Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Esther Benbassa , François Vatin

Réflexions sur l’Université française

Texte publié le 19 juin 2007

François Vatin réagit à l’article d’Esther Benbassa, « Doper le féodalisme » paru dans le journal Libération du 13 juin 2007

En Préambule : le projet de loi sur la réforme de l’Université


Le projet de loi sur l’autonomie risque de renforcer les inégalités entre les universités.

La loi sur l’autonomie des universités sera votée en juillet. Réforme, ou replâtrage ? La question reste posée dans un pays où un étudiant à l’université coûte annuellement à l’État 7 210 euros, contre 10 000 pour un lycéen et 13 560 pour un élève de classe préparatoire aux grandes écoles. La France arrive au dixième rang des pays de l’OCDE en matière de financement de l’enseignement supérieur. Le président Sarkozy s’est engagé à augmenter ce budget de 50 % sur cinq ans. Espérons qu’il s’y tiendra. La réforme en cours ne jettera sans doute pas les étudiants dans la rue. Il suffira de ne parler ni de sélection ni d’augmentation des droits d’inscription. Et pourtant, la sélection se fait déjà en amont dans le secondaire, puis après le bac, lorsque les meilleurs rejoignent par concours les grandes écoles et que la majorité (1,4 million sur 2 275 000 étudiants en 2005-2006) se retrouve sur les bancs d’une université sans moyens, surpeuplée et dispensant un enseignement de masse qui expulse très vite les plus fragiles et fabrique de plus en plus de chômeurs. Si on n’appelle pas cela sélection, quel mot faudra-t-il employer ?

Une orientation ciblée des élèves à leur sortie du lycée aiderait à mieux mesurer les besoins des uns et des autres. La valorisation des métiers manuels et techniques et des lycées professionnels dégorgerait les universités et permettrait de produire une main-d’œuvre qualifiée pour les secteurs qui embauchent. Mais pour cela aussi il faut des moyens et un changement des mentalités. De même, une formation de qualité dans les premier et second cycles universitaires donnerait aux jeunes des diplômes monnayables. Pourquoi un ancien étudiant de lettres ne pourrait-il pas s’adapter à une formation rapide au sein d’une entreprise pour en gravir les échelons ?

Chez nous, bifurquer dévalorise, se pérenniser valorise. Nous avons la foi dans les diplômes, les grandes écoles, les concours. Mais si on veut inculquer à la société les valeurs de l’efficacité, du travail et de la réussite au mérite, ne devrait-on pas déjà remettre en cause la sacralité de certains diplômes et croire vraiment dans les ressources propres des personnes, munies ou non de tels sésames ? Notre France conservatrice ferait bien d’intégrer enfin les valeurs de sociétés au passé moins pesant et aux critères d’ascension sociale plus souples. L’autonomie des universités renforcera les structures déjà bien dotées et les enseignements utiles et en mesure de drainer des fonds extérieurs. Mais que feront les autres ? Les plus petites, ou celles de sciences humaines ? Et, puisque le principe de diplômes nationaux n’est pas remis en question, y aura-t-il donc des diplômes d’État meilleurs que d’autres ? Nous aurons maintenant les bonnes universités, plus riches, et les mauvaises, pauvres. L’excellence ne peut être atteinte avec des enseignants paupérisés, découragés, des étudiants formés à la chaîne, des locaux en piètre état, des bibliothèques à faire rougir, des bureaucrates tatillons.

L’autonomie, dans les universités qui n’y sont pas préparées, affaiblissant le pouvoir régulateur et de contrôle, même minime, de l’Etat, risque de doper le féodalisme déjà existant, l’esprit de clique et la médiocrité, de gauche ou de droite, qui s’ingénie à étouffer la créativité et l’esprit d’initiative. Petit Etat dans l’Etat, l’université édictera ses propres règles, parfois plutôt dans le sens de l’immobilisme que de l’excellence, et entretiendra sa propre bureaucratie, issue du corps enseignant. Si la gestion de la richesse assure aux meilleurs la place qui leur est due, celle de la misère aboutira à l’inverse.

