Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jacques T. Godbout

Décroître pour donner, donner pour croître

Texte publié le 4 novembre 2016

L’expérience du don exprime le fait que, fondamentalement, notre identité d’être humain se construit dans la mesure où nous rendons actif ce que nous avons reçu en donnant à notre tour. Elle nous grandit. Elle nous fait croître, mais dans un sens opposé à celui que ce mot a dans le modèle économique. Ne nous permet-elle pas alors de donner un sens positif à la décroissance du PIB tel que mesuré aujourd’hui et ainsi de concevoir ce que Serge Latouche appelle une ’société d’abondance frugale’ ? Décroître pour donner, et donner pour... croître

« La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus malheureuse et la plus frêle des créatures, c’est l’homme, et en même temps, la plus orgueilleuse. » (Montaigne)

La théorie du don peut-elle contribuer à nous faire sortir de l’impasse du paradigme de la croissance ? Je définis le don comme une des façons de faire circuler les choses entre nous. Ce n’est pas la seule. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, deux autres modes de circulation se sont imposés, chacun à leur époque : l’État et le marché. Le premier a atteint son apogée dans les années 1970 avec l’État-providence. On souhaitait tout faire passer par l’État. Je me souviens d’un rapport gouvernemental portant sur les personnes âgées, dans lequel on fixait comme idéal à atteindre que tous les vieux soient en institution !

L’État-providence a connu une crise. Crise financière, mais pas uniquement. Nous avons pris conscience de l’importance de la solidarité qui passe par les réseaux sociaux. Mais c’est une autre tendance qui l’a emporté : la circulation marchande. Du tout à l’État, la société est passée au tout au marché. Le nouveau slogan : tout ce qui circule doit être une marchandise, et contribuer ainsi à l’indispensable croissance du PIB.

Aujourd’hui, c’est le marché qui est en crise. Crise économique mais, à nouveau, pas seulement. Crise morale aussi : condamnation de la cupidité (greed), de la corruption, des inégalités considérées de plus en plus inacceptables ; crise du modèle productiviste de la croissance, et même vide moral, lequel serait une des causes de la montée des fondamentalismes.

Face à cette crise, de nouvelles utopies montent en puissance : décroissance, simplicité volontaire, économie de partage, « communaux collaboratifs » (Rifkin, 2016). Dans ce contexte, quel pourrait être le rôle du don ? Peut-il faire partie des solutions ? Pour répondre à ces questions, demandons-nous d’abord de quoi on parle. En quoi le don se distingue-t-il des autres façons de faire circuler les choses entre nous ?

La question du retour

Lorsque nous pensons au don aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit spontanément, c’est la philanthropie, le don humanitaire, le « donnez généreusement »….des grandes collectes de fonds comme Centraide et la Guignolée des médias, laquelle connaît chaque année un grand succès. Ces dons ont le vent en poupe. Même Bill Clinton a écrit un livre sur cette forme de don intitulé Giving ( 2007). Ce don est défini comme nécessairement gratuit, au sens de sans retour. C’est la conception courante du don : ce qui circule dans un seul sens. C’est la définition de la plupart des dictionnaires : « Ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour », précise le Petit Robert. C’est aussi une sorte d’idéal moral, ce qu’on pourrait appeler le don « pur ». S’il y a retour, nous considérons que c’est un moins beau don, et nous doutons même que ce soit un « vrai don ».

Or, l’observation du don ne permet pas de retenir une telle définition. Nous constatons rapidement qu’il peut ne pas y avoir retour, mais que le plus souvent le retour est présent. C’est d’ailleurs ce que les anthropologues avaient déjà mis en évidence dans les sociétés archaïques, constat à l’origine de l’ouvrage fondateur de Marcel Mauss sur le don. Et c’est aussi ce que nous constatons tous dans nos pratiques de don les plus courantes. Car la philanthropie est loin d’être la seule manifestation du don dans nos sociétés. Quotidiennement, nous passons par le don pour faire circuler les choses entre nous : hospitalité, cadeaux, services rendus. « Un service en attire un autre », dit le proverbe. Nous serions tous surpris si à la fin d’un repas chez des amis, ces derniers nous présentaient la note. Mais nous avons apporté des fleurs ou du chocolat. Et nous l’inviterons peut-être à notre tour.

