Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Nicolas Poirier

Thorstein Veblen et le destin des signes ostentatoires

Texte publié le 27 mai 2015

L’objet de cet article est d’interroger, en référence au concept d’ostentation chez Thorstein Veblen, le sens des phénomènes sociaux ne relevant pas d’une logique strictement utilitaire, en se demandant si le modèle linguistique de Saussure est à même de saisir le caractère spécifique des signes ostentatoires (luxe, mode, consommation etc.). Explorant la postérité de Veblen et de l’ostentatoire dans la sociologie et la sémiologie française des années 60/70 (Bourdieu, Baudrillard, Barthes), l’auteur montre que si il y a bel et bien imposition d’un arbitraire culturel, cette forme d’arbitraire ne doit pas s’entendre au sens de l’arbitraire du signe linguistique mais suivant la logique d’un imaginaire auto-créateur (Castoriadis).

Thorstein Veblen et le destin des signes ostentatoires dans la sémiologie et la sociologie française contemporaine (Bourdieu, Baudrillard, Barthes)

L’objet de ce texte est de chercher à réfléchir, en référence au concept d’ostentation chez Thorstein Veblen, le sens des phénomènes sociaux ne relevant pas d’une logique strictement utilitaire. Il existe en effet des faits institutionnels qui sortent du cadre de l’économie entendue comme gestion de l’allocation optimale des ressources sur la base d’un calcul rationnel effectué par l’ensemble des agents économiques. L’économie néo-classique entendait à ce titre rendre compte de l’organisation des échanges en partant de la rationalité des acteurs sociaux, qu’elle tenait pour souverainement capables de déterminer leurs préférences en matière de goûts et de biens de consommation susceptibles de satisfaire leurs besoins. Le problème est que cette conception repose sur une définition très étroite du domaine de l’économie. Or c’est précisément, selon les principes de l’institutionnalisme, en s’efforçant de réintégrer le secteur de l’activité économique au sein du complexe d’institutions qui structurent dans telle société l’action des hommes, que l’on peut saisir le caractère spécifique du comportement d’un individu ou d’un groupe d’individus en matière économique. Certes il n’est pas possible de concevoir des faits intrinsèquement classables dans la catégorie des phénomènes économiques. Ce type de catégorie garde toutefois d’après Veblen un certain intérêt pour identifier une institution ou une habitude d’action dans lesquelles l’intérêt économique peut sembler prédominant [1]. Mais cette primauté de la dimension économique ne doit nullement se comprendre en tant que les autres formes d’intérêt lui seraient absolument et intégralement subordonnées. Il est au contraire nécessaire de l’appréhender dans sa relation aux autres facteurs contribuant à la détermination du phénomène. Autrement dit, si l’intérêt spécifiquement économique que l’on prend à accomplir une action ou à rechercher l’obtention d’un bien peut s’avérer occuper une place importante, ce n’est que relativement à d’autres normes et à d’autres valeurs qui ne peuvent être comprises en référence à la seule sphère des échanges marchands ou à la recherche du profit. Du coup, même dans la gestion matérielle de la propriété, il est nécessaire de relativiser le facteur économique à proprement parler, pour mettre en relief la pluralité des motivations à la base par exemple du désir de propriété.

La dimension institutionnelle et symbolique de l’économie

Ce qui implique plus largement de rompre avec la tendance couramment admise consistant à penser de manière rigide les faits sociaux en tant qu’ils seraient strictement délimités, et définis selon leur seule fonctionnalité. Ainsi, d’après Talcott Parsons, il existerait des processus caractéristiques de l’économie, que l’on devrait concevoir comme un sous-système prenant place dans la structure globale de la société composé d’autant de sous-systèmes qu’il y a de fonctions sociales clairement identifiables [2]. Dans cette optique, l’économie constituerait un sous-système spécialisé dans la fonction adaptative de la société, la richesse formant l’élément central de cet ensemble structuré fonctionnellement. Or si le fait de la possession rend sans doute bien compte de ce que signifie le phénomène économique, on peut cependant s’interroger sur ce que recouvre exactement l’emploi du terme « richesse » en matière même d’économie : être riche, est-ce être simplement, suivant la perspective fonctionnaliste, en mesure de s’approprier le maximum de biens dans une optique utilitaire, ou bien convient-il de concevoir la richesse, de manière plus prodigue en tant que capacité de dépense, voire de dilapidation, au sens où Georges Bataille parlait de l’exigence de consumation propre aux sociétés sacrificielles [3] ?

Pour prendre l’exemple de la propriété, telle que la conçoit Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir  [4], il semble indéniable, dit Veblen, que l’une des finalités de l’économie soit la production de marchandises destinées à la consommation. Il n’en reste pas moins que dans le cadre d’un système de mise en concurrence généralisée, la richesse a conservé son autre fonction, qui est de mettre en valeur le prestige de son propriétaire [5]. Même dans le cas des classes les plus pauvres, note Veblen, dont l’unique objectif semble être celui de la survie quotidienne, le motif de la seule satisfaction des besoins n’est peut-être pas aussi central qu’on le croit [6]. Si la propriété est devenue une institution primordiale des sociétés divisées en classes, ce n’est pas en s’étayant seulement sur le besoin matériel de subvenir au minimum vital : le désir de possession doit d’après Veblen se comprendre avant tout en tant que besoin de se distinguer [7]. Pour dégager la signification de la propriété dans l’histoire et le rôle que celle-ci joue au sein de l’organisation sociale, il s’avère donc nécessaire de pluraliser le concept d’économie, afin de faire ressortir, au côté de l’économie définie comme logique fonctionnelle de la production et de la consommation, la dimension non-utilitaire de l’économie déterminée en tant que logique symbolique d’exposition des richesses perçues comme des signes distinctifs. C’est d’ailleurs ce geste consistant à explorer les différentes facettes de la logique économique, que l’on ne doit pas réduire à l’expression du seul intérêt pécunier, qu’a poursuivi Pierre Bourdieu en élaborant une sociologie ayant pour objet l’espace social et la pluralité conflictuelle des champs qui anime celui-ci : le capital ne doit plus dès lors s’entendre en un sens purement économique puisqu’il est nécessaire de se représenter à côté du capital économique d’autres formes de capital tout aussi importantes : le capital culturel, le capital social et le capital symbolique, qui est la forme socialement reconnue prise par les différentes espèces de capital [8].

