Dans cet article consacré à Robert Castel, nous nous sommes intéressés à la notion de désaffiliation que l’auteur a préférée à celle d’exclusion. À travers cette notion, Robert Castel nous montre qu’il y a une homologie de positions entre les vagabonds des sociétés pré-industrielles, les prolétaires des sociétés de l’ère du capitalisme et les précaires de nos sociétés libérales et que les désaffiliés sont à l’aboutissement d’un processus dont l’origine est à rechercher au centre des sociétés. De cette manière, la désaffiliation révèle une situation dans laquelle les individus se trouvent écartés des réseaux producteurs de la richesse et de la reconnaissance sociales.
Cet article consacré à Robert Castel s’intéresse à une notion qu’il a développée au regard de l’évolution des sociétés occidentales du Moyen-âge à nos jours, et qu’il a nommée désaffiliation. À ce titre, nous verrons tout d’abord dans quelle mesure l’emploi du terme exclusion est une notion piège pour Robert Castel et dans quels cas de figures le terme exclusion peut être rigoureusement employé.
Ensuite, nous rappellerons en quoi l’approche généalogique de Robert Castel permet de voir qu’il y a une homologie de positions entre les vagabonds des sociétés pré-industrielles, les prolétaires des sociétés industrielles et le précariat de nos sociétés libérales et en quoi une théorie de l’intégration nous permet de mieux saisir la désaffiliation comme un processus. À ce titre, nous exposerons à travers le schéma qu’il a élaboré, les quatre zones qui caractérisent les différentes positions dans lesquelles les individus peuvent se retrouver dans les sociétés et l’idée que la désaffiliation est l’aboutissement d’un double processus de décrochage par rapport au travail et à l’insertion relationnelle et non un état d’exclusion. Nous nous pencherons ainsi et de façon successive, sur les sociétés pré-industrielles, industrielles et modernes afin de mieux définir, sur le champ de la désaffiliation, les figures des désaffiliés (vagabonds, prolétaires, inemployables) et les figures de l’assistance et pour y constater que c’est bien à travers une approche transversale que le concept de désaffiliation permet de mettre en évidence ce processus de décrochage.
Enfin, nous nous attacherons à montrer l’importance de la zone de vulnérabilité sur le champ de la désaffiliation et nous décrirons la place croissante de la vulnérabilité dans nos sociétés modernes ainsi que les nouvelles figures contemporaines de la désaffiliation.
Parler de la notion de désaffiliation de Robert Castel, c’est tout d’abord revenir sur l’emploi excessif du terme exclusion dont il a cherché à limiter l’usage à des situations biens précises. À ce titre, on comprend mieux le sens de la notion de désaffiliation, si l’on s’attache à retracer l’histoire du terme exclusion comme l’a fait, entre autres, Djemila Zeneidi-Henry dans son ouvrage Les SDF [1] (2002).
Ainsi, nombreux auteurs s’accordent sur l’origine sémantique du terme exclusion qui débute avec le livre de René Lenoir Les exclus, un français sur dix (1989), lequel en fait un usage plutôt médiatique que scientifique (Paugam, 1996 : 10 ; Zeineid-Henry, 2002 : 51). De fait, la notion d’exclusion apparue dans les années 60 fait l’état d’individus en marge de la société de progrès que l’on a nommés les inadaptés sociaux (Paugam, 1996 : 10). Autrement dit, l’ouvrage de René Lenoir questionne tout d’abord les fondements de la société française marquée par le plein emploi et les effets de son urbanisation et comme le précise Bruno Palier, le terme exclusion ’’contribue à souligner la variété des situations où de nombreuses personnes ne sont pas protégées par le système d’assurance sociale : handicapé, chômeur, inadaptés sociaux’’ (2005 : 305). Si ce phénomène d’individus en marge de la société est un fait mineur et marginal, l’emploi du terme exclusion est lui-même peu usité, mais fera à l’inverse et très tôt, l’objet de critiques. D’ailleurs, Castel comme de nombreux auteurs ont souligné l’euphémisme du terme exclusion qui serait une ’’notion piège’’, un ’’mot valise’’ (Castel, 2009 : 339) [2] tendant à regrouper sous cette notion une diversité de situations, sans donner d’éléments pour les comprendre. Pour Bruno Palier, ’’le manque de précision de l’expression permet de regrouper tout un ensemble de problèmes sous une même désignation (pauvreté, chômage de longue durée, cités HLM, problèmes urbains, handicaps divers, racisme, immigration, SIDA, etc.)’’ (2005 : 309).
De fait, ’’’l’exclusion’ n’est pas une notion analytique’’ (Castel, 2009 : 340), et même selon Saül Kartz, elle sert ’’à dépolitiser la réalité’’. (Zeneidi-Henry, 2002 : 52). De la sorte, le terme exclusion tendrait plutôt à économiser la réflexion et l’action à se pencher sur les problèmes apparents de la société et à y faire face (Castel, 2009 : 343-344).
Le terme exclusion fera son retour avec force dans les années 90 dans le cadre des politiques sociales dites de lutte contre les exclusions. Il devient davantage politique et traduit la mise en place de mesures dont le but est de réparer les situations d’individus concernés depuis les années 80 par la pauvreté et la nouvelle pauvreté [3]. Face aux situations dites d’exclusions, le terme ’’désigne du même coup les types de solution qui doivent permettre de les résoudre’’ (Palier, 2002 : 309). Les cibles de ces politiques laissent entendre que les exclus sont plutôt dans un état de dépossession. Mais pour Robert Castel ’’parler en termes d’exclusion, c’est plaquer une qualification purement négative qui nomme le manque sans dire en quoi il consiste, ni d’où il provient’’ (2009 : 341).
À cet égard, la notion de pauvreté tend elle aussi à catégoriser les individus sur un registre économique et cela à partir d’un indicateur appelé seuil de pauvreté qui, bien qu’elle trouve une réelle utilité sur un plan comptable et administratif reste pourtant insuffisante aux yeux de Robert Castel, car il semble difficile de parler de pauvreté dans une Europe du XIXe où la majorité de la population est pauvre et vit même à la limite du seuil de pauvreté, à la merci de tout changement [4] ; il préfère alors plutôt parler de pauvreté intégrée, même si la pauvreté est souvent à l’origine des situations de désaffiliation (Castel, 1994 : 11-12). On retrouve cette idée de la pauvreté intégrée dans le Mémoire sur le paupérisme d’ Alexis de Tocqueville lorsqu’il note le fait que ’’les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le moins d’indigents, et chez les peuples dont vous admirez l’opulence, une partie de la population est obligée pour vivre d’avoir recours aux dons de l’autre’’ (1835 : 4). Les questions que soulèvent dès lors l’exclusion ou la pauvreté se trouveront segmentées afin d’y apporter des réponses institutionnelles et révèlent par ce biais le sens classique de l’histoire de l’action sociale (Castel, 2009 : 346-347).
Dans ce sens, Robert Castel indique que ’’parler d’exclusion conduit à autonomiser des situations limites qui ne prennent sens que si on les replace dans un processus’’ (2009 : 341-342). Dans les sociétés modernes, l’exclusion n’aboutit pas à une séparation, il n’y a pas de rupture sociale, cependant l’on peut trouver des individus dans différentes situations, sans que l’on parle d’exclusion. De fait comme le souligne Djemila Zeneidi-Henry, des auteurs comme Serge Paugam et Robert Castel privilégient une analyse reposant plutôt sur les processus sociaux que sur l’emploi du terme exclusion qui tend à décrire des situations quasi figées (Zeneidi-Henry, 2002 : 53 ; Castel, 1991 : 167-168). Ainsi, la désaffiliation comme la disqualification sociale de Serge Paugam (1994) ont, d’un point de vue sociologique, l’avantage de mettre en avant un processus qui conduit les individus à se retrouver dans une situation limite d’exclusion.
