Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jérôme Soldani

Les yeux et le cœur de lʼanthropologie : un autre regard sur Franz Boas

Texte publié le 1er juillet 2014

Retour sur un classique de l’anthropologie, à l’occasion de la publication de l’ouvrage dirigé par Michel Espagne et Isabelle Kalinowski (dir.), Franz Boas. Le travail du regard, Paris, Armand Colin, Collection Recherches, 280 pages, 2013.
Jérôme Soldani est anthropologue, post-doctorant à lʼInstitut dʼHistoire de Taïwan, Academia Sinica (Taipei), chercheur associé à lʼInstitut dʼethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec, UMR 7307, Aix Marseille Université), à lʼInstitut dʼAsie Orientale (IAO, UMR 5062, ENS de Lyon) et à lʼantenne Taipei du Centre dʼÉtudes Français sur la Chine contemporaine (CEFC, UMIFRE 18)

Franz Boas, né à Minden en 1858 et mort à New York en 1942, demeure une figure majeure de lʼanthropologie. Une abondante littérature, essentiellement anglophone, est consacrée à ses travaux dans presque tous les domaines de lʼanthropologie, à sa formation, à sa carrière académique et muséologique, à ses relations avec ses pairs, à ses élèves et ses informateurs, à sa vie privée et à ses engagements politiques, contre le racisme plus particulièrement [1]. Considéré aux États-Unis comme le père fondateur de lʼanthropologie américaine, son œuvre y est enseignée comme une lecture incontournable et fait aujourdʼhui encore lʼobjet dʼabondantes discussions ou de redécouvertes [2]. Elle reste cependant mal connue en France où peu dʼouvrages et de traductions lui ont été consacrés [3].

Les pères de lʼanthropologie française que sont Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss se sont pourtant amplement appuyés sur Boas dans leurs propres travaux. Dans son Essai sur le don, Mauss a largement mobilisé le matériau ethnographique collecté par Boas dans son étude du potlatch chez les Kwakiutl (Kwakwakaʼwakw) [4]. Lévi-Strauss, qui signe lʼentrée sur Boas dans le Dictionnaire de lʼethnologie et de lʼanthropologie dirigé par Pierre Bonte et Michel Izard, commente longuement la postérité de son œuvre et souligne les questions qu’il a laissées en suspens dans l’introduction à son Anthropologie Structurale [5].

Contribuer à combler ce manque dans la littérature en langue française et proposer une lecture nouvelle des orientations théoriques de Boas, telle est la lourde tâche que sʼassigne le collectif récemment édité par Michel Espagne et Isabelle Kalinowski. Intitulé Franz Boas. Le travail du regard, cet ouvrage est issu du colloque éponyme qui s’est tenu au musée du quai Branly les 18 et 19 novembre 2011. En dehors de ses qualités intrinsèques, sa seule ambition de faire découvrir les travaux de Boas aux lecteurs francophones justifie que l’on s’y attarde.

Plutôt que de se limiter à une simple présentation ou à un résumé général du collectif dirigé par Espagne et Kalinowski, la présente contribution propose de replacer cette étude dans le contexte des débats, actuels et anciens, autour de Boas, ainsi que de détailler les arguments et les démonstrations de chaque contributeur. Il sʼagit de fournir aux lecteurs francophones quelques clés de compréhension des travaux de Boas, sans en réduire la subtilité et la complexité. Il sera alors possible de mieux mesurer la postérité scientifique de son œuvre et la portée de son engagement politique en Amérique du Nord.

Anthropologue américain d’origine allemande, formé aux mathématiques [6] et à la physique, Franz Boas soutient une thèse de doctorat en 1881, à lʼUniversité de Kiel, sur la réfraction de la lumière dans l’eau. Lecteur enthousiaste de Cosmos dʼAlexandre von Humboldt (1769-1859), il étudie aussi la philosophie kantienne avec Kuno Fischer (1824-1907). Il travaille auprès du prolifique Adolf Bastian (1826-1905) au Musée ethnographique de Berlin et sʼinspire de lʼAnthropogéographie de Friedrich Ratzel (1844-1904). Ces influences ouvertement revendiquées valent à Boas (ainsi quʼà certains de ses élèves) dʼêtre rattaché au courant diffusionniste. Pourtant, sa position reste le plus souvent critique à l’égard de certaines outrances du diffusionnisme, comme de celles du courant évolutionniste, dénonçant pour lʼun comme pour lʼautre la nature arbitraire de leurs reconstructions historiques. Boas invalide empiriquement l’hypothèse évolutionniste selon laquelle il existerait des sociétés sans histoire. La « culture occidentale », auparavant considérée comme l’étape ultime de l’évolution des sociétés, perd son statut de référent supérieur dans une hypothétique marche de l’humanité vers le progrès.