Il faut donc admettre qu’un système économique n’a pas nécessairement pour seule finalité la production de biens ou de services utiles conçus selon le principe de l’« utilité impersonnelle » [9], pour reprendre une expression centrale chez Veblen. Ainsi à partir du moment où, moyennant l’inventivité et le progrès technique, l’on produit plus que ce qui est nécessaire sur le plan vital, la production consistant à créer des richesses en termes d’« utilité impersonnelle » implique la formation d’un supplément impropre à la consommation, puisque dépassant ce qui est strictement nécessaire à la reproduction de la vie [10]. C’est à partir de ce moment initial que l’on peut parler d’une double économie – une économie de la production des biens et des services utiles à la vie, et une économie de leur manipulation symbolique par la classe possédante, la création dans le cours du processus productif d’un surplus pouvant revêtir deux formes : celle consistant à faire de cette « valeur ajoutée » la base à partir de laquelle il est possible d’investir dans la perspective de profits toujours supérieurs, l’autre devant se comprendre en tant que possibilité d’une dilapidation orientée sans autre finalité que son caractère ostentatoire conférant honneur et prestige à celui qui sait dépenser sans compter, et par là montre qu’il est comme indifférent à la logique de l’intérêt matériel. Les classes dominantes confirment ainsi leur souveraineté dans le domaine matériel en la redoublant sur le plan symbolique. Le pouvoir économique dont elles disposent, pris en son acception la plus stricte, marche en parallèle avec leur pouvoir en matière de maîtrise des symboles, leur privilège en termes de capital économique se doublant de la main mise sur le capital symbolique, pour parler comme Bourdieu. Si l’institution de la propriété doit donc d’être entendue au sens économique de la possession des ressources nécessaires au confort vital, ce n’est qu’à la condition de percevoir dans le même mouvement cette institution en une signification qui excède de loin sa seule portée économique, et qui fait signe vers sa dimension de prestige ostentatoire, dont les profits ne sont nullement matériels, mais purement symboliques.

Reste que l’on doit s’interroger sur le sens qu’il convient de conférer à la tendance consistant pour les possédants à faire l’étalage du luxe, en gaspillant sur un mode ostentatoire les richesses nées du labeur auquel se livre les classes travailleuses. En d’autres termes : suivant quelle perspective appréhender la naissance d’une classe oisive, à qui revient la charge de dilapider ce que d’autres ont contribué à produire ? Ce qui doit conduire à poser la question suivante : pour quelles raisons l’instinct artisan, qui pousse l’homme à faire son travail le mieux possible, en référence à un souci de rendement et d’efficacité, a débouché historiquement sur ce que Veblen nomme « la comparaison provoquante » [11] et la volonté pour les hommes de se mesurer les uns avec les autres dans l’optique de voir reconnu leur prestige, et ceci dans une surenchère sans terme définitif ? [12] Est-ce un trait structurel lié à l’existence d’une nature humaine universelle, ou bien cela relève-t-il d’un simple accident lié à des événements historiques contingents, n’ayant donc comme tels aucune nécessité intrinsèque ? Pour poser la question sous la forme d’une alternative : soit il est possible de réfléchir à partir de Veblen une histoire des pratiques ostentatoires, en matière de culture et de modes de consommation, pensable précisément comme historicité, c’est-à-dire sous la forme d’une suite articulée et significative de systèmes symboliques, qui ne serait ni intégralement déterminée, ni totalement aléatoire. Soit il faut à l’inverse réduire l’histoire de la culture et de ses modalités d’expression à une succession brute de formes symboliques dont il serait impossible de rendre véritablement compte – tout ce que l’histoire de la culture pourrait faire consistant à déconstruire sans plus l’arbitraire des systèmes de signes distinctifs propres à chaque société.

La postérité de Veblen chez Bourdieu et Baudrillard

C’est dans le cadre tracé par cette alternative que l’on peut situer l’héritage de Veblen en matière de loisir et de consommation ostentatoire dans la sociologie française des années 1970 : Pierre Bourdieu et Jean Baudrillard font en effet référence plus ou moins explicitement à la théorie de la classe de loisir pour étayer leurs analyses de la distinction en ce qui concerne le goût, les manières de consommer, et plus largement les pratiques culturelles. Si les positions défendues à ce sujet par Bourdieu s’inscrivent dans un registre purement sociologique, les analyses de Baudrillard, influencées par Henri Lefebvre et surtout Roland Barthes, se situent pour leur part davantage sur un plan sémiologique.