Ce bref détour historique sur l’emploi de la notion d’exclusion nous amène à montrer dans quels cas de figure, Robert Castel fait un usage rigoureux de ce terme. Comme il le mentionne, ’’s’il n’est pas question évidemment de le proscrire totalement, il faut se demander sous quelles conditions son emploi est légitime’’ (2009 : 351). Pour Robert Castel, personne n’est hors-social, les individus ne peuvent pas être exclus, il n’existe pas d’état d’exclusion en soi. Le terme exclusion tend davantage à définir des individus dans des états définitifs, voire passagers. ’’En effet, on ne naît pas exclu, on n’a pas toujours été exclu, ou alors il s’agit de cas de figure bien particuliers’’ (2009 : 342). De la sorte, comme Louis Dumont les qualifie, ’’les sociétés holistes (...) caractérisées par la pérennité des statuts et la sacralisation de la tradition fonctionnent à l’exclusion’’ (2009 : 352). De même, les sociétés esclavagistes opèrent selon un principe d’exclusion ’’puisqu’elles maintiennent dans une position d’altérité totale, d’absence complète de droits et de reconnaissance sociale, la partie laborieuse de la population’’ (2009 : 352). Au Moyen-âge, tout un pan de la société s’est donc vu appliquer des procédures d’exclusion entre le XIVe siècle et le XVIIIe siècle. C’est le cas des Juifs dans le siècle d’or espagnol expulsés en 1492, et des Morisques en 1609
(Castel, 1996 : 35), mais aussi à l’échelle de l’Europe, toute une palette de procédures d’exclusion se donne à voir telle que l’’expulsion ou [la] mise à mort des hérétiques, [les] bûchers de sorcières, [l’]exécution des criminels de ‘droit commun’ (...), [le] bannissement ou [la] peine des galères pour les vagabonds et les séditieux, [la] répression des écarts sexuels (...), la lèpre ou la folie’’ (Castel, 2009 : 352), et de façon plus contemporaine, les régimes totalitaires tels que le régime nazi où l’exclusion avait pour but d’exterminer racialement l’autre. Autrement dit, les procédures d’exclusion pour Robert Castel ’’relève[nt] d’un ordre de raisons proclamées’’ (2009 : 354) qui octroient un statut spécifique à l’exclusion reposant sur des règlements officiels mis en place par des appareils spécialisés (2009 : 354-355).
On aura compris que Robert Castel a préféré la notion de désaffiliation à celle d’exclusion. ’’Parler de désaffiliation, en revanche, ce n’est pas entériner une rupture, mais retracer un parcours’’ (Castel, 1995a : 20). Il s’agit de mettre en avant que l’individu désaffilié est l’aboutissement d’un processus (Fastres et Servais, 2012 : 1). Au préalable de l’analyse du processus de la désaffiliation, il semble important de rappeler la démarche de Robert Castel pour nous éclairer sur la question centrale des sociétés : la question sociale [5].
Tout d’abord, Robert Castel s’est appliqué à faire une histoire du présent en optant pour une approche généalogique inspirée entre autres des travaux de Michel Foucault. Comme il le dit lui-même, ’’(...) je m’efforcerai plutôt de déconstruire leur singularité [les désaffiliés] afin de dégager les liens qui rattachent la production de la marginalité au fonctionnement global d’une société. Une façon d’appréhender une des manières à travers lesquelles le changement advient à l’histoire (…)’’ (Castel, 1996 : 32-33). En s’appuyant sur un matériel historique conséquent, il a fait une relecture sociologique des sociétés pré-industrielles de l’époque féodale, puis une lecture des sociétés industrielles de l’ère du capitalisme en Europe et de nos sociétés modernes d’aujourd’hui, pour montrer qu’entre les désaffiliés de ces sociétés, ’’il y a homologie de position [dans la structure sociale] entre (…) ces ‘inutiles au monde’ que représentaient les vagabonds avant la révolution industrielle et différentes catégories d’’employabilité’ d’aujourd’hui (…) [et] que les processus qui produisent ces situations [de désaffiliation] sont également comparables (…)’’ (Castel, 1995a : 21-22). L’approche généalogique lui permet ainsi de mettre en évidence les facteurs propres à la structure sociale de chacune de ces sociétés qui expliquent le statut particulier qu’acquiert la figure du désaffilié à travers l’histoire de ces sociétés. On peut donc en déduire que si les figures du vagabond, du prolétaire et du précariat d’aujourd’hui ont la particularité de se retrouver à l’aboutissement d’un processus, leur état est déterminé de façon différente en fonction des valeurs et du corps social. ’’Mais depuis le temps où le devant de la scène était occupé par les mendiants et les vagabonds, les personnages ont changé, et aussi le décor. Il n’y a pas, on le verra, répétition, mais différence’’ (Castel, 1991 : 140). À travers cette phrase, Robert Castel nous fait observer qu’on ne saurait comparer ces personnages de l’histoire sociale, sans mieux comprendre ce qui fait société à l’époque de l’Ancien régime comme dans nos sociétés libérales.
D’ailleurs, Robert Castel souligne qu’’’(…) à travers toutes les sociétés d’Ancien Régime, être un sujet implique toujours de devoir occuper un état et de tenir un rang dans un réseau de contraintes qui est en même temps le seul système possible de reconnaissance, d’échange et d’assistance’’ (1991 : 145). L’individu intégré est un individu inscrit dans une formation sociale caractérisée par une société de corps, plutôt rigides, avec des statuts et des rangs, et l’individu se voit garantir une appartenance dans des formes communautaires où les liens sont forts entre l’individu et les communautés telles que la famille, le lignage, la communauté villageoise, les corps professionnels appelés corporations. Dans ces sociétés, l’individu appartient à un tout, sa dépendance est forte à la communauté.
Dans l’ère du capitalisme, l’individu intégré est plutôt celui qui est détenteur de capital. D’ailleurs, le droit de propriété inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme devient un ‘droit inaliénable et sacré’ (Art. 17, cité par Castel et Haroche, 2001 : 42 ; Castel, 2008b : 175). L’accès à la propriété dont John Locke a été un des défenseurs dispense aux individus une citoyenneté sociale [6] en leur reconnaissant un statut et devient le fondement de la communauté politique, car elle octroie la citoyenneté politique à travers le vote censitaire principalement aux détenteurs de capitaux (Castel et Haroche, 2001 : 38-39 ; Castel, 2003 : 16). ’’La propriété privée n’est pas seulement une valeur ‘bourgeoise’, un privilège de classe, […] elle est la condition de possibilité de la citoyenneté’’ (Castel, 2009, p.412) [7]. Elle permet pleinement d’être citoyen comme l’a conçu la Déclaration des droits de l’homme. (Castel, 2003 : 18-19).
Cette citoyenneté sociale sur le socle du capital s’élargira dès la fin du XIXe siècle avec l’avènement des protections sociales et cela jusqu’aux années d’après guerre pour marquer dans nos sociétés modernes l’arrivée d’une société salariale (Castel et Haroche, 2001 : 83). Les Trente glorieuses représentent une société de plein emploi dans laquelle les salariés ont obtenu de fortes garanties de salaire et des protections sociales élargies face aux risques sociaux. ’’C’est parce que presque tout le monde travaille, et travaille dans le cadre d’un statut auquel sont rattachés des protections et des droits forts, que presque tout le monde jouit de cette citoyenneté sociale’’ (Castel, 2008a : 136). Dans ce sens, Robert Castel emploie le terme de ‘société de semblables’ de Léon Bourgeois (Castel, 2008b : 181, Castel, 2003 : 34 ; Castel et Haroche, 2001 : 90) pour signifier que la majorité de la population est intégrée et a les mêmes droits, mais surtout les mêmes protections, lui permettant d’exister ’’dans des systèmes d’échanges réciproques au sein desquels chacun peut être traité à parité’’ (Castel, 2008a :134).
Cette place respective de l‘individu à travers l’histoire des sociétés que Robert Castel s’est efforcé d’illustrer de manière analogique, nous conduit à rappeler un autre point important de sa démarche pour mieux saisir ce processus à l’aboutissement de la désaffiliation. Pour lui, ’’on ne peut appréhender le champ de la marginalisation [désaffiliation] en l’absence d’une théorie, explicite ou implicite, de l’intégration’’ (Castel, 1996 : 32). À partir de là, on comprend que le cadre théorique de Robert Castel s’inscrit entre autres dans la pensée durkheimienne. ’’Disons donc qu’une formation sociale est faite de l’interconnexion de positions plus ou moins assurées. Sont ’intégrés’ les individus et les groupes inscrits dans les réseaux producteurs de la richesse et de la reconnaissance sociales. Seraient ’exclus’ ceux qui ne participeraient en aucune manière à ces échanges réglés’’ (1996 : 32).
