Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Amour-propre. Des choses connues depuis le commencement du monde

Texte publié le 30 mai 2015

Amour-propre. Des choses connues depuis le commencement du monde

Par Bruno Viard

Déménagement dans l’inconscient ! Bruno Viard propose d’y placer les blessures de l’amour-propre en lieu et place du sexe et de l’Œdipe. Il en appelle pour cela aux traditions les mieux établies de l’humanité : le tao, le Mahabharata, l’Iliade, l’Évangile, Montaigne, les psychanalystes du xviie siècle, Rousseau, Tocqueville et le grand méconnu de la psychologie moderne : Paul Diel. Où l’on voit que les blessures d’amour-propre commandent les vicissitudes de la sexualité.

L’amour-propre surdéterminant largement l’appétit des biens matériels autant qu’il surdétermine le désir sexuel, la psychanalyse se trouve décloisonnée et peut enfin communiquer avec la sociologie. Aussi Marcel Mauss occupe-t-il la meilleure position pour servir de pont entre ces disciplines puisqu’une psychologie de la reconnaissance (amour-propre) est sous-jacente à la sociologie du don.

On aboutit ainsi à une anthropologie synthétique de forme triangulaire qui récuse l’hégémonie sexualiste freudienne comme l’hégémonie matérialiste marxiste, mais aussi l’hégémonie du seul amour-propre selon René Girard.

Bruno VIARD, spécialiste de la littérature romantique et des idées sociales au xixe siècle, est Professeur de littérature française à l’université d’Aix-Marseille. Il collabore à la revuePsychologie de la motivation et à la Revue du MAUSS. Il a publié notamment : À la source perdue du socialisme français, Desclée de Brouwer ; Les trois neveux ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés (Pierre Leroux, Marcel Mauss, Paul Diel), PUF ;Anthologie de Pierre Leroux. Inventeur du socialisme, Le Bord de L’eau.

 

En librairie le 22 mai 2015,
200 pages
ISBN : 9782356873958
Prix de vente public : 18.00€

http://www.editionsbdl.com/fr/books/amour-propre.-des-choses-connues-depuis-le-commencement-du-monde/490/

Table des matières

Introduction

L’amour-propre dans un angle mort
Une troisième hypothèse
Rôle de l’imitation
Le véritable refoulement
La véritable alternative

I - Archéologie de l’amour-propre : du côté de la tradition

Histoires d’arc

Du côté de la Genèse
Du côté de l’Évangile
Chez Homère
Dans la mythologie grecque
Du côté de l’Inde
Du côté de la Chine et du Tao

II- Du côté de la psychanalyse

1- Rousseau psychanalyste

Le triangle des besoins
Amour-propre et lutte des sexes
Amour-propre et lutte des classes
Le carré de l’amour-propre
De la théorie à l’autobiographie
Retour sur l’amour
Objection à Rousseau
Holisme et individualisme de Rousseau

2- Individualisme et humanité chez Montaigne

La conquête de l’individu
La conquête de l’humanité

3- Une nouvelle topique : Paul Diel et le carré de l’inconscient

La loi d’ambivalence
Les intrications
Exaltation et pondération
Le combat de l’angoisse et de la vanité : la morale immanente
La notion de placement
Féminin / masculin

III- Du côté de la sociologie

1- Tocqueville, psychanalyste du politique

Le singulier et le pluriel
Envie ou association

2- Marcel Mauss ou l’égoïsme et l’altruisme réconciliés

Don et commerce
Don et psychologie
Don et sexualité
Don et violence
Le troisième paradigme
Don et politique
Les trois formes du don
Mauss et Diel devant le Tao

3- Girard et Bourdieu : des affinités méconnues

La lutte des classements
Limites du girardisme
Les différences qualitatives

4- Féodalité et colonialisme : le don asymétrique

Une relecture de la polémique Fanon / Mannoni, psychanalystes de la colonisation
L’infériorité du colonisé selon Fanon.
L’infériorité du colonisateur selon Mannoni
Le complexe de dépendance selon Mannoni
Les objections de Fanon
Intérêt de la position de Mannoni
Une quatrième forme de don

Conclusion : L’humanité face à elle-même

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Introduction

« Le désir de gloire n’est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une nouvelle vie que nous acquérons »,
Montesquieu, Lettres persanes, lettre 89.

« Les savants sont quelquefois plus difficiles à éclairer que les autres hommes ; les textes les plus décisifs sont sans autorité sur eux si ces textes contredisent une opinion qu’ils ont une fois embrassée, et surtout écrite »,
Pierre-Louis Guinguené, Histoire littéraire d’Italie, 1819.