Bien qu’il reconnaisse la valeur de certaines analyses de Veblen, notamment celles relatives à la détermination du goût du consommateur, Bourdieu n’entend pas se situer dans la lignée directe de Veblen pour tout ce qui concerne la logique de la distinction culturelle. En fait, le principal mérite de Veblen d’après Bourdieu aura consisté à rompre avec la conception naïve et tronquée de l’agent économique qui est celle de la théorie économique classique [13]. Définissant à cet égard l’homme en tant que
« structure cohérente de propensions et d’habitudes qui cherchent leur réalisation et leur expression dans le développement d’une telle activité » [14], Veblen élabore en effet un modèle du comportement humain qui se situe aux antipodes de la représentation courante en termes de réaction à des stimulations provenant du monde extérieur. L’activité psychique ne doit donc pas se comprendre à la manière d’un effet causé par une excitation traduisible en termes neuro-physiques, c’est au contraire le psychisme qui projette sur la réalité extérieure des schèmes intentionnels, permettant la sélection dans le réel de la dimension faisant explicitement sens pour l’individu au moment où celui-ci entreprend tel type d’action [15]. Tout se passe un peu comme si Veblen avait anticipé la notion centrale chez Bourdieu d’habitus, qu’on ne doit nullement confondre selon ce dernier avec le fait d’être absolument conditionné par l’appartenance à tel milieu social, mais qu’il faut davantage se représenter comme « spontanéité conditionnée » [16], en tant qu’il offre une prise pratique sur un aspect du monde social dont la configuration dépend de ce que l’agent projette sur lui en même temps qu’il détermine le cadre de ce qui peut faire sens pour ce dernier. Bourdieu se sépare toutefois de Veblen sur la question de savoir dans quelle mesure il est permis de parler d’une recherche délibérée de la distinction chez le détenteur d’un signe ostentatoire de différenciation sociale. Bourdieu soutient à ce sujet l’idée que les personnes titulaires des formes de la haute culture n’ont précisément aucunement besoin de chercher à se différencier : le fait pour elles d’occuper une position dominante dans l’espace de distribution des biens symboliques implique justement qu’il ne soit nullement nécessaire en ce qui les concerne d’exposer ouvertement une velléité de distinction, le mouvement par lequel elles affichent ostentatoirement leur différence devant se faire pour ainsi dire naturellement, comme si à la base ces personnes étaient nées porteuses de signes intrinsèquement distinctifs [17].

En ce qui concerne Baudrillard, c’est dans son troisième livre Pour une critique de l’économie politique du signe [18], publiée en 1972, que celui-ci va se référer à Veblen de manière très explicite et fort positive. Dans cet ouvrage qui fait suite à ses deux premiers livres Le système des objets [19] et La société de consommation [20], Baudrillard cherchait à mettre en œuvre une critique de la forme-signe ou de la valeur-signe, de même que Marx s’était livré à une critique de la forme ou de la valeur-marchandise au travers de sa critique de l’économie politique. Il s’agissait pour Baudrillard de faire ressortir la configuration prise par le capitalisme contemporain, et de poursuivre en la radicalisant la critique de l’économie politique faite par Marx à son époque : sa réflexion avait pour but de montrer que la société de consommation impliquait un rapport social entre les individus médiatisé par les signes sous l’égide du code. Si la production capitaliste est en effet pensée de manière fondamentale comme production de marchandises et avènement d’un ordre marchand généralisé, il faut en même temps concevoir, d’après Baudrillard, que désormais ces marchandises sont produites en tant que signes. Il serait dans cette optique impropre d’assimiler le fait de consommer à la seule logique de la satisfaction des besoins, ce qui est la tendance réductrice propre à l’économie traditionnelle percevant l’homme tel un agrégat de désirs cherchant à s’assouvir dans l’obtention de tel ou tel bien.

C’est d’ailleurs ce postulat platement « matérialiste » que critique Veblen lorsqu’il fait ressortir le caractère insatiable du désir de richesse, qu’aucune possession ne saurait véritablement combler [21]. La motivation à la base de la volonté d’accumulation n’est pas d’après Veblen le progrès en termes d’abondance matérielle, mais bien davantage la compétition pour être reconnu en vertu des honneurs conférés par la consommation ostentatoire [22]. C’est pourquoi le désir de distinction ne peut jamais être totalement satisfait : il débouche immanquablement sur une surenchère, où à chaque degré de l’échelle pécuniaire atteint correspond la volonté de se distinguer à nouveau en cherchant à atteindre un degré supérieur de différenciation, et ceci dans un mouvement indéfini sans fin clairement assignable [23]. Ce qui ne veut pas dire que le projet d’une amélioration des conditions de la vie matérielle soit devenu caduque avec l’émergence du rapport de rivalité pécuniaire : c’est simplement l’instinct artisan qui s’est changé insensiblement en un désir de reconnaissance au travers la mise de place de procédures rendant possible l’évaluation des mérites de chacun par la comparaison réciproque. Autrement dit, dès qu’il y a possession d’un arsenal de biens afin d’en tirer un profit ne serait-ce que matériel, il y a dans le même mouvement nécessairement passage à un niveau de « comparaison provoquante » [24]. Le passage de l’état de barbarie, caractérisé par la lutte violente pour l’accaparation et la domination de l’instinct de rapine, à un état relativement pacifié marqué par l’avènement de l’économie artisanale et le passage à l’économie industrielle aura consacré le privilège accordé au simple fait d’être propriétaire [25]. L’existence s’étant pacifiée, l’exhibition des exploits guerriers ou de la propriété issue du vol perd de sa valeur au profit de la capacité à devenir un propriétaire reconnu : la vie économique ayant pour ainsi dire fait l’objet, en termes wébériens, d’une rationalisation, prendre le risque de la mort pour prouver aux yeux des autres que l’on est un être digne d’estime n’a plus ni grand intérêt, ni grand sens. Il suffit désormais d’exposer au regard du public les biens et les marchandises possédées, l’appropriation attestant d’une position dominante dans la lutte pour l’existence [26].

