Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Elettra Stimilli

Exercices pour une vie en dette

Texte publié le 30 avril 2016

Si l’endettement est aujourd’hui devenu le moteur de l’économie mondiale, la reconstruction des mécanismes qui ont fait de cette expérience une source de pouvoir revêt une importance déterminante, y compris dans l’espoir de dégager de possibles lignes de fuite. Reconnaître de ce point de vue la singularité du christianisme ne signifie pas tracer une ligne d’évolution continue entre l’élaboration chrétienne de « l’économie » et le discours à proprement parler économique. Il s’agit plutôt de reconstruire les différentes pratiques à travers lesquelles l’expérience de la vie comme condition débitrice s’est tour à tour réalisée dans l’histoire.
Elettra Stimilli est philosophe, spécialiste de Jacob Taubes, enseignante à l’Ecole Normale Supérieure de Pise et cofondatrice des éditions Quodlibet http://www.quodlibet.it/
Cet article a été traduit par Pierre Thévenin, chargé de recherche contractuel au CNRS (École française de Rome).

Le devenir économique du monde qui caractérise notre époque implique une relation inédite entre les modalités d’existence des individus et la gestion planétaire. Parvenues à un degré d’abstraction extrême, les opérations économiques dépendent toujours plus étroitement de transactions financières qui semblent déterminer le cours mondial de manière autonome, indépendamment de l’économie réelle ou de l’existence des individus et des communautés. On réclame pourtant sans cesse d’investir dans les vies singulières, alors même qu’il ne semble plus possible de rien demander. En vérité, sous une forme nouvelle chaque vie est impliquée dans le mécanisme financier. De ce point de vue, même les « sacrifices » invoqués pour faire face à la crise économique actuelle se révèlent plus problématiques que ne le laisse entrevoir la manière ordinaire dont ils sont présentés.

À une phase de gaspillage et de consommation succèderait une époque d’économies et de renoncements, comme s’il devait s’agir du moment expiatoire d’une faute commise. Or à mieux y regarder, un emboîtement plus profond unit ces deux stades apparemment antithétiques. L’exercice du sacrifice qu’on recquiert aujourd’hui invite à une réflexion sur le nouage de l’ascétisme comme pratique sacrificielle et de l’économie comme forme de pouvoir. En engageant ce questionnement, nous pourrons vérifier dans quelle mesure la vie de tout un chacun participe à la constitution du pouvoir économique. À la faveur de ce cheminement, l’antithèse du moment de la jouissance et du moment de l’ascèse se complique, pour ouvrir une perspective plus complexe [1].

La rationalité économique entre autoréférence et crédit

Un premier examen de la rationalité économique aujourd’hui dominante conduit à remarquer que pour s’affirmer comme un pouvoir planétaire, l’économie ne s’est pas tellement appuyée sur la logique linéaire du « en finalité » qu’on a pu placer au fondement, au moins depuis l’âge moderne, des principaux mécanismes économiques. À elle seule, la rationalité instrumentale tournée vers la production de biens, la réalisation de services, l’échange de marchandises, bref destinée à l’appropriation et à la satisfaction de l’avantage et de l’intérêt personnel, ne suffit pas à expliquer le cours actuel de l’économie mondiale. Non que rien de tout cela n’entre en jeu, mais le moyen qui a permis à l’économie capitaliste de s’affirmer à une échelle globale semble relever d’une logique plus complexe, moins linéaire, plus visqueuse et par là-même plus dangereuse.

Au fondement de l’économie capitaliste, nous ne trouvons donc pas seulement la production, l’échange et l’appropriation des biens et des richesses conçues comme possessions cumulative et somme toute statiques, mais bien leur circulation au gré d’un mouvement continu et autoréférentiel. Une rationalité instrumentale et acquisitive, dirigée vers l’accumulation et la possession personnelle, ne saurait soutenir ni alimenter à elle seule l’existence du capital, dont la logique fondamentale est celle, ’illogique’, du profit pour le profit.