« La pratique de la science implique de rechercher des définitions consensuelles qu’il s’agit ensuite de respecter rigoureusement, afin de ne pas brouiller l’effort collectif de recherche. Il faut, par ailleurs, éviter les glissements de sens qui naissent de la tendance insidieuse à élargir les résultats localement valables en des généralisations hâtives »,
Bernard d’Espagnat, La science et le mystère de la réalité, 2013.

Les choses connues et méconnues depuis le commencement du monde et qui font l’objet de ce livre concernent les conduites de rivalité, ou de concurrence, entretenues par l’amour-propre, autre nom du besoin de reconnaissance. Réfléchir à la rivalité n’aurait, bien sûr, pas de sens sans la préoccupation de son contraire, la solidarité. Cette seconde préoccupation apparaîtra progressivement dans cette étude. On aura reconnu dans ce titre une paraphrase infidèle du titre de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, façon d’exprimer à la fois une dette et une résistance importante qui sera explicitée en cours de route. Disons seulement que nous ne ferons pas notre son pessimisme anthropologique.

Pourquoi les questions conjointes de la rivalité et de l’amour-propre sont-elles restées pendant deux siècles dans un angle mort de la réflexion collective ? La raison principale est à chercher du côté de l’accent emphatique mis au xxe siècle sur l’économie par le marxisme et sur la sexualité par le freudisme. À cela s’ajoute sans doute le fait que la question de l’amour-propre se trouve dans une fissure, à la limite du découpage des sciences humaines, découpage d’ailleurs problématique puisque celles-ci sont tiraillées, depuis leur naissance, il y a deux siècles, entre deux tendances opposées. D’un côté, l’individualisme méthodologique cherche dans la personne singulière la raison profonde des comportements sociaux, supposant que le tout est la somme des parties, que c’est l’addition des individus qui fait la société. Le holisme, comme l’a baptisé Jan Christiaan Smuts, affirme au contraire que « le tout est autre que la somme des parties »]

L’amour-propre dans un angle mort

L’acte fondateur de la sociologie, accompli par Auguste Comte et confirmé par Émile Durkheim, fut de congédier toute psychologie, réputée individualiste, pour se consacrer exclusivement à l’échelle du social. « Le tout, dit Durkheim, pense, sent, agit tout autrement que ne feraient ses membres s’ils étaient isolés. » Bien sûr qu’un bon père de famille, un adolescent timide, etc., peuvent se déchaîner dans un lynchage ou dans une tournante. Il est bien vrai que le tout est autre que la somme de ses parties. Mais le tout n’est pas tout ! S’il est vrai que la foule excite et désinhibe, il reste à expliquer l’excitabilité et l’inhibition. Il faut bien que le comportement cruel – ou adorateur - d’une foule ait quelque racine dans le cœur des sujets singuliers.

Marx écrivait dans sa célèbre IVe Thèse sur Feuerbach  : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé ; dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » L’idée a été répandue tout au long du xxe siècle qu’il n’y avait qu’à changer la société pour venir à bout des violences de toutes sortes qui affligeaient l’humanité. Si ça n’a jamais marché, ce n’est pas faute d’avoir multiplié les tentatives sous toutes les latitudes et toutes les longitudes. Nous savons bien, au xxie siècle, que cela n’était qu’une illusion. Le communisme est mort de sa belle mort, non d’une agression extérieure comme les dinosaures : immense leçon d’anthropologie infligée par l’histoire dans la chair même de l’humanité. Il n’est pas sûr que toutes les conséquences en aient été tirées. Le refus des hommes concrets de participer à une entreprise de collectivisation systématique de l’économie n’avait pas été anticipé par Babeuf, par Enfantin, par Cabet, par Marx. C’est pourtant ce qui est arrivé avec les peuples des quarante-quatre pays où fut tentée l’expérience au xxe siècle. Le réformateur ne peut donc faire l’économie d’une connaissance attentive de ce que peut et de ce que ne peut pas la personne humaine, de ses résistances et de ses abîmes. L’organe trop oublié de l’amour-propre y aidera beaucoup.