Boas ne nie pas pour autant l’existence de phénomènes de diffusion, dont l’observation est méthodologiquement plus aisée que celle des dynamiques strictement internes et qui constituent selon lui une clé pour lʼanalyse des faits historiques. « Pour comprendre lʼhistoire, il est nécessaire de connaître non seulement la façon dont sont les choses, mais comment elles en sont venues à être » [7]. Il souligne que ces phénomènes sont cependant soumis à des conditions contraignantes liées aux caractéristiques de la société d’accueil, s’exprimant au travers d’un nombre non fini de domaines (langage, art, croyances, etc.), qui peuvent notamment conduire à un échec du processus de diffusion lui-même [8].

En préalable à l’étude des processus de diffusion (recouvrant les phénomènes dʼemprunt, dʼappropriation et de réinterprétation), Boas fixe les limites de la méthode comparatiste, qui doit rester selon lui subordonnée à une démarche inductive [9]. Il se garde de toute réification des cultures. Celles-ci reposent, en dernière analyse, sur les expériences individuelles. Rejetant le déterminisme environnemental, il assigne à l’ethnologie le but de comprendre la vie de l’individu telle que la société la façonne, tout autant que la manière dont la société se modifie elle-même sous l’action des individus qui la composent et qui ne sont jamais absolument contraints par ses lois [10]. De ce point de vue, Boas penche davantage du côté des travaux de Gabriel Tarde (1843-1904) dans Les lois de l’imitation (1890) - qui tiennent autant compte des emprunts que des innovations dans les échanges culturels - que de ceux dʼÉmile Durkheim (1858-1917) dans Les règles de la méthode sociologique (1895), où la société détient une part importante de détermination des individus.

Boas débute ses enseignements à l’université Columbia de New York en 1896, avec un cours sur lʼanthropologie physique. Il y devient professeur titulaire dʼanthropologie en 1899 et initie le premier programme doctoral dans cette discipline aux États-Unis. Il est le professeur de toute une génération d’anthropologues américains : Alfred L. Kroeber (1876-1960), Clark Wissler (1870-1947), Robert H. Lowie (1883-1957), Edward Sapir (1884-1939), Melville Herskovits (1895-1963), Ralph Linton (1893-1953), Paul Radin (1883-1959), Alexander Goldenweiser (1880-1940), Esther Schiff Goldfrank (1896-1997), Ruth Benedict (1887-1948) et Margaret Mead (1901-1978). Plusieurs de ses élèves se montrent aussi critiques que lui à l’égard des théories diffusionnistes et s’inscrivent rapidement dans un autre paradigme, celui du culturalisme.

Consciente de la fragilité de toute prétention positiviste dʼune conception rationnelle du monde [11], l’approche boassienne se caractérise par une grande prudence théorique et méthodologique. Elle ne cherche pas à mettre en évidence des séquences de l’histoire de la culture dans son ensemble, mais se concentre plutôt sur les contacts entre cultures voisines. Elle est avant tout contextuelle, les cultures ne pouvant être appréhendées que dans leur milieu et les données historiques devant être scrupuleusement établies. Ainsi, ce sont moins les conséquences sociologiques et culturelles sur la culture réceptrice que les faits eux-mêmes qui sont tenus pour intéressants.