Parmi les théories économiques les plus discutées des dernières décennies, celle de l’école de Chicago, qui a déterminé une mutation profonde des modes de production, illustre avec une clarté particulière la logique économique qui vient d’être indiquée. Il s’agit de la théorie du ’capital humain [2]’. Ici la maximisation de l’utilité s’identifie à un investissement personnel qui se traduit lui-même en capital. Ses effets ne se laissent pas réduire aux seuls bénéfices individuels, mais dès lors qu’ils se rapportent à quelque chose d’intrinsèquement inappropriable, impliquent automatiquement le ’bien commun’. La forme extrême de capitalisation que représente le ’capital humain’ ne se rapporte pas à l’investissement de prestations spécifiques, mais bien aux facultés qui caractérisent la vie humaine. En tant qu’activité, le travail ne se réduit pas non plus au travail salarié : on le conçoit comme une rente à vie, qui implique les éléments les plus intimes de celui qui l’accomplit.

Dans une telle perspective, ce n’est pas seulement que le travail soit ’libéré’, pour ainsi dire, de la passivité dans laquelle sa forme classique l’avait maintenu ; ni non plus que la consommation dépasse désormais la simple reconstitution des forces dissipées pour devenir un facteur d’investissement productif. C’est surtout que les activités économiques dominantes s’associent une nouvelle part de la vie humaine : non pas tant la capacité de celle-ci à produire ou à satisfaire des besoins que l’ensemble des facultés normalement relatives à la sphère pratique plutôt qu’économique, à l’action plutôt qu’au travail ou à la consommation. Il en va ici d’un bouleversement radical des catégories qui se trouvent au fondement de la culture occidentale.

À s’en tenir à la distinction aristotélicienne classique de la ’poïesis’ et de la ’praxis’, dont se ressent toute réflexion en la matière, la ’production’ n’a pas d’autre but que le produit, distinct de l’activité qui le génère, tandis que la ’pratique’ a sa fin en elle-même, en d’autres termes dans l’action en tant que telle (Eth. Nic., VI 1140b). L’autotélie ainsi mise en jeu s’explique par la nature fondamentalement potentielle de l’action, sur laquelle le discours aristotélicien insiste avec une efficacité particulière. Tandis que la puissance naturelle au sens strict est prédéterminée à s’accomplir en acte, la sphère éthique d’après Aristote met en jeu une puissance (dynamis) libre de toute prédétermination, qui se révèle pour ainsi dire abandonnée à elle-même. Elle n’existe en effet qu’à travers ’l’exercice’ (áskesis) et « l’habitude » (êthos) (cf. id., 1103a) qui transforment de l’intérieur le statut ontologique de la puissance pour la rendre en quelque sorte autonome, c’est-à-dire caractérisée par le fait de déjà posséder en soi-même sa propre fin, sans avoir à déduire celle-ci d’aucun élément extérieur, comme dans le cas de la puissance purement naturelle. Une telle condition expose l’action humaine à toute la complexité de la contingence, une dimension qui a déterminé la discussion éthique et politique occidentale, en conditionnant jusqu’à l’autonomie du discours économique.

L’immense influence des théories économiques du ’capital humain’ sur les modalités de production contemporaines nous invite à une réflexion nouvelle, qui sache tenir compte non seulement de l’effondrement de la distinction entre ’travail’ et ’action’ dont ces évolutions attestent, mais de l’immixion corrélative du discours économique dans les discours éthique et politique ainsi que de leur absorption par l’économie. Il en va ici d’une accumulation continue, détachée de toute activité laborieuse spécifique mais relative à l’élément potientiel de la pratique qui, inhérent à la ’force de travail’ elle-même [3], est capable de reproduire constamment la valeur, au moment même où celle-ci est produite. Kauchik Sunder Rajan utilise à ce propos le concept de ’biovaleur’, pour décrire la puissance économique qui est l’expression constante de la vie [4]. Si la formule renvoie aussitôt au débat sur la biopolitique inauguré récemment par Michel Foucault, il n’est pas seulement question ici d’un pouvoir qui s’exercerait sur la vie simple et naturelle, c’est-à-dire privée de ses qualités et réduite à la ’vie nue’, selon la conception souvent avancée à partir de Foucault dans les discussions des dernières années consacrées à la biopolitique. Il en va plutôt d’un dispositif qui s’applique à la capacité autoréférentielle du vivant humain de donner forme et valeur à sa vie. Du reste Foucault lui-même a en tête quelque chose de ce genre dans son travail d’excavation des liens intimes entre les techniques de pouvoir gouvernementales et les technologies de soi [5].

