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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Philippe Chanial

La neutralité axiologique est-elle axiologiquement neutre ?
Plaidoyer pour l’anthropologie normative de Max Weber

Texte publié le 18 décembre 2016

Extraits de Philippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique. Et réciproquement, La découverte, 2011, chap.I.

« Tout ordre de relations sociales, sans exception, doit être examiné, si l’on veut l’évaluer, en dernier ressort sous l’angle suivant : à quel type humain offre-t-il les meilleurs chances de devenir le type dominant. »

Max Weber.

Il n’est pas illégitime de considérer, comme y invite François Dosse [1995, p. 408-409], que la pacification des relations entre sciences sociales et philosophie est contemporaine, en France du moins, de la réception de l’œuvre de Max Weber. Celui-ci aurait, en effet, « amorcé le renoncement progressif au rattachement à une raison abstraite, totale et unique pour lui opposer la multiplicité de rationalités plurielles, pratiques et complexes ». Soulignant la centralité de la question du sens, rompant avec toute idée d’absolu, articulant son comparatisme à la finitude des sociétés concrètes, ce travail de sécularisation de la pensée permettrait ainsi de « nouer le nouveau rapport possible entre les études empiriques et leur problématisation », voire de « réconcilier les tenants de la spécificité de la posture philosophique et les tenants du projet critique des sciences positives ».

Cette interprétation de l’œuvre de Weber et de sa réception hexagonale me paraît fondamentalement juste. La force de l’œuvre de Weber repose, en effet, sur un double défi. D’une part, développer le projet d’une science sociale générale où pourrait s’opérer une synthèse des sciences spécialisées (économie, histoire, sciences juridiques, anthropologie et sociologie) et de l’interrogation philosophique. D’autre part, faire sa part à la normativité en sciences sociales, tant d’un point de vue épistémologique et méthodologique que proprement anthropologique. C’est sur ce second point que je voudrais livrer quelques remarques.

La normativité intrinsèque des sciences sociales selon Weber

L’épistémologie weberienne (et la méthodologie qui en découle) paraît intrinsèquement frustrante tant elle nous enjoint d’en rabattre considérablement sur nos prétentions à pouvoir connaître la réalité sociale ultime, la réalité vraie en quelque sorte. C’est, en effet, apparemment du moins, plus qu’une attitude modeste, une sévère ascèse sociologique que Weber semble imposer au chercheur, avec, inévitablement, son lot de renoncements. À tel point que ses règles de la méthode apparaissent tout d’abord comme autant d’interdits. Évoquons-en et formulons-en deux.

Premier interdit : Tu ne joueras pas les « prophètes accrédités par l’État », jamais tu ne t’abandonneras à « débiter du haut d’une chaire, au nom de la science, des verdicts décisifs concernant la conception du monde » [Weber, 1992, p. 371]. Second interdit : Tu ne prétendras pas avoir accès au « sens du sens », sens de l’histoire ou des faits sociaux ; tu ne considéreras pas la science sociale comme une partie de chasse (à la contingence) et jamais tu ne prétendras pouvoir capturer le réel social-historique dans les filets de tes concepts et de tes lois.

On aura reconnu, d’une part, son fameux plaidoyer pour la neutralité axiologique. De l’autre, son pluralisme et son perspectivisme, sa « riposte au défi hégélien » [Ricœur, 1986]et, plus généralement, sa critique de toute prétention à dépasser le hiatus irrationalis entre concept et réalité, histoire et raison ; son profond scepticisme face au rêve, ou au cauchemar, d’une « science parfaite », d’un savoir absolu.