Si les phénomènes culturels sont bien le produit de lʼhistoire des sociétés, Boas rappelle, dans son introduction à Lʼart primitif (Primitive Art, publié en 1927), qu’ils sont sous-tendus par une unité de l’esprit humain : « Les processus mentaux sont fondamentalement les mêmes chez tous les hommes dʼaujourdʼhui, quelle que soit leur race et quelles que soient les formes culturelles considérées » [12]. Franz Boas est ainsi reconnu pour sa critique de toute forme de déterminisme (biologique, psychologique, géographique ou économique) et pour son engagement sans faille contre le racisme [13] et l’ethnocentrisme [14].

Parallèlement, Boas admet volontiers la pluralité des cultures et fonde son œuvre sur les trois piliers que sont le relativisme culturel, une approche contextualisante des cultures et une recherche de terrain basée sur lʼobservation et une méthode participative. Mais, ainsi que ses détracteurs le lui ont souvent reproché, et à la différence de Bronislaw Malinowski (1884-1942), Boas n’a jamais séjourné plus dʼune quinzaine de jours auprès de la même tribu. Il a néanmoins tiré avantage de ses propres déplacements pour mettre au cœur de ses investigations les dimensions mouvantes des sociétés, au sens propre comme au figuré.

Partageant son combat contre le racisme, ainsi quʼune même affinité pour les langues amérindiennes et la conscience de la nécessité dʼune coopération internationale pour la science, Boas se lie dʼamitié à Paul Rivet (1876-1958), avec qui il entretient un riche échange épistolaire durant lʼentre-deux-guerres. En août 1937, il se rend à Paris pour participer au Congrès international sur la population, dont Rivet est le vice-président, et débattre directement avec une délégation de raciologues allemands sur la question de la race. Il leur oppose ses résultats anthropométriques concernant les populations immigrées aux États-Unis. Rivet est, en compagnie de Lévi-Strauss, aux côtés de Boas, à New York, le 21 décembre 1942, quand ce dernier, juste après lui avoir déclaré de nouveau que le racisme était une monstrueuse erreur quʼil ne fallait cesser de combattre partout où il se trouvait, sʼéteint à l’âge de 84 ans [15].

En dépit de son immense contribution au développement de lʼethnologie, qui fait relativement consensus dans le milieu académique, et des bases de données monumentales quʼil a compilées et surtout ordonnées, Boas est généralement considéré comme un collecteur frénétique de détails, parfois jugés insignifiants, qui sʼest peu soucié des questions théoriques. Prisonnier de sa propre exigence, Boas se serait ainsi empêtré dans un empirisme forcené, coupant court à toute possibilité de synthèse et de généralisation qui lui aurait permis de laisser de grandes théories à la postérité. Certaines de ses aspirations et conclusions passent aussi pour contradictoires.

Lévi-Strauss pousse un peu plus loin la critique, reprochant à Boas de ne jamais sʼêtre soucié dʼexpliciter les logiques internes de sa pensée [16]. Dans son chapitre introductif à Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss se livre à une longue discussion sur lʼapproche anthropologique de Boas, et plus particulièrement ses positions envers lʼhistoire à lʼégard desquelles il se montre plutôt critique. Lévi-Strauss souligne en effet une contradiction interne aux orientations de Boas, à savoir lʼaspiration à reconstituer lʼhistoire d’un groupe humain tout en maintenant une exigence presque inaccessible en termes de faisceau de données à atteindre avant de se permettre une quelconque généralisation. Pour Lévi-Strauss, Boas « sʼinterdit de comparer » et, au mieux, peut-il recomposer une microhistoire qui, tout comme les macrohistoires évolutionnistes et diffusionnistes, échoue à proposer une reconstruction valide du passé [17].

