Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Marie-Hélène Boblet

Au nom des ressources humaines

Texte publié le 6 décembre 2015

A partir d’une lecture d’œuvres littéraires contemporaines, l’auteur montre ici la puissance de la fiction pour appréhender combien la perte du respect et de l’estime de soi, le besoin de se sentir vivant sous le regard d’autrui, l’aliénation de son corps à la gestion économique du travail sont autant de “pathologies” dérivées du “libéralisme désencastré” et de sa possible généalogie. Exposant le mépris et les formes de déni de reconnaissance qui, selon Axel Honneth, caractérise nos sociétés, ces oeuvres permettent de penser par renversement la positivité et la normativité du respect et l’expérience anthropogénique de la reconnaissance intersubjective.
Article à paraître dans le prochain numéro de la revue Contemporary French and francophone studies Sites, ’ Quand la littérature fait savoir/ Mutations, institutions, interactions’, Connecticut, 2016.

Une réflexion sur la “gestion” des ressources humaines pourrait avantageusement s’appuyer sur un corpus d’oeuvres littéraires qui, depuis les années quatre vingts, représentent et questionnent le monde du travail. Par la puissance mimétique de la fiction et son pouvoir heuristique, la littérature offre en effet une ressource d’intelligibilité du monde des hommes. C’est ce pouvoir que je mobiliserai en explorant la figuration contemporaine de crises sociales et morales à l’aune de la pensée d’Axel Honneth, en particulier de son analyse des “pathologies sociales”. Certes, ces pathologies ont été exposées dès la fin du siècle dernier dans d’importants ouvrages de sociologie, tels La Misère du monde de Pierre Bourdieu en 1993 ou Souffrance en France. La Banalisation de l’injustice sociale de Christophe Dejours en 1998. Ce que Bourdieu appelle « la misère de position » en la distinguant de « la misère de condition » éclaire un vécu subjectif douloureux, qui affecte la dignité de celui qui la vit. Mais Honneth fait de cette souffrance le symptôme de la frustration éthique induite par la transgression des normes qui régissent les relations intersujectives. Je voudrais articuler ici l’intelligence des sciences sociales et politiques à l’intuition de la fiction, pour envisager la représentation littéraire des expériences sociales du monde vécu comme l’outil critique d’un travail conceptuel, d’où émane une force de proposition.

À ce titre je considérerai La Demande d’emploi (1973) et L’Emission de télévision (1988) de Michel Vinaver, Daewoo de François Bon (2004), La Centrale d’Elisabeth Filhol (2010), Les Renards pâles de Yannick Haenel (2014), et les mettrai en perspective avec La Question humaine (François Emmanuel, 2000). Ces oeuvres présentent des situations différentes certes, mais toutes relatives à la désorganisation du monde du travail : chômage des uns, travail intérimaire et itinérant des autres, ou encore fonction des DRH. Exposant le mépris qui, selon Axel Honneth, caractérise nos sociétés, elles permettent de penser par renversement la positivité et la normativité du respect et l’expérience anthropogénique de la reconnaissance intersubjective : le déni de reconnaissance porte atteinte à l’affirmation de l’individu, voire à son individuation, laquelle dérive de la reconnaissance de son appartenance à la communauté comme membre moral, affectif et juridique. Par l’intermédiaire des affects qui ont valeur de symptômes de la carence et de la souffrance (qui résonne aussi bien dans le titre du livre de Christophe Dejours que dans le sous-titre de celui de Bourdieu, « Souffrance en France »), peut se diagnostiquer le besoin vital et radical de la reconnaissance, que l’on peut envisager comme un « fait social et moral total ».

Dans Un monde de déchirements (1990), Axel Honneth rappelle l’importance capitale de la notion d’éthicité (Sittlichkeit) que Hegel oppose, dans les Principes de la philosophie du droit, au droit abstrait et à la morale. Honneth déplore que

« l’écart entre les expériences sociales du monde vécu et les thèmes de la réflexion permanente menée par la théorie de la société n’a[it] probablement jamais été aussi important qu’aujourd’hui. Alors que cette dernière n’accorde quasiment plus d’importance au concept de travail social, les premières le placent, plus que jamais, au cœur même des soucis, préoccupations et des espoirs des personnes concernées. (1990, 258-260) »

Il se propose donc « d’examiner la possibilité d’un renversement conceptuel de l’évolution esquissée par [la théorie de la société] ». Succédant à son maître Habermas à la chaire de philosophie de l’Université de Francfort, il déplace le cadre de la pensée et la ré-oriente vers le concept de “lutte pour la reconnaissance”. La théorie de la communication de Habermas et le pari sur la dialogicité argumentative insistaient sur l’entente, tandis qu’Axel Honneth souligne la conflictualité inhérente aux rapports humains. La Lutte pour la reconnaissance présente la demande réciproque de reconnaissance comme une demande originaire et fondatrice. Paul Ricoeur, dans la troisième étude de Parcours de la reconnaissance (2004), fait clairement apparaître l’enjeu politique de cette exigence morale : la peur de la mort violente ou le calcul économique de la rationalité sont-ils les seuls leviers potentiels d’un ordre politique, ou peut-on concevoir qu’une exigence morale, affectivement éprouvée par les sujets, remplisse ce mandat ?