Quelle différence y a-t-il entre la psychanalyse et la sociologie ? On répondra : une différence d’échelle puisque dans les deux cas, il s’agit d’évaluer les interactions de la personne avec son entourage. La psychanalyse réduit le cercle à l’immédiat, la sociologie prend en compte la totalité des interactions possibles. L’existence de l’inconscient introduit-elle une solution de continuité entre les disciplines ? Ce n’est pas sûr. Après tout, il existe un inconscient sociologique comme il existe un inconscient psychanalytique. S’ils n’utilisent pas le mot, c’est bien ce que signifient Comte, Marx ou Durkheim en refusant l’auto-observation et en affirmant que le tout est autre que la somme des parties. Bourdieu a forgé le concept d’illusio pour dire que les agents n’ont pas conscience de l’origine des habitus qu’ils ont incorporés. Ils prennent pour personnels ou au contraire pour universels les placements auxquels ils sont soumis par le milieu. La question est alors de savoir s’il existe une différence de nature entre l’inconscient sociologique et l’inconscient psychologique. Ce n’est pas sûr non plus. À moins de restaurer l’antique notion de transcendance, ce que ne font ni Comte, ni Marx, ni Durkheim, ni à vrai dire aucun sociologue par définition, force est de rappeler, que ce qu’on appelle le tout, ce sont les autres, c’est le rapport aux autres. En ce point, il faudrait pour progresser dans cette discussion fracturer la boîte noire de l’inconscient psychanalytique et celle de l’inconscient sociologique et comparer leurs contenus. C’est exactement sur ce terrain que nos réflexions vont essayer de se tenir.

Avec sa problématique sexualiste, Freud a tordu le bâton du holisme dans l’autre sens, collaborant à sa façon à la coupure instituée par la sociologie. Le phallus ne suffit pas à accrocher les questions de société autour de la personne. Ainsi, bien que contemporain de Lénine, et bien qu’il fût hostile à la révolution bolchevique, Freud n’a rien su dire de pertinent à partir de ses théories sur l’entreprise de collectivisation qui allait ou qui était en train de diviser l’Europe entière et bientôt le monde. Herbert Marcuse et William Reich ont fait tout leur possible pour faire sortir le freudisme de l’impasse où il s’était enfermé, non en remettant en débat les prémisses de Freud mais en poussant à fond l’hypothèse sexualiste au point de l’appliquer à la politique et à l’économie. C’est le sexe des prolétaires qui serait brimé par le capitalisme ! La société de consommation deviendra libidinale, joyeusement perverse, polymorphe et réconciliée avec le Travail pourvu qu’on l’affranchisse de la tyrannie du Rendement, explique Marcuse. L’hypostase de la Répression dans les années 1960 est sortie de là. Que reste-t-il de cette utopie ?

Une troisième hypothèse

La relecture du Discours sur l’origine de l’inégalité écrit par Jean-Jacques Rousseau en 1755 permettra de formuler une troisième hypothèse de caractère synthétique. Troisième hypothèse qui est en fait la première et qui commence à nous faire remonter dans le temps. L’intérêt de l’analyse de Rousseau pour notre sujet est qu’elle se situe exactement à la frontière du singulier et du pluriel, cette zone désertée par l’individualisme méthodologique, qui ne prend en compte que le seul sujet, autant que par le holisme, qui n’a d’yeux que pour le grand tout social. Rousseau, au contraire, se concentre sur la zone de frottement entre les individus pluriels, sur le regard que chacun porte sur l’autre. C’est ce souci du regard de l’autre qu’il baptise du nom d’amour-propre, modifiant significativement le sens d’un ancien vocable utilisé par les théologiens inspirés par Saint-Augustin. Une fois installé sur cette zone frontière, on peut aussi bien descendre dans le cœur de la personne que remonter par capillarité vers le fonctionnement de tout le corps social livré à des rivalités et à des concurrences de toutes sortes quand les amours-propres s’intriquent et s’entrechoquent ou s’amalgament les uns aux autres. Rousseau réussit donc à jeter un pont entre l’échelle micro et l’échelle macro du lien social.

Bien qu’il commence par abolir le péché originel, et par affirmer que l’homme est bon par nature, Rousseau ne détourne absolument pas son regard du mal. Sa description de la violence sociale n’a rien à envier à celle de Hobbes, mais il se livre à un léger décalage : la violence n’est pas première, mais seconde : elle n’est pas enracinée dans le cœur de l’homme, dans le sein de chaque nouveau-né, elle résulte de l’interaction puisque l’amour-propre est par définition un sentiment qui s’alimente au point de contact des consciences et des regards. Chez Hobbes, la vain glory était encore une fatalité causée par la nature. Chez Rousseau, le pas est franchi : ce n’est que dans l’interaction que l’homme se corrompt.