{{}}Dans les modalités de production contemporaines, la maximisation de l’utilité s’identifie au fait d’investir dans la vie même de tout un chacun. Dans la mesure où ils se rapportent à la pratique plutôt seulement qu’au travail, les effets d’un tel investissement ne se laissent pas réduire aux seuls bénéfices individuels, mais impliquent intrinsèquement ce qui est commun. Ceci nous invite à penser à nouveaux frais la distinction du bien public et de la propriété privée [6], afin de redéfinir le lien opaque de ces deux éléments, tel qu’il anime l’économie capitaliste non seulement dans ses développements récents, mais aussi bien depuis ses premières manifestations, comme le montre clairement le lien que Marx a révélé entre ’dette publique’ et ’accumulation originaire.’

Pour Marx l’accumulation originaire du capital entre dans une relation étroite avec le rapport du ’crédit’ et de la ’dette publique’. Autrement dit l’accumulation ne procède pas seulement d’un acte d’appropriation (celui par exemple que Carl Schmitt aurait défini à travers le mot allemand ’Nahme’, qui dérive de ’nehmen’, ’prendre’). Pour qu’il y ait accumulation, il est nécessaire qu’une relation étroite s’établisse entre le crédit et la dette publique. L’augmentation de l’un suppose l’existence de l’autre. La dette publique est un défaut qu’il ne faut pas combler mais qui doit être reproduit, car son existence est nécessaire à celle-là même du capital. Au fondement de ce mécanisme se trouve une circulation entre accumulation et endettement qui est à elle-même sa propre fin, et Marx soutient qu’à l’origine de cette circulation se trouve une forme de foi qui se nourrit du cercle vicieux du crédit, de la dette et du capital. ’La crédit public, écrit Marx dans le Capital, voilà le credo du capital [7].’

Le lien qui émerge aujourd’hui entre la dette et l’accumulation est encore plus puissant que celui dont Marx avait repéré la figure dans le Capital. Non seulement les processus de production ont subi une profonde transformation, mais le détournement de l’épargne des économies domestiques vers les titres boursiers a achevé d’inclure la vie de chacun au monde financier. En ce sens, il est faux de penser que la crise à laquelle nous assistons fut déclenchée par une convulsion tout à fait interne à la finance, c’est-à-dire indépendante des processus de production classiques et par là ’exceptionnelle’.

Que la finance soit consubstantielle à la production de biens et de services, et par conséquent au monde du travail au sens classique, c’est là un phénomène manifeste depuis plusieurs années (aussi manifeste que les cartes de crédit dont l’usage quotidien apporte à chacun la preuve de ce fait). La subsomption parfaite des vies singulières au monde financier a rendu possible l’alignement de la dette privée sur la dette publique et la transfiguration concommitante de l’endettement en moteur de l’économie mondiale. Plutôt que d’économie financiarisée, séparée de l’économie réelle, il faut alors commencer à parler d’économie de la dette.

Économie de la dette et pratique religieuse

Il y a quelques années que la voie fut frayée pour une réflexion sur « l’économie de la dette ». Contrairement aux positions les mieux connues en la matière, les recherches sur ce plan ont mis au point l’idée du caractère économiquement, politiquement et socialement originel du rapport créditeur-débiteur, en parfait contraste avec les théories mieux connues du « troc » de « l’échange » ou du « don » [8] . Dans la plupart de ces études, la relation primordiale et singulière du créditeur au débiteur n’est pas circonscrite à la dimension économique, mais elle est d’abord délimitée à partir de la sphère religieuse, où elle trouve sa première strate de signification. Certains auteurs trouvent notamment dans les anciens textes religieux des Veda et des Brahmanes la première réflexion historique sur la nature de la dette. C’est alors dans le domaine sacré du sacrifice qu’on situe l’origine rapport du débiteur et du créditeur. Le prix à payer pour s’acquitter de la condition débitrice est mis au centre d’une dimension sacrificielle [9].

{{}}« Les théoriciens de la dette » ont eu le mérite de déceler dans la relation du créditeur au débiteur un lien profond entre l’économie et la religion, qui offre une piste fructueuse pour la compréhension des mécanismes qui sont à l’œuvre aujourd’hui. Pourtant, dans cette perspective même, la logique sacrificielle à laquelle ils se réfèrent le plus souvent peut sembler insuffisante pour rendre compte du présent. Bien qu’il manifeste un excès par rapport au simple calcul économique de l’échange et bien qu’il instaure un rapport de pouvoir singulier, le sacrifice reste lié à l’attente d’une résolution de la dette, qui ne répond qu’imparfaitement à la situation actuelle. Pour comprendre l’empire actuel de « l’économie de la dette », il se peut que la religion chrétienne ouvre une perspective plus propice [10].