Dans un même ordre dʼidées, Mauss reproche à Boas de sʼen tenir aux faits et, ce faisant, de se détourner des grands domaines dʼinvestigations sociologiques. Pour son étude du potlatch, il sʼappuie essentiellement sur Ethnology of the Kwakiutl, édité en 1921 par le Bureau of American Ethnology de la Smithsonian Institution de Washington, que Boas a coécrit avec son ami et principal informateur de la Côte Nord-Ouest, George Hunt. Si Mauss reconnaît volontiers la richesse des matériaux rapportés et décrits par Boas, il critique sa focalisation sur la culture matérielle, la linguistique et la littérature mythologique au détriment des aspects juridiques, économiques et démographiques. Il remet également en question la méthodologie de Boas qui consiste à désolidariser le mythe de sa dimension sociologique. Il relève néanmoins une description précise de Boas concernant le fonctionnement de la notion de crédit dans le potlatch [18]. Les commentaires de Mauss à propos du travail de Boas sur les Kwakiutl sont révélateurs de ce qui les oppose dans leur démarche, et qui ne repose pas tant sur le fait que le premier soit un homme de cabinet et le second un homme de terrain, mais sur la finalité que chacun assigne à la recherche. Là où Mauss pratique un vaste comparatisme pour dégager les règles universelles qui régissent les activités humaines et président à la reproduction des sociétés, Boas se montre plutôt attentif aux éléments disjonctifs par rapport aux normes et aux logiques de transformation des cultures [19].

Lʼouvrage collectif dirigé par Michel Espagne et Isabelle Kalinowski prend le contre-pied des reproches faits à Boas sur son faible apport théorique. Dans son introduction à l’ouvrage, Michel Espagne montre combien sa critique argumentée du paradigme évolutionniste, de même que son intégration de lʼhistoire, de la géographie et de la linguistique aux problématiques de lʼanthropologie inaugurent une rupture épistémologique dans laquelle s’engageront ses élèves [20]. Sa contribution monumentale à lʼanthropologie amérindienne et à la définition de lʼenquête ethnographique sont aussi déterminantes dans lʼhistoire du développement de lʼanthropologie comme discipline et comme champ légitime des sciences sociales. Il est par ailleurs notable que les deux directeurs du collectif présenté ici ne sont pas anthropologues, mais deux germanistes qui proposent de combler cette lacune et de « se réapproprier les textes de Boas sans se préoccuper au premier chef de leur postérité américaine » [21].

L’ouvrage se décompose en trois grandes parties. La première, intitulée « Histoires naturelles », est constituée de cinq chapitres (pp.13-105). Elle concerne plus spécifiquement la posture scientifique de Boas, notamment la façon systématique dont il lie dans son œuvre les sciences de la nature aux sciences sociales.

Le premier chapitre, écrit par Claude Imbert, professeur de philosophie à lʼÉcole Normale Supérieure (Paris), présente la trajectoire de Boas en tant qu’intellectuel et migrant allemand établi aux États-Unis. L’auteur revient sur le reproche fait à Boas par ses détracteurs dʼune posture, apparemment contradictoire, depuis laquelle il défend les singularités culturelles et historiques contre lʼévolutionnisme tout en se revendiquant dʼun naturalisme qui postule une certaine unité de la pensée humaine. Cʼest cette même conception, et une attitude intransigeante sur ce point étendue à son activité muséographique, qui conduisent Boas à démissionner du Museum of National History de New York en 1906. Le principal désaccord réside dans la façon de classifier et dʼexposer, Boas nʼétant pas enclin à céder à une muséographie résolument évolutionniste, cʼest-à-dire « déclinant dans une comparaison transversale et universelle lʼévolution des outils et des techniques où lʼOccident l’emporterait aisément » [22].

Un même principe naturaliste guide la méthode de travail de Boas sur le terrain qui détermine en retour ses critères dʼexposition muséographique. Des années avant Malinowski, il expérimente lʼimmersion dans les sociétés indigènes, quʼil sʼagisse des Inuits de la Terre de Baffin (1883-1884) ou des populations amérindiennes du Nord-Ouest américain (1886, puis à plusieurs reprises entre 1888 et 1931), jusquʼà mettre sa santé en péril et ne devant sa survie quʼau secours de ses hôtes. Il adopte surtout une méthodologie inductive, préférant laisser à ses interlocuteurs le loisir de digresser plutôt que dʼimposer un questionnaire rigide et préétabli, restant attentif aux détails (précisions de lieux, inflexions de la voix, etc.) comme aux erreurs manifestes dans les faits énoncés et aux hésitations dans les réponses.

Boas déduit de ce « cadrage indigène de lʼinformation » les modalités les plus adaptées à la catégorisation - et donc à lʼexposition - de la production matérielle (masques, mâts totémiques, etc.) et immatérielle (discours, mythes, danses, etc.) collectée sur le terrain [23]. Ce faisant, Boas initie une anthropologie visuelle et une anthropologie linguistique autonomes dans leur développement, ainsi quʼune muséographie qui ignore, tout comme son concepteur, lʼopposition entre nature et culture.