Le pari d’Axel Honneth est de ré-articuler l’éthique et le politique. Si le socle commun de l’humanité réalisée des individus est le respect réciproquement accordé et reçu, sur ce socle peut s’édifier une société politiquement digne. Aux diktats du tout économique, à l’impératif de l’efficacité et de la rentabilité, Honneth oppose la nécessité éthique. Le principe normatif de la reconnaissance gît au cœur du social et relève de la morale entendue comme un dispositif collectif et défensif, destiné à protéger l’intégrité humaine contre la violence et l’oppression. Cette ré-orientation de la théorie critique, Honneth la pense en suivant une double demarche : spéculative (puiqu’il se fonde sur les écrits d’Iéna du jeune Hegel) et empirique (puisqu’il emprunte aux études de George Herbert Mead). Quand donc Habermas suppléait aux analyses de l’exploitation et de l’aliénation par le postulat de l’agir communicationnel, Honneth, lui, revient à la question du travail à la lumière du concept de vie éthique. Est rationnelle toute prétention à un travail qui joue la fonction d’intégration sociale et de réalisation de soi, fonction permise par le tissu relationnel de la reconnaissance intersubjective.

Pour user des fictions comme d’un laboratoire permettant de penser par le biais d’expériences imaginaires les enjeux des expériences sociales et éthiques du travail, je m’autorise de la méthode d’Axel Honneth lui-même. Lui, qui entreprit des études de lettres et de théâtre avant de s’orienter définitivement vers la sociologie et la philosophie, mobilise L’Homme invisible de Ralph Ellison pour analyser l’épistémologie de la reconnaissance : « Dans le prologue du roman, le narrateur parle de son invisibilité », sans doute due à la “structure de l’œil intérieur” de ceux qui regardent à travers lui sans le voir […] à une disposition intérieure qui ne leur permet pas de voir sa personne. » (2006, 225-244) De voir sa personne, ni, a fortiori, de reconnaître sa valeur sociale… À partir de cette expérience romanesque de privation, Axel Honneth passe du concept négatif d’« invisibilité » à celui, positif, de « visibilité ». Laquelle excède la seule perceptibilité, parce qu’elle amorce une capacité d’identification individuelle élémentaire.

L’usage que fait le philosophe d’Invisible man vérifie que l‘œuvre d’art, selon les mots de Ricoeur, est un laboratoire où l’artiste poursuit, sur le mode de la fiction, une expérimentation avec des valeurs. Or les valeurs de certains biens immatériels sont non pas globales ou mondiales, mais universelles. Et l’universel n’est pas donné, il s’élabore à travers l’expérience. Quelque chose de l’exigence d’une « vie éthique » pointe vers l’universel à travers les expériences du travail imaginairement données en partage dans les œuvres littéraires. Lukacs savait que la fiction ne représente pas seulement le réel mais le travaille, que l’illusion est aussi médiation. Je propose l’hypothèse que l’expérience subjective du réel qu’elle accueille, à laquelle elle donne voix et figure, permet de fonder comme normatif « l’encastrement » de l’économie dans le monde social selon le mot de Karl Polanyi [1]. Dans le sillage de l’analyse d’Invisible man, j’examinerai quelle correction de la structure de l’oeil intérieur (re)commandent successivement les pièces et récits que j’ai mentionnés. Au nom des “R.H.”, se développent pathologies sociales et déviances morales. Mais c’est aussi au nom des ressources humaines qu’une correction et une ré-orientation de la pensée peut - doit - être tentée.

Dans le théâtre de Michel Vinaver, le demandeur d’emploi est un rôle récurrent. Au centre de La Demande d’emploi et de L’Émission de television, il se devine dans Dissident, il va sans dire (1978) ou Les Travaux et les jours (1988). Dans La Demande d’emploi, Fage passe des entretiens d’embauche successifs avec un certain Wallace, directeur de recrutement des cadres CIVA (Communauté internationale de Vacances Animation), qui entend « faire de chaque groupe de touristes une micro-société pratiquant l‘auto-gestion » (1973, 37). Ces entretiens, Wallace les mène comme une offensive : « Une interview bien menée c’est toujours une agression » (1973, 44), dit-il ; « Je cherche à vous amener à vous trahir le plus souvent et le plus gravement possible tout le sens de mon interview est là »(1973, 40). Or Fage a déjà vécu l’équivalent d’une mise à mort quand il s’est trouvé réduit au rôle de « témoin du travail d’anéantissement auquel on se livrait sur tout ce que [il] avai[t] édifié au cours des années » (1973, 39). Lui qui conçut sa tâche comme une construction, crut avoir une « mission », s’est « jeté à corps perdu » dans le métier, avoue, vaincu, l’anachronisme de ses représentations mentales. « J’ai peut-être une conception de la dignité qui n’est plus courante mais non je ne me considère pas comme une merchandise. » (1973, 48) Achevé par « la veulerie » des réponses circulaires non signées, par l’humiliation d’attendre des heures pour être reçu par un recruteur qui « sort au milieu d’une phrase […] annote des rapports pendant que j’essayais de le faire écouter » (1973, 82), il finit par se rendre à l’évidence qu’il ne pourra, au mieux, que s’employer. Or s’employer, ce n’est pas travailler, que Vinaver définit comme le fait non pas de faire ni de produire mais d’être dans quelque chose, d’appartenir à un ensemble englobant, de contribuer à une activité collective, à une initiative orientée. Finalement, Fage intériorise la culpabilité de n’être pas assez capable : « Des déchets il faut des déchets pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas des déchets ? Vingt-trois ans pour devenir un déchet » (1973, 60). L’angoisse et la honte l’ont convaincu de la légitimité de sa mise au rebut.