Baudrillard va reprendre l’idée du caractère intrinsèquement ostentatoire de la propriété, en montrant qu’il faut généraliser l’approche de Veblen afin de comprendre ce qui se joue dans le fait de consommer. Pour que soit en effet consommé un objet, affirme Baudrillard, encore faut-il d’abord qu’il soit structuré comme signe et perçu comme tel par le sujet. Ce n’est que parce qu’il peut devenir signe, et ainsi s’abstraire de la relation concrète en termes de fonctionnalité qu’il entretient avec l’individu, que l’objet peut finalement se métamorphoser en un bien de consommation et entrer ainsi dans une relation abstraite avec tous les autres objets-signes pour ensemble former système – le système des objets. Ce ne sont donc pas les objets en tant que ceux-ci possèdent une valeur d’usage, c’est-à-dire ce à quoi ils servent d’un point de vue fonctionnel, mais les objets en tant qu’ils ont le statut de signes et qu’ils sont organisés en tant que système [27]. Ces signes, il faut d’après Baudrillard, les concevoir comme des signes distinctifs, au sens où Veblen parle des loisirs et de la consommation de luxe comme des loisirs et de la consommation ostentatoire [28].

De là l’idée de Baudrillard avancée qu’il ne saurait y avoir de limites à la consommation, en tant précisément que la consommation s’avère être une consommation de signes. Si la consommation induisait des activités et des pratiques étayées sur une base matérielle, par exemple la satisfaction des besoins, elle pourrait se référer à un principe de réalité à partir duquel il deviendrait possible de la gérer raisonnablement. Or, en tant que signes, et précisément parce qu’ils ne sont pas des choses matérielles, les objets peuvent se multiplier à l’infini et susciter également à l’infini des désirs insatiables [29]. Non que Baudrillard aille jusqu’à affirmer que la consommation n’ait d’aucune manière à s’étayer sur le plan des besoins naturels, c’est également ce que dit Veblen, simplement ce qui selon lui est significatif pour comprendre un tel phénomène ne se situe pas à ce niveau, l’essentiel dans la consommation de masse consistant dans la réorganisation de ce niveau primaire (celui des besoins naturels) en un pur système de signes [30]. La consommation ne doit donc pas se comprendre suivant une logique individualiste d’appropriation de la valeur d’usage des biens et des services mais selon une logique de production et de manipulation des signes [31]. La consommation doit ainsi être conceptualisée selon Baudrillard comme si elle formait un langage et relevait d’une analyse structurale [32]. C’est à partir de la référence à ce code que l’on peut comprendre de quelle manière les objets-signes s’ordonnent non seulement comme différences significatives mais aussi comme valeurs statutaires, et donc ostentatoires, dans un ordre hiérarchique [33]. D’où le recours assez explicite de Baudrillard à la linguistique structurale, où le langage est conçu comme un système de signes clos sur lui-même. Dans la linguistique structurale telle qu’elle est définie par Ferdinand de Saussure, chaque signe ne se définit pas par lui-même, ou d’après le rapport qu’il entretient à l’objet auquel il renvoie dans la réalité, mais par ce qui le différencie des autres signes. Sa valeur est donc purement différentielle (résultant de la relation entre les signes) et non référentielle (résultant de la relation des mots à la réalité) [34]. De même que le sens d’un signe linguistique ne doit pas se comprendre en référence à la chose qu’il est censé désigner mais ne vaut que parce qui le différencie de tous les autres signes, un bien de consommation n’a pas de valeur qui lui soit intrinsèque, il ne renvoie pas à un besoin naturel que l’individu chercherait à satisfaire, mais ne vaut que par tout ce qui le sépare des autres biens disponibles sur le marché.

Autant donc Bourdieu cherche à marquer ses distances avec Veblen, en prenant soin de rappeler à plusieurs reprises que la logique de la distinction ne peut être identifiée sans plus aux pratiques ostentatoires dont parle Veblen [35], autant Baudrillard fait référence à Veblen de manière fort élogieuse : celui-ci reconnaît à Veblen le mérite d’avoir fait ressortir le principe de différenciation inhérent à la logique de la consommation, qu’elle soit délibérément ostentatoire ou non, même si Veblen aurait peut-être eu le défaut de mettre en avant les interactions entre individus davantage que la structure globale de l’échange. Veblen aurait en tout cas d’après Baudrillard parfaitement compris le mécanisme qui structure la consommation : la théorie de la classe de loisir doit en définitive se comprendre en tant que théorie du système d’échange propre à la consommation au sein duquel est socialement produit un matériel de différences indexé sur un lexique de valeurs statutaires en vertu d’un code [36]. C’est seulement après coup que la fonctionnalité des besoins individuels censés s’assouvir dans la consommation de biens utiles voire nécessaires vient s’ajuster sur cette structure d’échange à laquelle elle fournit un alibi rationnel [37].

La différence d’avec l’Amérique de la fin du 19e siècle, c’est qu’aujourd’hui ce ne sont plus, d’après Baudrillard, les seules classes dominantes qui doivent aujourd’hui faire l’étalage de leur richesse, n’importe quel individu, quelque soit son rang, est sommé d’obéir à l’impératif de consommer et de montrer qu’il consomme, tout simplement parce qu’il doit jouer le jeu. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le luxe qui est ostentatoire, le dénuement peut l’être tout autant : l’impératif de prestige peut devenir tellement subtil qu’il lui faut emprunter des voies détournés, l’ascèse devenant un moyen paradoxal de se distinguer, comme l’atteste parfaitement d’après Baudrillard l’exemple de la nouvelle cuisine, où l’on paie très cher pour ne pas avoir grand chose dans son assiette. Dans le cadre de la consommation ostentatoire, le fait d’aller contre une valeur dominante ne constitue rien d’autre qu’une simple nuance dans l’ordonnancement hiérarchique des positions statutaires [38].