Lʼanthropologue Carlo Severi se penche aussi sur la généalogie intellectuelle de Boas dans le second chapitre, mais en se focalisant plus spécifiquement sur son approche de lʼart, notamment dans son ouvrage Primitive Art, paru en 1927 [24]. Au premier abord, ce traité semble parfaitement sʼinscrire dans la perspective de la « biologie des images », élaborée au cours des deux premières décennies de la seconde moitié du XIXe siècle par Augustus Pitt Rivers (1827-1900), selon le principe de la « connexion par la forme » [25].

Ce principe applique aux productions de lʼesprit humain, et plus particulièrement dans la classification des objets, une grille dʼanalyse semblable à celle de la théorie darwinienne de lʼévolution biologique pour lʼétude des organismes vivants, en sʼaffranchissant de tout esthétisme. Ce programme procède cependant dʼune logique inverse à celle du point de vue des biologistes, sa finalité nʼétant pas de suivre le fil de lʼévolution et dʼétudier la diversité des espèces, mais au contraire de reconstruire une histoire de la pensée humaine unilinéaire pour retrouver la forme originale. Cette dernière sʼincarnerait, selon les termes de Pitt Rivers, dans un « psychisme automatique » (automaton mind) qui permettrait aux populations dites « primitives » de reproduire instinctivement les techniques des hommes de la préhistoire.

Dans Primitive Art, Boas adopte la méthodologie de la biologie des images qui consiste à classer les objets selon leurs similitudes sur un plan formel, mais il ne souscrit pas à son idéologie qui implique une évolution culturelle des opérations mentales [26]. Surgit alors une autre des contradictions prêtées à la pensée boassienne, mais que Severi éclaire à la lumière dʼune généalogie intellectuelle qui emprunte à Gottfried Semper (1803-1879) - lui-même inspiré par Humboldt, Goethe et Cuvier - pour qui lʼart primitif nʼest pas un moyen de retracer lʼévolution des cultures, ainsi que le concevait Pitt Rivers, mais dʼexplorer la structure profonde de l’activité de lʼesprit humain. Loin de la perspective évolutionniste, cette conception considère les inventions humaines comme des variations de formes élémentaires et admet lʼidée dʼune psychologie universelle chère à Boas (comme à Bastian), pour qui il nʼexiste pas plus dʼenfance de lʼart que dʼenfance de la pensée, y compris pour les cultures dites « primitives ». Le concept dʼ« art primitif » formulé par Boas doit ainsi être compris comme la permanence du souci de lier les formes et la pensée, les premières étant le produit de la seconde, sans pour autant présupposer une corrélation systématique entre formes et signification (religieuse, mythique, conceptuelle, etc.).

Dans sa contribution, Céline Trautmann-Waller, professeur en études germaniques, aborde lʼintérêt de Franz Boas pour lʼanthropologie physique et les relevés anthropométriques auxquels il sʼest lui-même livré tout au long de sa carrière [27]. Ce travail donna lieu à lʼimmense corpus archivé à lʼAmerican Museum of Natural History, suite à un don de Boas en septembre 1942 (trois mois avant sa mort), qui est lʼobjet dʼune intense redécouverte depuis le début des années 1990. La principale thèse de ce troisième chapitre est que cette partie des travaux de Boas nʼest en rien une parenthèse dans son œuvre, et encore moins un paradoxe avec sa lutte résolue contre le racisme, mais le produit dʼun attrait pour les modélisations et les calculs statistiques, issu de sa formation ainsi que de son ambition de combattre les thèses racistes « de l’intérieur ».

Boas conduisit de nombreuses enquêtes en anthropologie physique (sur les Indiens, les « métisses », les Africains-Américains ou encore les immigrants européens fraîchement arrivés à New York), dont les résultats sont considérés par les spécialistes actuels comme toujours valables. Elles lui permettent de montrer le rôle prépondérant (mais pas unique) de lʼenvironnement dans la croissance des individus, y compris de critères jusquʼalors considérés comme étroitement attachés au type racial tel que lʼindice céphalique. Il déplace également la question de lʼhérédité des races vers la lignée familiale. Ce faisant, Boas propose une critique serrée des typologies raciales, loin des classifications arbitraires fondées sur des moyennes, des généralisations ou des spéculations d’ordre historique.