Mais, après tout, pourquoi tant de modestie ? Weber est souvent présenté comme le champion de la neutralité axiologique (Wertfreiheit), autrement dit de l’idée que la science doit s’affranchir de tout jugement de valeur et s’en tenir aux seuls faits. Or cette fameuse neutralité axiologique ne saurait se réduire à un argument trivialement positiviste et purement négatif, presque policier, comme si, pour franchir le portail de la science, il suffisait de vider ses poches de ses valeurs et visions du monde. Weber ne cesse, au contraire, de souligner combien l’accès à ce qui est ne peut s’opérer qu’au travers d’un « rapport aux valeurs » (Wertbeziehung) qui, inévitablement, privilégie une perspective particulière. Ce qui est digne de connaissance, digne d’enquête pour le chercheur, c’est d’abord ce qui lui importe, ce qui fait sens et présente une certaine « valeur » à ses yeux. Face à l’enchevêtrement inextricable des faits, face à « la multitude infinie d’éléments singuliers », explique Weber, « ne met de l’ordre dans ce chaos que le seul fait que, dans chaque cas, une portion seulement de la réalité singulière prend de l’intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète » [Weber, 1992, p. 157]. L’intérêt scientifique se fonde donc non sur une posture désengagée mais, au contraire, « sur le fait que nous sommes des êtres civilisés, doués de la faculté et de la volonté de prendre consciemment position face au monde et de lui attribuer un sens » [ibid., p. 160]. Or cette faculté ne saurait être le monopole du savant. Elle appartient également à celles et ceux qui sont l’objet de son analyse, à la matière même de son enquête : ces êtres de conscience, ces individus historiques, ces animaux symboliques que nous sommes [1].

Dès lors, la neutralité axiologique doit être comprise comme un argument avant tout positif. Elle suppose tout d’abord cette sensibilité au sens – à la signification subjective que les individus attribuent à leur vie et à leurs actions, et à leur capacité de leur donner une dimension éthique – si caractéristique de la sociologie compréhensive et du comparatisme wébériens. Si le sociologue doit, effectivement, se faire parfois violence, s’imposer une discipline d’analyse l’obligeant à décrire avec la plus grande rigueur – et dans les termes mêmes des acteurs – des pratiques qui le révulsent, n’est-ce pas avant tout par respect pour l’ensemble des systèmes de signification établis à travers les siècles par les différentes civilisations humaines [2] ?

En ce sens, le principe de neutralité axiologique n’est pas axiologiquement neutre. Plus encore, c’est parce que les valeurs importent – elles sont au cœur de l’activité scientifique comme du questionnement de chacun sur le sens de sa vie – , c’est au nom des valeurs elles-mêmes qu’il faut dénier à la science tout droit à produire – et à imposer – de quelconques évaluations pratiques. Face à l’hégémonie des visions scientifiques du monde, à l’affirmation d’un rationalisme pratique, purement utilitaire, et à l’avancée du processus de bureaucratisation des sociétés contemporaines, il s’agit pour Weber, souligne Kalberg [2010], de sauver ce qui se voit menacé : la dynamique même des valeurs et leur créativité. Bref, de préserver ces espaces où les individus peuvent se confronter librement les uns aux autres au nom de leurs seules convictions, et formuler, en leur nom personnel, et non sous l’autorité de la science, un ensemble de valeurs propres à guider et à donner sens à leurs vies [3].

C’est dans les mêmes termes, positifs, qu’il faut interpréter le perspectivisme et le pluralisme wébériens. Renoncer au savoir absolu, à l’idée de l’identité du réel et du rationnel, n’est-ce pas avant tout faire droit à la contingence de ce qui est, à ce que Weber nomme « l’infini du monde sensible » ? Pour autant, si Weber pose bien un « postulat d’incomplétude » [Colliot-Thélène, 2006, p. 38], il ne s’agit évidemment pas de renoncer à toute connaissance objective. Au contraire, en bon néo-kantien, il montre combien le chercheur, pour avoir prise sur la réalité sociale, est voué à produire des conceptualisations approximatives, à mettre en forme le flux ininterrompu des occurrences et des événements sous des types homogènes et non contradictoires, afin de le doter d’une unité, d’en produire une synthèse. Loin de pouvoir prétendre constituer des « copies représentatives de la réalité “objective” », les concepts « sont et ne sauraient être que des moyens intellectuels en vue d’aider l’esprit à se rendre maître du donné empirique » [Weber, 1992, p. 193]. Tel est, on le sait, le sens de la méthode idéaltypique, de ces « utopies », de ces « tableaux de pensée » dressés par Weber comme autant de remèdes à toute réification des concepts scientifiques [4].