Sous le prisme de l’intégration, Robert Castel nous permet de voir ceux qui deviennent des individus intégrés et ceux qui se trouvent dans un processus de désaffiliation et qui ne font pas société. Autrement dit, Robert Castel nous dit qu’’’(…) il faut y voir un effet de processus qui traversent l’ensemble de la société et s’originent au centre et non point à la périphérie de la vie sociale’’ (Castel, 2009 : 343). Dans ce sens, la désaffiliation relève d’un rapport centre-périphérie, elle est un processus qui conduit les individus à la marge de la société. ’’La marginalité (...) est ainsi une production sociale qui trouve sont origine dans les structures de base de la société, l’organisation du travail et le système des valeurs dominantes à partir desquels se répartissent les places et se fondent les hiérarchies, attribuant à chacun sa dignité ou son indignité sociale’’ (Castel, 1996 : 38). Mais entre le centre et la périphérie, il existe un continuum de situations permettant de voir ce qui fait centre et ce qui fait périphérie, ainsi que ce qui constitue les positions intermédiaires entre le centre et la périphérie, dont la figure du désaffilié est le symbole de la périphérie.
Pour lui, ’’il s’agit de toujours prendre en compte un continuum des positions. Il n’y a pas le centre et la marge, de même qu’il n’y pas l’exclusion et l’intégration, comme deux sphères. Il faut s’efforcer de reconstruire les continuités et les discontinuités qui vont de la marge au centre, et réciproquement’’ (Gardella, Souloumiac, 2009). Que l’on parle des sociétés pré-industrielles, de l’ère capitaliste et des sociétés modernes, Robert Castel fait donc l’’’hypothèse d’interpréter le mode d’existence d’un certain nombre de groupes ou d’individus rejetés [8] du circuit ordinaire des échanges sociaux (…) [et donc] de saisir la marginalisation véritablement, comme un processus, et de comprendre la situation de ces individus à l’aboutissement d’une dynamique d’exclusion qui se manifeste déjà avant qu’elle ne produise ces effets complètement désocialisants’’ (Castel, 1994 : 11). Pour lui, il y a un continuum de situations dans les sociétés et il n’y a donc pas d’exclus, mais il peut y avoir des individus exclus de l’intérieur (Castel ; 2007 : 77), c’est-à-dire, des individus se trouvant à la périphérie de la société.
Afin de mettre en évidence la production sociale de la désaffiliation au regard des spécificités de chaque société entre ce qui fait centre et ce qui fait périphérie, Robert Castel va s’employer à utiliser un schéma (Fastrès, Servais, 2012 ; Castel, 1991) pour expliciter ce processus de désaffiliation dans une perspective de l’intégration sociale en choisissant de partir des conditions sociales et des supports que les individus sont susceptibles de perdre ou de se réapproprier dans une société donnée (2009 : 401-421 ; Castel et Haroche, 2001 : 165-172).
Tout d’abord, comme nous le rappelle certains auteurs, ’’Robert Castel distingue deux éléments constitutifs de l’affiliation (…) : le travail, qui permet une insertion dans la société et qui reste, à ses yeux, le grand intégrateur ; la sociabilité, qui comprend des aspects relationnels et connecte les individus dans des liens sociaux’’ (Fastrès et Servais, 2012 : 2). Pour Robert Castel, ’’les situations marginales surviennent à l’aboutissement d’un double processus de décrochage : par rapport au travail et par rapport à l’insertion relationnelle’’ (Castel, 1994 : 13). À partir de ces deux éléments, Robert Castel définit deux axes, un axe travail-non travail et un axe lien relationnel fort et isolement mettant en relief un continuum de situations : sur le premier axe, l’on trouve une multitude de situations allant de situations stables dans l’emploi à l’absence de travail en passant par des situations instables d’emploi telles que les formes précaires, intermittentes et saisonnières. Sur le second axe, on trouve une diversité de positions dans lesquelles les individus peuvent se retrouver sur le plan de la sociabilité, d’une forte appartenance à des liens relationnels à une situation d’isolement (1991 : 147-148).
Ce schéma permet à Robert Castel de définir quatre zones, une zone d’intégration, une zone de vulnérabilité, une zone d’assistance et une zone de désaffiliation [9] et de faire ressortir comme nous l’avons déjà souligné une dialectique entre le centre et la périphérie d’une société et par conséquent un continuum de situations que peuvent expliquer les quatre zones, c’est-à-dire, les différentes situations des individus dans la société, lui permettant de faire l’hypothèse d’un processus de désaffiliation plutôt que d’un état d’exclusion. Autrement dit, ’’tout individu peut être situé à l’aide de ce double axe d’une intégration par le travail et d’une inscription relationnelle’’ (Castel, 1994 : 13). Dès lors, l’on peut analyser les sociétés pré-industrielles, de l’ère du capitalisme et nos sociétés modernes à travers ce schéma de Robert Castel et faire ressortir ces quatre zones.
La figure du vagabond et le social-assistantiel des sociétés pré-industrielles
Si l’on se penche donc sur les sociétés pré-industrielles, ’’(…) le vagabond représente la forme limite de la rupture par rapport à toute appartenance sociale, figure de l’étranger exclu de partout et condamné à errer dans une sorte de no man’s land social dans le type même de société où la qualité de la personne découle de l’inscription dans un réseau extraordinairement serré d’interdépendances (…)’’ (1991 : 144-145). Ne trouvant plus les conditions d’existence dans sa communauté proche, les vagabonds sont contraints de vaquer à la recherche de tâches afin de survivre. ’’Le processus commence lorsque les malheureux sont obligés de quitter leur territoire pour survivre. (...) Ces itinéraires sont rarement choisis, contrairement à la représentation fantasmée du vagabond amateur d’aventures. (...) En effet, au cours de ces errances, l’individu se désocialise. Il a rompu avec ses premières attaches, celles qui contraignent et qui protègent à la fois’’ (Castel, 1996 : 37).
L’exemple du vagabond en Europe soulève d’après le schéma de Robert Castel, le manque d’inscription de l’individu dans les formes communautaires sur l’axe du travail-non travail du fait qu’il doit être mobile pour trouver un travail et sur le plan des liens relationnels en raison de sa non appartenance à des liens de proximité. ’’Mais cette mobilité lui est doublement interdite : par l’organisation du travail dominé par un système corporatif rigide excluant le travail ‘libre’ et la vente sur le marché d’une force productive qui est pourtant sa seule propriété ; par la législation pénale qui tentent de fixer cette force de travail et qui, par le biais de la répression du vagabondage, font de l’errance indigente un délit’’ (Castel, 1991 : 142). Les sociétés pré-industrielles n’auront de cesse au cours des siècles d’avoir comme priorité de réguler cette question du vagabondage (Castel, 2008b : 174) et comme nous le rappelle Robert Castel, ’’(…) la répression du vagabondage a été une des grandes obsessions des sociétés préindustrielles’’ (Castel, 1994 : 14). Face au vagabondage, ces sociétés élaborent la mise en place de mesures publiques, le plus souvent répressives, car le vagabondage représente une menace, un danger pour l’ordre public.
Mais comme le précise Robert Castel, ’’l’exclusion n’est pas la marginalisation, bien qu’elle [la marginalisation] puisse y conduire’’ (Castel, 1996 : 35). Si l’exclusion n’est pas désaffiliation, cette dernière peut conduire les populations à être exclues, comme nous l’avons exposé au début de cet article. Ainsi, le vagabond, du fait de son errance, était perçu comme un individu sans liens, n’ayant pas de domicile, et n’étant pas attaché socialement aux corps sociaux existants, il ne pouvait que susciter inquiétude et méfiance.