Avec Boas sʼopère un glissement dans lʼanthropologie physique, des classifications raciales vers les notions de variabilité, dʼinstabilité et de plasticité étroitement liées à celle dʼadaptabilité. Il ne sʼinterdit pas cependant de recourir au « type », mais seulement si celui-ci est en mesure de contenir lʼensemble des formes observées et leur variabilité (ainsi quʼil le fait par ailleurs pour la linguistique). Ces formes sʼorganisent en groupes, physiques ou culturels, dont lʼétude est la finalité que Boas assigne à lʼanthropologie, en parallèle et en complément à l’étude des individus et à lʼétude de la totalité. Cette « approche populationnelle », qui sʼoppose à lʼessentialisme et à la démarche typologique, reprend, plus quʼelle ne contredit, les conceptions de race et d’hérédité formulées par Darwin [28]. Lʼapproche boassienne rejette en effet lʼévolutionnisme culturel qui hiérarchise les cultures sur un axe unique du progrès en niant lʼégale valeur des différents modes de vie. Lui opposant le relativisme culturel, elle embrasse au contraire les idées de contingence et de diversification présentes dans lʼévolutionnisme biologique de LʼOrigine des espèces. Ainsi, en distinguant races et cultures, Boas ne sépare pas radicalement nature et culture ainsi que cela a pu lui être reproché.

De fait, Boas n’a jamais renoncé à lʼidéal de lʼunité de la science, précisément parce quʼil a cherché tout au long de son œuvre à démontrer empiriquement lʼunité de lʼhumanité que contestent les thèses racistes. Il ne sʼest jamais désintéressé des classifications et des lois au profit dʼun empirisme pur et dur, glissant de sa formation en physique et en mathématiques vers lʼanthropologie culturelle. Il ne prône pas non plus un système où ces deux approches seraient hiérarchisées ou occuperaient chacune une place qui lui est propre. Il envisage plutôt une perspective pluraliste faite dʼallers-retours entre ces approches. Cʼest à ce niveau que se résoudrait la tension qui parcourt les travaux de Boas [29]. Son œuvre nʼest pas la somme de la philologie de Goethe, de la philosophie de Kant et de la cosmographie de Humboldt ; pas plus quʼelle nʼest le produit dʼune combinaison de lʼanthropogéographie de Ratzel, des idées élémentaires de Bastian et du déterminisme environnemental. Elle constitue plutôt le point de tension entre tous ces pôles.

Le chapitre d’Emmanuel Désvaux [30], anthropologue spécialiste des Indiens dʼAmérique du Nord, décrit le contexte académique et intellectuel de lʼanthropologie états-unienne avant lʼarrivée de Boas et en quoi celle-ci constitue un tournant décisif [31]. Lʼanthropologie américaine du XIXe siècle travaille essentiellement sur les populations indiennes dʼAmérique du Nord, non sans quelques arrière-pensées politiques dans le cadre de la rivalité qui oppose les États-Unis à la Grande-Bretagne, toujours solidement établie dans les territoires du nord (au Canada notamment).

Avant lʼétablissement de Boas aux États-Unis, dans les années 1880, lʼanthropologie américaine se fédère principalement autour de la Smithsonian Institution à Washington, et plus particulièrement autour du Bureau of American Ethnology. Celui-ci est fondé en 1879 par John Wesley Powell (1834-1902), un géologue, qui en conserve la direction jusqu’en 1902. Sous lʼimpulsion de Lewis Henry Morgan (1818-1881), et avec lʼaval de Powell, le courant évolutionniste devient la ligne officielle de la Smithsonian Institution [32], sans pour autant emporter lʼadhésion de la plupart des savants attachés à l’établissement.