Dans tous ces cas de figure, le don ne peut pas être défini par l’absence de retour. Mais nous ne sommes pas dans un rapport marchand pour autant. En outre, même dans les dons apparemment les plus unilatéraux comme la philanthropie, cette logique du retour est présente, à condition d’observer des cycles assez longs. Ainsi, lors de la fameuse « crise du verglas » à Montréal à l’hiver 1997, une des régions du Québec qui a le plus aidé les résidents de la zone sinistrée a été le Saguenay. Lorsque les Saguenéens étaient interrogés sur la raison de leur geste, ils répondaient qu’ils avaient reçu beaucoup d’aide des Montréalais quelques années plus tôt, lors des graves inondations qu’ils avaient connues, et étaient d’autant plus heureux de les aider aujourd’hui. Ils étaient contents de donner à leur tour. Il y avait donc retour. Lorsqu’on observe le don non pas comme un moment unique, mais en l’insérant dans le cycle du don, il ne peut plus être défini par l’absence de retour, comme le font les dictionnaires. « J’ai beaucoup reçu », disent les philanthropes pour expliquer leur désir de donner. Le don « pur » oublie le receveur. Le don qui s’interrompt avec la réception en est une forme tronquée. Un cas de figure extrême : en 1985 la Croix-Rouge d’Éthiopie (peut-être le pays le plus pauvre de la planète à ce moment) envoie un chèque de 5000$ au Mexique pour aider les victimes d’un terrible tremblement de terre. La raison : 50 ans plus tôt, en 1935, le Mexique avait aidé l’Éthiopie envahie par l’Italie fasciste (CIALDINI, 2001).

Recevoir déclenche le désir de donner

Pourquoi y a-t-il retour ? En observant le don de plus près, –et notamment le moment de recevoir, le plus négligé- on constate que le fait de recevoir quelque chose sous forme de don déclenche chez celui qui reçoit une envie de donner à son tour, soit à celui qui lui a donné, soit à un tiers. C’est ce qui rend le don si différent du marché : même en l’absence de toute obligation contractuelle, le receveur est porté à donner à son tour. Le psychologue Jonathan Haidt utilise l’image suivante pour décrire ce phénomène social fondamental. Le fait de recevoir un don, écrit-il, « seems to push a mental ’reset button’, wiping out feelings of cynism and replacing them with... a sense of moral inspiration. » (cité dans GRANT 2013, p. 234). C’est ce qui provoque le retour, et ce même si ce dernier n’est pas nécessairement voulu par le donneur, et même si le don lui-même n’est pas souhaité.

Le don attire le don, ce qui nous a fait conclure que sans nier l’importance de l’appât du gain chez les humains, il y a aussi ce qu’on pourrait appeler un « appât du don », lequel est déclenché par le fait de recevoir sous forme de don. L’homo donator, -et pas seulement l’homo oeconomicus- est un phénomène social fondateur. Plus nous pensons qu’on ne nous a pas donné dans le but de recevoir en retour, plus nous aurons envie de donner à notre tour.
C’est le grand paradoxe du don : plus le receveur va penser que le donneur ne l’a pas fait uniquement pour recevoir, plus il va avoir envie de donner. Ce reset button se déclenche d’autant plus facilement et avec d’autant plus d’intensité que le don est perçu par le receveur comme ayant été fait sans intention de retour. Plus il est désintéressé, plus le don est intéressant !

Le retour libre

Ce qui nous ramène à notre question : qu’est-ce qui caractérise le don si ce n’est pas l’absence de retour ? Si le don ne peut pas être défini par sa gratuité au sens de ce qui circule de façon unilatérale, comment se distingue-t-il des autres formes de circulation que sont le marché et l’État ? Il peut y avoir retour, mais pas nécessairement. Le retour est incertain, indéterminé. En outre, le retour ne sera pas immédiat, et ne sera pas nécessairement équivalent. Ce sont toutes des différences importantes avec le marché. Pourquoi ? Parce que le don est libre. Il y a toujours un risque de non retour. Un don est un bien (ou un service) qui circule entre des personnes sans être régi par un contrat. ’A gift is a noncontracted good.’ [1], affirme un économiste. Par opposition à la définition courante, cette définition, certes négative, a l’avantage de ne pas se prononcer sur l’existence ou non d’un retour.

