Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Catherine Baroin

Faut-il y voir des dons ?
Les échanges dans une société hors marché, les Toubou du Sahara

Texte publié le 12 novembre 2015

Les Toubou, pasteurs saharo-sahéliens dont le domaine s’étend sur un quart du Sahara, entre le lac Tchad et la Libye, forment une société acéphale où s’exerce une intense circulation de richesse (c’est-à-dire de bétail) entre familles nucléaires largement autonomes. Ces échanges sont extérieurs à l’économie de marché. Un cycle en quatre étapes de transferts d’animaux, incluant un grand nombre de cellules familiales, préside à la formation de chaque nouvelle cellule familiale et constitue, avec d’autres échanges, le substrat de la vie économique de ces nomades. A partir de cet exemple, sont critiquées la thèse néolibérale sur l’omniprésence de l’économie de marché, la typologie des échanges de Polanyi, les caractéristiques du don selon Mauss et la distinction de Testart entre le don et l’échange non marchand.
Catherine Baroin est anthropologue, chercheuse au CNRS (Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie - UMR 7041)

Si le commerce est une réalité ancienne en Afrique, l’économie de marché ne s’y est diffusée qu’après les indépendances [Bohannan et Dalton, 1962]. En termes de systèmes-monde [Beaujard, 2012] l’Afrique est une ’périphérie’, à la marge de ’centres’ où se concentrent les échanges. Mais certaines sociétés africaines sont plus marginales que d’autres, comme les Toubou, pasteurs du Sahara tchadien. Leurs échanges économiques se jouent en dehors du marché. Les transactions mercantiles, très limitées, n’affectent que leur rapport avec le monde extérieur et remplacent d’anciens contacts basés sur la violence. Les échanges internes à la société toubou répondent à une logique spécifique que nous décrirons pour son triple intérêt théorique concernant le rôle du marché et des échanges dans les sociétés anciennes ou exotiques.

Tout d’abord, cet exemple dément l’idée néolibérale que le Marché serait ’un ordre spontané’ s’imposant naturellement à l’humanité entière [Caillé, 2011, p. 10-11]. Par ailleurs, l’économie toubou s’insère mal dans la grille polanyienne distinguant trois types de sociétés selon que les échanges s’y opèrent par réciprocité, redistribution ou échange marchand [Polanyi, 1957]. Enfin, les données toubou alimentent la réflexion sur le don. Elles n’entrent pas dans la typologie de Testart (2007). Ce dernier met l’accent sur l’éventuelle sanction liée à l’obligation de rendre, négligée par Mauss, pour opposer le don (sans obligation de retour) et l’échange (marchand ou non) qui implique au contraire une contrepartie. Or le mode de transferts de richesse des Toubou se situe à la frontière du don et de l’échange non marchand ; il échappe donc aussi à cette typologie.

Le marché et la monnaie, réalités périphériques à la société toubou [1]

Les Toubou vivent de l’élevage extensif de leurs troupeaux, dans de vastes espaces qui couvrent un quart du Sahara entre le lac Tchad et la Libye. Dans sa frange sahélienne, l’élevage des vaches s’ajoute à celui des chameaux et du petit bétail. Les cultures se cantonnent à quelques oasis, surtout au Borkou où la nappe phréatique peu profonde autorise la croissance de palmiers-dattiers et l’irrigation de quelques jardins. Les récoltes apportent alors un complément de ressources aux pasteurs maîtres des lieux. Le Sahel aujourd’hui fait l’objet d’enjeux internationaux et n’est donc plus une simple périphérie déshéritée [Bonnecase et Brachet, 2013], mais la vie des campements toubou en est peu affectée. Si quelques Toubou profitent de trafics frontaliers ou bénéficient d’emplois administratifs, les troupeaux restent pour le plus grand nombre la principale richesse et l’unique moyen d’existence.

Le cheptel joue un double rôle pour ces pasteurs. Il est non seulement le moyen de production quasi exclusif de leur économie, mais aussi la seule façon de thésauriser la richesse. L’élevage privilégie les femelles, qui procurent le lait et assurent le croît du troupeau. Soucieux de préserver leur capital, ces éleveurs ne tuent un animal pour la viande qu’à titre exceptionnel, lors d’une fête ou pour honorer un hôte. Ils ne gardent que quelques animaux mâles pour la reproduction et le transport, les autres étant vendus pour acheter du mil et payer l’impôt.