Arbitraire du signe linguistique et arbitraire du signe de distinction culturel

Toute la question désormais est de savoir quelle signification accorder à ce système de différences : est-il intégralement arbitraire, au sens où il n’y aucune raison objective justifiant par exemple le privilège accordé socialement à l’art, tenu en général pour la plus haute expression de l’esprit humain, par rapport au sport ? Ou bien faut-il le représenter comme reposant certes sur une part d’arbitraire, mais qui reflète cependant sur le plan social une certaine hiérarchie étayée sur des différences de capacités objectivement fondables ? On comprend l’intérêt qu’il peut y avoir à se référer au modèle de la linguistique structurale pour penser la réalité des faits sociaux et culturels, c’est particulièrement net dans le cas de Baudrillard, mais également en ce qui concerne Bourdieu, puisque celui-ci fait, pour étayer sa logique de la distinction, explicitement référence à Saussure dans un texte de 1989 [39]. Ainsi les procédures de différenciation qu’analyse Baudrillard à l’œuvre dans la société de consommation doivent au fond se comprendre au sens où rien dans le signe linguistique ne renvoie à un référent existant comme partie intégrante de la réalité. Pas plus que le signe ne vise la chose, l’affiliation à telle gamme de produits de beauté par exemple n’implique en rien la visée d’une idéalité objective en matière de beauté. Le sens de tel positionnement statutaire dans la structure d’échange qui est celle de la consommation s’explique sur un mode purement relationnel, à la manière où l’écart différentiel entre phonèmes est ce qui confère au signe linguistique sa signification. Les biens de consommation ou les pratiques culturelles ne renverraient donc à aucun référentiel transcendant le complexe de signes chargé de les désigner mais doivent se comprendre à la manière où un signifiant ne tire sa valeur et son statut que par ce qui le différencie de tous les autres signifiants. Contrairement en effet à ce que croit, d’après Bourdieu, le sens commun, ce qui est désigné sous le terme de « distinction » ne désigne aucune qualité innée intrinsèque, mais doit se comprendre au contraire en tant que simple différence au sein d’un système d’écarts qui sépare et relie les agents selon la place qu’ils occupent dans l’espace social où sont distribués les biens symboliques [40]. Autrement dit, la tendance des classes dominantes à faire passer leur privilège en matière de manipulation des signes de prestige, aussi bien dans l’ordre de la culture qu’en matière de consommation, pour la norme par excellence, peut dès lors faire l’objet d’une large mise en question.

Il faut toutefois se demander si, à partir de là, le caractère arbitraire des
pratiques culturelles peut s’analyser en référence à l’arbitraire du signe en matière linguistique. Consommation et culture sont-elles des réalités pensables en tant que langage, comme l’énonce Bourdieu dans son texte de 1989, ou plus précisément en tant que code ou combinatoire, à en croire Baudrillard ? Que les manières de sentir ou de consommer soient relativement arbitraires est quelque chose d’indéniable, la grande diversité des formes symboliques prises par l’esprit humain étant là pour l’attester. Il est pourtant loin d’être certain que la dimension institutionnelle des faits sociaux ayant trait au désir de prestige puisse se comprendre au sens où Saussure parle du caractère arbitraire du signe. Sans soute convient-il d’opérer une différence entre deux acceptions de l’arbitraire, l’une propre au phénomène de la langue, l’autre inhérent au caractère historique de l’existence humaine qui fait que rien n’est jamais donné naturellement mais toujours institué sur le plan social. En ce sens, l’arbitraire du matériau culturel à partir duquel opère le mécanisme de prodigalité distinctive doit sans doute se penser davantage en termes historiques que sous une forme structurale. L’interprétation du concept central chez Veblen de conduite ostentatoire est de ce point de vue très révélateur. Baudrillard estime qu’il faut faire à ce sujet une différence entre les pratiques somptuaires propres à l’aristocratie dans les sociétés traditionnelles, vecteurs de singularisation extrême, et la consommation de masse au sein de laquelle les différences résultent d’une programmation bureaucratique et prennent la forme de modèles collectifs régis par un code univoque – en ce sens il faudrait davantage parler de pseudo-différences. Manipuler des signes ostentatoires à des fins de prestige ne serait donc plus l’apanage de la classe oisive et la concurrence statutaire ne remplirait plus de fonction distinctive à proprement parler, l’essentiel consistant désormais par la consommation de masse à homogénéiser les individus davantage qu’à les différencier. Ainsi les distinctions statutaires propres à la société de consommation ne s’étaieraient pas sur des distinctions possédant une réalité objective. Les différences ne seraient dès lors plus des différences d’individus à individus mais des différences de modèles à modèles. Autant, d’après Baudrillard, il y avait dans les sociétés traditionnelles une logique de l’honneur propres à fonder des distinctions ayant une signification profonde – en ce sens le Potlatch n’était pas complètement arbitraire – autant au sein des sociétés modernes les marques de distinction se sont transformées en simulacres des valeurs aristocratiques perdues ne fondant plus aucune distinction véritable. Autrement dit, si la consommation ostentatoire n’était à l’origine pas complètement arbitraire, elle le serait devenue dans le cadre des sociétés de consommation, où l’essentiel est de montrer que l’on consomme [41]. De ce point de vue, même si l’interprétation que proposent Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner du concept de rivalité statutaire doit être distinguée de celle proposée par Baudrillard, il n’en reste pas moins qu’elle se situe dans le cadre d’une pensée structurale de la valeur. D’après leurs analyses [42], le valeur que confère tel bien ou telle pratique est en soi arbitraire, au sein de sociétés traditionnelles fondées sur la domination de caste aussi bien que dans des sociétés davantage démocratiques : la comparaison en référence au prestige doit se penser sur le mode de l’auto-référentialité, on ne doit pas commettre l’erreur de croire que la compétition pécuniaire s’étaierait sur des déterminations objectivement fondées. Au fond, pour reprendre l’analyse de Gislain et Steiner, ce n’est pas parce qu’on est riche que l’on dépense et consomme de manière ostentatoire, conformément au modèle économiste traditionnel, mais c’est au contraire parce que l’on dépense et consomme, et qu’on l’exhibe, qu’on est riche et surtout reconnu comme tel [43].