Dans un entretien publié dans L’Humanité le 13 mai 2008, au moment de la création au Théâtre de la Colline de 11 Septembre 2001, Vinaver témoignait de l’obscène bonne conscience du capitalisme revisité : « Mai 68 se fait contre le capitalisme, contre le marketing, contre l’asservissement de l’humanité. Or le libéralisme économique a trouvé un nouvel élan, a fait preuve d’une capacité à se régénérer parce qu’il est capable de rejeter ses déchets : thèmes de l’expulsion, de l’excrément… ». Ces motifs se trouvent en effet dès La Demande d’emploi où l’image de la déjection renvoie à l’abjection que vit Fage. Pour lui l’argent ni le pouvoir ne sont des motivations fondamentales. « Vous aimez le pouvoir ? / J’ai le goût du commandement mais je ne cherche pas le pouvoir pour le pouvoir./ La considération ?/ Ah oui » (1973, 89). De la considération, pourtant, il faudra aussi faire le deuil, qui prélude au « deuil de soi » dont parle Blache dans L’Émission de television (2002, 157).

Après l’invention de la lame jetable (célébrée dans King -1998-), le siècle a en effet produit l’homme jetable, déploré dans L’Émission de télévision. Blache est un des deux demandeurs d’emploi de cette pièce, un des deux “déchets” expulsés du marché du travail, chômeurs quinquagénaires dits de longue durée. Il est mis en concurrence avec un certain Delile, non seulement sur le marché du travail mais aussi sur le plateau de Le Monde et moi, émission de télé-réalité conforme aux attentes émotionnelles d’une heure de grande écoute. Selon la présentatrice,

« De la façon dont nous concevons cette emission il y aura un certain nombre d’itinéraires tragiques aussi variés que possible qui seront reliés par un thème commun le chômage et l’effet destructeur que produit celui-ci sur le tissu familial mais aussi sur la personnalité profonde de l’individu ». (2002, 131)

L’effet destructeur se vérifie sur Delile qui se sent « devenu comme une bête » : « Je voulais pas qu’on me voie Une bête ça se cache » (2002,139). « Vous restez avec votre carcasse physique vous ne savez pas quoi en faire Sinon la cacher aux yeux des autres » (2002, 206). « L’homme il ne le voit plus en lui parce que la société parce qu’il a été exclu alors il ne lui reste plus qu’à s’exclure lui-même », dit sa femme (2002, 145). Blache, lui, explique : « Les gens ne nous regardaient plus. La plupart de ceux qu’on connaissait se détournaient » (2002, 155). Mais la loi de l’audience répétera celle de l’efficience économique et sa double contrainte, “tragique” puisque rien n’est plus dialectisable. Il s’agit en effet pour Fage, Blache et Delile d’incarner à la fois l’unique authentique irremplaçable collègue et nonobstant l’adaptable flexible et « formatable » collaborateur. À ce double bind paradoxal, s’ajoute un handicap supplémentaire pour les plus de cinquante ans. Exclus du développement social par une culture jeuniste, ils n’auront pas l’occasion de « être, se sentir à nouveau être » (2002, 146). Car ils éprouvent « Tu ne vaux plus un pet La certitude qui vous dévaste Le deuil de soi » (2002, 157).

Ces personnages de Vinaver incarnent une des pathologies relevées par Axel Honneth : la perte de l’estime de soi jusqu’au “deuil de soi”. Ils ne peuvent plus contribuer ni par l’exercice de leurs aptitudes ni par un travail formellement organisé à la vie commune. Pour les chômeurs « en fin de droits », s’ajoute en prime la perte du respect de soi comme membre d’une communauté d’égaux en droits. Ces pièces exposent ainsi sur scène le manquement à l’éthicite de la vie sociale, dès lors que n’est pas rempli «  l’ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver qu’elles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi […], d’une relation positive à soi » (2013, 289-290). Les individus exclus par leur âge, seules peuvent les accueillir des émissions de Télé-réalité. Mais ce sera aux mêmes fins de rentabilité financière, puisque la souffrance télégénique vaut de l’or. La tragédie est accomplie, la pièce s’achève par la mise à mort d’un des deux concurrents.

L’écriture dramatique de Vinaver épouse, par l’atomisation des répliques et la stichomythie déboussolée des dialogues enchevêtrés, la dislocation du monde du travail et l’anéantissement des sans travail. La déchronologisation des séquences fait vivre au spectateur l’égarement existentiel de ceux pour qui « le temps a perdu sa flèche ». Le zapping d’un tableau à l’autre nous donne à éprouver la violence de cette fameuse flexibilité néo-libérale. Vinaver, qui fut comme on sait un cadre dirigeant de l’entreprise Gillette jusqu’en 1980, trace dans son théâtre des années quatre vingts le trajet épico-tragique de la lame jetable à l’homme jetable. Dans L’Ordinaire, en 1982, il dénonce les effets criminogènes de la religion de l’économie qui fait l’économie de la rationalité en valeur, et expose sur scène l’anthropophagie à peine métaphorique du néo-capitalisme.