Or la construction de ces concepts n’est pas axiologiquement neutre, elle suppose ce moment subjectif du « rapport aux valeurs » qui ne ferme pas mais, au contraire, ouvre, sous un certain point de vue, les portes de la connaissance. Renoncer au savoir absolu et à toute quête d’essence – du « capitalisme », de l’« État » etc. – au profit d’un tel perspectivisme, c’est ainsi reconnaître la force heuristique du pluralisme. Or ce pluralisme, chez Weber, est un pluralisme généralisé [5]. Tout d’abord, au niveau le plus englobant : pluralisme des points de vue dans le découpage opéré dans le réel, selon la singularité des époques ou des cultures, des chercheurs mais aussi des disciplines. Il est, en effet, selon Weber, non seulement nécessaire, mais légitime et fructueux de se représenter le monde à partir d’une multitude de points de vue [6], sans qu’aucun ne puisse prétendre à une quelconque hégémonie cognitive. D’autant plus que de nouveaux points de vue apparaissent continuellement.

C’est ce même pluralisme qui préside à l’analyse wébérienne de l’action sociale et à sa fameuse typologie qui distingue entre action rationnelle quant aux valeurs ou quant aux moyens [7], et actions affective et traditionnelle. Son « insistance fondatrice sur la pluralité des motifs de l’action » [Kalberg, 2002] prévient ainsi tout réductionnisme, notamment celui de l’utilitarisme des théories du choix rationnel, aussi bien que le normativisme d’un Parsons. En ce sens, elle suppose bien une anthropologie de « l’homme total », au sens de Mauss et Polanyi. De même, dans la mesure où une même « forme externe » – par exemple une « forme économique » comme le capitalisme – peut, elle aussi, inclure une pluralité de motifs, tout fait social apparaît, tendanciellement, comme un fait social total.

Ce pluralisme se retrouve également dans l’articulation entre action et structure que Weber propose. À l’évidence, l’individualisme méthodologique wébérien est un individualisme méthodologique complexe. Ce sont, en effet, davantage les modalités diverses selon lesquelles les agents agissent de concert qui retiennent son attention que les actions d’individus uniques ou isolés. En effet, selon les termes de Kalberg [ibid.], ces actions individuelles sont souvent « configurées » par des significations partagées et manifestent ainsi des régularités. Or ces régularités constituent, pour Weber, le cœur même de l’analyse sociologique qu’il s’agit à la fois de comprendre et d’expliquer. Se mêle donc, à l’individualisme méthodologique et à sa valorisation de la singularité, un « structuralisme », tout aussi hétérodoxe, visant à explorer ces régularités. Attentif aux sources multiples de l’uniformité de l’action, il ne prétend néanmoins occuper aucune position de surplomb ; mais il s’attache à documenter empiriquement et à formaliser de façon idéaltypique la pluralité de ces « orientations configurées et significatives » de l’action des personnes.

Ce pluralisme, enfin, est un pluralisme causal. La sensibilité wébérienne à la complexité infinie du réel interdit et invalide toute explication moniste ou monocausale : toute quête d’une cause dernière, toute régression à un point ultime de l’enchaînement causal, toute hypothèse d’une détermination « en dernière instance ». D’où, une nouvelle fois, ce sentiment de frustration : le chercheur ne peut le plus souvent mettre en valeur qu’un seul aspect de l’enchaînement causal, n’en tirer ou n’en démêler qu’un fil particulier. Pas de cause unique ou privilégiée mais de multiples connexions causales enchevêtrées qui supposent une ascèse particulièrement exigeante, un interminable travail de modélisation idéaltypique permettant de reconstruire les enchaînements causalement intelligibles de l’histoire. Non seulement la sociologie wébérienne est pluricausale – i.e. elle entend accorder tout leur poids aux causes et aux raisons économiques, politiques ou religieuses, aux idées, aux valeurs et aux intérêts – mais elle ne postule pas que la hiérarchie de ces diverses causalités serait fixe, identique à elle-même de toute éternité. Ce qui peut se résumer en disant que la science sociale wébérienne met en œuvre une causalité à la fois multiple et variable.

Nous voilà donc bien loin du confort douillet de l’empirisme monographique ou des théoricismes carrés. Mais bien loin également, comme le montre son plaidoyer pour le pluralisme, de la réserve apparente exhibée par Weber. En effet, sous ses faux airs de modestie, Weber ne lâche rien et prétend pouvoir tenir ensemble tous les fils : normativité et positivité ; compréhension et explication ; singularité et totalité ; action et structure etc. À mille lieux des règles de la méthode positiviste, il reconnaît et assume la normativité intrinsèque des sciences sociales, sans pour autant solder à bon compte ses prétentions à l’objectivité de la connaissance. De même, s’il pointe tout ce qui distingue les sciences de l’esprit ou de la culture des sciences de la nature, ce n’est pas pour rabaisser les prétentions des premières au regard du modèle de scientificité des secondes. Au contraire, les sciences sociales et historiques apportent un « acquis supplémentaire » : non pas la compréhension à la place de l’explication, mais la compréhension en plus de l’explication ; non pas la singularité de chaque cas historique, mais la singularité en plus de la régularité [8].