Sur la question de l’arbitraire de la distinction somptuaire, Veblen note dans son introduction à la Théorie de la classe de loisir que l’émergence d’une classe oisive s’explique historiquement par le partage discriminant qui a été opéré très tôt entre les travaux dignes et les travaux indignes [44]. Les activités caractérisées comme dignes sont constituées par les exploits (le fait de vaincre à la guerre notamment), au contraire rentreront dans la catégorie des activités qui ne peuvent faire l’objet d’une valorisation toutes celles qui ont trait aux nécessités de la vie quotidienne (l’entretien de la maison par exemple) [45]. C’est de là que serait née la discrimination entre le noble et le vulgaire, soit entre ce qui est reconnu comme digne d’estime et d’intérêt, et ce qui tellement répandu qu’il en devient le lot commun, et interdit tout effort pour se singulariser et sortir de la masse. Le partage entre les classes supérieures, vouées à la manipulation des signes de prestige, et les classes inférieures, condamnées au travail monotone, repose sur ce type de distinction. Or, d’après Veblen, cette opposition est politiquement et moralement arbitraire bien qu’elle puisse aussi s’expliquer puisqu’elle se fonde sur de solides motifs historiques. Si l’économie ne met généralement guère l’accent sur ce genre de distinction, c’est d’une part en raison de son utilitarisme qui l’empêche de comprendre pourquoi l’institution sociale accorde finalement une immense valeur aux activités et aux choses inutiles, d’autre part parce que conformément à un mouvement de démocratisation qui a affecté l’ensemble des domaines de la vie sociale, la ségrégation entre les classes supérieures et les classes inférieures est aujourd’hui moins flagrante et emprunte des formes euphémisées. Pourtant, affirme Veblen, cette distinction qui passe entre le noble et le vulgaire, n’a rien d’imaginaire et renvoie à une réalité historique profonde, qu’il s’est justement employé à dégager, et qui continue d’avoir une grande importance dans le monde moderne [46]. Pour arbitraire que soit le phénomène de partage entre le distingué et le vil, il n’en reste pas moins justiciable d’une analyse rationnelle. En ce sens, son caractère arbitraire tient uniquement au fait que la domination d’une classe oisive ne repose selon Veblen sur aucune justification politique ou éthique, puisque du point de la rationalité économique et sociale, l’existence d’une classe parasitaire qui ne contribue en rien à l’effort productif a quelque chose de scandaleux. Arbitraire signifie donc ici injuste. Du coup, il semble qu’on ne puisse guère confondre cette forme d’arbitraire avec l’arbitraire du signe dont parle Saussure, qui n’a en soi rien de particulièrement injuste, mais qui est tout simplement immotivé, au sens où il n’y a rien de naturel à désigner telle chose par tel mot [47] : ce qui fait le caractère arbitraire du choix du signe linguistique pour désigner tel objet vient de ce qu’il ne peut s’expliquer qu’en référence à une logique de l’aléatoire, ne pouvant se prévaloir d’aucune rationalité autre que pratique : assurer la communication entre les locuteurs qui se sont implicitement mis d’accord pour appeler telle chose par tel mot. Car les locuteurs partageant une même langue ne peuvent fonder le fait qu’ils se comprennent en une transcendance assurant la pleine naturalité du rapport entre le mot et la chose. Personne n’est au fond lésé que l’on ait donné tel ou tel nom à telle ou telle chose, ce qui n’est évidemment pas le cas pour ce qui concerne les pratiques culturelles, fondées sur une hiérarchie et un système de valeurs normatifs tout à fait discutables : de ce point de vue, le mépris pour des pratiques de loisir jugées vulgaires est arbitraire, il faut entendre par là injustifiable, relevant d’un jugement de classe sans autre fondement que les contingences de l’histoire, ce qui ne veut nullement dire immotivé (au sens de Saussure). Il y a en effet selon Veblen des motifs historiques permettant d’expliquer (ce qui ne revient nullement à justifier) le partage entre le noble et le vulgaire. Davantage que d’arbitraire, il conviendrait de parler d’une indétermination ou d’une contingence relative des systèmes symboliques, qui renvoient selon Castoriadis à un imaginaire premier dont le symbolisme n’est que l’instrumentation.