Une distinction sera donc établie entre les indigents valides -vagabonds- et les indigents invalides [10] (Castel, 1991 : 141). Il faut entendre par indigents invalides, un ensemble de population caractérisé par une ’’(…) handicapologie (...), [tels que les] vieillards indigents, enfants sans parents, estropiés de toutes sortes, aveugles, paralytiques, scrofuleux, idiots, (...) [qui] ont en commun de ne pas subvenir par eux-mêmes à leurs besoins de base parce qu’ils ne peuvent pas œuvrer pour le faire’’ (Castel, 1995 : 39). À la différence des vagabonds -indigents valides-, le social-assistantiel, c’est-à-dire l’intervention d’un secours sera promue pour tous ceux qu’on appelle les indigents invalides. Ces derniers sont pris en charge par les institutions religieuses, de bienfaisances et publiques car ils ne sont pas en mesure de travailler et de subvenir à leurs besoins et deviennent les bénéficiaires du social-assistantiel, à partir du moment où ils acceptent leur condition sociale de pauvre, c’est-à-dire, d’appartenir à un espace déterminé, d’être reconnu comme pauvre, seule condition pour pouvoir mendier et recevoir l’aumône [11].
Quant aux vagabonds, la plupart feront l’objet d’arrestation et d’enfermement, non pas seulement du fait qu’ils soient criminels, oisifs ou qu’ils fassent appel à des expédients pour survivre, mais parce qu’ils étaient en quête d’un travail dans une société où la mobilité était prohibée. Dans ce sens, le vagabond représente l’aboutissement du processus de la désaffiliation et est l’objet de procédures d’exclusion à travers des mesures officielles émanant de l’ordre des sociétés pré-industrielles que des institutions spécialisées mettront à exécution afin de se protéger de la menace du vagabondage. ’’En conséquence s’abattent sur lui des mesures répressives cruelles, du bannissement à la mise à mort dans les cas extrêmes’’ (Castel, 1994 : 14).
Le paupérisme des sociétés industrielles
Cette première analyse des sociétés pré-industrielles va lui permettre de faire une lecture des sociétés de l’ère du capitalisme et des sociétés modernes. Cependant, la figure du vagabond n’est pas celle du prolétaire de l’ère du capitalisme, ni du précariat de nos sociétés modernes. D’ailleurs, Robert Castel fait remarquer, ’’(…) qu’on n’assiste pas pour autant au déroulement d’une histoire linéaire dont l’engendrement des figures assurerait la continuité. C’est au contraire à s’étonner devant des discontinuités, des bifurcations, des innovations, qu’il faudra se résoudre’’ (Castel, 1995 : 22).
Robert Castel ne fait donc pas une histoire linéaire de la désaffiliation. Au contraire, il y a discontinuité et continuité, par exemple entre les sociétés pré-industrielles et l’ère du capitalisme, dans le sens où si le processus de désaffiliation est identique dans les deux sociétés, la figure du vagabond se différencie de la figure du prolétaire du fait que leur production est attachée à des valeurs et des structures sociales différentes. Ainsi, la question du vagabondage sera résolue en partie avec l’avènement de l’ère du capitalisme et ne posera plus la question sociale des sociétés pré-industrielles dans lesquelles la liberté de travailler est acquise après la Révolution française (2009 : 350). Cette dernière marque une discontinuité de l’histoire dans le sens où le vagabond ne représente plus un danger, mais au contraire, viendra grossir la population des manufactures au début même de la Révolution industrielle, et avant même la Révolution française, démontrant ainsi la situation de dénuement d’une population qui est poussée et contrainte à accepter des conditions extrêmes, voire intolérables de travail (Castel 2009 : 334-335 ; Castel, 1995 : 251).
Mais, s’il y a discontinuité dans ce qui fait société entre les sociétés pré-industrielles et l’ère du capitalisme, il y a aussi continuité dans le sens où l’ère du capitalisme sera marquée par l’essor du paupérisme (Castel, 2008b : 177-178) dans laquelle le prolétaire devient la figure du désaffilié. Pour Robert Castel, le projet de la Déclaration des droits de l’homme dans la mise en place d’un État libéral après la Révolution française n’a concerné au début qu’une part limitée de la population (Peter Wagner cité par Robert Castel, 2003 : 28). À ce titre, il emploie le terme de Peter Wagner afin de signifier qu’il s’agit plutôt d’une ’’modernité libérale restreinte’’ (Castel, 2003 : 28). Seuls les détenteurs du capital trouvent les ressorts de leur sécurité dans la propriété privée, elle les couvre devant les risques sociaux tels que l’accident, la maladie et la vieillesse (Castel, 2008b : 179) et leur octroie toute l’indépendance de la citoyenneté politique. ’’C’est ce que l’on pourrait appeler l’aporie fondamentale de la propriété, posée comme le support nécessaire de la citoyenneté, mais dont la majorité des citoyens sont exclus’’ (Castel et Haroche, 2001 : 42). Le droit de vote n’est accordé qu’aux propriétaires et cela jusqu’en 1848 où le suffrage universel fait son apparition dans un contexte de révolution en Europe. Sur le plan du social, les non-propriétaires ne sont pas des individus en tant que tels, car ’’les conditions d’accès à la reconnaissance de l’individu seront beaucoup plus restrictives et excluront pratiquement et pour longtemps ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, la ‘classe non propriétaires’ (2001 : 40). Autrement dit, l’ère du capitalisme se caractérise par une liberté libérale restreinte à ceux qui sont détenteurs de la propriété privée, leur octroyant une sécurité face aux risques sociaux et un statut de citoyen (Castel, 2008a : 134).
De fait, la Déclaration des droits de l’homme n’aura pas respecté pleinement ces principes d’égalité et de fraternité, même si ’’elle a assuré tant bien que mal l’accès à la citoyenneté politique (…) elle a laissé subsister une misère travailleuse installée dans une situation de non-droit (Castel et Haroche, 2001 : 41) [12]. Même si l’individu contracte avec le corps politique, le contrat entre le patron et l’ouvrier laisse ce dernier dans une relation de dépendance du besoin face aux détenteurs de capital (2001 : 64). Libre de chercher un travail, l’ouvrier est soumis au bon vouloir de la sphère économique et de ses fluctuations conjoncturelles. La seule protection qu’est en mesure de proposer l’ouvrier est sa force de travail. Le paupérisme du XIXe marque un processus de désaffiliation d’une grande partie de la population sur l’axe travail-non travail et sur l’axe insertion relationnelle-isolement. Le non propriétaire va donc proposer ’’au jour la journée’’ cette force de travail pour survivre et vivre dans l’insécurité du lendemain (2001 : 62). Le manque de supports des non propriétaires tant sur le plan du travail que de l’insertion sociale, laisse ces populations dans une totale insécurité. ’’Une majorité de non propriétaires paraît condamnée à la misère et à la déchéance sociale’’ (2001 : 73).
De la même façon qu’au Moyen-âge, on retrouve aussi au XIXe la distinction faite dans l’Ancien Régime entre les indigents (valides et invalides), quand la République institue un droit de secours limité à certaines catégories (Castel, 1991 : 150), tels que les vieillards, veuves et enfants, seules catégories ne pouvant subvenir à leurs besoins. Quant aux prolétaires, ils seront réprimés pour leurs mœurs par la bourgeoisie. ’’C’est pourquoi les prolétaires et autres misérables n’avaient pas à proprement parler le statut d’individus. Ils étaient complètement méprisés, perçus comme de ‘nouveaux barbares’ [et] ’’perdaient littéralement leur vie à la gagner dans une insécurité sociale totale’’ (Castel, 2013). Le paupérisme se caractérise par le fait qu’une partie de la population ne s’inscrivant plus dans l’ordre du capital, voire ne voulant pas mourir au travail, est à la recherche d’expédients pour survivre. Au XIXe siècle, nous retrouvons donc à la fois ce qui fait société pour un individu, l’accès à la propriété, ce qui est du ressort de l’assistance, les individus pris en charge par les secours publics et les œuvres charitables, et les désaffiliés, ces prolétaires dans le dénuement et l’insécurité sociale, réprimés pour leurs mœurs.
Les inemployables des sociétés modernes
De la même façon, l’histoire n’est pas linéaire entre l`ère du capitalisme et nos sociétés modernes et une bifurcation va s’opérer dans le passage des sociétés industrielles à la société salariale de nos sociétés modernes. Comme nous l’avons souligné, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître les prémices de la protection sociale des ouvriers. Et comme l’indique Robert Castel, ’’c’est l’assurance obligatoire qui imposera la seule solution cohérente au problème de l’indigence valide que les sociétés modernes aient inventée’’ (Castel, 1991 : 151).