Seule la contrainte coloniale a conduit les Toubou à s’impliquer dans l’économie de marché. Ils n’y vendent un animal, sporadiquement, que pour payer l’impôt et acheter du mil. Autrefois ils consommaient peu cette céréale qu’ils obtenaient par le troc ou la razzia, ou comme tribut de cultivateurs dépendants. La perte de leur position dominante les contraint maintenant à passer par le marché, mais ils répugnent à vendre leur bétail et préfèrent, comme beaucoup d’autres pasteurs, se contenter d’une vie très frugale, parfois à la limite de la disette, plutôt que de dilapider leur moyen d’existence.

La monnaie, dont l’usage se cantonne aux lieux de marché, n’a donc qu’un rôle mineur dans leur existence. L’argent obtenu de la vente du bétail est aussitôt dépensé à l’achat de denrées diverses. L’argent n’est pas rapporté dans les campements, où pièces et billets n’auraient aucune utilité car rien n’y est à vendre.

Cependant, la marginalité du marché et de la monnaie dans la vie des Toubou n’exclut pas les transferts de richesse. Ils se mesurent avec une unité de compte héritée du passé, la pièce d’étoffe (sande, pl. sanda). Celle-ci ne s’observe nulle part dans les campements, mais sert de référence pour évaluer diverses prestations, en particulier les paiements de mariage [Baroin, 1985, p. 211]. Cet usage de l’étoffe comme mesure de valeur s’étendait autrefois à l’ensemble du Sahel [Rivallain, 1994, p. 42] et jusqu’en Somalie [Swift, 1979, p. 450]. Au début des années 1970 chez les Toubou de l’Est du Niger, la pièce de percale avait avec des équivalences précises en bétail, en sucre et en thé [2]. Un sac de sucre de 50 kg équivalait par exemple à 6 sanda, une chamelle de trois ans à 7 sanda. Les Toubou n’ignorent donc aujourd’hui ni le marché, ni la monnaie, par lesquels passent leurs interactions avec le monde extérieur. Mais entre eux la richesse se forme et circule, d’une famille à l’autre, selon des réseaux qui leur sont propres.

La vie économique des Toubou : quelques jalons préalables

La vie économique se définit comme l’« ensemble des faits relatifs à la production, à la distribution et à la consommation des richesses dans une collectivité humaine » [Le petit Robert, 1989]. Cette définition appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, elle établit que la vie économique est toujours spécifique d’un groupe donné. Des groupes différents peuvent donc avoir des systèmes économiques entièrement différents. Ce point a son importance, car qui dit : ’économie pastorale’ n’implique pas : ’vie économique similaire’. La vie économique des Toubou, en effet, est distincte de celles d’autres sociétés pastorales qui pratiquent le même élevage extensif en milieu aride ou semi-aride.

En second lieu, cette définition fait intervenir la notion de richesse, dans la société considérée. La question à poser est donc la suivante : en quoi consiste la richesse chez les Toubou ? La réponse est simple, car le bétail est l’unique richesse matérielle [3] de ces éleveurs (à l’exception des quelques propriétaires de dattiers). Le bétail est aussi leur seul moyen de production, et leur seule façon de thésauriser la richesse car ils n’ont pas accès, ou manquent de confiance, dans d’autres formes d’investissement [4]. Etudier l’économie toubou revient donc à étudier la production, la distribution et la consommation (ou l’utilisation) du bétail dans leur société.

La production se réalise dans le cadre de la famille nucléaire (le père, la mère et les enfants). C’est la cellule économique de base, qui gère de façon autonome son troupeau. Pour comprendre comment s’organise la production chez ces pasteurs, il faut d’abord examiner comment se forment ces unités économiques. Comment s’associent les partenaires conjugaux et d’où provient le troupeau dont ils vont tirer leur existence ? Il faut considérer la règle de mariage et le mode de constitution du troupeau domestique.