L’hypothèse rousseauiste mérite d’être nommée troisième par différence avec l’hypothèse naturaliste augustino-freudienne et par différence avec l’hypothèse sociale marxo-durkheimienne. On pourrait montrer que l’instinct de mort et les pulsions parricides et incestueuses que Freud situe au début de l’activité psychique se situent dans le prolongement du péché originel augustinien autant par leur morbidité que par leur universalité. Encore une fois, la violence selon Rousseau n’est pas première mais seconde, à cheval entre la nature et le social. Comme elle naît de l’interaction, on est tenté de dire qu’elle est sociale, mais en même temps, il faut bien qu’il existe une disposition de l’homme à entrer dans des luttes de prestige avec ses semblables. Cette disposition n’est autre que l’excitabilité de l’amour-propre. On peut l’appeler vulnérabilité. La vulnérabilité mérite d’être érigée à la dignité d’un concept. Elle est, indispensable pour penser le basculement de l’innocence naturelle du côté de la violence sociale. La vulnérabilité se tient à l’interface de l’intime et du social. Elle possède, pour peu qu’on la retravaille de façon adéquate, une souplesse qui la rend à la fois universelle et susceptible de variations selon les dispositions natives de chacun et selon l’ambiance où il est projeté. Pas plus que les bêtes, les dieux n’éprouvent le besoin de rendre le mal pour le mal. Les hommes, eux, sont trop vulnérables pour ne pas déclencher de redoutables mécanismes de défense quand la vie les a trop mis en danger.

La vulnérabilité et les réponses qu’elle entraîne, de l’ordre du ressentiment et de l’agressivité, constituent une origine de la violence susceptible de rivaliser victorieusement avec les notions paresseuses de péché originel ou d’instinct, qu’il s’agisse de la violence ouverte ou des violences qui rongent sourdement le cœur. Une telle origine de la violence permet d’aborder aussi bien la question de l’angoisse que celle du sadisme le plus terrifiant. Manque-t-il quelque chose ?

Rôle de l’imitation

Obnubilée par le sexuel et par l’Œdipe, la psychanalyse freudienne a fait l’impasse sur le phénomène de la rivalité dans son universalité, qui crève pourtant les yeux, c’est le cas de le dire. Sans préjuger de l’ensemble de son œuvre sur laquelle on aura plusieurs réserves importantes à exprimer, il apparaît que René Girard a pertinemment continué Rousseau, même s’il ne le signale pas, en mettant l’imitation et la rivalité à l’origine de la violence. C’est pourtant tout simple : c’est par amour-propre qu’on imite et qu’on rivalise, pour être comme l’autre, pour être plus que l’autre, aux yeux de l’autre, aux yeux aussi des témoins, s’il y en a.

Il suffit d’avoir fréquenté de jeunes enfants entre deux et huit ans pour constater la formidable puissance de la pulsion d’imitation. L’imitation est partout, dans tous les apprentissages à commencer par celui du langage, dans les jeux et dans la passion du dessin, qui consistent à reconstituer fictivement un univers adulte auquel les enfants aspirent sans y avoir encore accès. Autant qu’elle est le ressort de l’éducation et des apprentissages, l’imitation ouvre un boulevard aux imprégnations les plus absurdes et les plus épouvantables. Si l’imitation est par nature complètement conservatrice, sa prise en compte par l’anthropologie en souligne l’indétermination. Rien n’est plus facile que d’inculquer à un enfant le goût de la chair humaine, la haine de l’autre race ou n’importe quelle croyance aberrante. Il suffit de le tremper dans un bain homogène ! Ce constat empêche toute naturalisation qui tendrait à faire passer pour naturel ce qui est construit. La mimèsis est un concept constructiviste. Le reproche à lui faire serait plutôt de l’être trop, si elle oublie que l’homme a quand même plusieurs besoins ou désirs naturels dictés par son corps, surtout par son estomac et par son sexe. On peut s’étonner que Durkheim ait réussi à déconsidérer la sociologie de Gabriel Tarde fondée sur l’imitation, un siècle avant celle de René Girard, sous prétexte qu’elle serait trop individualiste, alors que l’imitation oblige au contraire la personne à sortir d’elle-même et prouve qu’elle manque d’instincts innés qui lui dictent ses conduites. Il est vrai que, pour Tarde, les imitateurs suivent les précurseurs, mais ces derniers ne sont qu’« un croisement heureux d’imitations différentes dans un cerveau [1] ».

L’imitation est aussi la racine de la rivalité : quand on s’imite et qu’on est deux à désirer le même objet, à commencer par la priorité… Les disputes de la toute petite enfance ont-elles été assez observées ? Elles constituent pourtant, autant que l’écroulement des quarante-quatre économies collectivisées du xxe siècle, une véritable carrière anthropologique à ciel ouvert. Que voit-on ? Les petits enfants poussent des cris de rage et de colère comme les animaux de la jungle. Pourquoi ? Parce que le petit frère s’est emparé, par imitation, du coquillage, du bâton, d’un cube, d’une bille, etc. qui reposaient dans l’indifférence générale cinq minutes plus tôt et y retourneront sous peu ! Ce n’est donc pas, dans ce cas, qui se reproduit dix fois par jour, la valeur intrinsèque de l’objet qui le rend désirable au point de faire pousser des hurlements et de sortir la griffe et la dent, c’est l’imitation, autant dire l’envie, la jalousie, le désir d’accéder, soi aussi, à l’excellence, bien sûr illusoire et éphémère, conférée par l’objet possédé par le rival. Lequel évidemment réagira avec indignation à l’offense. « Il ne fait que m’embêter ! » C’est toute la différence entre le préjudice et l’offense. La privation d’un objet quelconque devenu jouet pour cinq minutes constitue un faible préjudice mais, quand il y a soupçon d’intention maligne de la part du prédateur, l’offense s’ajoute au préjudice, aussi profondément ressentie par les petits enfants que par les petits marquis sous Louis XIII qui réglaient cela par un duel à mort. Question d’honneur ! Entre le préjudice et l’offense, il y a l’amour-propre, voilà le mot !