Ces protections sociales seront à la naissance de ce que François Ewald a appelé ‘une ‘société assurantielle’ (Castel, 2008b : 182) qui se sont établies sur une société salariale dont l’acte fort sera en France, la mise en place d’une sécurité sociale en 1945 couvrant ’’les principaux risques susceptibles d’entraîner une dégradation de la situation des individus comme la maladie, l’accident, la vieillesse impécunieuse, les aléas de l’existence pouvant aboutir à la limite à déchéance sociale’’ (Castel, 2003 : 5). L’individu moderne a obtenu une protection sociale face à la sphère économique, une autonomie garantie par l’emploi ’’ (…) c’est-à-dire un état doté d’un statut qui inclut des garanties non marchandes comme le droit à un salaire minimum, les protections de droit du travail, la couverture des accidents, de la maladie, le droit à retraite, etc.’’ (Castel, 2003 : 30).
Ce ’’compromis social’’ (Castel, 2013, Castel, 2008a : 133, Castel, 2001 : 115) construit sur une société salariale des années de l’après guerre aux années 70 et qui ménage à la fois un droit au travail à majorité de la population et le maintien des intérêts économiques des entreprises tels que le profit, est en passe de se dégrader (Castel, 2013). Alors que les salariés bénéficiaient d’un droit de travail fort, avec un statut stable dans l’emploi (CDI [13]), et de protections sociales, ils vont voir s’effriter les conditions salariales ainsi que ces supports relationnels. L’image du désaffilié peut être le bénéficiaire du RMI [14] sur le plan du travail et de son insertion relationnelle (Castel, 1991 : 165). Comme le souligne Robert Castel, de nombreuses études démontrent que plus de 70 % des bénéficiaires du RMI s’installent sur la longue durée dans ce dispositif sans pouvoir en sortir et retrouver un travail (Paugam, Duvaux, 2008 : 51 ; Castel, 1991 : 165). Le bénéficiaire du RMI a d’autant plus de mal à repartir sur le marché du travail qu’il se retrouve souvent dans des situations d’isolement social, 76% d’entre eux étant sans conjoint (Castel, 1991 : 165).
En suivant le schéma de Robert Castel, on saisit mieux sur l’axe du travail-non travail la situation de dépendance dans laquelle le bénéficiaire du RMI se trouve et sur l’axe des liens relationnels, sa position d’isolement. Il est la figure type du processus de désaffiliation car l’individu ne trouve pas les conditions et les supports à son intégration au travail et au sein de la société.
Que l’on parle du processus de la désaffiliation sur l’axe travail-non travail et insertion relationnelle-isolement dans les sociétés pré-industrielles, dans l’ère industrielle ou dans nos sociétés modernes, l’ensemble des bénéficiaires de l’intervention sociale –indigent, pauvre, bénéficiaire du RMI- ont en commun selon Robert Castel d’exprimer un mode particulier de dissociation du lien social qu’il appelle désaffiliation. (1991 : 138-139).
C’est bien à travers une approche transversale que le concept de désaffiliation met en évidence ce processus qui conduit les individus à des situations limites de la société. Mais on aura saisi de l’analyse de Robert Castel, que les facteurs liés à la structure sociale sont différents entre ces sociétés et que la métamorphose sociale éclaire les situations de continuité et de discontinuité dans lesquelles se trouvent les populations en marge de la société. Toutefois, cette métamorphose de la question sociale qui traverse ces sociétés peut s’exprimer dans l’une des quatre zones du schéma de Robert Castel : celle de la vulnérabilité.
Cette zone de vulnérabilité [15] est pour Robert Castel la zone qui ’’(…) occupe une position stratégique. C’est un espace social d’instabilité, de turbulences, peuplé d’individus précaires dans leur rapport au travail et fragiles dans leur insertion relationnelle. D’où le risque de basculement dans la dernière zone, qui apparaît ainsi comme une fin de parcours. C’est la vulnérabilité qui alimente la grande marginalité, ou la désaffiliation’’ (Castel, 1994 : 16). Autrement dit, cette zone de vulnérabilité est autant venue nourrir la question du vagabondage dans les sociétés pré-industrielles que la question du paupérisme de l’ère du capitalisme.
Dans le premier cas, nombreux sont ceux qui ne sont pas pris dans le régime corporatiste tels que de nombreux ’’petits travailleurs indépendants sans réserves économiques (colporteurs, crieurs, marchands ambulants…) et un salariat précaire de travailleurs intermittents des campagnes ou de la ville (…) qui (…) ne bénéficient pas de ses garanties [système corporatif] (manœuvriers, travailleurs saisonniers, ‘gens de bars’ qui se louent à la journée ou à la tâche…)’’ (Castel, 1994 : 14) et voient leur situation se dégrader, ne pouvant plus vivre de leur métier. Ils sont alors devenus de plus en plus vulnérables au regard des deux facteurs que sont le travail et les liens relationnels et augmentant ainsi leur probabilité de tomber dans un processus de désaffiliation. Cette vulnérabilité d’une partie de plus en plus importante de la population sur le plan du travail s’est ajoutée à la question du vagabondage et a fragilisé l’ordre de ces sociétés pré-industrielles où la liberté au travail est interdite. De la sorte, la question fondamentale que poseront les sociétés pré-industrielles est celle de la question du salariat ; en lui-même, le vagabond portera la contradiction des sociétés de l’Ancien régime, qui interdirent la mobilité professionnelle au vagabond alors que la société n’apporte pas de solutions à la question du travail (Castel, 1995, p.42). C’est à partir de la Révolution française que la question du vagabondage sous l’Ancien régime, ainsi que la fragilisation d’une masse de plus en plus importante de la population intégrée à l’ordre d’une société de corps sont résolues par l’accès libre au marché du travail.
Inaugurant l’émergence de ce que l’on appellera au XIXe siècle le paupérisme, l’ère du capitalisme ne remplira pas les attentes de la Révolution française, elle représentera un rêve déçu pour la majorité de la population (Donzelot, 1994 : 18). De fait, la société se trouvait donc devant un dilemme, celui de laisser s’accroître le paupérisme à un ensemble plus important de la population et voir le risque d’une subversion, ou de mettre en place des protections pour sortir les individus de l’insécurité sociale (Castel, 2009 : 416). Face à la montée inexorable du paupérisme et à la vulnérabilité d’une part de plus en plus considérable de la population, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir apparaître des formes d’organisations collectives chargées de la protection sociale des non propriétaires. C’est donc simultanément à la mise en place des États-nations (Castel, 2008b : 189), qu’une protection sociale se met en place et rend plus ou moins indépendants les ouvriers face à la sphère économique d’abord. Ils acquièrent un droit en lien avec leur statut de travailleur, une protection sociale face aux risques sociaux comme le détenteur du capital avec la propriété privée. ’’C’est, pourrait-on dire, l’invention d’un équivalent, ou d’un analogon de la propriété pour les non propriétaires, et qui s’obtient non plus par la possession d’un patrimoine, mais par l’entrée dans des systèmes de protection’’ (Castel et Haroche, 2001 : 73) [16]. Son autonomie est d’autant plus renforcée, que l’individu ne fait plus face seul à l’employeur, des collectifs protecteurs (Castel, 2003 : 37) viennent défendre les droits des travailleurs. Les protections sociales sont une propriété sociale pour Rober Castel, elles permettent à l’ouvrier d’être propriétaire de soi et de ne plus être dans une relation de dépendance (Castel, 2008a : 135 ; Castel, 2008b, p. 181).
Nos sociétés modernes ont réussi jusque dans les années 1970 à maintenir cette société de semblables caractérisée par de fortes garanties de droit au travail associées à des protections sociales tout en satisfaisant la sphère économique. Cet équilibre entre une société salariale et le capitalisme industriel va être remis en cause à partir des années 70, période que l’on nomme la crise des années 70 (Castel, 2008a : 133 ; Grillot, 2013 : 1). Pour Robert Castel, ’’(…) il s’agissait plutôt d’une véritable mutation, la sortie du capitalisme industriel et de ses modes de régulation, et l’entrée dans un nouveau régime du capitalisme qui impose une concurrence exacerbée au niveau de la planète, sous l’hégémonie croissante du capitalisme financier international’’ (Grillot, 2013 : 1).