Historicité des pratiques culturelles ? (Barthes, Castoriadis)

Faire l’histoire des pratiques culturelles et des systèmes de représentation impliquerait donc de rompre avec le paradigme structuraliste, impropre à rendre compte de la dimension imaginaire centrale pour la compréhension de ce que Castoriadis nomme le « social-historique ». Comme le faisait en effet remarquer Roland Barthes dans un texte de 1965, penser en termes de code conduit à des analyses structurales tendant à créer des synchronies plus ou moins artificielles, ce qui suscite l’impression que l’histoire s’est d’une certaine façon arrêté [48]. De là la question qui semble s’imposer : un structuralisme diachronique, c’est-à-dire susceptible d’intégrer la dimension de l’histoire, est-il possible ? [49] On peut en douter : comme le remarquait Barthes lui-même dans son Système de la mode, la naissance d’une mode nouvelle ne constitue en rien l’aboutissement d’une évolution historique, mais résulte d’un décret arbitraire qui est l’émanation d’une instance plus ou moins anonyme – ce que Barthes appelle le « fashion-group » [50]. Barthes va jusqu’à affirmer que la mode, parce qu’elle n’est redevable d’aucune évolution, est soustraite à l’ordre du temps [51] – comme telle, elle ne relève pas de l’historicité, qui présuppose qu’à partir du présent il soit possible d’orienter l’histoire selon une certaine direction sans pour autant que le futur soit comme tel prévisible. La même chose vaut pour les pratiques culturelles. Défendre de ce point de vue avec Bourdieu l’idée que la sacralité de l’art résulte avant tout d’une décision arbitraire de l’institution conférant un caractère prétendument sacré à quelque chose valant d’abord comme moyen de distinction [52] reste partiel tant qu’on a pas répondu à la question de savoir pourquoi c’est dans l’art précisément, et pas dans le jardinage par exemple, que les dominants trouvent de quoi snober les masses incultes [53].

A suivre en effet Castoriadis, ce serait en fonction d’un imaginaire premier que l’art s’est vu dans le monde moderne affublé de la transcendance dévolue autrefois à la religion. Et cet imaginaire radical, s’il reste irréductible à la simple causation, constitue néanmoins un phénomène inscrit dans une historicité, qui pour être contingente, ne peut toutefois pas être conçue comme un pur arbitraire, car c’est en elle que les hommes créent des significations imaginaires en référence auxquelles ceux-ci donnent sens à leur vie. En percevant la réalité sociale au seul prisme du langage, et en concevant de surcroît le langage sous l’angle de la codification, on oblitère ce qui de la culture est irréductible à la logique du signe. C’est parce qu’il pousse ainsi l’arbitraire du signe à son paroxysme que Baudrillard finit par éliminer tout rapport avec la réalité : la logique du code qui transforme l’objet en signes est tellement nécessaire au fonctionnement de l’économie politique qu’il serait complètement vain selon lui de vouloir retrouver le paradis perdu de l’utilité et du désir, en fantasmant comme le fait Marx sur un âge d’or de la valeur d’usage [54]. L’emprise du signe est en effet telle qu’elle rend comme logiquement impossible la représentation d’un référent matériel auquel le signe serait censé renvoyer. L’acte de consommer, pris comme tel, ne renverrait à aucun référentiel matériel existant en soi dans la réalité : le référent ne serait d’après Baudrillard qu’un effet de réalité, qui viendrait de la nécessité pour la valeur-signe de se donner un alibi en accréditant l’idée qu’il y a bien dans le réel quelque chose comme un objet-référentiel possédant une valeur d’usage, que ce soit un besoin naturel à satisfaire à travers la consommation ou une réalité concrète à laquelle le signifié est censé renvoyer [55]. Tout se passe un peu comme si nous nous trouvions dans l’acte de consommer en présence d’un signifiant déconnecté non seulement de tout lien avec le signifié, mais qui plus est sans rapport à un référentiel objectif, à savoir le bien à consommer. Le référentiel ne serait ainsi d’après Baudrillard qu’une façon d’extrapoler la structure propre au signe, avec son découpage signifiant/signifié, à la réalité phénoménale. Le code jouant le rôle de principe de réalité, le référent serait en fait tout entier structuré selon la logique du signe, dont il constituerait en quelque sorte un simple effet [56].

Ainsi, dans un registre similaire, affirmer comme Lévi-Strauss que la série des structures et leur déploiement dans l’histoire correspond à une série de coups de dés [57], c’est certes pointer une dimension essentielle du social-historique, qui relève précisément de la logique ensembliste-identitaire, et qui est régie par une rationalité de type probabiliste : la métaphore du jet de dés indique à juste titre que, si n’importe quel résultat n’est pas possible, en ce sens que la gamme des combinaisons possibles n’est pas extensive à l’infini, aucun déterminisme intégral ne peut par ailleurs rendre compte du fait de tel ou tel « tirage ». Il est cependant réducteur de réduire la question du social-historique à ce seul aspect. Affirmer que n’importe quel résultat n’est pas possible n’a en effet de sens que si l’on peut établir a priori l’ordre combinatoire qui règle l’apparition et la disparation des différentes sociétés ; or, dans le cas de l’histoire, la constitution de cette rationalité ne peut se faire qu’a posteriori, c’est-à-dire à partir de la prise en compte de l’histoire déjà faite – l’une des tâches de l’historien consistant précisément à faire ressortir la logique à l’œuvre dans ce qui lui apparaît comme objet historique déjà constitué. Sauf à régresser dans une forme de métaphysique, il est donc, d’après Castoriadis, impossible de poser une combinatoire intégrale qui épuise la totalité des possibles inscrits dans le processus historique global, les « éléments » constitutifs de cette combinatoire n’étant pas déductibles a priori : réduire la succession des différentes sociétés à un tirage aléatoire revient en effet à oblitérer la question du sens même de cette succession, qui est le problème de l’historicité par excellence [58] : si les sociétés ne sont évidemment pas soumises à un déterminisme intégral qui les structure selon un ordre causal nécessaire, leur succession relève néanmoins d’un sens profond qui fait que, loin d’être indépendants les uns des autres, les « tirages » produisent des « résultats » à la fois libres et déterminés, le passé conditionnant le futur de façon non exhaustive [59].