Une relation centrée sur le receveur

Cette liberté n’est pas absolue. Car au lieu d’être régi par un contrat, par le droit, ce qui passe par le don est régi par la nature, la qualité, l’intensité du lien entre les personnes. Et il nourrit ce lien. Le don, c’est donc ce qui circule entre les humains comme résultat de la dynamique du lien social, réel ou symbolique (appartenance à l’humanité..), par opposition à ce qui circule en s’appuyant d’abord sur une logique et une dynamique externe au lien social, comme le principe du droit et l’appareil étatique ou la dynamique contractuelle du rapport marchand. Dans ce dernier type de transaction, idéalement, aucun rapport personnalisé n’est nécessaire. Le lien est au service du bien. Ce sont les règles du marché qui décident pour nous. Ou celles de l’État et de la bureaucratie. La main invisible, disait Adam Smith. C’est une invention extraordinaire, mais avec beaucoup d’effets pervers, comme nous verrons plus loin.
En quoi cette façon de penser le don diffère-t-elle de la vision habituelle du don « gratuit » ? Dans la vision courante, c’est le donneur qui nous vient à l’esprit. Les ouvrages sur le don portent presque tous sur l’acte de donner. On y fait l’éloge de la générosité des « grands donateurs ». Tout est centré sur le geste du donneur. Le point de vue du receveur est très rarement abordé. Les receveurs sont les oubliés du monde du don. « À cheval donné on ne regarde pas la bride », dit le proverbe. Or on a vu que ce qui déclenche le don, c’est le fait de recevoir sous forme de don. Dans notre perspective, l’homo donator ne se voit donc pas d’abord comme « grand donateur », mais, plus modestement, comme un receveur qui donne à son tour. Au lieu de penser uniquement au beau geste du donneur, quand on réfléchit au don, quand on le compare au marché et à l’État, il faut se centrer sur ce moment du cycle du don : recevoir. Dans cette façon de voir le don que nous proposons, le don est une relation. Le don est une relation plutôt que seulement un beau geste individuel du donneur. Une relation entre un donneur ET un receveur.
Ce qui nous conduit à une vision du monde où nous reconnaissons avoir beaucoup reçu, où nous nous définissons d’abord comme receveur. Nous sommes des êtres en dette. Nous avons reçu la vie. Le premier, et le plus grand don que nous recevons tous, c’est la vie. La vie n’est ni un droit, ni une marchandise (du moins pas encore…) Nous recevons la vie, et pendant des années, nous recevons des dons.
Cette façon de penser le don change la perspective et permet, après ce long détour, de reprendre la question : le don peut-il être une réponse à la crise du modèle dominant ?

Le modèle dominant

Une telle vision du don, fondée sur le receveur, s’oppose radicalement à l’homo oeconomicus et au modèle néolibéral productiviste fondé sur la croissance. Comment ce modèle dominant définit-il l’être humain, et comment conçoit-il la Nature ? Le modèle marchand est individualiste. Il incite chaque être humain à se fonder sur ses propres forces et à ne rien devoir à personne. C’est la définition même de la liberté dans ce modèle.
Quant à la Nature, elle est là pour être exploitée seulement. L’espèce humaine doit dominer la Nature, est-il écrit dans la Bible. Le marché a ajouté que tout doit être transformé en marchandise. Le modèle économique dominant est une machine à transformer en marchandises tout ce que nous donne la Nature. Ce modèle a horreur du don. Hier, aux Etats-Unis, on tentait d’interdire le don du sang sous prétexte de concurrence déloyale avec le marché. (TITMUSS 1972). Aujourd’hui, on s’attaque au dernier don de la nature dans le système de production : les semences. Les tentatives des multinationales comme Monsanto pour imposer aux agriculteurs des semences stériles et pour les obliger à acheter chaque année leurs semences constituent à cet égard une image très forte. Tout doit être une marchandise, rien ne peut plus être donné, même par la Nature.