Le nouveau capitalisme, plus compétitif a conduit les sociétés modernes à sortir des modes de régulations collectives où les questions sociales trouvaient une réponse politique, organisationnelle et sociale à travers les partis politiques, les syndicats et les organisations professionnelles. Ainsi, ’’(...) l’Etat-Nation s’avère de moins en moins capable de jouer ce rôle de pilotage de l’économie au service du maintien de l’équilibre social’’ (Castel, 2003 : 41). Par conséquent, la fragilisation de la société salariale nous amène à mieux comprendre l’analyse durkheimienne de Robert Castel sur la question sociale de nos sociétés contemporaines. On peut ainsi parler depuis les années 70, de la décollectivisation (Castel, 2009 : 370, 2003 : 43 ; Castel et Haroche, 2001 : 108) de la société moderne, dans le sens où le collectif perd la substance de sa contrainte et que le ’’social n’est plus perçu comme la référence extérieure et objective, selon la conception classique de Durkheim’’ (Castel, Enriquez, 2008c : 17). Alors que le salarié avait acquis une entière autonomie face à la sphère économique avec un droit du travail et des protections sociales par ’’la prise en charge de la défense des intérêts des salariés à travers de grandes formes d’organisations collectives’’ (Castel, 2003 : 42), la décollectivisation de la société va renforcer le processus d’individualisation et rendre vulnérable l’individu face à la fragilisation de son statut de l’emploi et de sa sociabilité. L’effet de la crise des années 70, mais surtout le chômage de masse vont conduire une frange de plus en plus importante des individus à une situation de vulnérabilité.
L’effritement de la société salariale
Mais cette société de semblables qui ’’disposent de fonds de ressources communes et de droits communs’’ (2003 : 34) n’était toutefois pas une société d’égaux dans le sens où les individus n’avaient pas les mêmes statuts ou salaires, au contraire, il existait une différenciation, hiérarchisation entre le bas et le haut de l’échelle des salaires (2003 : 33), caractérisant une forme d’insécurité sociale que l’État social en tant que protecteur a contenue, c’est-à-dire, qu’il a réduit les risques sociaux liés à ces inégalités sociales (2003 : 34-35). Avec la venue d’un monde de travail plus compétitif, le changement ne concerne pas uniquement les salariés au bas de l’échelle, de nouvelles inégalités dites intracatégorielles apparaissent entre deux ouvriers, mais aussi entre des cadres de même niveau de qualification et se rajoutent aux disparités traditionnelles de revenus entre les catégories sociales (Fitoussi, Rosanvallon, 1996 : 67-68). Autrement dit, l’affaiblissement des organisations collectives et la perte de consistance de l’homogénéité des catégories professionnelles conduisent l’individu à faire face au changement, à faire preuve de responsabilités, à être mis face à lui-même dans un environnement de plus en plus compétitif entre les individus (Castel, Enriquez, 2008c : 24).
Sous l’effet de la mondialisation, la société salariale s’accompagne en conséquence de la fragilisation de la structure sociale de l’emploi et des protections sociales (Castel, 2005 : 30) sans pourtant remettre en cause son fondement, c’est-à-dire, une société dont le statut de l’emploi stable attaché de fortes protections sociales reste central (Castel, 2010). Cette fragilisation de la structure de l’emploi est le résultat du chômage de masse qui laisse apparaître un déficit d’emploi depuis trente ans de 10% en moyenne. Le chômage serait plus que le chômage nous dit Robert Castel, dans le sens où le demandeur d’emploi n’est plus dans une perspective de trouver un emploi, le chômage n’équivaut plus à une période d’attente vers un nouveau emploi, mais plutôt à un phénomène de non-emploi (Castel, 2008a : 137). Ce constat montre que si le taux de chômage tend à baisser conjoncturellement, voire structurellement, ce ne sont plus des emplois complets ou à plein temps qui sont créés, mais des emplois ’’atypiques’’ (2008a : 137).
À ce titre, même si l’emploi classique reste proportionnellement plus important, les emplois atypiques représentent la plus grande part des créations d’emploi - plus de 70% des nouvelles embauches se font sous ses formes dites atypiques (Castel, 2010). À la conséquence du non emploi s’est accolé le développement de la précarisation de l’emploi avec les emplois atypiques ’’en ce sens qu’ils échappent à la forme du contrat à durée indéterminée qui présentait une assurance sur le temps et une couverture sociale importante’’ (Castel, 1994 : 19). De fait, le chômage ne peut plus être pensé comme une période de transit vers l’emploi, sauf à définir l’emploi comme de nouvelles formes d’activité qui se rapprochent de l’emploi ’’sans avoir les caractéristiques de l’emploi classique quant à leur durée, ni quant à leur redistribution en termes de salaires, ni quant aux protections qu’elles procurent (...)’’ (Castel, 2005 : 32). De la même façon, lorsque les chômeurs sont en fin de droits, ils relèvent de la solidarité nationale, c’est-à-dire du RMI, des minima sociaux et des emplois aidés. ’’C’est (…) dans ce contexte que l’on peut faire l’hypothèse qu’il y a institutionnalisation comme emploi des formes que l’on peut appeler du sous emploi par rapport aux critères de l’emploi classique’’ (2005 : 32).
On voit ainsi apparaître à côté de l’emploi classique la montée en puissance d’un sous emploi, c’est-à-dire, des emplois à temps partiel, intermittents et des emplois aidés. Robert Castel désigne le développement d’emploi précaire sous le terme de précariat, une condition du salariat inférieure au salariat classique (Castel, 2008a : 139), car l’emploi précaire n’est plus une situation transitoire vers l’emploi classique, mais bien durable. Dans cette situation de précariat, ’’(…) ces personnes sont encore des salariés, elles touchent une rétribution pour leur travail. Mais elles ne sont plus des salariés à part entière parce que leur salaire est en général insuffisant pour leur assurer leur indépendance économique et sociale, et aussi parce qu’elles sont perpétuellement dans le provisoire’’ (2008a : 139). Cette fragilisation d’une frange de la population salariale sous l’effet du travail précaire, ne permet pas ou moins aux salariés d’assurer les mêmes protections sociales que leur garantissait l’emploi stable. De ce fait, ces protections sociales se voient fragilisées en même temps que le développement des emplois précaires.
Face à la fragilisation des emplois classiques et la montée du précariat, les individus ne sont pas égaux pour faire face aux défis qu’ils doivent surmonter (Castel, 2009 : 373). Bien sûr, les populations ’’au bas de l’échelle sociale’’ sont les plus vulnérables face à un processus de désaffiliation (2009 : 370). Les cadres sont moins touchés que les ouvriers qualifiés, eux-mêmes mieux protégés que les ouvriers sans qualification (2009 : 369-370). De fait, la consistance homogène des catégories d’emploi se délite du fait que certains restent intégrés à l’emploi classique et que d’autres s’inscrivent dans les formes d’emploi précaire. (2009 : 370). Ce précariat qui devient une précarité durable concerne une population de plus en plus hétérogène d’individus tels que les cadres chômeurs, les travailleurs pauvres, les travailleurs intermittents, les bénéficiaires d’emplois aidés, les travailleurs précaires, les immigrés, les jeunes et les jeunes issus de l’immigration (2009 : 434-441).
Le précariat se caractérise par le fait que ces individus ’’(…) manquent non seulement de ressources matérielles, mais aussi d’appartenances collectives’’ (2009 : 439). Ces individus se trouvent à la fois désaffiliés sur l’axe travail et l’axe lien relationnel. Comme l’indique Robert Castel, ’’ce sont des individus, mais des individus dans cette contradiction de ne pas pouvoir être les individus qu’ils aspirent à être’’ (2009 : 434) ou ce sont des individus qui n’ont pas les moyens d’être les individus qu’ils voudraient être du fait qu’’’ils sont en défaut de ressources, de supports pour réaliser cette aspiration (…)’’ (2010). Robert Castel appelle ces individus de nos sociétés modernes les individus par défaut. ’’J’appelle précisément ‘individus par défaut’ ceux auxquels ils manquent les ressources nécessaires pour assurer positivement leur liberté d’individus (2009 : 436).