Par ailleurs, si Weber marque son scepticisme face à tout système totalisant, n’est-ce pas pour mieux reconnaître, en un sens sensiblement différent de celui qui a été suggéré plus haut, le caractère total des faits sociaux ? Quel autre sociologue a-t-il montré avec plus de force combien s’enchevêtrent en tout phénomène le politique, le religieux, l’économique ? Enfin, n’est-ce pas une ambition presque héroïque qui préside à ce qui constitue le cœur du projet wébérien, sa sociologie historique comparative ? Weber semble bien réussir à relever ici un défi presque impossible : celui d’une macrosociologie [9] qui ne renonce à aucune des exigences d’une science « anthropocentrique » de l’action significative, ancrée dans le Verstehen, c’est-à-dire dans l’interprétation des configurations de l’action individuelle. Au fond, d’une « macro microsociologie » à la fois diachronique et synchronique. Et indissociable, nous y venons, d’un questionnement anthropologique que je voudrais rapidement mettre au jour.

Une anthropologie historique et normative des types d’humanité

Il est frappant de constater que si, dans ses textes méthodologiques, Weber accorde à l’action rationnelle quant aux moyens (zweckrational) la part du lion, jusqu’à lui accorder le statut d’étalon à l’aune duquel toute action doit être étudiée, dans sa sociologie historique et comparative, c’est l’activité rationnelle quant aux valeurs (wertrational) qui joue un rôle essentiel [Kalberg, 2010]. Plus précisément, dans son analyse des processus de rationalisation, la rationalité substantielle, articulée à la notion de rationalité éthique, constitue le concept pivot. Pourquoi alors une telle centralité des valeurs ? Pourquoi ce type de rationalité, et à travers lui ce type d’action, se voit-il doté d’une portée historique d’une si grande importance ?

C’est ici qu’apparaît, me semble-t-il, ce qui constitue bel et bien une thèse wébérienne, voire une anthropologie wébérienne, toutes implicites qu’elles soient l’une et l’autre. Cette thèse doit être dégagée de la théorie wébérienne de l’action. L’action chez Weber – à l’instar de la praxis chez Marx – est irréductible à une simple adaptation à ce qui est, aux réalités « empiriques » données, comme le manifestent la rationalité pratique et, en partie, les rationalités théorique et formelle. Il existe au contraire, pour l’exprimer dans les termes de Hans Joas [1999], une créativité de l’agir. Or cette créativité de l’agir, qui fait du sujet un « sujet historique », s’exprime justement, et seulement, dans l’action rationnelle quant aux valeurs. À l’inverse, ni l’action rationnelle quant aux moyens, qui est à la base de la rationalité pratique et formelle, ni les systèmes de signification de la rationalité théorique, surtout lorsqu’ils sont dépourvus d’aspect éthique, n’exercent une force de motivation suffisante pour rompre avec les modes de vie traditionnels, transcender les routines quotidiennes et enclencher un processus général et continu de rationalisation.

Pourquoi un tel privilège, se demandera-t-on ? Parce que seule la rationalité substantielle peut contribuer à donner naissance à des rationalités éthiques, à des « visions du monde », et, à travers elles, à façonner pratiquement et durablement des conduites de vie. C’est notamment la raison pour laquelle Weber, contrairement à Marx, a toujours refusé d’accorder une portée générale, et surtout immédiate, aux intérêts économiques : la simple pression des intérêts ne suffit pas pour subvertir la prégnance des styles de vie traditionnels [10]. Allons plus loin. Si Weber consacre ainsi la créativité de l’action motivée par des valeurs et lui reconnaît une capacité toute particulière à modeler des conduites de vie spécifiques, systématiques et méthodiques, c’est sans doute parce que sa théorie de l’action est en fait sous-tendue par une anthropologie plus générale. Mais quelle « anthropologie » ?