C’est encore une émission de télévision qui fait subir une souffrance et une humiliation supplémentaires aux ouvrières limogées de l’entreprise coréenne Daewoo. Dans Daewoo, rappelons-le, le travail de fiction relève du montage. François Bon y restitue les paroles authentiques prononcées par les ouvrières renvoyées à leur inutilité pratique et à leur mutisme social, paroles qu’il a relevées à Fameck en 2003 et 2004. « Le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens. » (2004, 14). Roman sur la crise sociale et pas seulement économique de notre temps, Daewoo « fait face à l’effacement même » pour « dire ou crier ce que cela signifiait de colère, les usines vides, ce que cela évoquait pour notre idée d’humanité en partage » (2004, 95). Cri de rage, le livre vaut avertissement lancé à l’ensemble de la communauté sociale :

« Des fractures courent la surface du monde social et la délitent. […] Ce qui transperce l’actualité, séparant ou brisant ce qui était établi de façon stable entre les hommes et les choses, a disparu sans suffisant examen préalable des conséquences  ». (2004, 12-13)

« Ce qui a disparu sans examen, c’est l’enjeu existentiel du respect et du mépris qui exile dans une autre catégorie de l’humanité ceux qu’on exclut du processus de la reconnaissance. Par exemple, la violence infligée par la présentatrice de La vie comment c’est, qui oppose sur le plateau les riches aux pauvres, les “avec” aux “sans”. Les pauvres venaient pour parler d’une boîte qui ferme et de l’idiotie que c’est quand du boulot il y en a, et qu’avoir du travail c’est la première condition pour dire : je suis libre […]. Josiane disait que finalement on s’en fichait, nous, de l’argent, que manger du pain et ne payer que son loyer on s’en moquerait encore, que c’était plus grave, que c’était notre place, et la fierté de soi-même, la fille ne l’a même pas laissée finir sa phrase : elle annonçait ce qu’il y aurait la semaine suivante, des trucs de sexualité. » (2004, 58-59)

François Bon rend à ces ouvrières l’estime de soi que leur dénie une entreprise qui les “jette”. Il rappelle les conditions de possibilité d’une bonne santé sociale, prévient du risque que l’on encourt à s’abriter derrière les diktats d’une prétendument “incontournable” réalité, laquelle exigerait que les salariés soient mobiles, puisque” le temps est à l’usine jetable”. C’est le discours textuel de M. Auber, délégué interministériel chargé en 2000 par Lionel Jospin d’un rapport sur les restructurations dans le secteur de la Défense. Rapport remis à Jean-Pierre Raffarin et discours retenu par Géraldine, qui commente en ces termes : « il n’y a pas d’usine jetable, sans qu’on jette avec ce qu’on y a mis, nous » (2004, 109).

De l’objet jetable à l’humain objectivé par sa superfluité substitutable témoigne l’obscène pronom indéfini neutre “ce”, pourtant référé à un “nous” bien humain. De l’objet jetable à l’homme jetable, il n’y a qu’un pas. Sylvia, la suicidée de Fameck dont Maryse P., entre autres, restitue la mémoire et la revendication existentielle, meurt sans doute de ce raccourci.

“La sueur de ton front maintenant est invendable, quand tu mangeras ton pain tu sauras que la sueur de ton front est superflue. On est les superflues, elle [Sylvia] avait ajouté. Et j’y pense, à ce mot, sur sa tombe… “ Silence, j’avais coupé le magnétophone : Et ce mot superflues, comme ensuite il vous colle, avait ajouté Maryse P., et je l’ajoute ici à la transcription" (2004, 28-29),

{}conclut François Bon. Ce mot fait évidemment résonner les analyses de Hannah Arendt sur les hommes surnuméraires produits par le capitalisme marchand, dont La Centrale offre un autre écho.

La Centrale, premier roman d’Elisabeth Filhol, raconte l’expérience technique et sociale des ouvriers intérimaires du nucléaire. Affectés au nettoyage des réacteurs des centrales, ils affluent sur les sites lors des quatre à cinq semaines d’arrêts de tranche. Elisabeth Filhol, qui connaît le milieu industriel où elle effectue audit, analyse financière et conseil, tire de la catastrophe de Tchernobyl la matière d’un roman dont le narrateur, Yann, remercié par la DRH de l’usine qui l’employait précédemment pour baisse d’activité dans l’automobile, devient l’un des mille travailleurs en DATR, anacronyme de “directement affectés aux travaux sous rayonnement”. « Travailleur DATR, on n’y pense pas avant. D’avoir signé sous condition. Quand la condition tombe, le contrat tombe aussi. » (2010, 63). Avec un plafond annuel et un quota d’irradiation fixé, tous risquent,