Jusqu’à leur mariage, les futurs conjoints dépendent de leurs parents respectifs, et n’ont aucune autonomie économique. Le mariage seul crée des unités économiques nouvelles, ce qui est la règle générale dans les sociétés traditionnelles. Or le mariage toubou obéït à des règles très différentes des autres sociétés pastorales saharo-sahéliennes, et s’accompagne d’un cycle de transferts de bétail tout aussi original, qui débouche sur la formation d’un troupeau nouveau, celui des jeunes mariés.

La règle de mariage et le cycle des transferts matrimoniaux de bétail

Au contraire des autres sociétés pastorales voisines (Touaregs, Peuls, Arabes), les Toubou prohibent le mariage entre proches parents, jusqu’au trisaïeul commun. Un large cercle de parents cognatiques est donc exclu, obligeant à contracter les alliances hors de la parenté. Cette règle entraîne un fort brassage de la population, et les parents sont disséminés dans de nombreux campements, loins les uns des autres.

Pour un premier mariage, le fiancé doit verser à son futur beau-père un « prix de la fiancée » (benõ) convenu entre les deux familles, qui peut varier du simple au triple, en fonction de la richesse des intéressés. Pour une jeune fille, le montant est considérable et le garçon doit payer le tout avant le mariage, au contraire d’autres sociétés où cette dette se paye parfois longtemps après. La nature de ce versement, évalué en pièces d’étoffe, a varié au fil du temps. Les paiements en thé et sucre se développèrent vers 1940-1950, liés au succès de cette boisson. Puis, vers 1970, les paiements en bétail reprirent le dessus. Ce sont alors dix chamelles adultes que le jeune homme doit par exemple donner à son futur beau-père.

Le jeune célibataire ne possède pas ces animaux. Les bêtes reçues à sa naissance ou sa circoncision sont dans le troupeau de son père qui lui en restitue quelques unes. Mais pour le reste il fait appel à ses parents et parentes, paternels et maternels, disséminés dans divers campements parfois très distants. Il leur rend visite et chacun d’entre eux, au bout d’un temps plus ou moins long, lui fait le cadeau attendu appelé troko (pl. troka). Le refus est impossible, car il serait honteux de ne pas aider un jeune parent qui cherche à se marier. De même, en cas de meurtre, les parents du meurtrier se doivent de contribuer à la compensation qui lèvera la menace de vengeance. Ce don, obligatoire, sera une tête de gros bétail au minimum, car un cadeau moindre serait méprisable. Le nombre de parents sollicités et l’importance de chaque don varient d’un mariage à l’autre. Dans l’Est du Niger en 1972, les donneurs (pour 8 mariages) variaient de 3 à 25 personnes, soit 13 donneurs en moyenne par mariage, et le bétail reçu par le futur marié allait de 10 à 25 bêtes [Baroin, 1985, p. 215 sq]. Le nombre et la richesse des parents influent sur le déroulement des opérations, ainsi que l’éloignement de leurs campements et leur promptitude à se montrer généreux. Pour obtenir l’ensemble des animaux requis, deux ans ou davantage sont nécessaires, où le fiancé risque que la jeune fille soit épousée par un rival plus rapide et plus fortuné, car sa famille n’est tenue par aucun engagement tant que le montant total n’est pas versé.

À mesure qu’il reçoit des animaux de sa parenté, le fiancé effectue des versements successifs à son futur beau-père, sous la forme souhaitée par ce dernier. Il lui donne peu à peu les dix chamelles requises ou bien, s’il préfère du thé et du sucre, le futur gendre part vendre au marché le bétail qui lui a été donné par ses divers parents pour en rapporter ces denrées. Le marché, alors, est un passage obligé de ce circuit économique, mais la transaction dont il est le cadre n’est pas de nature mercantile puisque l’objectif du futur marié n’est pas de réaliser un profit, mais simplement de troquer le bien dont il dispose contre un autre de valeur équivalente, mais de nature plus désirable pour le destinataire.