En dépassant précisément la logique sacrificielle sur laquelle d’autres expériences religieuses se fondent elles aussi, le christianisme se présente comme la religion qui a radicalisé la condition d’endettement. Sa particularité tient au fait d’avoir aperçu dans la condition débitrice non seulement un état qu’il faudrait corriger, mais surtout une possibilité en soi d’investissement. Ce n’est pas un hasard si l’expérience chrétienne fut la première expérience religieuse à s’être autodéfinie en termes économiques. Dans « l’économie » élaborée par le premier christianisme (cf. 1 Cor 9,17 ; Ef 1,10 ; 3, 2.9 ; Col 1, 25 ; I Tm 1, 4), la vie de tout un chacun assume ainsi la forme d’un investissement. L’expérience du péché sur laquelle se fonde l’existence chrétienne devient de part en part l’expérience d’une dette, que le don de la grâce n’appelle pas à colmater mais à administrer en tant que telle, comme une possibilité d’investissement. Gratuité munificente et administration économique ne se contredisent pas l’une l’autre, mais s’avèrent entrelacées dans l’expérience d’une insolvabilité radicale qu’il importe de ne pas résorber.

{{}}Ceci explique le rapport caractéristique que la foi chrétienne, en tant qu’expérience de liberté à l’égard de la « loi », entretient aux « œuvres ». Comme expression de l’être-en-vigueur de la loi dans la forme antinomique de son accomplissement, elle fait place à une coïncidence de la vie et de la loi, de l’oîkos et du nómos, par où la vie de chacun devient une entreprise dans laquelle il faut investir. Mettre la vie à profit représente cependant, en ces termes, un investissement à perte. D’une part en effet son auteur est amené à compter avec l’impossibilité de réaliser dans les « œuvres » les commandements du nómos, de l’autre il cherche à tirer profit de son action, alors même que celle-ci, détachée du but qu’elle visait sous la forme des « œuvres », fait fond nécessairement sur l’autofinalité qui caractérise la pratique comme action ayant en elle-même sa propre fin. « L’économie » chrétienne est la première activité économique qui concerne l’agir même de l’homme comme une activité sans but préétabli, une économie qui rend possible d’investir sur ce qui, dans la pratique, n’a pas d’autre fin qu’en soi.

Une telle expérience par conséquent met en œuvre une relation économique de soi à soi, c’est-à-dire le fait de ne pas s’appartenir à soi-même et d’avoir « été acheté contre espèce sonnante » (1 Cor 6, 20). Le prix payé par le Christ transforme la faute et le péché désignés par la loi en une dette qu’il est impossible de solder. En payant le prix du rachat, le Christ justifie gratuitement le fidèle. Or un tel geste demeure incompréhensible, si l’on s’en tient au seul cadre du discours sacrificiel. La mort et la résurrection du Christ semblent plutôt inaugurer une gestion économique du don, qui ne recquiert aucune obligation compensatoire, ni aucune activité expiatoire, mais au contraire la possibilité, pour l’homme, d’investir non pas dans ses œuvres, mais dans une action qui accentue sa dette et dont les fins apparaissent fondamentalement dépourvues de but.

{{}}Si l’endettement est aujourd’hui devenu le moteur de l’économie mondiale, la reconstruction des mécanismes qui ont fait de cette expérience une source de pouvoir revêt une importance déterminante, y compris dans l’espoir de dégager de possibles lignes de fuite. Reconnaître de ce point de vue la singularité du christianisme ne signifie pas tracer une ligne d’évolution continue entre l’élaboration chrétienne de « l’économie » et le discours à proprement parler économique. Il s’agit plutôt de reconstruire les différentes pratiques à travers lesquelles l’expérience de la vie comme condition débitrice s’est tour à tour réalisée dans l’histoire — pour trouver dans la religion chrétienne une expression radicale, qui s’est manifestée sous des formes variées dans l’histoire de celle-ci et dès son émergence [11].

