qui décloisonnent l’espace public ou encore de l’affirmation d’une démocratie essentiellement « sauvage » dont la part d’énigme reste à élucider.

[102Parmi lesquelles on peut citer la philosophie critico-utopique de Miguel Abensour, la méthode de l’égalité de Jacques Rancière ou encore la proposition de l’égaliberté d’Etienne Balibar.

[103« L’idée de la loi se dissocie alors de celle de la mesure ; elle ne résulte plus nécessairement de l’intervention d’une instance raisonnable. Bien plutôt la loi se révèle-t-elle à la démesure du désir de liberté », in Claude LEFORT, Ecrire à l’épreuve du politique, op cit., p. 146.

[104Miguel ABENSOUR, L’homme est un animal utopique, Sens& Tonka, 2008, p. 16.