C’est donc sans doute en donnant la primauté à l’imaginaire sur le symbolique, dont celui-ci n’est que l’instrumentation, qu’il peut devenir possible de réfléchir l’arbitraire des faits culturels dans le cadre d’une histoire qui puisse par ailleurs faire sens pour les hommes.

NOTES

[1Voir Thorstein Veblen,
« Why is Economics not an evolutionary science »,
dans The Place of Science in Modern Cilivization and Others Essays, London, Routledge/Thoemmes press, 1994, p. 77. Sur la nécessité de réencastrer le marché au sein de la société pour comprendre ce qu’est l’économie, voir plus généralement Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, La fabrique, 2005, rééd. Flammarion, « Champs/Essais », 2011, notamment pp. 67-166.

[2Voir François Bourricaud, L’individualisme institutionnel. Essai sur la sociologie de Talcott Parsons, PUF, « Sociologies », 1977, pp. 157-158.

[3Voir Georges Bataille, « La part maudite », Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard, « NRF », 1976, rééd. 1992, pp. 51-65.

[4Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, trad. L. Evrard, Paris, Gallimard, 1970, rééd. Tel-Gallimard, 2014.

[5Voir ibid., pp. 17-25.

[6Voir ibid., p. 20.

[7Voir ibid., p. 20.

[8Voir Pierre Bourdieu, notamment
« Espace social et genèse des ’classes’ », dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points/Essais », 2001, p. 295.

[9Voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, op. cit., notamment p. 66. Sur ce point, voir aussi Olivier Brette, « Valeur, marché et progrès », European Journal of Economic and Social Systems, Vol. 26 (1-2), 2014, p. 65. http://ejess.revuesonline.com/article.jsp?articleId=19837.

[10Voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, op. cit., p. 15.

[11Voir ibid., p. 25.

[12Voir ibid., pp. 12-13.

[13Voir Pierre Bourdieu,
Les structures élémentaires de l’économie, Paris, Seuil, « Liber », 2001, pp. 259-260.

[14Thorstein Veblen, « Why is Economics not an evolutionary science », op. cit., p. 74.

[15Voir Annie Vinokur, La pensée de la dissidence dans la pensée économique américaine, Paris, LGDJ, 1969, p. 34.

[16Pierre Bourdieu, Les structures élémentaires de l’économie, op. cit., p. 260.

[17Voir Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1987, pp. 22-23.

[18Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, rééd. Tel-Gallimard, 2007.

[19Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, « NRF-Essais », 1968.

[20Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, rééd. Folio-Essais, 1991.

[21Voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, op. cit., p. 23.

[22Voir ibid., notamment pp. 17-25.

[23Voir ibid., p. 23.

[24Voir ibid., pp. 20-21.

[25Voir ibid., pp. 12-13 et 20-22.

[26Voir ibid., pp. 21-22.

[27Voir Jean Baudrillard, Le système des objets, op. cit., pp. 274-283.

[28Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., pp. 7-94.

[29Voir Jean Baudrillard, Le système des objets, op. cit., pp. 282-283.

[30Voir Jean Baudrillard, La société de la consommation, op. cit., p. 111.

[31Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 7-8.

[32Voir Jean Baudrillard, La société de consommation, op. cit., p. 110-112.

[33Voir ibid., p. 110-112.

[34Voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1972, rééd. Payot, « Bibliothèque scientifique », 1993, pp. 162 et 166.

[35Voir Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des ’classes’ », op. cit., p. 305 ; Choses dites, op. cit., p. 22.

[36Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 77. Sur Veblen, voir également Théorie de la classe de loisir, op. cit., pp. 9-11.

[37Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 77.

[38Voir ibid., p. 80.

[39Voir Pierre Bourdieu, « Espace social et espace symbolique », dans Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, rééd. « Points/Essais », 1996, pp. 15-29.

[40Voir ibid., p. 24.

[41Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., pp. 137-139.

[42Voir Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner, La sociologie économique. 1890-1920, Paris, PUF, « Sociologies », p. 127.

[43Voir ibid.

[44Voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, op. cit., p. 7.

[45Voir ibid.

[46Voir ibid., pp. 8-9.

[47Voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., pp. 100-101. Sur l’arbitraire propre à la mode, voir Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, pp. 219-221.

[48Voir Roland Barthes, « Réponse à une enquête sur le structuralisme », Œuvres complètes I, 1942-1965, Paris, Seuil, 1993, pp. 1533-1534.

[49Voir ibid., p. 1534.

[50Voir Roland Barthes, Système de la mode, op. cit., p. 219.

[51Voir ibid.

[52Voir Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1979.

[53Voir sur ce point l’argument de Charles Taylor, « Reply and re-articulation », Philosophy in an âge of pluralism. The philosophy of Charles Taylor in question, éd. J. Tully, Cambridge, University press, 1995, pp. 241-242 .

[54Voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., pp. 154-171.

[55Voir ibid., pp. 172-199.

[56Voir ibid., pp. 182-190.

[57Voir Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, rééd. Presses-Pocket, « Agora », 1997, pp. 411-414.

[58L’obsession de la formalisation logique qui est celle du structuralisme conduit selon Castoriadis à l’élimination du sens.

[59Voir Cornelius Castoriadis « Structure et création », Histoire et création. Écrits philosophiques inédits 1945-1967, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2009, p. 110.