Une hypothèse : le marché comme cancer

On peut se demander si le marché -ce merveilleux mécanisme qui libère la circulation des choses des entraves du lien social personnel- n’a pas fini par se retourner contre la société en supprimant toute limite à la production et à la circulation des choses. Car « grâce » au marché, nous assistons impuissants à la multiplication de liens entre étrangers anonymes, sans que cette quantité croissante de liens puisse être gérée qualitativement, sans tenir compte du fait qu’il y a peut-être des limites que toute société doit s’imposer dans la quantité de rapports entre étrangers supportables pour ses membres. Nous sommes devant une multiplication des rapports incontrôlée par la société. Cette prolifération a une dimension cancérigène, tendant à détruire des liens sociaux dont le système immunitaire est trompé par ces rapports marchands si faciles, si anodins, si semblables aux autres en apparence, libres, mais fondés sur l’intérêt et l’équivalence et le profit, et non sur le don, transformant tout rapport et toute personne en moyen pour autre chose que le lien social, en moyen au service de ce qui circule, soumettant ainsi le lien social au cancer de la croissance illimitée des biens qui finit par détruire la société, et ultimement, peut-être, la vie humaine sur la planète.
Cette monopolisation des rapports sociaux en vue d’une seule fin entraîne un débordement qui déséquilibre la société, la transformant en machine à produire et à échanger sur une base d’équivalence marchande. Jusqu’à maintenant la société a relativement contrôlé cette prolifération. D’abord dans les rapports familiaux. Mais aussi dans ce que Polanyi a appelé le contre-mouvement. Ce contre-mouvement est fondé sur le don, sur une vision du don à partir du receveur. Le don est peut-être le seul antidote à ce cancer. Pourquoi ? Parce qu’il oblige la circulation des choses à tenir compte du lien. Il la ralentit, certes, mais en même temps il empêche les choses de proliférer de manière incontrôlée et de s’attaquer au système social. Lui seul peut mettre un frein à cette tendance à tout transformer en marchandise. La vision du monde et de l’homme fondée sur le don se situe à l’opposé du modèle dominant dans notre rapport à la Nature. Nous définissant comme receveur, elle consiste « simplement » à reconnaître ce que la Nature nous donne et affirme que la production économique doit être soumise aux exigences de la Nature, et non l’inverse. Cette vision du monde progresse actuellement.

Anthropomorphisme

Mais, peut-on objecter, ne s’agit-il pas là d’anthropomorphisme ? La Nature est aveugle, elle n’a pas d’intention, et encore moins l’intention de nous faire des dons. Certes il ne s’agit pas ici de don personnalisé issu d’une intention bienveillante, inexistante dans la Nature. C’est une attitude, découlant de l’interprétation de plusieurs faits. Ainsi le fait qu’on reçoive la vie comme un don signifie que ce n’est pas une marchandise acquise sur le marché et que ce n’est pas non plus un droit. En ce sens, la vie nous est donnée. Dire que la vie nous est donnée n’est rien d’autre que de reconnaître un fait.
Et en projetant cette attitude, nous sommes conduits à prendre conscience que la Nature est une force infiniment plus grande que nous, dont nous faisons partie. C’est une vision du monde, de l’univers, de ce qui nous entoure, qui s’oppose à celle qui s’est développée en occident depuis quelques siècles, mais qui a ses racines dans la Bible : la nature doit être dominée par l’Homme, il n’en fait pas vraiment partie. C’est un être à part, et la Nature est à son service. Elle ne nous donne rien, on doit tout lui prendre. C’est une vision qui ne peut tolérer que quelque chose soit donné, comme on l’a illustré avec Monsanto. Tout doit être produit et devenir une marchandise. Rien ne peut être donné sans menacer le système.
À l’opposé de cette vision, à la question : que donne la Nature, pendant des millénaires et jusqu’à récemment, la majorité des humains répondaient : tout. La nourriture qu’on cueillait, chassait ou pêchait, l’air, l’eau… Aujourd’hui, on a tendance à penser : presque plus rien. Mais c’est encore trop pour le marché. C’est encore trop pour Monsanto et ses semences stériles. L’idéal serait qu’elle ne nous donne vraiment plus rien. C’est en produisant tout que nous réaliserons ce rêve de domination de la Nature.
Telle est la terrible illusion du modèle économique actuel. Car si on prend le moindrement conscience de ce que donne encore la Nature aux humains, l’idée que nous sommes là pour la dominer et l’exploiter et en profiter au maximum sans tenir compte de ce qu’on lui inflige est d’une présomption ridicule, et même suicidaire. Sa force est sans commune mesure avec notre prétendue « domination ». C’est ce que la science met de plus en plus en évidence aujourd’hui. Un seul exemple : les microorganismes (bactéries, eucaryotes). D’abord, ce sont eux qui ont transformé la planète pour la rendre viable pour nous les êtres aérobiques. Et ce sont eux, aujourd’hui, qui maintiennent la température, le niveau d’oxygène dans l’air, toutes ces conditions élémentaires nécessaires à notre survie. Comme l’écrit Bryson à propos des bactéries : ’C’est leur planète, et nous n’y sommes que parce qu’elles le veulent bien.’ (p.364) Il ajoute : ’...les bactéries ont vécu des milliards d’années sans nous, mais nous ne pourrions pas survivre un seul jour sans elles.’ (p.364) Et Lovelock parle « des conséquences effroyables qu’il y aurait à endommager (le système des vivants) au point d’être forcé de prendre en main nous-mêmes la responsabilité permanente de garder la Terre dans un état favorable à la vie, service qui est actuellement fourni gratuitement. » (p.238-9) Il nous est donné.
Telle est la prétention du modèle productiviste : devenir responsable du système des vivants. C’est la définition même du progrès : produire tout. Ne rien laisser au hasard. Eliminer le gratuit, éliminer le don que fait à l’humanité le reste du système vivant. Les choses seront de moins en moins données, nous serons responsables de les produire. Même les êtres vivants, et même les êtres humains. Le point tournant auquel nous arrivons, la phase cruciale dans laquelle nous entrons : produire la vie elle-même, cesser qu’elle soit un don.