De la fragilisation des protections rapprochées aux politiques sociales
En parallèle à la crise des institutions du travail, l’individualisation liée à l’évolution rapide de la société française est aussi la conséquence de l’affaiblissement des protections rapprochées sur le plan de la famille ainsi que du point de vue culturel au sens de Richard Hoggart [17]. À ce titre, il semble n’y avoir aucun doute que la famille s’est vu au fur et à mesure substituer la fonction solidaire par la mise en place de l’Etat social où l’individu se trouve fortement sécurisé par son statut de l’emploi associé à de fortes protections. Cette transformation anthropologique de la famille fait que cette dernière s’inscrit davantage dans un régime contractuel fondé sur une égalité de principes entre les membres, elle est devenue une structure relationnelle et/ou chacun est reconnu dans son individualité et par conséquent, elle n’est plus conçue dans sa version traditionnelle d’autorité structurant des rapports de dépendances entre ses membres (2009 : 435).
’’Cette transformation de l’ordre familial peut poser problème à ses membres, en particulier dans les milieux populaires, et en particulier pour les femmes [familles monoparentales] qui perdent souvent en protections ce que la famille gagne en liberté (…) et doivent recevoir de l’Etat des supports qu’elles ne tirent plus de la structure ‘traditionnelle’ de la famille’’ (2009 : 435). Dans ce sens, la perte de consistance de la famille en raison de la baisse de la fécondité, de l’éloignement des membres de la famille, du départ des enfants du foyer familial, de la baisse de taux de nuptialité, de l’augmentation des divorces et de l’accroissement des ménages à une personne conduit au fait que l’isolement est le signe d’un appauvrissement de ces supports et du rétrécissement des réseaux indispensables à son insertion relationnelle (Fastrès, Servais, 2012 : 4 ; Castel, 1991 :159). De fait, la fragilisation de la famille ’’est une famille sans collatéraux (…), et, surtout dans les milieux populaires, sans ouvertures sur les relations sociales et professionnelles (Castel, 1991 : 160).
Sur un autre plan, Robert Castel nous dit que la famille n’est qu’un des paramètres de la protection rapprochée auquel il faut rajouter une dimension culturelle qui elle, ’’(…) est à la fois une manière d’habiter un espace et de partager les valeurs communes sur la base d’une unité de condition’’ (1991 : 161). Les villes ouvrières caractérisent cette fonction de protection rapprochée, car elles ont ’’servi de filet de protection tant du point de vue économique que par rapport aux risques de désocialisation (…)’’ (Castel, 1994 : 20). Ces supports locaux ont joué le rôle de pouvoir intégrateur à tel point qu’ils ont permis l’assimilation des vagues d’immigrations, quand les nouveaux arrivants ont pu s’inscrire à la fois dans les réseaux d’entraide du travail et d’appartenance ethnique ou religieuse (Castel, 1991 : 162). Fragilisées par la crise économique, ces villes ouvrières ont perdu ’’les solidarités qu’elles entretenaient’’ (Castel, 1994 : 20) sous l’effet des transplantations urbaines dans des zones dites suburbaines et de l’affaiblissement des valeurs syndicales et politiques (Castel, 1991 : 162-163). Même si la culture ouvrière a plus ou moins pu préserver, sur une période relativement courte, certaines formes de protections rapprochées après la fermeture de sites industriels, par son investissement social dans les municipalités (1991 : 162), les banlieues quant à elles, ont été affectées par la déstructuration du lien social où les communautés populaires sont éclatées dans des grands ensembles sans qu’elles puissent être un support pour les générations futures et former une conscience de classe positive envers les jeunes (Dubet, 1987 : 95).
Pour remédier à la fragilisation de cette société salariale et pour faire face au chômage, les politiques sociales ont été investies de prérogatives afin de réintégrer les individus dans le monde du travail et de les réinsérer socialement. Sans rentrer dans les détails de ces dispositifs, on constate que même s’ils n’avaient pas au début, principalement une logique économique mais visaient également à l’insertion sociale d’individus isolés, ces politiques sociales sont devenues, pour une part importante des bénéficiaires concernés, non pas une période transitoire entre deux emplois, mais une solution durable. De plus, elles les ont placés dans des conditions de vulnérabilité et de l’assistance, propices à les faire pencher dans la zone de désaffiliation [18]. Parmi les individus les plus concernés par les politiques de discrimination positive, les jeunes et les personnes des banlieues restent des cibles privilégiées.
Les jeunes se voient ainsi devenir les premières victimes de leur non intégration au travail et de leur faible protection rapprochée. ’’Ces jeunes cumulent comme autant de handicaps (…) selon le rapport au travail (…) et par rapport à l’inscription dans la famille (…)’’ (Castel, 1991 : 163). Si l’on ajoute à cela le fait que les jeunes de banlieues reflètent en partie une jeunesse issue de l’immigration, ils restent au regard des autres catégories, les plus touchés par la discrimination à l’embauche, etc. (Castel, 2007 : 46-47). Discriminés plus que les autres catégories, connotés du point de vue de leurs origines culturelles, enfants d’immigrés des anciennes colonies, les jeunes portent avec eux des handicaps qui les empêchent d’être intégrés dans le monde du travail. ’’On a pu ainsi parler pour les enfants d’immigrés, même fortement diplômés, d’un ‘plafond de verre’ qui bloque leurs chances à l’embauche et compromet leurs possibilités d’ascension sociale’’ (2007 : 47).
De plus, les familles issues de la première immigration, appelées dans le cadre d’une main d’œuvre de travail et disqualifiées par la crise économique et le chômage de masse du fait de la disparition des emplois peu qualifiés (2007 : 21) se voient proposer peu de protections rapprochées en termes professionnel et social. Les jeunes s’emploient donc à tuer le temps, à construire et à déconstruire des bandes dans le seul but de s’occuper, sans pourtant pouvoir donner un sens à leur action. Comme l’indique Robert Castel, ’’la ‘galère’ est sans doute une expérience nouvelle, ou relativement nouvelle, de désaffiliation, entendue comme ce basculement dans un mode d’existence qui n’est structuré, ni par un rapport continu au travail ni par l’inscription dans des formes stables de sociabilité’’ (Castel, 1994 : 20).
Robert Castel parle d’individus par défaut aussi pour les jeunes qui ne sont pas en mesure de construire leur vie dans un monde du travail et de développer des liens sociaux. ’’Les jeunes en particulier y font l’expérience d’une relation doublement négative : par rapport au travail lorsque l’alternance du chômage et du sous-emploi ne permet pas de définir une trajectoire professionnelle stable ; par rapport aux repères socio-relationnels, lorsque la famille n’a pas grand-chose à transmettre comme capital social (…)’’ (1994 : 20). On parle d’incivisme, d’insécurité en France lorsque l’on fait référence aux banlieues, que ce soit par le biais des hommes politiques, qui identifient ces jeunes à des ’’racailles’’, ou par les médias qui se font le relais de cette insécurité et qui passent en boucle les images d’une jeunesse violente. Si l’on veut saisir la réaction violente de ces jeunes lors des révoltes de banlieues en 2005, on doit comprendre qu’ils adoptent de tels comportements du fait que leur avenir est fait de ‘no-futur’ (Castel, 2007 : 38). ’’La violence exprime les frustrations de trente ans de déni de reconnaissance des populations vivant dans ces quartiers’’ (Michel Korokeff cité par 2007 : 60).
En tant que citoyens lambda, ils voient les portes du marché du travail difficilement franchissables, l’école républicaine comme le symbole de leur propre échec scolaire (2007 : 49-53) et des contrôles de police réitérés dans une même journée [19] (2007 : 11 ; 42). Ayant les mêmes droits sur le plan politique -droit de vote-, les mêmes protections -protection assurantielle- (2007 : 34-35), les jeunes des banlieues et plus particulièrement les jeunes issus de l’immigration sont des individus par défaut, car ils perçoivent que leur avenir est fortement compromis (2007 : 48). ’’Ainsi le problème qu’affrontent ces jeunes n’est pas d’être en dehors de la société ni quant à l’espace qu’ils occupent (la cité n’est pas un ghetto), ni quant au statut qui est le leur (beaucoup d’entre eux sont des citoyens et non des étrangers). Mais ils ne sont pas non plus dedans puisqu’ils n’y occupent aucune place reconnue et beaucoup d’entre eux ne paraissent pas susceptibles de pourvoir s’en ménager une’’ (2007 : 38).