Le cycle des transferts, ensuite, se poursuit. Le beau-père garde une part des biens reçus de son futur gendre, mais il en distribue la majeure partie à ses propres parents et alliés, qui sont les parents maternels de sa fille. Ces dons sont appelés tewa, et leur distribution suit des règles précises. Chaque bénéficiaire reçoit en principe 7 sanda, l’équivalent d’une chamelle de trois ans. Il peut recevoir davantage, jusqu’à 20 sanda, mais pas moins de 4 sanda, car un cadeau minime serait indigne. Il y faut au moins la valeur d’une tête de gros bétail, ne serait-ce qu’un jeune veau. A l’évidence, l’importance des dons redistribués par le beau-père et le nombre des bénéficiaires varient selon le montant du « prix de la fiancée ». Plus il est élevé, plus il y aura fallu de contributeurs, plus nombreux à leur tour seront les parents de la fiancée qui en recevront une part. L’écart entre mariages riches et pauvres se prolonge, en toute logique, dans cette seconde phase du cycle des transferts matrimoniaux. Dans l’enquête menée en 1972, pour un total de 10 mariages, le nombre de parents de la future mariée ayant bénéficié de la redistribution des tewa variait de 5 à 22, avec une moyenne de 12 personnes par mariage.

La dernière étape de ce cycle de transferts matrimoniaux de richesse se produit le jour du mariage. La cérémonie a lieu dans le campement des parents de la mariée, où un public nombreux se rassemble. Aux réjouissances (danses, courses de chameaux) fait suite la cérémonie religieuse où les parents masculins des fiancés fixent le montant de la « garantie du mariage » (sadag), don que le mari fait à son épouse selon la règle musulmane. Il s’agit d’une ou deux têtes de gros bétail que la femme gardera si elle est répudiée. Puis les deux groupes de parents prononcent ensemble la prière qui officialise l’union.

Le lendemain, le public assiste à la dernière phase du cycle matrimonial de transferts de bétail. Ce sont alors les parents de la mariée, qui ont reçu un don de tewa dans la redistribution précédente, qui à leur tour se font donateurs. Leurs dons sont désignés d’un nouveau terme spécifique (conofor, pl. conofora). En principe chacun donne l’équivalent de ce qu’il a reçu, sans obligation absolue. Mais ces dons sont nécessairement du gros bétail, et leur destinataire est le jeune époux. Le père de la mariée, après la grosse chaleur de la mi-journée, rassemble ces animaux qu’il a reçus de ses parents et de ceux de sa femme. On frappe le tambour pour appeler tout le monde, puis chaque animal est montré tour à tour, et le nom du donateur énoncé devant la foule qui manifeste bruyamment son approbation : coups de feu, coups de tambour, cris et chants d’allégresse des femmes. Les animaux donnés sont de jeunes femelles, promesse de croît à venir. Ces dons sont d’autant plus nombreux que le « prix de la fiancée » était élevé au départ : ici encore, la différence s’affiche entre mariages riches et pauvres. Dans l’enquête évoquée ci-dessus, sur 18 mariages échelonnés de 1920 à 1972, ces dons variaient du simple au triple, avec une moyenne de 18 bêtes par mariage et un maximum de 31 animaux.

Le cycle matrimonial toubou se compose donc de trois phases essentielles, qui impliquent chacune d’importants transferts d’animaux. Tout d’abord, le futur marié obtient du bétail de nombreux parents, il le donne à son beau-père, qui le redistribue à un nombre sensiblement équivalent de parents de la fiancée. Ces derniers, receveurs de bétail, se font ensuite donateurs au profit du marié. A la fin de ce processus, un troupeau nouveau est constitué, qui assurera au jeune couple son indépendance économique. Ces animaux appelés conofora ont un statut juridique particulier : le mari doit gérer ce bétail au bénéfice de son épouse et de ses enfants à naître.

Le système matrimonial toubou est donc constitué de deux éléments logiquement liés : d’une part une règle de mariage qui prohibe l’union entre proches parents et rend ainsi obligatoire, pour chaque mariage, la mise en rapport de deux groupes de parenté au départ étrangers l’un à l’autre, et d’autre part un large cycle de transferts de richesse qui, passant d’un groupe à l’autre, peut être considéré comme le moyen de concrétiser l’alliance entre ces deux groupes étrangers, tout en procurant à la nouvelle cellule familiale mise en place ses moyens matériels d’existence.