Dans ce contexte de défiance à lʼégard du modèle évolutionniste appliqué aux sciences sociales, le premier apport de Boas fut dʼen invalider scientifiquement les thèses. Sa méthode rigoureuse, notamment en ce qui concerne le recueil des discours en langue vernaculaire, et sa collection dʼartefacts, plus spécifiquement chez les Kwakiutl, remettent objectivement en question les fondements de lʼévolutionnisme en témoignant du raffinement de la culture matérielle et de la complexité de lʼorganisation sociale parmi les populations indiennes d’Amérique du Nord-Ouest.

Boas contribue aussi à lʼadoption du modèle universitaire allemand, et ce faisant à lʼinstitutionnalisation de lʼanthropologie au sein du monde académique américain. Lʼhéritage allemand colporté par Boas se prolonge dans son enseignement et lʼinfluence quʼil aura sur ses élèves. La « psychologie des peuples » sert à lʼévidence de support au développement de lʼécole dite Culture and Personnality, celle des culturalistes emmenés par Benedict et Mead, qui partagent avec Boas la conception dʼune culture comme un ensemble de savoirs, croyances, représentations, codes, règles et comportements véhiculés par une langue et relevant dʼun inconscient.

Dʼun autre côté se trouvent les héritiers indirects de lʼanthropogéographie de Ratzel, à savoir Kroeber et Wissler. Le premier cherche à délimiter les « aires culturelles » en fonction de certains déterminants, et plus particulièrement la langue. Le second, guidé par un déterminisme géographique rigide, considère que le milieu conditionne les modes de vie et les formes culturelles en tant que réponses aux contraintes du milieu naturel. De la conjugaison de ces deux courants naîtra, avec Julian Steward (1902-1972), un élève de Kroeber, lʼécologisme culturel qui fait prévaloir que chaque trait culturel est conditionné par l’environnement.

Cette dimension géographique, présente tout au long de lʼœuvre de Boas, est également discutée par Michel Espagne, dans le cinquième chapitre de lʼouvrage, qui clôture la première de ses trois parties [33]. Au travers de la notion dʼespace, et celle de continuité qui lui est attachée, Boas pose les bases dʼune anthropologie émancipée des thèses évolutionnistes, plus proche dʼune étude des processus de diffusion (ou de contamination) étroitement liée à celle de lʼhistoire des sociétés humaines. Le choix de cette approche est à replacer dans le contexte de la formation intellectuelle de Boas [34], inspirée par la philologie allemande (notamment celle des frères Grimm) et les œuvres des frères von Humboldt : l’aîné Wilhelm (1767-1835), dans le domaine de la linguistique, le cadet, Alexandre, en géographie. Boas suit aussi de près les travaux de ses contemporains, le géographe Friedrich Ratzel et le psychologue Wilhelm Wundt (1832-1920).

Lʼexpédition en Terre de Baffin, en 1863-1864, marque une inflexion en deux temps dans le parcours intellectuel de Boas. En partant étudier lʼinfluence du milieu sur les Eskimos de Cumberland Sound, il abandonne la physique, discipline dans laquelle il avait réalisé sa thèse de doctorat, pour se convertir à la géographie (physique et humaine). Il revient en Allemagne convaincu que lʼenvironnement est moins déterminant pour une société humaine que sa trajectoire historique et ses contacts avec dʼautres groupes. Il passe donc dʼune étude des modes de vie selon les conditions extérieures à une exploration des logiques internes à une société. Boas ne délaisse pas pour autant la dimension géographique de ses investigations, mais il en déplace la problématique vers les questions des relations au milieu, des représentations de lʼespace, et des connaissances géographiques des individus et des sociétés quʼil observe. Il sʼintéresse notamment aux cartes sur la neige que les Eskimos tracent avec précision et aux routes des migrations annuelles. Pour ce faire, il répertorie avec minutie toponymes, récits oraux, légendes et formules de salutation entre différentes tribus durant leurs voyages. À partir de ce matériau, il produit un glossaire quʼil publie en 1894, et où il lie étroitement la langue à l’espace [35].