« Derrière toute “action”, écrit Weber, il y a toujours l’homme » [Weber, 1992, p. 419]. Cette formule ne se réfère pas à une méthode, individualiste, mais à un point de vue spécifique, indissociable d’un certain rapport aux valeurs. Ce point de vue, Weber le nomme « point de vue anthropocentrique » [id., p. 274]. Il consiste à mettre l’accent sur la question du type d’homme (ou d’humanité – Menschentum) que les relations sociales sont capables de façonner. Il marque toute l’importance que Weber accorde à la « personnalité », c’est-à-dire à « ce foyer interne qui structure de l’intérieur la conduite de vie [11] ». Comme le montre Schroeder [1992, p. 14 et sqq.], cette conception de la « personnalité » est chez Weber indissociable de sa conception de l’action. En effet, si, dans sa vie ordinaire, tout individu est confronté à une multitude de valeurs, de normes et de croyances, il peut adopter face à elles deux types de conduite. La première consiste à adhérer simultanément à l’ensemble de celles-ci, sans souci de cohérence ou de systématicité. Dans ce cas, son action est façonnée par les circonstances pratiques dans lesquelles il se trouve, et sa vie est purement adaptative et routinière. Mais il peut aussi privilégier telles ou telles valeurs, normes ou croyances pour diriger sa vie. Dans ce cas, sa conduite prend un tout autre visage : elle révèle une personnalité capable d’échapper à une vie purement « végétative et amorphe » (Weber), de façonner elle-même son existence, de lui donner un sens, systématique et constant, bref d’adopter une conduite de vie méthodique, orientée par des valeurs. Cette conception forte de la personnalité et de l’individualité serait pour Schroeder au cœur de son « anthropologie philosophique ».

Retour du Weber philosophe ? Oui et non. Comme le suggère Catherine Colliot-Thélène [2006, chapitre V], le pluralisme wébérien est tout autant méthodologique qu’anthropologique, sensible à « la pluralité des possibles de l’humain », à l’« amplitude des virtualités de l’humain ». Sa sociologie se nourrirait ainsi d’une « anthropologie historique » visant à étudier les différentes formes de destin (Schicksal) de l’humanité telles qu’elles se cristallisent en différents types d’humanité et se manifestent pratiquement à travers différentes conduites de vie [12]. Dès lors, suggère-t-elle, « l’interprétation compréhensive de l’action sociale n’est en vérité pas autre chose que la compréhension des logiques des conduites de vie », et la science de la culture devient « l’analyse de toutes les instances qui contribuent à donner forme à la socialité au regard des caractéristiques spécifiques que le type humain acquiert sous leur influence » [id., p. 90].

Dans cette perspective anthropologique, la généalogie wébérienne du rationalisme occidental moderne revêt une autre signification que celle qu’on lui prête généralement. Elle peut être lue comme la généalogie d’un certain type d’homme, ce « type d’humanité ordonné à la profession-vocation (Beruf) » devenu, malgré lui, le « type d’homme centré sur le gain » [Weber, 2003a, p. 178]. Bref, l’homme (ou l’animal) économique moderne [13]. En effet, souligne Catherine Colliot-Thélène, qu’est-ce qui caractérise le type humain dominant dans les sociétés occidentales modernes, sinon l’utilitarisme ? Cette généalogie pourrait être ainsi interprétée, plus généralement, comme une généalogie du « basculement dans l’utilitarisme » [Weber, 2003a, p. 199, 201, 206]. Pour l’exprimer dans les termes de Marcel Mauss, une généalogie de cette « machine, compliquée d’une machine à calculer » [1989, p. 272] que nous tendons à devenir à mesure que nous nous éloignons du monde du don. Ou, pour revenir à Weber, à mesure que nous quittons le monde des valeurs et des rationalités substantielles, éthiques, pour nous enfermer dans la fameuse « cage d’acier [14] ».

Lorsque Weber, en conclusion de l’Éthique, se demande qui habitera cette fameuse « cage d’acier », c’est une question plus large qu’il soulève : quel type de personnalité survivra – ou pourra survivre – au sein du cosmos moderne ? Or pour lui, la « personnalité unifiée », capable de rationaliser systématiquement son comportement en référence à une constellation unifiée de valeurs, à donner ainsi à sa vie entière une direction, un sens et une cohérence, tend à disparaître au profit d’un nouveau type, non seulement étranger à toute exigence éthique, mais incapable de maîtriser la réalité à laquelle il doit faire face ; un individu soumis au flux contingent de ce qui est et des intérêts – irrationnels selon Weber – qui prévalent au sein de son environnement, et ainsi réduit à une conduite purement adaptative. Ce qui apparaît alors perdu, ou du moins fortement érodé, c’est bien la créativité de l’agir, celle qui fait du sujet un sujet historique – et participe de sa nature d’animal symbolique [15].