L’obsession du PIB

C’est le fondement du modèle qui conduit l’humanité à sa perte. Pour faire face à cette menace, de nouvelles pratiques s’inspirent de différents modèles et idéaux comme la simplicité volontaire et l’économie du partage. À quelles conditions ces pratiques nouvelles peuvent elles devenir de véritables alternatives au modèle dominant ? Comment sont-elles POSSIBLES ? Le premier obstacle auquel toute nouvelle approche doit d’abord faire face est représenté par un nombre : le PIB. Le modèle dominant y concentre toute sa puissance d’attraction : le produit intérieur brut, et plus précisément la foi dans la nécessité absolue de sa croissance dans une société.
Le PIB contient théoriquement la somme de tout ce qui est produit. La nécessité de sa croissance représente une sorte de dogme. La remise en question d’une telle obsession ne peut pas être frontale. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous devrions questionner la nature de ce qui est compté, de ce qui est mesuré. Alors va apparaître l’importance de ce qui circule sous la forme du don. Car ce qui passe par le don n’est pas comptabilisé dans le PIB, alors qu’un nombre incalculable d’activités nuisibles contribue à la croissance du PIB. Une proportion importante de ce qui circule dans l’économie du partage ou dans ce que Rifkin appelle les communaux collaboratifs échappe au calcul du PIB. Pensons seulement à tous ces retraités qui rendent d’innombrables services à leur proche, ou aux étrangers par le bénévolat. Nombre d’entre eux sont souvent aussi occupés que lorsqu’ils travaillaient, remplissant des fonctions souvent utiles, mais parfois moins que ce qu’ils font à la retraite, et parfois même franchement nuisibles, mais contribuant toujours à l’augmentation du PIB. Pensons au partage de la connaissance, aux logiciels libres, à l’open source, au copyleft, au peer to peer. On redécouvre que la forme normale de circulation peut être le don dans de nombreux domaines en dehors des liens primaires comme la famille. Or ces activités échappent en grande partie au PIB. Elles peuvent même le diminuer. Les cuisines collectives contribuent à diminuer le PIB.
Ce qui circule sous forme de don doit être pris en compte, et ce qui détruit l’environnement ou nuit aux humains doit être comptabilisé négativement. Cette remise en question du PIB ouvrira la porte à une vision du monde où les membres de la société ne seront plus définis seulement comme des homo oeconomicus, mais aussi comme des homo donator, vision que le modèle dominant a tenté d’étouffer.

Quel don ?