Et pourtant, l’université recèle de vrais trésors, qu’il s’agisse d’étudiants ou d’enseignants. Les premiers souffrent de l’absence de vraie culture étudiante. Pourquoi ne pas encourager les meilleurs à persévérer, surtout en master 2, en remplaçant nos bourses ridicules par des ressources conséquentes afin qu’ils puissent se former sérieusement ? Lorsqu’on parle autonomie, on pense aux universités américaines, mais en oubliant que certaines comme Harvard, Princeton ou Columbia ont des budgets équivalents à ceux de certains Etats et qu’outre-Atlantique le mécénat, y compris individuel, est entré dans les mœurs - et pas chez nous. Dans ce système, où les étudiants payent le prix fort et les méritants démunis profitent de vraies bourses, l’argent « privé » bénéficie à toutes les disciplines, pas seulement à celles qui rapportent. Et les donateurs exigent de la qualité, pas seulement des « résultats ». Somme s-nous en mesure de nous plier à ce nouveau schéma ? Enfin convaincus qu’on ne peut pas attendre tout de l’Etat et que les étudiants pourraient aussi s’acquitter de droits au prorata des revenus de leurs parents ? Les enseignants, de leur côté, n’ont-ils pas le droit de sortir de leur paupérisation et d’être rémunérés en fonction de leur « performance » ? Pour cela, ils devraient accepter d’être évalués pour leur enseignement par les étudiants et pour leur recherche et leur production scientifique par des conseils mixtes composés d’enseignants locaux, mais aussi extérieurs à l’établissement et étrangers, afin d’éviter que ne règne la loi du mieux introduit. Et admettre qu’ils ont aussi pour rôle de vulgariser leur savoir afin d’en faire profiter les Français et d’intervenir plus souvent comme experts dans le débat public.
L’autonomie requiert des garde-fous, faute de quoi l’on peut redouter des dérives plus importantes encore, avec la concentration des pouvoirs entre les mains d’une minorité dont les modalités de désignation ne sont pas toujours un modèle de démocratie et de transparence. En outre, une gestion rationnelle ne peut être confiée qu’à des professionnels avertis entourés par des universitaires.

La plupart des prix Nobel sont américains ; leur recherche est richement subventionnée. Si nous ne voulons pas perdre nos cerveaux, créons des pôles d’excellence, misons davantage et différemment sur la recherche, et accordons-lui des moyens supplémentaires, retenons les meilleurs et n’oublions pas de les récompenser. Dans les prestigieuses universités américaines, si opulentes, on enseigne encore Bourdieu, Deleuze, Derrida, Foucault, les grands historiens français, cette génération - issue des sciences humaines, justement - qui a fait la gloire de la France à l’étranger. Tout n’est pas perdu. L’université a besoin aujourd’hui d’une véritable remise à plat. L’autonomie ne devrait venir qu’au bout du chemin.

Esther Benbassa


Chère collègue,

Je vous remercie de cet envoi. Je pense qu’il est bon en effet que les « bouches s’ouvrent » en cette période de turbulence que les universitaires abordent en situation difficile, du fait de leur refus systématique de regarder les réalités en face, et cela depuis de nombreuses années. Mais maintenant les événements vont se précipiter et, comme vous le dites justement -avec d’autres termes-, on risque fort de « jeter le bébé avec l’eau du bain ».

Je partage nombre de vos réflexions, même si je ne suis pas toujours en phase avec vous sur les solutions suggérées. Il en effet bien difficile de poser en toute clarté le problème, tellement les intérêts corporatistes des uns et des autres ont, depuis fort longtemps, verrouillé le débat :

Voici donc quelques réactions « brutes de décoffrage » à votre tribune. Je crois que nous convergeons très largement. Mais j’arrive moins bien que vous à rester optimiste. Je suis d’accord avec vous sur la présence d’un patrimoine intellectuel qu’il nous faudrait sauver. Mais je ne vois plus comment, tellement on a laissé pourrir la situation par la politique de l’autruche. Je pense que nous allons vers la transformation de la très grande majorité des universités françaises en écoles professionnelles de second rang (car on ne touchera pas à celles de premier rang). Resteront quelques « pôles d’excellence », danseuses de la République, pour continuer à compter dans la concurrence scientifique internationale, même en sciences humaines ; le projet CNRS de l’Ile Seguin relève de cette logique. Le coût humain de cette contre-révolution universitaire sera terrible, car toute une génération de jeunes chercheurs va devoir se plier aux nouvelles exigences ou partir faire carrière ailleurs. Quant aux étudiants, ils auront perdu ce qui, à côté de bien des faiblesses, faisait la qualité spécifique de l’université française. Il faudra des années pour progressivement reconstituer des espaces intellectuels dont je suis personnellement convaincu que toute société a besoin.

Bien à vous.

François Vatin


NOTES