Avec les premiers Pères de l’Église, au IIIe siècle, l’oikonomía est thématisée comme un ordonnancement divin de l’histoire auquel il convient de se conformer, tandis que l’expérience économique de la vie dont se nourrit le premier christianisme aboutit à définir l’ascétisme chrétien. Pour la première fois l’ascétisme est explicitement formulé comme un problème chrétien, au moment même où l’oikonomía devient une « économie du salut ». Comme exercice de soi sur soi et comme pratique de la maîtrise de soi, l’ascèse apparaît comme la forme de domination la plus efficace pour l’ordonnancement au sein duquel elle s’inscrit, en tant que pratique méritoire destinée à préparer le salut. Toutefois, une lecture attentive de la littérature ascétique des premiers siècles comme de la littérature monastique ultérieure révèle que la pratique ascétique ne se résume pas à un exercice « méritoire » destiné à préparer le salut céleste. Dans la littérature monastique, l’ascèse se présente en particulier comme une forme à part entière d’investissement, non pas sur ce qui s’acquérir durablement, mais sur ce qu’il est possible d’obtenir et d’utiliser à partir de sa propre aptitude au renoncement. Le pouvoir de faire à moins, dont se nourrit la vie ascétique, apparaît comme l’expérience d’où résulte la « valeur » même des choses, fondamentale par conséquent pour le discours économique occidental [12].

{{}}Ce qui importe ici, ce n’est pas tant la possession définitive d’une chose ni l’aptitude au sacrifice ou au renoncement, gagée sur une fin extrinsèque qu’il s’agirait d’atteindre. C’est plutôt la possibilité d’investir dans quelque chose dont la possession ne saurait s’acquérir de manière définitive et qui renvoie à ce qui, en pratique, n’a pas d’autre fin qu’en soi-même. En tant que forme d’investissement qui s’origine dans le manque, conçu comme principe socialement fondateur de la valorisation des choses, la pratique ascétique n’est pas seulement un exercice du renoncement, mais recouvre un processus de décodage de la faculté désirante elle-même. Un déchiffrage qui rend possible la mise en place de mécanismes de contrôle coïncidant avec la capacité même des individus à construire et à gouverner leurs désirs.

En ce sens on peut mettre en cause une forme paradoxale d’ascétisme jusque dans la prestation de jouissance pour la jouissance mise en jeu par la consommation improductive à laquelle se voue la production capitaliste actuelle. Ici la consommation n’est pas destinée à satisfaire les besoins, elle est elle-même devenue le sens ultime de la production. Plutôt que d’assouvir les désirs, les objets produits ont le pouvoir de les augmenter, de manière à promouvoir une demande compulsive et le contrôle sur la faculté de désirer elle-même. Maintenir un vide toujours béant, voilà l’exercice qu’on réclame ici.

En tant que forme librement choisie d’entraînement forcé à la flexibilité des désirs, cette pratique caractérise en profondeur les modalités actuelles de l’économie. Non seulement l’activité laborieuse est aujourd’hui engagée dans un processus infini d’investissement de la vie même, mais l’homme en tant que manque originaire, destiné à n’être jamais comblé, offre la forme par excellence de la coïncidence du travail, du capital et de la consommation, qui convergent en dernière instance dans une vie constamment « en dette ». Les sacrifices ne sont pas destinés à remédier la condition du débiteur, mais à assurer la reproduction toujours renouvellée de la dette. Ainsi l’exercice de la consommation et celui du sacrifice apparaissent intimement connectés et par là indispensables à l’existence de la domination économique actuelle.

Anthropogenèse et ascétisme

Dans l’explication des phénomènes économiques, le recours au domaine religieux n’a rien de nouveau. Il reçoit pourtant aujourd’hui une centralité tout à fait inédite. Cela semble venir en premier lieu de la tendance toujours plus marquée de l’économie à prendre congé de la logique instrumentale et de la rationalité finalisée qu’elle avait reçu en partage à l’âge moderne, pour exprimer à l’évidence un processus circulaire qui soit à lui-même sa propre fin. En ce sens il existe une affinité intime entre la rationalité économique et l’expérience religieuse. L’une et l’autre ignorent les fins strictement utilitaires et ont pour caractère intrinsèque une autoréférentialité qui fait tantôt de l’expérience religieuse une activité « sans but » [13] , tantôt de l’action économique une action autotélique, tournée vers le « profit pour le profit » [14]. Il resterait cependant à s’interroger plus avant sur la possibilité de faire d’une autofinalité analogue le trait distinctif de la vie humaine en tant que telle, sans impliquer pour autant la nécessité, pour celle-ci, d’être entraînée dans le processus autodestructeur et vide dont nous sommes aujourd’hui les témoins.