« par manqué d’efficacité ou de vigilance, de recevoir la dose de trop, celle qui va vous mettre hors jeu jusqu’à la saison prochaine. […] Et les quelques millisieverts de capital qu’il vous reste, les voir fondre comme neige au soleil, ça devient une obsession, on ne pense qu’à ça, au réveil, au vestiaire, les yeux rivés sur le dosimètre pendant l’intervention, jusqu’à s’en prendre à la réglementation qui a diminué de moitié le quota, en oubliant ce que ça signifie à long terme. Chair à neutrons. Viande à rem. » (2010, 16)

Substituable, “la viande à rem”. La Centrale lève le voile sur l’enjeu de mort de cette gestion économique toujours plus stricte qui fait des sous-traitants intérimaires une main-d’œuvre intéressante pour EDF puisqu’elle n’en est plus responsable : « EDF encaisse les profits. Vous encaissez les doses ». (2010, 91) “Chair à canon” ou “chair à neutrons”, la guerre économique en vaut une autre. Quand Yann raconte l’effet de l’irradiation sur son corps qui cède, nous croyons lire l’opération d’une métamorphose néo-humaine qui sortirait d’une page de Maurice G. Dantec : « Il n’y a pas eu rupture nette de l’alimentation, la mécanique répondait encore, mais différemment, plutôt comme une perte de fluide hydraulique dans les vérins » (2010, 36). On ne sait plus si le “corps migrant activé” le désigne lui, ou bien le frein d’écrou qu’il a tenu en main : « Corps migrant activé. Ce corps-là au creux d’une main, la mienne, réelle ou non. Dans l’univers virtuel de la simulation numérique, l’avatar anthropoïde, c’est moi » (2010, 39). Avatars anthropoïdes encore, les trois agents de Chinon suicidés en six mois.

Et la question que tout le monde se pose, derrière un calme trompeur, l’emballement du système, et les hommes censés piloter la machine, maintenus sous pression artificiellement, qui se fissurent à leur tour, jusqu’où, quel est le point de rupture ? Des forces de cohésion du noyau, on ne sait pas grand chose, mais on les met à l’épreuve, on en prend la mesure à ce moment-là, dans le bombardement des atomes au coeur du réacteur, l’exacte mesure d’une énergie de liaison quand le noyau se casse, un tabou est tombé par le geste d’un seul, et c’est la réaction en chaîne. (2010, 26)

Comparant du point de rupture atteint par les techniciens, la fissuration de l’atome : de l’homme ou du réacteur, de quel coeur se soucie-t-on ?

Interdit d’emploi de Chinon au Blayais, Yann cherche une solution alternative. Or l’unique offre d’emploi à pourvoir après un stage de formation, il doit l’auto-financer. Le rêve ultra libéral de l’autonomie maximale de l’individu (poussée jusqu’à l’invention du concept d’auto-entrepreneur) fait de l’employé sa propre création, son propre commanditaire et son propre prestataire, responsable de son sort et de sa chute. Les stages de formation, à l’origine financés par EDF, puis par les sociétés prestataires, le seront finalement par les intérimaires eux-mêmes. « Dans une gestion de l’emploi par la dose, au pied de l’échelle, pour un simple intérimaire, un mois brut de salaire. Mais des facilities de paiement, une sorte de quatre fois sans frais, comme dans les grandes surfaces » (2010, 89). L’emploi s’achète comme n’importe quel bien de consommation. Non seulement l’auto-détermination, dans le monde néo-libéral, ne prémunit plus de l’aliénation. Mais en sus, l’affirmation d’un talent, d’une capacité d’agir qui pourrait faire du travail le truchement de la réalisation de soi et de l’intégration sociale ont muté en produits de (super)marché. Autant dire que sont ruinées, avec “l’emploi par la dose”, les pratiques intersubjectives impliquées par le travail, de même que l’orientation du temps. Luc Boltanski et Eve Chiapello ont montré qu’une gestion « par projets » prive les salariés de la durée et de la solidarité qui pourraient engendrer la revendication d’un monde meilleur (1999). Intérimaires, itinérants, auto-entrepreneurs manquent de la visibilité de leur avenir qui les inscrirait dans une temporalité orientable et d’un « foyer » de travail où ils pourraient être reconnus. De cette privation, La Centrale atteste et répond en offrant par le récit à la première personne, sans pathos, une place pour les sujets dont Yann dit l’expérience. Le roman produit ce qui manque dans le réel : des liens dans le temps et avec les autres. Liens d’un autre temps à ressusciter, dont le compagnon du Tour de France est la figure emblématique. Récurrente dans la fiction contemporaine, elle apparaît dans La Centrale comme dans Les Vivants et les morts de Gérard Mordillat (2005) ou La Carte et le Territoire de Houellebecq (2010). Au compagnon s’associent le capital symbolique de l’honneur du travail bien fait, reconnu comme tel, et la transmission d’expérience qui ouvre la durée en amont comme en aval, et fait communiquer l’acquis et l’à venir.

« Travailleur itinérant. J’aurais aimé le faire d’une autre manière que de cette manière-là, moderne, évaluée en jours/homme et temps machine, quand les mains ne produisent plus rien de solide ni de constructif pour celui qui les dirige. » (2010, 75)

Du compagnon, « kilomètres parcourus mis à part » , le travailleur itinérant est l’antithèse moins nostalgique que critique.