Les parents s’irritent, tentent d’apprendre à partager. Ils auraient peut-être tort de revenir pour autant à Saint-Augustin ou à Hobbes et de penser que c’est le Mal, pour ne pas dire le Péché, qui est enraciné dans le cœur de leur enfant, petit serpent prêt à croître en force et en perversité. On observe aussi de longs moments de grâce et d’entente dans l’univers enfantin. La violence n’entraîne pas de rancune comme chez nous, les grands. La paix succède sans transition à la violence. Il suffit d’avoir fréquenté un très jeune enfant pour constater que ce qui lui est donné en termes d’affection et d’attention est immédiatement rendu avec une authenticité et une loyauté qui préparent un plan de vie, comme disait Alfred Adler, fondé sur la collaboration plutôt que sur la concurrence.

Les disputes enfantines sont à considérer comme normales même si elles sont révélatrices de la vulnérabilité humaine. Ce qui provoque peu à peu du ressentiment, c’est-à-dire une propension addictive à la revanche, ce sont avant tout les déformations que les adultes finissent par transmettre à leur progéniture à force d’indifférence, d’injustice, de préférence. Un faux pli, une ride prématurée apparaissent chez un enfant lésé. Chez l’enfant qui a souffert, les rivalités éphémères de la petite enfance ressurgiront un jour après avoir été masquées par l’éducation et par les nécessités de la convivialité. Les violences de l’adulte sont des résurgences. Bien sûr, les parents ont été enfants jadis et ils ont souffert. Leur amour-propre a été lésé. La blessure sera transmise à leurs enfants selon un processus de transmission, qui est sujet à de fortes variations d’intensité et qui ne permet pas de dire que le Mal est enraciné dans le cœur de chaque enfant comme le voulaient Augustin et Sigmund.

On ne suivra donc pas la psychanalyse janséniste du xviie siècle dans ses a priori morbides comme si l’enfant n’était prédisposé qu’à des conduites agressives. Tandis que René Girard a bâti une origine de la violence à partir de l’imitation, Marcel Mauss a laissé sous le terme de don la modélisation d’une imitation positive, l’imitation des dons reçus par des contre-dons, conduisant à la paix et à l’amitié. Cela illustre la plasticité d’une notion qui ne nous enfermera pas a priori dans une anthropologie pessimiste ou optimiste, au risque de ne refléter que la psychologie du psychologue ou de l’anthropologue, mais qui permettra d’embrasser du regard la bifurcation des chemins qui conduisent l’un à l’amitié, l’autre à la violence. Sans contenu prédéfini, l’imitation est un concept plastique qui se prête à des engrenages vertueux aussi bien que vicieux. On peut soutenir que le propre de l’adulte est de rendre par une sorte d’imitation ce qu’il a reçu enfant, les cadeaux de la vie comme ses mauvais coups. L’échange des dons et des contre-dons se révélera aussi efficace à échelle psychologique qu’à échelle sociologique. On cherchera donc un approfondissement psychanalytique des raisons de donner ou de ne pas donner. Cette psychanalyse existe déjà : il faut ouvrir l’œuvre de Paul Diel pour la trouver. Nous articulerons donc la psychanalyse dielienne avec la sociologie maussienne comme nous aurons articulé la sociologie maussienne à l’anthropologie girardienne, nous apercevant, ce faisant, que le vocabulaire disciplinaire anthropologie/psychanalyse/sociologie est un embarras autant qu’une aide.

Ce qui est reproché à l’Œdipe, c’est d’occuper le terrain, de détourner l’attention de l’essentiel. Sans doute contient-il des bribes de vérité, par ci, par là. Il se peut bien qu’un petit enfant entretienne une relation sensuelle avec le sein de sa mère. Le contraire serait même étonnant. Il est clair qu’un garçon entrera parfois en conflit avec son père, plutôt à l’adolescence d’ailleurs et pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la possession de la mère. Nihil obstat. De là à brandir les grands mots d’inceste et de parricide  ! Nous dirons de l’Œdipe ce que Gabriel Matzneff disait un jour de l’existence de Dieu : on exagère beaucoup. Il ne s’agit de toute façon que d’une modélisation : on est bien d’accord que les catégories qui nous aident à penser n’ont aucune existence réelle. Ce sont des points de repère, des béquilles, des moyens mnémotechniques, sujets à erreurs et retouches, qu’il ne convient en aucun cas d’hypostasier et de fétichiser.