L’hypothèse selon laquelle le christianisme primitif et l’ascétisme chrétien auraient fourni à l’expérience humaine de l’autoréférence, sous la forme de la dette et du manque, un cadre d’apparition privilégié, nous invite à préciser la manière dont s’enchevêtrent la vie de l’homme et la pratique ascétique. L’interprétation la plus vaste qu’on ait proposée de l’ascèse comme technique anthropogénétique reste celle de Friedrich Nietzsche, qui continue à nourrir de vastes débats [15]. Dans la Généalogie de la morale, les ’idéaux ascétiques’ sont précisément invoqués pour discuter l’origine de l’humain. Si la ’pratique ascétique’ trouve son principe cardinal dans la dévalorisation et la négation de la vie, elle en assure en réalité, selon Nietzsche, la survivance, quoique sous la forme d’une vie réactive.

{{}}L’idéal ascétique apparaît en ce sens en effet comme un véritable ’stratagème pour la conservation de la vie [16]’. Quant à la pratique ascétique, elle passe pour un exercice de pouvoir, qui cependant ne vise pas tant la simple conservation biologique, que la capacité même de l’homme à donner forme et valeur à la vie. À tel point que Nietzsche en arrive à affirmer que ’l’ascète’, cet ’ennemi apparent de la vie’, n’appartient pas seulement ’aux plus grandes forces conservatrices’, mais aussi celles ’qui sont des affirmations créatrices de la vie [17]’. Non seulement conservation, donc, mais encore innovation. Tout le problème consiste alors à comprendre la façon dont la conservation peut s’accorder ici avec une activité créatrice.

Pour Nietzsche la vie humaine possède un caractère fondamentalement perspectif. En d’autres termes, elle s’origine dans la valorisation d’un déficit biologique, d’une carence constitutive d’instincts naturels. Il est significatif, en ce sens, qu’il repère l’origine ’économique’ de la vie tant du point de vue de l’ontogénèse — comme compensation d’une ’dette’ naturelle — que de la philogénèse — puisque la démonstration de Nietzsche prend pour axiome que le rapport du ’débiteur au créditeur’ représente la forme la plus primitive des relations sociales. Tout en procédant de la capacité de valoriser une dette biologique en termes économiques, la vie humaine ne se limite pas pour Nietzsche à une forme d’autoconservation et de maîtrise de soi qui évoluerait linéairement à partir d’un manque initial. L’être-en-vie de l’homme résulte pour lui constitutivement d’un ’être-en-dette’ : non seulement un vide à combler, mais un manque en excès, une non-vie biologique dont la nature essentiellement potentielle réclame un renforcement continu de sa propre puissance — dans les termes de Nietzsche, une volonté de puissance [18]. Ici se joue ce manque de fins prédéterminées, inhérent à la vie humaine, que depuis Aristote la pensée occidentale a pris pour objet, tout en la neutralisant pour la résorber dans le mouvement autotélique d’une puissance abstraite trouvant sa fin en elle-même.

{{}}Il est décisif pour ce passage que le discours nietzschéen ait revêtu la nature potentielle de l’action humaine et son manque de fins déterminées du caractère d’un ’déficit’ et d’une ’dette biologique’. C’est précisément parce qu’il se conçoit sur le fond d’un ’manque originaire’ que l’agir de l’homme peut s’inscrire dans un mouvement autofinalisé et vide. Chez Nietzsche on peut craindre qu’un tel mouvement se résolve dans le plein déploiement d’une puissance qui soit à elle-même sa fin : une ’puissance de la puissance’ qui n’aspire à réaliser aucun ’acte’, mais qui tient plutôt toute actuation pour une simple étape dans l’acquisition d’une puissance supérieure. La ’volonté de puissance’ se présente alors comme la formulation théorique achevée du mécanisme que notre enquête a rencontré à la base du pouvoir économique. Il semble qu’un même investissement de la capacité de la vie humaine à se prendre elle-même pour fin soit à l’oeuvre d’un côté dans la ’puissance de la puissance’, où Nietzsche voit l’ultime accomplissement de la ’volonté’, de l’autre dans les formes de production du capitalisme contemporain, en tant qu’elles perpétuent une entreprise dont la domination planétaire n’a pas d’autre fin qu’elle-même. Or une telle puissance, chez Nietzsche, ne se contente pas de fixer une forme de domination qui trouve sa fin en elle-même, mais s’ouvre plutôt à l’expérience même de la possibilité.