Il faut revenir à une vision du monde fondée sur le don pour combattre le cancer de la croissance illimitée de la circulation marchande. Mais il importe de ne pas se limiter à la conception habituelle du don, réduit à la philanthropie. Notre vision du don doit être fondée sur le receveur et inclure ainsi tout le cycle du don et tous les types de don. A titre d’illustration, reprenons en terminant l’exemple des vieux que l’État providence rêvait de placer en institution. Nous ne croyons plus que seul l’État et ses institutions peuvent résoudre les problèmes des personnes âgées. Mais nous ne croyons pas non plus que seul le marché serait suffisant. En outre nous accordons beaucoup d’importance aux proches aidants et aux associations, soit à une forme importante de don interpersonnel. Tous les modes de circulation sont donc maintenant mis à contribution. Ni l’État, ni le marché, ni la philanthropie seuls. Le don des proches aussi, qu’on néglige le plus souvent et qu’il faut intégrer dans la problématique.
Les autres modes de circulation –marché et État- sont aussi nécessaires. Ils tempèrent le don. Le don a même été libéré par la présence de ces autres systèmes. Le marché et les droits sont non seulement légitimes, mais ils sont souvent préférables au don. Le commerce plutôt que l’aide (trade not aid), comme le réclament avec raison les pays émergents. Le marché et l’État réduisent le risque du lien social. Mais ils ont souvent été vus comme des façons non pas de réduire le risque, ce qui est souhaitable, mais de l’éliminer, ce qui est impossible et entraîne toujours des effets pervers. Le lien social étant libre, il est toujours risqué. Le don étant un mode de circulation des choses qui est le résultat de la dynamique du lien social, il assume ce risque de la relation.
Il faut répandre l’esprit du don. Que signifie avoir l’esprit du don ? Se définir comme donneur, grand donneur, avoir son nom gravé sur un monument ? Conformément à ce que j’ai tenté de développer, cela signifie au contraire se définir comme ayant beaucoup reçu. Reconnaître que nous sommes des êtres en dette. Cette conception de l’être en dette s’oppose à la vision dominante de l’individu moderne, auto-suffisant, narcissique, dont la liberté se définit par le fait de ne rien devoir à personne. L’homo donator ne se voit pas comme origine, comme source, mais comme un receveur. Se définir comme receveur rend modeste, d’abord, et donne envie de donner à son tour.

Le don suppose une conception de l’Homme très différente du modèle dominant. C’est pourquoi connaître l’expérience du don, c’est faire l’expérience d’être dépassé par ce qui passe par nous. C’est une expérience anti-individualiste. Elle exprime le fait que fondamentalement, notre identité d’être humain se construit dans la mesure où nous rendons actif ce que nous avons reçu en donnant à notre tour. Elle nous grandit. Elle nous fait croître, mais dans un sens opposé à celui que ce mot a dans le modèle économique. Elle permet de donner un sens positif à la décroissance du PIB tel que mesuré aujourd’hui. Elle permet de concevoir ce que Serge Latouche appelle une ’société d’abondance frugale’. Décroître pour donner, et donner pour...
croître.

Références

BRYSON, B, (2011), Une histoire de tout, ou presque…, Paris, Payot

CIALDINI, R. B. (2001), Influence. Science and Practice, Boston, Allyn and Bacon.

CLINTON, Bill, (2007), Giving. How each of us can change the world, New York, Alfred A. Knopf

GODBOUT, J. T. (2007), Ce qui circule entre nous, Paris, Seuil.

GRANT, A. (2013), Give and Take : A Revolutionary Approach to Success, Viking Press.

LATOUCHE, S. (1992). L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte.

LATOUCHE, S. (2011), Vers une société d’abondance frugale, Paris, Mille et une Nuits

LOVELOCK, J. (1979), Gaia, A New Look at Science on Earth, Oxford University Press

MONTAIGNE, Les Essais, Paris, Gallimard, 2009

MAUSS, M., Essai sur le don, Paris, PUF, 2007

RIFKIN, J. (2016), La nouvelle société du coût marginal zéro, Paris, Les liens qui libèrent

STARK, O. (1995), Altruism and beyond : an Economic Analysis of transfers and Exchanges within Families and Groups, Cambridge, Cambridge University Press.

TITMUSS, R. (1972), The Gift Relationship. From Human Blood to Social Policy, New York, Vintage Books

NOTES

[1« Un don est un bien qui n’est pas l’objet d’un contrat. » STARK, O. and I. FALK (1998), « Transfers, Empathy Formation, and Reverse Transfers », The American Economic Review 88(2) : 271-276.