En donnant toute la place qui lui revient à l’amour-propre et à ses lésions dans la fabrication de la personnalité, on rappellera que la solution la plus élégante en mathématique est toujours la plus simple et la plus courte. Si nous proposons de faire l’économie de l’Œdipe, c’est parce qu’il existe un chemin plus simple pour accéder à l’inconscient et qui nous fera gagner des volumes de discours tout en assurant une transition vers la sociologie. Bref, nous avons trouvé mieux ailleurs… Le modèle anthropologique qui sera proposé aspire au mérite d’être le plus économique et de procurer le même plaisir qu’on éprouve à simplifier une équation…

Le véritable refoulement

Un peu comme, en 1917, Marcel Duchamp fonda l’art contemporain, par un magistral coup de bluff, en exposant un urinoir retourné au salon des Arensberg, Freud provoqua un effet de sidération en posant la sexualité à l’origine de la psychologie de l’enfant, au fond de l’inconscient et à la source de toute la psychopathologie de l’adulte. C’était pratiquer une bifurcation par rapport à toute la tradition psychanalytique. Il faut reconnaître à sa décharge qu’il régnait en Europe, et peut-être dans la plus grande partie en tout cas à nos yeux, et qu’un outing libérateur avait toutes les apparences sur cette question d’un magistral Eureka !

Un siècle plus tard, le consensus a remplacé le scandale et la cause semble entendue, en psychanalyse comme en art. La sexualité infantile, l’inceste, la horde primitive, la castration, l’envie du pénis chez la femme ont complètement déclassé les riches travaux des moralistes classiques, ces psychanalystes du xviie siècle, les Blaise Pascal, La Rochefoucauld, Jacques Esprit, Pierre Nicole, La Bruyère [2], Thomas Hobbes aussi en Angleterre. Rappelons à toutes fins utiles que psychanalyse signifie analyse de l’âme, analyse des passions de l’âme.

Bien sûr, les anciennes analyses de la psyché ont encore des adeptes : on continue à lire l’Iliade, l’Évangile et le Mahabharata, ainsi que les grands textes bouddhistes et taoïstes pour leurs qualités littéraires et culturelles ; certaines sectes prétendent même y trouver une alternative aux impasses de la postmodernité mais ces sagesses préfreudiennes sont, le plus souvent, considérées avec une sorte de condescendance respectueuse comparable avec celle avec laquelle étaient lus, jusqu’à la chute du mur de Berlin, les grands auteurs des Lumières, les socialistes français dits utopiques, et même Molière, Voltaire, Balzac ou Proust : des étapes importantes, admirables même, mais évidemment dépourvues des révélations décisives apportées par la coupure épistémologique constituée par le matérialisme historique et le socialisme scientifique…

Les vicissneudes de la sexualité que Freud a placées au cœur de l’inconscient et de la psychopathologie seraient donc restées invisibles aux yeux d’Homère et de Jésus, de Bouddha et de Lao-tseu, eux-mêmes héritiers de traditions millénaires ! Une fausse pudeur aurait empêché ces grands hommes de voir clair dans le cœur de l’homme ! Une autre hypothèse est possible… Sans parler de Montaigne, de Pascal et de Rousseau, ces grands spéléologues de l’amour-propre ! Loin de refouler la question sexuelle, Rousseau scandalisa l’Europe avec ses Confessions en disant toutes ses perversions, son goût masochiste pour la fessée, son exhibitionnisme, son addiction à la masturbation. Le Livre V de son traité de pédagogie, consacré à l’éducation sexuelle d’Émile, reste une réflexion inégalée sur les conditions psychophysiologiques de la complémentarité du masculin et du féminin.

Il est entendu que toutes les sociétés patriarcales ont terriblement culpabilisé la sexualité féminine. Moïse et Mohammed ont hérité de ce préjugé, mais non Jésus, même si Saint-Augustin et d’autres Pères de l’Église ont coloré, pendant plus de mille ans de christianisme, l’acte de chair aux couleurs repoussantes du péché. Freud n’a pas rompu avec le machisme archaïque quand il a fait de la castration le grand discriminant et la grande angoisse, et de l’absence de pénis la hantise par excellence de la femme. Nous serons les premiers à dire que la différence des sexes existe et que cette différence n’est pas sans conséquences sur la distribution des rôles masculin et féminin, mais force est de remarquer que l’Œdipe freudien est heurté de plein fouet dans son différentialisme par le féminisme radical égalitariste et que le dossier est à reprendre de fond en comble.