Or cet épuisement du sujet historique résulte justement, montre Weber, de la singularité du rationalisme moderne, caractérisé par la domination progressive de la rationalisation pratique, formelle et théorique sur la rationalisation substantielle. Plus précisément, cette éclipse de la capacité des rationalités substantielles à ordonner de manière significative tous les aspects de la vie en référence à des valeurs favorise la résurgence de conduites de vie avant tout marquées par la rationalité pratique (ou utilitaire) et l’hégémonie de la rationalité formelle [16].

Il n’y a donc, chez Weber, aucun procès général de la « Raison », de la rationalité ou de la rationalisation per se. Ce que son œuvre exprime, c’est avant tout une inquiétude face au destin des valeurs lorsque dominent ces deux formes, en quelques sortes abâtardies, de rationalité, et lorsque avec elles « les biens extérieurs de ce monde [acquièrent] une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais dans l’histoire » [Weber, 2003a, p. 251]. En ce sens, la sociologie et l’anthropologie wébériennes manifestent, d’un point de vue normatif, une inspiration clairement anti-utilitariste [17].

Ce plaidoyer anti-utilitariste pour les valeurs pourrait néanmoins laisser croire qu’après avoir été chassé par la porte, le Weber idéaliste, l’apôtre de la force des idées, reviendrait par la fenêtre. Et sous les traits d’un idéaliste chagrin – ou d’un matérialiste malgré lui – tant sa critique de la modernité occidentale le conduirait à considérer que la puissance (rationnelle) des idées et des valeurs aurait définitivement cédé le pas devant la logique des intérêts. Or il n’en est rien. On aurait tort, en effet, de lire l’œuvre de Weber comme celle d’un « docteur tant pis », internant, malgré lui, les Modernes et leurs héritiers dans la fameuse « cage d’acier » du capitalisme triomphant (et de la bureaucratie).

Au contraire, Weber est moins un prophète de malheur (ou de la mort de Dieu) qu’un sociologue attentif aux dilemmes des sociétés humaines, à cette tension constante entre rationalité éthique – qu’elle soit de nature religieuse ou profane – et rationalité pratique. Pour Weber, l’histoire humaine, même occidentale, ne saurait se réduire à la succession de deux royaumes, le Royaume des fins, des valeurs, des idées, des croyances (notamment religieuses) capitulant devant le Royaume des moyens et des intérêts [18]. C’est, au contraire, nous l’avons rappelé, une tension constante qui se manifeste entre ces royaumes, même si le développement d’une forme radicalement nouvelle d’économie – le capitalisme moderne – a conduit à une asymétrie nouvelle entre les différentes formes de rationalité et, par conséquent, à l’hégémonie d’une forme déterminée de conduite de vie et de type d’humanité [19].

Bibliographie

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NOTES

[1La question des valeurs ne s’identifie certes pas à celle du sens, néanmoins la méthode du Verstehen et l’individualisme méthodologique, très singulier, de Weber, supposent bien que la sociologie a affaire à de tels animaux symboliques, capables de donner un sens à leurs pratiques. Il note ainsi, notamment, « du point de vue de la sociologie, tout appel à un sens suppose une conscience et celle-ci est individuelle » [Weber, 1992, p. 345].

[2D’ailleurs, Weber ne suggérait-il pas que, dans l’idéal, la seule façon de justifier le droit d’énoncer en chaire des évaluations normatives devrait consister à accorder à toutes les opinions et visions du monde une représentation égale, un même droit à se faire valoir [ibid., p. 374-375] ?

[3Et n’est-ce pas justement ce qui distingue un espace public, où chacun peut propager ses idéaux pratiques sous la critique d’autrui, d’une salle de cours où, « par un privilège d’État », les professeurs et leurs « prophéties universitaires » se voient garantir « un silence soi-disant objectif qui les met soigneusement à l’abri de la discussion et par suite de la contradiction » [Weber, 1992, p. 371] ?