Les derniers dons d’animaux, des parents de l’épouse au gendre, matérialisent une alliance que d’autres dons de bétail renforcent ensuite [Baroin, 1985, p. 250-251]. S’ils sont facultatifs, ils consolident des liens qui ne sont pas sans retour, car ils ouvrent la porte à de quasi-créances. En effet, tout jeune parent de l’épouse peut rendre visite à ce couple ensuite, et solliciter de l’aide pour son mariage. Son beau-frère ne pourra lui refuser un tel cadeau (troko) alors qu’il a lui-même reçu, le jour de son mariage, du bétail (conofora) de plusieurs parents de ce jeune homme. C’est d’ailleurs dans cette catégorie de bétail reçu de ses parents par alliance qu’il prélèvera l’animal qu’il lui donnera.

L’alliance, chez les Toubou, entraîne donc des obligations de solidarité presque aussi importantes que la parenté directe. Les cycles de transferts qu’impulsent les mariages réactivent en permanence la circulation de la richesse entre les familles nucléaires. Mais il en existe de multiples autres qu’il importe d’évoquer.

Autres motifs de transferts de bétail

Les étapes de la vie s’accompagnent toutes de transferts d’animaux : naissance, circoncision, décès. Il faut y ajouter les compensations pour blessure ou meurtre, et les prêts de bétail ou seul l’animal est transféré, et non sa propriété.

A sa naissance, le garçon ou la fille peut recevoir un ou deux animaux d’un parent ou d’une parente proche. Puis à sa circoncision, vers 13 ans, le garçon reçoit encore 3 ou 4 animaux, parfois jusqu’à une dizaine, qui sont intégrés comme les précédents au cheptel paternel. Le père est libre de conserver ou non ces animaux après le mariage de ses enfants, et son propre bétail sera distribué à son décès à ses héritiers, les fils héritant double des filles comme le veut l’islam.

En outre les blessures et meurtres, fréquents en pays toubou, entraînent l’obligation immédiate de vengeance ou le versement d’une compensation prévue dans un barême et rassemblée par les parents du fautif. Son montant est élevé pour un meurtre : 100 vaches pour un homme, 50 pour une femme chez les Toubou du Niger.

A ces multiples transferts de bétail s’ajoutent les prêts. Seul l’animal est alors transféré, mais pas sa propriété. Le lait revient au bénéficiaire du prêt, mais le croît du bétail reste au propriétaire qui peut reprendre ses animaux quand il veut. Les riches propriétaires répartissent ainsi leur cheptel à des fins diverses : aider un parent pauvre s’il manque de femelles laitières pour nourrir ses enfants, diversifier les risques inhérents à la pratique de l’élevage (vols, maladies, sécheresses), limiter la taille d’un troupeau trop lourd à gérer, augmenter son prestige en se constituant une cour d’obligés qui pourront rendre service à l’occasion.

Bilan du système économique toubou

La vie économique des Toubou se caractérise donc par une intense circulation de richesse qui s’effectue essentiellement à l’écart des marchés. Ceux-ci, peu nombreux, se situent surtout à la marge de l’espace toubou, mais les éleveurs y vendent peu d’animaux, en priorité les improductifs (mâles en surnombre, femelles stériles), pour acheter le moins possible et payer l’impôt.

Le système de production se fonde sur une juxtaposition de petites cellules familiales mobiles et indépendantes, gérant chacune un troupeau dont la taille est limitée par la main d’œuvre. Cependant ces familles nucléaires sont liées par de multiples obligations ponctuelles de solidarité qui surgissent à l’occasion, sur fond de parenté ou d’alliance, et qui se soldent en général par des transferts de bétail.

Chaque mariage crée une unité de production nouvelle (le couple et son troupeau) qui ne nécessite aucun recours au marché puisqu’elle résulte d’un large circuit de transferts de richesse interne à la société toubou. Y contribuent de multiples cellules familiales apparentées pour les unes au futur marié, pour les autres à son épouse. Seule l’exigence éventuelle d’un paiement en thé et sucre et les achats pour la cérémonie contraignent le gendre à vendre quelques animaux au marché pour se procurer ces denrées.

Si le mariage impulse une grande circulation de richesse, la circoncision, l’héritage, les prêts de bétail, la compensation pour meurtre ou blessure y jouent aussi leur part. Mais dans tous ces transferts de biens, l’économie mercantile n’a aucune place. Outre la production, la distribution des richesses s’effectue donc elle aussi en quasi totalité à l’écart du marché.