Force est aussi de constater que la pulsion de mort postulée par Freud après le carnage de la Grande Guerre renoue, par-delà les Lumières, avec l’antique péché originel : un élément morbide serait caché au fond de la conscience humaine. Sigmund rejoint Augustin sur ce point encore. La rupture, décidément, n’est pas si grande qu’on le dit.

Le mérite qu’on fait souvent à Freud d’avoir défoulé une sexualité refoulée par la société puritaine et victorienne du xixe siècle reste un argument paresseux. Charles Fourier, ce complet utopiste, avait déjà fait une tentative analogue, un siècle avant, avec son Nouveau monde amoureux : cela ne suffit pas à valider une théorie, ni même à prouver que ce soit la sexualité qui soit l’agent pathogène numéro un, actif au fond de l’inconscient, même s’il est vrai que tout refoulement prépare des défoulements dangereux comme l’illustrent dans l’actualité les cas de pédophilie cléricale catholique ou les viols de la place Tahrir au Caire. Tout le monde voit bien que la sexualité est copieusement défoulée dans notre pays depuis Mai 1968, s’il faut un symbole, mais le peuple français, celui qui fait le plus de crédit au freudisme avec les Argentins, est aussi le plus dépressif et le plus gros consommateur d’anxiolytiques au monde.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier l’importance de la sexualité dans l’économie affective humaine mais de lui donner la place qui lui revient. Les religions et les poètes ont toujours fait la meilleure place au symbolisme sexuel dans les mythes et dans les rêves. Ainsi les quatre éléments que sont la terre, l’eau, le feu et l’air sont l’objet d’un symbolisme sexuel bien mis en évidence par les œuvres d’un Mircea Eliade ou d’un Gaston Bachelard dans leurs enquêtes sur l’histoire des religions et sur les rêveries des poètes. Pierre Bourdieu a laissé de belles descriptions de l’obsédant symbolisme sexuel à l’œuvre dans les maisons kabyles.

Le sexe est partout, on est bien d’accord, mais il n’est pas tout seul : l’argent et l’amour-propre sont des mobiles aussi importants que lui chez les humains. Pour utiliser une formule, on dira que l’argent est défoulé depuis 1830 et que le sexe est défoulé depuis 1968, alors que l’amour-propre reste tapi au fond de l’inconscient. Après les Trois Glorieuses et l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie en France, l’économie politique a acquis une position dominante. L’argent a conquis la visibilité et la légitimité qui revenaient jusque-là à l’honneur, spécialité de l’aristocratie, et au salut, spécialité du clergé. Le sexe a obtenu en 1968 le même type de visibilité et de légitimité. Pendant ce temps-là, l’amour-propre est retourné dans l’ombre d’où les moralistes classiques, ces psychanalystes du xviie siècle, avaient entrepris de le tirer. Le mot lui-même, pour ne pas évoquer l’antique vocable de vanité, a presque disparu du vocabulaire contemporain. Il possède une nette coloration xviie siècle. Les meilleurs dictionnaires hésitent d’ailleurs sur sa signification, lui faisant désigner tantôt l’amour de soi, conformément à l’étymologie (= égoïsme), tantôt le souci du regard de l’autre, c’est-à-dire deux soucis certes égoïstes mais tournés dans des directions opposées ! Les moralistes jansénistes avaient pourtant révélé l’immense empire de l’amour-propre dans sa deuxième acception. Leurs découvertes ont été refoulées pour une raison qui n’est pas seulement accidentelle ni historique : notre hypothèse est que l’amour-propre continue à être fortement refoulé parce que ce sont ses vicissitudes qui constituent la part invisible des passions humaines, le véritable contenu de l’inconscient ! Nous refoulons les protubérances de notre amour-propre parce que leur révélation mettrait trop en danger notre chère identité.

La véritable alternative

L’affectivité humaine est, pour une grande part, spéculaire. L’homme contemple son image, s’estime et s’apprécie. Seulement cette réflexion est elle-même très largement tributaire de la conscience d’autrui. Ce qui mobilise la conscience de l’homme, c’est, pour beaucoup, le reflet de son image dans la conscience d’autrui. Le moi ne construit sa propre image, au moins dans une certaine mesure, qu’après consultation de l’opinion d’autrui. Sartre avait raison de dire que je suis celui qu’un autre regarde et que l’autre est celui qui me regarde. Qu’est-ce que les autres pensent de moi ? Voilà la grande question que se pose sans cesse l’amour-propre. On définira donc l’amour-propre comme le souci de l’image du sujet dans la conscience d’autrui. En d’autres termes, l’estime de soi se construit en dialogue avec l’estime d’autrui, entendons avec l’estime que le sujet croit qu’autrui lui accorde, croyance, bien sûr, soumise à bien des déformations.