[4D’où son nominalisme et son individualisme méthodologique qui visent avant tout à refuser aux construits théoriques, structures sociales ou entités collectives quelconques, la possibilité d’exercer des effets réels sur l’action sociale ou sur le développement historique. D’où aussi l’intérêt heuristique qu’il reconnaît aux concepts issus du matérialisme historique de Marx, à condition qu’ils soient conçus comme des types idéaux (de développement), mais aussi aux modélisations de l’école marginaliste. Néanmoins, comme le souligne Catherine Colliot-Thélène, il y a, pour Weber, une différence capitale entre sa propre démarche idéaltypique et la théorie abstraite de l’économie, notamment la figure de l’Homo œconomicus. C’est que celle-ci typologise sans le savoir, au risque de l’essentialisation, alors que la sociologie, elle, au sens où l’entend Weber, le fait en connaissance de cause [2006, p. 37].

[5Laurent Fleury souligne très clairement le rapport entre pluridisciplinarité, multidimensionalité et multicausalité chez Weber [2001, p. 117].

[6Ce plaidoyer pour le pluralisme n’est pas sans évoquer l’analyse de la pluralité humaine chez Hannah Arendt [1986, p. 98].

[7Conformément au choix opéré lors de la publication des deux ouvrages de Stephen Kalberg consacrés à Weber, et dont j’ai assuré la traduction du second [2002, p. 19-20], il a été décidé de traduire zweckrational non, selon l’usage désormais (presque) consacré, par « rationnel en finalité » ou « rationnel par rapport à une fin », mais « rationnel par rapport aux moyens » ou, mieux encore selon nous, « rationnel quant aux moyens » ; et donc wertrational par « rationnel quant aux valeurs ». Ce choix est contestable. Mais la traduction consacrée l’est tout autant. Comme le soulignait Castoriadis, celle-ci comporte une « ambiguïté intolérable » car la rationalité de l’action ne porte pas, dans ce cas, tant sur les fins que sur l’ajustement des moyens aux fins. Bref, suggérait-il, il s’agirait avant tout d’une Mittelnrationalität [1990, p. 43]. Certes, Weber souligne que ce type d’action repose à la fois sur la rationalité des choix et des moyens. À la différence de l’action rationnelle quant aux valeurs, les « fins » ne sont pas posées de façon inconditionnelle, mais sont sujettes à révision et comparaison. Cette précision, essentielle, ne retire rien à l’ambiguïté même du terme de « fin » (ou de finalité) qui peut désigner aussi bien un but qu’une valeur. Et d’autant plus, en l’occurrence, que Weber ne cesse par ailleurs d’évoquer toute l’importance des « fins ultimes » en un sens exclusivement axiologique. Face à cette ambiguïté, Catherine Colliot-Thélène [2006, p. 60] propose d’opposer « action téléologiquement rationnelle » et « action axiologiquement rationnelle » ; Raymond Boudon « rationalité utilitaire » et « rationalité axiologique ». Jean-Marie Vincent traduit quant à lui zwekrational par « rationnel selon les objectifs » et Zweckrationalität par « rationalité d’ajustement des moyens aux fins » [1998, p. 136, p. 76]. Comme le suggère Christian Laval [2002, p. 406, n.15], dans la mesure où il s’agit avant tout d’une « rationalité comptable » selon laquelle le critère (ou la valeur inconditionnelle…) d’efficience s’impose aux calculs qui président à l’adoption de ce type de conduite significative, il nous paraît justifié de mettre l’accent, de façon idéaltypique, sur ce critère, en soulignant par cette traduction combien cette forme d’action repose avant tout, mais non exclusivement, sur la rationalisation des moyens (au point où ceux-ci peuvent finir justement par dévorer les « fins »).

[8« Nous sommes en mesure d’apporter par-delà la constatation de relations et règles (les “lois” fonctionnelles) quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à toute “science de la nature” (au sens où elle établit les règles causales de processus et de structures et “explique” à partir de là les phénomènes singuliers) : il s’agit de la compréhension du comportement des individus singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des cellules par exemple, mais l’appréhender seulement fonctionnellement et le déterminer ensuite d’après les règles de son développement » [Weber, 1995a, p. 13-14]. Weber rajoute que cet acquis est « payé chèrement » dans la mesure où il ne peut être obtenu qu’« au prix du caractère essentiellement et inévitablement hypothétique et fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l’interprétation ».