Dans Les Renards pâles, il n’y a plus ni travailleur ni itinérant, mais un sans emploi sédentarisé dans sa voiture. Loin du réalisme de La Centrale, Les Renards pâles relève plutôt de la fable allégorique. Yannick Haenel cherche, dans le mythe de la cosmogonie dogon qui inspire le titre du roman et dans le continent exclu du champ de l’Histoire par Nicolas Sarkosy - dont l’élection présidentielle est contemporaine de et mentionnée dans la fiction racontée -, un monde de signe et de sacré qui ouvrirait un intervalle où ré-inventer notre avenir. Lequel est forclos par le cumul des soustractions et privations qui affectent – dans tous les sens du terme – un nombre croissant d’individus. Jean Deichel, le narrateur désoeuvré du roman Les Renards pâles, croise à la faveur de ses errances dans le XXe arrondissement de Paris d’autres SANS qui finiront, se reconnaissant réciproquement, par former le groupe des “renards pâles”, lequel renvoie à l’animal sacré dogon et à son ambiguité. Symbole du chaos, le renard pâle promet une “destruction créatrice”. Soit, ici, un ressourcement dans le politique, enfin libéré du “tout économique” de la décennie dénoncée par François Cusset (2008).

L’exergue du roman, emprunté à Walter Benjamin, propose de “vaincre la capitalisme par la marche à pied”. Au début de l’intrigue, Jean Deichel se rappelle l’époque où, muni d’un emploi et d’un meublé, il « accordai[t] peu d’importance à ce qu’on nomme les relations humaines : peut-être n’avais-je pas besoin de faire croire aux autres que j’étais vivant » (2014, 15). Or se faire reconnaître comme existant devient l’enjeu de ses errances. Sans assurer son existence dans le regard d’autrui dont “les yeux intérieurs” le reconnaîtraient comme un alter ego intelligible et sensible, une fois son univers réduit à une voiture et un papyrus, que pourrait-il advenir de Jean Deichel ? Ce que laisse entendre l’onomastique romanesque par l’inclusion des sons de “déchet” dans son patronyme, et l’ouverture finale de la consonne liquide, qui fait du déchet l’état final de la descente en bas de “l’échelle”, fait résonner dans la liquidité phonique la liquidité sociale et morale dénoncée par Zygmunt Bauman depuis la fin des années quantre vingt dix ? Qui occupe une place obscure, marquée par la privation, s’éprouve comme si inutile, si extérieur à l’espace public et aux activités collectives qu’il ne peut et ne mérite plus de s’appréhender comme sujet affectif, juridique et social, écrit Axel Honneth dans La Société du mépris (2006). L’expérience de la carence et de la déshérence prive de toute humanité respectable les exclus convertis en renards pâles. Deichel est l’incarnation emblématique de ce manque et de cette privation : “Quelque chose manque à la consistance du monde et, à cette chose qui manque, je m’identifie » (2014, 17). À moins que, c’est la parabole de Yannnick Haenel, les exclus ne se convertissent en renards pâles.

Haenel élargit la situation des sans emploi et la catégorie des sans abri (qui inclut, comme on sait, des gens qui travaillent et néanmoins ne peuvent se loger) à celle des sans papier, pour nous faire imaginer ensemble ces invisibles. Chassés du monde du travail, expulsés de leur propre vie, désignés en outre comme de potentiels parasites, leur est-il possible de fonder une communauté ? A priori, non. À moins que l’enjeu de mort amassé dans le cumul de ces “sans” ne fasse irruption dans la fable. Ce qui précisément arrive lorsqu’un SDF endormi dans un conteneur est broyé, avalé par la benne à ordure avant que les éboueurs n’aient identifié un homme parmi les détritus. Il n’y a même plus de mauvaise vie des sans abri, selon le §18 des Minima moralia d’Adorno intitule “Asiles pour sans-abri”. Il n’y a plus de vie du tout, faute de visibilité et de possibilité d’identification individuelle élémentaire. “Déchet”, ici, n‘est plus métaphorique. “Ecce homo cadaver” : tel est le titre de la section 10.

À la fin du roman, après que des maliens sans papier se sont jetés dans la Seine pour échapper à un contrôle policier, un soulèvement pacifique de masques s’élève pour les pleurer. C’est le retour à la politique en même temps qu’à la poésie. À la poésie, parce que le mythe répondant à l’effet mortifère de la rationalité instrumentale propose une alternative mentale au calcul du capitalisme matérialiste. À la politique, parce que le clivage saute entre les vies qui méritent qu’on en porte le deuil et les vies invivables, c’est-à-dire les vies de ceux qui doivent prier sans répit pour qu’on leur accorde des droits, un logement, un emploi et sont toujours menacés de les perdre, comme le montre Judith Butler dans Precarious Life (2004). Nobody can leave a good life in a bad life :

« Quelles sont celles qui ne comptent pas comme vies, qu’on ne peut pas reconnaître comme des vies vivables, ou qui ne comptent que de manière ambiguë comme des vies ? De telles questions supposent qu’on ne peut pas prendre pour acquis que tous les êtres humains vivants puissent être décrits comme méritant le statut de sujets dignes de droits, de protection, de liberté et jouissant de la possibilité d’une appartenance politique ? »(2014, 62)