Le mythe de Narcisse est aussi beau que trompeur. La vérité est que le narcissisme stricto sensu est un concept aussi peu consistant que celui d’individualisme entendu comme existence autonome. Tocqueville a montré que l’aliénation et la rivalité se cachaient derrière le soi-disant individualisme. On observera que le langage courant a donné au narcissisme un tout autre sens que l’autarcie : on dit narcissique celui qui cherche trop à plaire. Seuls les autistes, peut-être, et les dieux sont authentiquement narcissiques. Le commun des mortels que nous sommes vit sous le regard d’autrui. Les masturbateurs eux-mêmes savent bien que leur geste n’est qu’un pis-aller.

Il existe des amoureux incapables de donner, qui guettent seulement dans le regard de leur partenaire le reflet flatteur de leur propre image. Qu’on les appelle narcissiques si on veut, mais à condition de bien spécifier qu’il s’agit d’un narcissisme d’aliénation. Il est bien naïf de croire que la coquette qui reste deux heures devant sa glace s’enchante seulement de sa propre image alors qu’elle ne fait qu’anticiper le moment où elle franchira le seuil de sa porte. S’il est vrai que le plaisir sexuel n’est pas forcément son but prioritaire, c’est parce qu’elle est animée par une passion plus forte qui lui fera multiplier les adorateurs sans en satisfaire aucun, le désir d’être admirée. Il est plus douteux encore et dépassé d’interpréter l’homosexualité comme un refus pervers d’altérité et une fixation narcissique au même.

L’alternative fondamentale ne saurait donc consister à opposer autonomie et aliénation du sujet : on ne sort jamais de l’interaction ! La véritable alternative que nous mettrons en évidence distinguera deux usages de l’amour-propre. Quand il est exalté, l’amour-propre conduit à une déformation du jugement qui entraîne des interactions morbides et concurrentielles. L’amour-propre bien réglé est au contraire la condition de relations cordiales et amicales. On soutiendra que l’amitié n’est rien d’autre qu’une reconnaissance mutuelle.

Quand vient l’heure des bilans sur nos plaies et nos divisions familiales et autres, on est tout étonné de voir combien les blessures de l’amour-propre reçues dans la prime enfance restent actives la vie entière. Comment des frères et des sœurs arrivés à l’âge des cheveux blancs ne se sont jamais réconciliés depuis leurs rivalités enfantines, entretenues ou non par leurs parents. Il suffit de penser à toutes ces familles désunies, à ces fratries brisées, à ces vieux parents abandonnés, à ces concurrences qu’on dissimule et qui finissent par ressurgir un jour. Il ne vient à l’esprit de personne de se demander si un tel ou un tel a bien surmonté ses pulsions incestueuses ou s’il est hanté par la peur de la castration. Alfred Adler, dont le nom avait autant de poids que celui de Sigmund Freud jusque dans les années 1950, est aujourd’hui presque totalement oublié alors même que ce sont des analyses de type adlérien auxquelles on a recours sans le savoir quand on constate des rivalités dans les fratries et des carences affectives d’adultes mal aimés dans leur petite enfance. Freud et Adler ont rompu avec perte et fracas en 1911 précisément sur la question de la priorité à accorder à la sexualité ou à l’amour-propre. Adler, et, après lui, Paul Diel, peuvent légitimement passer pour les derniers héritiers de la psychanalyse classique, elle-même héritière de sagesses bien plus anciennes. C’est ce dossier qui mérite d’être rouvert.

Notre progression ne choisira pas entre la logique et la chronologie. Nous nous pencherons successivement sur les grands textes fondateurs de la tradition, puis sur les grandes psychanalystes de l’amour-propre depuis les moralistes classiques jusqu’à Paul Diel, pour aborder dans une troisième partie les sociologues avec qui une psychologie de l’amour-propre permet de communiquer. Au premier rang d’entre eux figure Marcel Mauss, suivi par Tocqueville, René Girard, Pierre Bourdieu, Octave Mannoni. Le but n’est pas d’aligner une galerie de portraits ou une succession de monographies. À chacun ne sera demandé que ce qu’il pourra apporter afin de progresser dans l’élaboration d’une anthropologie de l’amour-propre.

NOTES

[1Gabriel Tarde, La Logique sociale, Alcan, 1894, p. 379.

[2Sur ces auteurs, Christian Lazzeri, Les Moralistes français du xviie siècle : la suprématie de l’amour-propre et de l’intérêt, in Alain Caillé, Christian Lazzeri et Philippe Senellart (dir.), Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, La Découverte, Paris, 2001, p. 293-304.