Reste à considérer le troisième volet de la vie économique, la consommation des richesses. Elle est, chez ces pasteurs, réduite au strict minimum. La frugalité des éleveurs des zones arides ou semi arides est un phénomène bien connu. A moins de nécessité absolue, ils préfèrent garder leur cheptel plutôt que de le tuer ou de le vendre. Le surplus éventuel de capital (les animaux en surnombre, au vu des besoins de la famille et de ses capacités de gestion) est réparti en prêt à d’autres unités familiales. Plutôt que de consommer leur richesse, les Toubou préfèrent donc la redistribuer.

La vie économique des Toubou, à savoir la production, la circulation et la consommation de la richesse, prend donc la forme quasi exclusive de transferts de bétail. Ces transferts président aux mécanismes de constitution de capital (la formation du troupeau), ils sont le moyen par lequel s’effectuent les paiements et par lequel s’expriment les marques de solidarité. Dans cette société acéphale, où chaque chef de famille considère qu’il n’a de comptes à rendre à personne, la sociabilité revêt la forme d’un enchevêtrement de réseaux individuels de liens solidaires, basés sur la parenté et l’alliance, et ce sont ces réseaux qui canalisent la vie économique, en régulant la circulation du bétail entre les familles.

Implications théoriques

La logique de l’économie toubou alimente donc une circulation de richesse qui reste essentiellement interne à cette société, et qui se suffit à elle-même. Si le passage par le marché permet de répondre, çà et là, à une exigence ponctuelle, ce n’est qu’un détour occasionnel qui n’est jamais exigé par la logique du système. Le rôle du marché reste contingent, il n’est jamais nécessaire.

Il n’y a pourtant pas d’incompatibilité irréductible entre l’économie de marché et l’économie toubou. On pourrait très bien imaginer qu’aux transferts de bétail se substituent des transferts d’argent, selon les mêmes canaux et pour les mêmes motifs propres à cette société. Si les Toubou vendaient plus d’animaux, et de ce fait s’inséraient davantage dans l’économie monétaire, le capital en bétail que reçoit le jeune marié pour son mariage pourrait être remplacé par un capital financier, transformable à son tour en cheptel, sans que cela remette fondamentalement en cause la nature du système.

La société toubou n’en conserverait pas moins sa spécificité, car celle-ci tient à ses modes particuliers de circulation de la richesse, autant sinon plus, qu’à la nature de cette richesse. Le mode de vie pastoral des Toubou les rapproche d’autres sociétés pastorales, car la nature de la richesse y est la même. Mais ils s’en distinguent foncièrement par la façon dont le bétail circule, chez eux, d’une famille à l’autre. Or ces flux de richesse ne sont pas une simple curiosité économique, ils ont des répercussions considérables sur le statut des individus et leurs rapports entre eux. Les relations du gendre avec les parents de sa femme, par exemple, sont très marquées par le fait qu’il leur est redevable d’une bonne partie de sa richesse. Il en est de même des relations conjugales et du statut féminin [Baroin, 1984].

Cette remarque ne vaut pas seulement pour les sociétés pastorales. La nature de la richesse et son mode de circulation sont deux perspectives qu’il importe de distinguer. Ainsi dans deux économies également monétaires, des formes différentes de circulation de la richesse peuvent induire des types de sociétés extrêmement différents.

Tel serait bien le point de vue de Polanyi, puisque c’est précisément sur les formes de circulation de la richesse qu’il base sa typologie des sociétés humaines. Il distingue trois grands types d’agencements sociaux. Le premier est la réciprocité, qui « denotes movements between correlative points of symmetrical groupings », le second est la redistribution où les mouvements passent par un centre, et le troisième l’échange, caractéristique de l’économie de marché [Polanyi, 1957, p. 250].

A première vue, la société toubou combine réciprocité et redistribution. Elle se rapproche du premier type, du fait qu’il s’y observe des mouvements entre divers points (les donneurs ou receveurs de bétail), mais ceux-ci ne sont pas corrélés terme à terme dans un agencement symétrique. Par ailleurs la redistribution joue un rôle, mais ce sont des individus distincts qui la mettent en œuvre tour à tour (le père de la mariée, pour chaque mariage), car il n’y a aucun centre unique vers lequel convergeraient et d’où divergeraient tous les transferts d’animaux.