Faire des immigrés le problème central de la société, c’est prendre le risque de renforcer le communautarisme ethnique et religieux alors que la société est entièrement traversée par la question de l’insécurité sociale. ’’L’attention exclusivement portée à la délinquance de ces jeunes, en leur faisant jouer le rôle de classe dangereuse, renforce la stigmatisation dont ils sont déjà l’objet dans les différentes secteurs de la vie sociale’’ (2007 : 75). Robert Castel voit sur ses jeunes le retour de la stigmatisation qui s’est opérée dans les sociétés pré-industrielles et celle du début de l’industrialisation (2007 : 66-71). ’’(…) Il pourrait y avoir une homologie de positions. Vagabonds, prolétaires et jeunes de banlieue ont eu ou ont en commun d’être fortement stigmatisés ; en commun aussi d’être placés, ou repoussés, aux confins d’un ordre social auquel ils ne sont pas intégrés ; en commun encore d’être traités sur un mode discriminatoire par rapport au régime normal qui commande aux échanges dans une société donnée, qu’elle soit préindustrielle, industrielle ou postindustrielle’’ (2007 : 72). L’avènement d’une société duale construite des critères de type ethno-racial, c’est la remise en cause de la République, le non retour à des formes collectives communes à la société et le pari raté d’une intégration sociale dans le creuset d’une citoyenneté politique.
L’analyse de Robert Castel sur la marginalisation nous montre que les désaffiliés sont davantage à l’aboutissement d’un processus que dans des situations dites d’exclusion. Que l’on parle des vagabonds, des prolétaires ou du précariat, tous ont en commun d’être une production émanant des valeurs et de la structure sociale des sociétés. À ce titre, ils ont la particularité de marquer un double décrochage par rapport à l’intégration au travail et par rapport à la socialisation. De fait, les sociétés pré-industrielles, de l’ère du capitalisme et de nos sociétés libérales ont toujours cherché à réprimer, à mépriser ou à stigmatiser, ceux qui n’avaient plus ou ne trouvaient plus les supports à leur reconnaissance d’individus. Alors que l’ordre de chacune de ces sociétés est entièrement traversé par la fragilisation d’une frange de plus en plus importante de sa population, les sociétés se limitent à une intervention sociale sur des catégories spécifiques jusqu’à la fin du XIXe et à la mise en place d’un droit de subsistance dans nos sociétés libérales. Néanmoins, une minorité d’individus ont acquis après la Révolution française un statut de citoyen par le biais de la propriété privée, lequel s’est élargi sur le plan politique à l’ensemble de la population au milieu du XIXe et cela grâce au suffrage universel. Cependant, il a fallu attendre la fin du XIXe pour que l’individu des sociétés salariales obtienne la propriété de soi à travers un droit au travail et ses protections assurantielles. Indépendant et plus autonome face à la sphère économique, l’individu de nos sociétés libérales se voit de plus en plus fragilisé depuis les années 70 sur le plan du travail et de la sociabilité. Cette vulnérabilité touche l’ensemble des catégories socio-professionnelles et l’individu doit faire face à de plus fortes responsabilités dans un contexte mondial compétitif et de concurrence. Les individus par défaut, comme les appelle Robert Castel, ne peuvent devenir les individus qu’ils aspirent à être, et se retrouvent à vivre dans la société comme des exclus de l’intérieur. Cette injustice que les jeunes expriment, souvent par la violence, plus particulièrement les jeunes des banlieues, tend à les stigmatiser, voire à les rendre responsables des maux de la société alors que cette dernière est dans son ensemble touchée par l’insécurité sociale. Le ciblage des populations et d’une jeunesse issue de l’immigration laisse entrevoir le risque que s’établisse une société duale de type ethno-raciale au détriment d’une citoyenneté républicaine.
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[1] Sans domicile fixe.
[2] On retrouve l’analyse de Robert Castel sur l’emploi des notions d’exclusion et de désaffiliation dans son article ’’Les pièges de l’exclusion’’, Lien social et politique, n°34, 1995, p.13-35.
[3] Il s’agit de nouvelles situations de populations qui jusque là étaient parfaitement intégrées mais qui vont être fragilisées par la conjoncture économique.
[4] Sans toutefois faire l’objet d’une intervention sociale (Castel, 1994 : 12).
[5] Voir à ce sujet Jacques, Donzelot (1994) L’invention du social, Editions du Seuil, Paris.
[6] D’après Robert Castel ’’(…) on peut la caractériser par le fait de pouvoir disposer d’un minimum de ressources et de droits indispensables pour s’assurer une certaine indépendance sociale’’ (Castel, 2008a : 135).
[7] On retrouve cette idée dans d’autres ouvrages de Robert Castel (2003 : 16-19 ; Castel, 2008a : 135).
[8] ’’(...) Indigents, ‘drop out’, sans-domicile fixe, certains toxicomanes, des jeunes en dérive des banlieues déshéritées, ex-patient psychiatriques ou ex-délinquants sortis d’institution, etc.’’ (Castel, 1994 : 11).
[9] ’’En schématisant : être dans la zone d’intégration signifie que l’on dispose des garanties d’un travail permanent et que l’on peut mobiliser des supports relationnels solides ; la zone de vulnérabilité associe précarité du travail et fragilité relationnelle ; la zone de désaffiliation conjugue absence de travail et isolement social (…). Il circonscrit une autre zone, la zone de l’assistance, c’est-à-dire de la dépendance secourue et intégrée, différente à la fois de la zone d’intégration autonome par le travail et de la zone d’exclusion par le non-travail et par la non-insertion (désaffiliation)’’ (Castel, 1991 : 148-149).
[10] Ces derniers représentent la zone d’assistance du schéma de Robert Castel.
[11] Voir John Locke (2013) ’’Que faire des pauvres ? ’’, Puf, Paris ou encore Georg Simmel qui souligne que le pauvre devient pauvre à partir du moment où il reçoit l’assistance et que c’est à travers l’acte de l’assistance que la pauvre advient pauvre en tant que catégorie sociale (Simmel, 2002 : p.96-97).
[12] On retrouve également cette idée dans son article La citoyenneté sociale menacée (2008a : 134).
[13] Contrat à durée indéterminée.
[14] Le RMI (revenu minimum d’insertion) est dispositif public de solidarité nationale mis en place en 1988 pour les individus se trouvant en fin de droit au niveau de l’assurance chômage.
[15] Cette zone de vulnérabilité est présente dans toutes les sociétés pré-industrielles, de l’ère du capitalisme et dans nos sociétés modernes et se différencie selon le schéma de Robert Castel, de la zone d’intégration où l’individu est intégré (statuts, ordres) aux valeurs et aux structures sociales, de la zone d’assistance où l’individu fait l’objet d’une intervention sociale (indigents invalides, pauvres, Rmistes) et de la zone de désaffiliation (vagabonds, prolétaires) où l’individu voit ses attaches sur l’axe du travail et du lien relationnel se fragiliser et/ou se voit exclu par des procédures institutionnelles.
[16] Voir également Robert Castel (Castel, 2008 : 179 ; Castel, 2003 : 31).
[17] Richard Hoggart parle de la ‘culture du pauvre’, comme ’’le partage de modes de vie enracinés dans une tradition, la participation à des valeurs concrètes qui, à travers l’investissement dans des pratiques communes et la complicité produite par le sentiment d’appartenir à un milieu, structurent la vie quotidienne et donnent sens à la reproduction’’ (Castel, 1991 : 157).
[18] Voir Olivier, Gajac (2010) ’’Les associations face à la récurrence de l’exclusion’’, Thèse doctorale sous la Direction de Michel Liu, Université Paris Dauphine, Paris.
[19] ’’(…) Les jeunes dont les parents sont d’origine maghrébine constituent un groupe à haut risque face à l’éventualité d’une sanction pénale, et ceci dans des proportions surprenantes’’ (Castel, 2007 : 44).