Si le discours nietzschéen présente la pratique ascétique comme une technique de vie, ce n’est précisément pas pour sa force autoconservatrice, ni pour l’autoréférentialité abstraite de son empire, mais c’est d’abord en raison de la capacité implicite qu’elle possède d’étendre la puissance. Cette possibilité réside précisément dans le contact que celle-ci instaure continûment avec l’excès inhérent à la vie de l’homme. Non sans conserver quelques points d’opacité, une telle perspective peut contribuer à dégager des possibilités alternatives, y compris pour le présent. Il en va d’une libération innovante de l’élément potentiel qui marque de manière constitutive la vie des hommes et des femmes, et qu’une entreprise globale autotélique tend pourtant à neutraliser de manière univoque. En attribuant à un tel élément les caractéristiques d’un ’manque’ et d’un ’déficit’ conçu en termes biologiques, on risque de favoriser son entraînement dans un mouvement autotélique qui neutralise les potentialités qu’il possède pourtant, pour orienter de manière irréversible le cours de son mouvement.

Reconquérir en termes politiques la réversibilité d’un tel processus, dont la vacuité et l’autofinalité s’affirme aujourd’hui de manière univoque ; redonner une possibilité à ce qu’on aimerait voir uniquement comme un manque impossible à combler, c’est là la tâche qui nous incombe aujourd’hui, alors qu’on ne cesse de reproduire une dette insolvable, non pas pour la solder, mais pour en tirer un puissant instrument d’assujettissement.

NOTES

[1Ces thèmes reçoivent un traitement plus large dans mon livre E. Stimilli, Il debito del vivente. Ascesi e capitalismo, Quodlibet, Macerata, 2011, dont sont également tirées en partie les observations que je présente ici.

[2Voir à tout le moins G. S. Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, The Universiy of Chicago Press, Chicago and London 1964.

[3Cfr. P. Virno, Grammatica della moltitudine. Per un’analisi delle forme di vita contemporanee, DeriveApprodi, Roma 2002, p. 54.

[4Cfr. K. S. Rajan, Biocapital. The Constitution of Postgenomic Life, Duke University Press, Durham-London 2006.

[5Voir à tout le moins M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Gallimard-Seuil, Paris 2001 ; id, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, Paris 2004 ; e id., Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Gallimard-Seuil, Paris 2008.

[6Cfr. M. Hardt / A. Negri, Comune. Oltre il privato e il pubblico, Rizzoli, Milano 2010.

[7K. Marx, Le Capital, Paris, Gallimard, 1963-1968, t. 1, p. 761.

[8Cfr. M. Aglietta / A. Orléan, La Violence de la monnaie, PUF, Paris 1992 ; Id. (éd.), Souveraineté, legitimité de la monnaie, Association d’Économie Financière, Paris 1995 ; G. Ingham, The Nature of Money, Polity Press, Cambridge 2004 ; D. Graeber, Debt. The First 5.000 Years, Melville Hause Publishing, New York 2011 ; M. Lazzarato, La frabique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Éditions Amsterdam, Paris 2011.

[9Voir D. Graeber, Debt, cit., pp. 56-58.

[10Pour une analyse de la relation entre christianisme et ’économie’ voir aussi G. Agamben, Il regno e la gloria. Per una genealogia teologica dell’economia e del governo, Neri Pozza, Milano 2007.

[11J’ai analysé cette question de manière plus approfondie dans le livre E. Stimilli, Il debito del vivente, cit., pp. 83-133.

[12Voir G. Todeschini, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo e età moderna, Il Mulino, Bologna 2002 ; e Id., Ricchezza francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Il Mulino, Bologna 2004.

[13É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie réligieuse (1912), PUF, Paris 1960.

[14M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, vol. I, Mohr, Tübingen 1920-1921.

[15P. Sloterdijck, Du Mußt dein Leben ändern, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 2009.

[16F. Nietzche, Zur Genealogie der Moral, in Werke, Bd. VI, 2, Walter de Gruyter & C., Berlin 1968.

[17Ibid.

[18G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Presse Universitaire de France, Paris 1962 ; R. Esposito, Bios. Biopolitica e filosofia, Einaudi, Torino 2004, pp. 79-114.