Mais quelques pages plus loin, Polanyi nuance et élargit la notion de réciprocité : « members of the groups need not reciprocate with one another but may do so with the corresponding members of third groups toward which they stand in analogous relations » (p. 253). Cette nouvelle définition permet d’insérer les Toubou dans cette catégorie, élargie et pluridirectionnelle, de réciprocité. Polanyi la complexifie davantage en ajoutant que « Reciprocity as a form of integration gains greatly in power through its capacity of employing both redistribution and exchange as subordinate methods » (p. 253). La redistribution, en revêtant la forme du « chacun son tour », correspond bien à la situation toubou. L’échange se fait alors à taux fixe (« exchange at set equivalencies »), ce qui caractérise également le cas toubou : le taux d’équivalence, par exemple entre telle quantité de pièces de coton et tel animal de tel âge, est préalable à la transaction, il ne peut faire l’objet d’une négociation comme dans l’échange marchand. Mais dans cette définition élargie, la réciprocité englobe des formes sociales si diverses, voire si complexes, que leur classement dans une catégorie unique pose problème. Polanyi semble avoir surtout cherché à les différencier des deux autres, sur lesquelles il s’étend peu car elles s’imposent à l’évidence : l’échange marchand caractérise le monde occidental, et la redistribution correspond au modèle étatique.

Toutefois Polanyi refuse tout lien entre sa typologie et un schéma évolutionniste : « forms of integration do not represent « stages » of development. No sequence in time is implied » (p. 256). En outre, sa proposition d’analyser les situations complexes en termes d’imbrication des trois catégories entre elles, où l’une domine, permet de balayer les objections les plus immédiates à son modèle tripartite. Mais sa tentative pionnière d’introduire, dans l’étude des processus économiques, « a measure of order into its endless variations » (p. 250) clarifie davantage les choses pour les deux dernières catégories que pour la première. La « réciprocité » revêt une allure de fourre-tout dans lequel un gros travail d’analyse reste à poursuivre. Polanyi n’en a pas moins avoir ouvert un champ de recherche très novateur en proposant d’analyser les liens entre types de flux économiques et types de société. Dans cette optique, l’étude du cas toubou a mis en lumière l’interdépendance entre les transferts de bétail, forme essentielle des flux économiques dans cette société, et les rapports sociaux, les uns se tissant au travers des autres. Nous avons ainsi illustré la pertinence de l’approche polanyienne.

La notion d’échange, pour finir, appelle quelques remarques. Pour Polanyi, l’échange désigne uniquement l’échange marchand. Mais de nombreux échanges, notamment chez les Toubou, ne sont pas marchands, et il y a lieu de s’interroger sur la nature de ces transferts économiques. S’agit-il de dons suivis de contre-dons, de paiements, d’échanges non marchands ?

A cet égard Testart établit une distinction utile entre dons et échanges non marchands. Il appelle ’dons’ les transferts sans contrepartie exigible, et ’échanges’ ceux qui impliquent une obligation légale de rendre. Il critique Mauss pour avoir négligé ce critère essentiel dans l’Essai sur le don, ce qui l’a conduit à mêler sous le même vocable des transferts intrinsèquement différents [Testart, 2007, chap. 4]. Concernant les Toubou, nous avons prudemment utilisé le terme neutre de ’transferts’. Mais Testart nous incite à examiner leur statut face à l’obligation de donner ou de rendre.

Les dons de naissance ou de circoncision sont des dons au sens de Testart ; ils ne sont pas obligatoires et n’impliquent aucune obligation de rendre. Puis, lorsque le jeune homme sollicite ses parents pour l’aider à se marier, nous avons à nouveau affaire à des dons, sans obligation de rendre. Mais les parents auxquels il s’adresse sont moralement tenus de donner. Leurs dons sont librement consentis, mais non moins contraints, et le jeune marié plus tard subira cette même contrainte quand d’autres jeunes parents souhaitant se marier viendront à leur tour le solliciter. Il devra donner à son tour, non pas aux donateurs initiaux mais à d’autres parents. Mais ce devoir moral n’étant assorti d’aucune sanction légale, et nous restons dans le domaine du don.