[9Voire d’une hyper macrosociologie lorsqu’il s’agit de comparer des civilisations entières.

[10Weber souligne, dans l’Éthique protestante, que « le bon sens utilitaire et la sagesse toute profane d’un Alberti n’avaient pu, à eux seuls, donner naissance au capitalisme ».

[11Cf. Grossein [Weber, 1992, p. 61-62]. Telle serait même « la problématique » de Max Weber selon Hennis, sa « mélodie fondamentale » [1996, p. 71-128 ; Chazel, 2000]. Weber, rappelle Grossein, la formule notamment en ces termes : « Tout ordre de relations sociales, sans exception, doit être examiné, si l’on veut l’évaluer, en dernier ressort sous l’angle suivant : à quel type humain offre-t-il les meilleurs chances de devenir le type dominant […] » [Weber, 1992, p. 403, traduction Grossein, ibid.]. Schluchter souligne lui aussi toute l’importance de la notion de « personnalité » chez Weber [2005]. Voir également Park Jung Ho [ 2010, p. 232 et sqq.].

[12Dans son « Anticritique finale », Weber répondait aux détracteurs de l’Éthique protestante que son but principal était moins, dans cet ouvrage, d’analyser les conditions historiques de formation du capitalisme moderne que « le type d’homme qui a été créé par la conjonction de composantes d’origines religieuses et de composantes d’origines économiques » [Weber, 2003a, p. 417, cf. aussi p. 438, p. 444]. Cette même question est au cœur de ses deux conférences sur le métier et la vocation de savant et de politique, ainsi que de la distinction entre « éthique de la conviction » et « éthique de la responsabilité ». Voir Weber [2003b, 2003c] et les précieux commentaires de Catherine Colliot-Thélène dans sa préface.

[13Dans l’Éthique, Weber écrivait que « la conception puritaine de l’existence a veillé sur le berceau de l’Homo œconomicus moderne ». Comme une bonne fée ou une fée malfaisante ? Par sa référence à Goethe, Weber semble suggérer davantage un pacte faustien, conduisant à la « dissolution [du rationalisme ascétique] dans le pur utilitarisme » [Weber, 2003a, p. 253, voir également p. 243 où Weber identifie l’utilitarisme et l’homme économique].

[14« Aux yeux de Baxter [pasteur puritain anglais du xviie siècle], le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme “un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant”. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier [stahlhartes Gehaüse] » [Weber, 2003a, p. 251, traduction modifiée].

[15Voir Laval [2002, chap. xxiii]. Jean-Marie Vincent suggère, dans une perspective proche, d’interpréter le « désenchantement du monde » à la fois comme un « devenir prosaïque marchand » et « une dépoétisation du monde, au sens d’une restriction de la poiesis » [Vincent, 1998, p. 141].

[16Quant à la rationalité théorique, si elle paraît dominer à travers la figure de la science moderne, Weber soulignait avec force combien elle a conduit à marginaliser les valeurs, les assignant au domaine de l’irrationnel, les identifiant au « sacrifice de l’intellect » [Weber, 2003b].

[17Laval [id., p. 391-398], Chanial [2006]. Kalberg [2010] s’en explique longuement dans l’important chapitre IV de son ouvrage, qui se conclut justement sur l’analyse wébérienne du déclin contemporain des visions du monde et ses conséquences sur le type d’humanité emblématique de la modernité occidentale.

[18Ou le règne de la « communauté », au sens de Tönnies [1977], succédant au règne de la « société ».

[19Cette tension n’est-elle pas au cœur de la « modernité en Amérique », celle d’hier, que nous évoquions plus haut avec Tocqueville, comme celle d’aujourd’hui ? Et n’est-ce pas parce que nous – Européens ou « Continentaux » – sommes incapables de la saisir, que nous parvenons si mal à comprendre ce pays où l’on frappe encore la monnaie, le « Dieu dollar », d’un « In God We Trust » ; où se mêlent, comme l’avait déjà noté Tocqueville, les prédications des sectes protestantes et la doctrine de l’intérêt bien entendu, un puritanisme un peu désuet et un hédonisme résolument moderne ; où s’entrelacent esprit de compassion et esprit de compétition, activisme civique et utilitarisme pratique etc. [Kalberg, 2010, chap. V] ?