C’est cette question et ses présupposés qu’affronte, par le déplacement métaphorique et par l’usage de l’imaginaire mythique, le roman de Haenel. Or le roman n’aura de cesse de signifier, par le défilé silencieux des masques et la fonction intégratrice du rite auquel il fait appel, que sont des sujets humains ceux qui méritent d’être pleurés, et que leur vulnérabilité est un objet politique. Yannick Haenel choisit de traiter comme un sacrifice la mort des malheureux, fondant sur elle la renaissance d’un sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Le principe normatif inaliénable de la reconnaissance dicte le rassemblement final où gît l’espoir d’une ré-humanisation, d’une ré-institutionnalisation de l’humain dont la valeur n’est pas mesurable en terme de prix de marché :

« Nous n’avons plus d’existence politique. […] Le seul espoir viendra de ceux qui se taisent, ceux qui n’ont pas accès à la parole parce qu’ils sont exclus de la parole : les sans-abri, les sans-emploi, les sans-papier – toute la communuaté des SANS. Leur silence est sacré, parce qu’il est ce qui reste. Dans le sacrifice il y a toujours un reste. Et le jour où ceux dont l’existence est récusée par l’économie trouveront une parole, alors la politique existera de nouveau. » (2014, 78)

Le SANS, signe infâmant des dépourvus, perdra sa signification d’exclusion dès lors que les pourvus brûleront leurs papiers d’identité pour exprimer leur commune et fondamentale appartenance à l’espèce humaine. Contre l’interprétation nihiliste de Houellebecq, dont le diagnostic sur “le rabougrissement des sociétés humaines vers le trou” (2014, 46) est néanmoins reconnu juste par Deichel, Haenel parie sur l’opportunité de la blessure. La fable dogon ouvre cet intervalle poético-politique qui permet de croire pouvoir en finir avec l’identification policière au nom de l’identification anthropologique, et de sa normativité. C’est qu’une “vie éthique” implique de se reconnaître en l’autre et réciproquement :

« Il arrive un moment où plus personne ne supporte de vivre dans une société qui l’amoindrit ; ce qui éclate alors ne relève plus de la simple colère, ni d’une quelconque revendication : c’est un refus dont l’objet vous échappe parce qu’il implique que vous n’existiez plus. […] car il suffit que l’invivable affecte quelques-uns pour que le vivable n’existe plus pour personne (2014, 115-116) »

Des sans-asile donc, nul ne porte le deuil, à moins d’une “heureuse catastrophe”, sur le modèle paradoxal de la destruction créatrice des renards pâles.

Littérairement, substituer au geste du romancier celui du conteur confirme la fidélité de Yannick Haenel à Walter Benjamin. Il choisit la forme qui permet de transmettre une expérience humaine partageable, pré-rationnelle, celle d’un deuil collectif et d’une revendication résiliente, qui insiste sur la dimension sociale du récit et de l’expérience qu’il rapporte. Il rappelle la dimension sociale du politique, irréductible aux liens juridiques, au nom de l’enjeu radical de la reconnaissance réciproque des hommes comme sujets affectifs, moraux et juridiques et à l’aide de la mythologie dogon, étrangère à tout logos. C’est précisément cet enjeu que fait apparaître La Question humaine, roman de François. Emmanuel publié en 2000, à l’aube d’un nouveau millénaire.

Selon Walter Benjamin, la Grande guerre a rendu impossible tout partage d’expérience : « Une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences. » (1991, 265) Selon Georges Mosse, cette guerre a engagé une brutalisation des mœurs qui a déteint jusque dans le monde civique et préparé le terrain des totalitarismes (1990). Ne peut-on se demander si la seconde moitié du Xxe siècle, outre l’accoutumance à la brutalisation, ne s’est pas trop acclimatée à l’esprit de sélection, qui fait du management entrepreneurial l’héritier des entreprises concentrationnaires ? C’est la thèse sous-jacente de La Question humaine.

Simon, narrateur du récit, est psychologue du travail chargé des restructurations et de la sélection du personnel pour la filiale française d’une firme allemande, S.C. Farb. Un jour, la direction lui commande une enquête psychologique sur un des membres de la société, Mathias Jüst, présumé fou parce que ses rapports sont troués de blancs, de mots manquants. Mais le roman, renvoyant le monde en paix de l’entreprise au monde en guerre de l’Histoire, confronte les époques en insistant sur l’héritage, plus ou moins conscient, d’une culture de l’exclusion. Professionnellement, Simon sait que la compétition qui préside aux pratiques organisationnelles vise à assurer aux grands complexes le maximum de productivité qui repose sur la sélection des collaborateurs dont il faut “réveiller une agressivité naturelle”. C’est ainsi que des hommes ordinaires se sentent des « soldats, des chevaliers d’entreprise, des subalternes compétitifs » [2]. Or cette culture d’entreprise est dénoncée par le caviardage de Mathias Jüst : délibérément, rationnellement, il élimine de ses rapports les mots qui figurent dans la note secrète du 5 juin 1942 concernant des modifications techniques à apporter aux camions de Kulmhof et Chelmno, « Des noms propres / qui ne tachent pas », devenus éléments lexicaux courants de la langue de l’économie, tels que Restructuration (Umstruckturierung) /Reconversion (Umstellung) / Délocalisation (Delokalisierung) / Sélection (Selektion) /Licenciement technique (technische Entlassung). Ces mots manquants, comme interdits par Mathias Jüst, sont les mots marquants des dernières décennies. Simon découvre au fil de son enquête que la folie recouvre l’hygièle psychique et éthique la plus salutaire pour tous. Sans faire d’amalgame entre la volonté idéologique génocidaire des uns et le régime économique de sélection des autres, on peut toutefois prendre au sérieux ces glissements lexicaux. Les mots ont un passé ; ils se glissent dans la langue avec la mémoire de leurs emplois. Par la fiction et l’intrigue de La Question humaine, qui assume sa dimension “romanesque” au sens contre-mimétique du terme, en endossant la dose d’exagération, de concentration et de stylisation nécessaires à faire passer une réflexion axiologique, François Emmanuel interroge la généalogie de nos sociétés. Douze ans avant la publication par Bertrand Ogilvie de L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, il questionne le réinvestissement de la brutalisation et de la sélection dans la vie pacifique et dans l’économie du quotidien. Sans aller jusqu’à comparer l’incomparable, il interroge l’acclimation progressive et pernicieuse à un mode de penser qui au nom du rationalisme rationne voire dénie la reconnaissance d’une commune humanité en triant les nécessaires et les surnuméraires, les premiers n’étant jamais assurés de ne pas sombrer dans la catégorie des seconds.