Ensuite, le prix de la fiancée versé au beau-père donne droit au marié de vivre avec son épouse et d’être le père légal des futurs enfants. Il y a donc échange de bétail contre des droits sur l’épouse et sa progéniture. C’est un paiement avec contrepartie qui est exigible dans les deux sens : il donne au marié le droit d’épouser sa femme, et si le mariage n’a pas lieu le gendre est en droit d’exiger soit le remplacement de l’épouse par une autre (en cas de décès de la fiancée par exemple), soit la restitution des sommes versées. Selon Testart (2007, chap. 5), il s’agit d’un échange non marchand.

Lorsque le beau-père redistribue à son gré le bétail qu’il a reçu de son futur gendre aux divers parents de sa fille, on ne peut pas qualifier son geste de contre-don, car ce n’est pas le gendre donateur qui en bénéficie dans l’immédiat. Le beau-père obéït à une obligation morale de partage qui ne fait l’objet d’aucune sanction légale. La seule conséquence concrète, s’il s’abstient de donner aux parents de sa fille, c’est que ceux-ci en retour ne donneront rien au gendre lors du mariage, et que le jeune couple se trouvera donc dépourvu de moyens d’existence, à moins que le beau-père n’y pourvoie à leur place.

Faut-il, à propos des animaux que reçoivent puis de ceux que donnent les parents de la future mariée, parler de dons suivis de contre-dons, ou bien d’échanges ? Si le beau-père, faute de redistribution, expose sa fille à une sanction économique concrète, par contre seule une obligation morale pousse les parents de la mariée à rendre le jour du mariage la contrepartie de ce qu’ils ont reçu. Aucune sanction légale ne les y incite. La sanction est plus diffuse : elle se situe au niveau de l’estime que l’on gagne à être généreux.

La difficulté à caractériser ces transferts matrimoniaux tient à ce qu’ils s’opèrent selon un circuit : le gendre donne au beau-père qui donne aux parents de la mariée qui donnent au gendre. On a donc affaire à un processus circulaire où celui qui donne n’est jamais celui qui reçoit, sauf in fine dans le cas du gendre.

Comment qualifier l’ensemble de ce système de transferts de biens ? C’est le projet matrimonial qui impulse au départ ce vaste circuit économique, entraînant l’obligation pour le gendre de verser à son futur beau-père une somme élevée convenue au préalable. Cette obligation de paiement déclenche la solidarité des parents du gendre, d’où une multiplicité de dons qui, après avoir été redistribués via le beau-père à de multiples parents de la mariée, sont rendus en dernière instance à celui qui en était le premier destinataire, c’est-à-dire le jeune marié. Le système matrimonial toubou imbrique donc de façon étroite dons et paiement, et il est crucial de distinguer les deux, comme le préconise Testart, car les sanctions diffèrent en cas de défaut de paiement ou défaut de don.

En effet le paiement du prix de la fiancée est obligatoire pour sceller l’union, mais l’union par elle-même est un contrat qui n’a rien d’obligatoire. Si elle ne se réalise pas (faute de versement du prix de la fiancée, ou pour toute autre raison), chacune des parties en cause reprend sa donne et les choses en restent là. Par contre l’obligation de donner, tant pour les parents du garçon que pour ceux de son épouse, est d’une toute autre nature : elle ne découle pas d’un objectif à atteindre, mais de l’obligation morale de solidarité qui contitue l’essence même des liens de parenté.

Références

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BAROIN Catherine
Anthropologue CNRS, UMR 7041, Nanterre
catherine.baroin@mae.u-paris10.fr
Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie
UMR 7041
21, allée de l’Université
92023 NANTERRE Cedex

NOTES

[1Ces données résultent d’enquêtes menées pour l’essentiel chez les Toubou de l’Est du Niger, entre 1969 et 1972. Cependant le système social mis en évidence à leur propos [Baroin 1985] s’observe également, dans une très large mesure, chez les Toubou du Tchad, comme d’autres enquêtes plus récentes ont permis de l’établir.

[2La consommation de thé vert, bu très sucré, s’est répandue en pays toubou à partir de la période coloniale.

[3Mais à leurs yeux, le nombre des parents est une autre forme de richesse, tout aussi importante [Baroin, 2013].

[4Sur ce point, ils sont semblables aux autres sociétés pastorales africaines.