Par l’objet dont elle parle, la littérature fait connaître ce dont nous avons l’expérience au moins indirecte : comment va ou ne va pas le monde. Par l’élaboration qui la définit, elle fait penser. Les pièces en morceaux de Michel Vinaver, la défection des liens et leur réparation dans le cri adressé par le montage de François Bon, le récit à la fois technique et affecté de La Centrale ou de La Question humaine, la parabole de Yannick Haenel qui recourt au renard mythologique des dogons nous font, par l’épreuve sensible des figures et des formes, peser l’exigence d’une vie éthique, évaluer le prix de ses transgressions. La perte du respect et de l’estime de soi (Géraldine, Fage), le besoin de se sentir vivant sous le regard d’autrui (Blache, Deichel), l’aliénation de son corps à la gestion économique du travail (Yann) ou l’impossibilité d’inscrire dans des rapports de production des performatifs d’élimination sont autant de “pathologies” dérivées du “libéralisme désencastré” et de sa possible généalogie. Les personnages incarnent la réification mortifère du corps machine ou la solubilité des corps qui ne comptent pas, dirait Rancière. Mais leurs affects, leur souffrance morale sont pris comme signes d’une exigence normative de reconnaissance, de l’attente légitime d’un accord sur la valeur de certains biens inaliénables. Par défaut donc, ces fictions évaluent la fonction anthropologique et même anthropogénique du travail, entendu non comme production mais comme intervention dans le monde social et comme interaction entre sujets. Le deuil de la reconnaissance morale et de l’appréciation sociale qui l‘accompagne ne touche pas seulement tel individu, mais la société tout entière, jusqu’à la possibilité d’un deuil porté à la hauteur d’une ré-affirmation sacrificielle, sans réplique possible, de l’humaine condition. Loin des écritures à thèse, sans dogme contraignant, ces oeuvres obligent à penser l’individu comme être social, c’est-à-dire socialement constitué et constituant. En rendant compte de l’inextricable enchevêtrement des sphères morale et sociale, elles nous invitent, aussi, à nous sentir les obligés les uns des autres.

Références bibliographiques

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Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

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Butler Judith, Precarious Life, the power of mourning and violence, Londres, New-York, Verso, 2004

Can One lead a good life in a bad life ?, trad frse Qu’est-ce qu’une vie bonne  ? Paris, Payot et Rivages, 2014

Cusset François, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Éditions La Découverte, 2008

Ellison Ralph, Invisible man, 1953, trad. frse Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2002.

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Honneth Axel, [Die zerrissene Welt des Sozialen, 1990], Un monde de déchirements, Paris, Éditions La Découverte, 2013

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La Société du mépris Vers une nouvelle Théorie critique, La Découverte, 2006 (« Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la reconnaissance » était précédemment paru dans Revue du MAUSS, n° 23, janvier 2004)

Mead Georges Herbert, Mind, self and society, 1934, trad fr. L’esprit, le soi et la société, PUF, 1963

Mosse Georges, De la Grande guerre aux totalitarismes, La Brutalisation des sociétés européennes (1990)

Ogilvie Bertrand, L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.

Polanyi Karl, Voir La grande transformation, 1944, trad. frse Gallimard, 1983

Ricoeur Paul, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004, rééd. Gallimard, coll. Folio-Essais, n° 459

Vinaver Michel, La Demande d’emploi, L’Arche, 1973

L’Émission de télévision (1988), Actes sud, 2002

NOTES

[1Selon Karl Polanyi, le monde des activités économiques « désencastré », autonomisé, prétend se soustraire aux règles morales traditionnelles. Mais à quel prix ? Voir La grande Transformation (1944).

[2L’expression « des hommes ordinaires » rappelle évidemment l’enquête de Christopher R. Browning sur le cent-et-unième bataillon de réserve de la police allemande et ses exactions en Pologne (Christopher R. Browning. Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution Finale en Pologne, Les Belles Lettres, Histoire, Paris, 2002).