Privilégiant les solutions de continuité spatiale, Boas ne voit pas dans la proximité et les similarités entre corpus (langues, légendes, contes, mythologies, etc.) la preuve dʼune origine commune, selon un axe vertical dʼévolution, mais plutôt la conséquence de contacts. Il refuse cependant toute idée dʼune assimilation passive dʼéléments extérieurs par une culture réceptrice. Il affirme au contraire lʼexistence de dynamiques internes de transformations stimulées par des processus de diffusion au sein desquels chaque culture dispose dʼune importante capacité de négociation (acceptation, rejet, modification, réinterprétation, etc.). Bien quʼil admette lʼeffet de lʼenvironnement sur les caractéristiques physiques et les phénomènes culturels propres à un groupe humain, il réfute tout déterminisme géographique impliquant que la culture de certaines sociétés se réduise aux conditions dʼadaptation à un milieu donné [36].

La seconde partie de lʼouvrage, simplement intitulée « Indiens », se compose de trois chapitres (pp.107-175) qui sʼéloignent quelque peu des questions épistémologiques pour se consacrer à la dimension iconographique des collectes de Boas, quʼil sʼagisse dʼobjets, de dessins ou de photographies, et au travers de laquelle il sʼagit de décrypter sa méthodologie.

Spécialiste en histoire de lʼanthropologie et des musées ainsi que de lʼart et des médias des Premières Nations, Aaron Glass [37] s’intéresse, dans la première contribution de cette seconde partie, aux dessins qui ont servi de support aux enquêtes de terrain de Boas, notamment sur la Côte Nord-Ouest. Ces dessins, réalisés soit par Boas lui-même, soit par ses collaborateurs, permettent de comprendre sa méthode inductive. Longtemps, il les a emmenés avec lui pour identifier les objets et pour recueillir les récits et légendes qui leurs sont attachés. Beaucoup sont ainsi richement annotés de détails culturels accumulés au fil des ans. Pourtant, une grande partie de ces données n’apparait pas dans les principales monographies de Boas, et plus particulièrement dans « The Social Organization and Secret Societies of the Kwakiutl Indians » (1897). Ces ouvrages, à lʼinverse de ce que laisse penser la réputation de Boas, mettent largement de côté le matériau ethnographique au profit de généralisations et de typologies où lʼesthétique des objets est séparée de leur dimension sociologique. Boas y rassemble plusieurs tribus sous le nom générique de « Kwakiutl », et nʼassocie plus la culture matérielle au savoir individuel, comme il le faisait à propos des masques et des ornements de tête dans ses articles parus au début des années 1890. La créativité individuelle nʼest pas encore entrevue comme le moteur de lʼachèvement esthétique ainsi quʼil lʼaffirmera en 1927, dans Primitive Art.

Selon Glass, cette approche typologique répond à la formation philologique de Boas et à son ambition de contrer les théories évolutionnistes en proposant un modèle alternatif. Pour cela, il reconstitue des ensembles de formes et de styles pour en décrire les variations. Cette orientation peut aussi correspondre à un objectif plus prosaïquement professionnel, lié au développement de la muséographie (comme lieu de « sauvegarde » de la culture matérielle des sociétés dites « primitives ») et à la construction de la discipline ethnologique au tournant du XXe siècle, moment où Boas aspirait à trouver un poste. Ceci eut pour conséquence la non prise en compte par Boas des influences coloniales et des objets qui en étaient le produit. Ils échappaient de la sorte à sa théorie de la diffusion et de la transformation des sociétés stimulée par les contacts, à un moment de lʼhistoire où ces échanges prenaient une ampleur critique pour les groupes qu’il étudiait.

La minutie avec laquelle Boas a établi et annoté ses fiches dessinées, ainsi que les efforts quʼil a consentis pour les mettre à jour aussi souvent que possible, avec le concours nécessaire de son informateur George Hunt, permettent de nos jours lʼattribution précise dʼobjets collectés à la fin du XIXe siècle au lignage spécifique auquel ils ont appartenu. Cet aspect du travail de Boas est précieux aux yeux des descendants des propriétaires qui peuvent ainsi reconstituer leur histoire et utiliser de nouveaux ces artefacts pour les besoins du potlatch. Mais, ainsi que Boas le remarquait lui-même à lʼoccasion de son dernier voyage à Fort Rupert en 1930, les objets (qui ont pour beaucoup rejoint les collections des musées) sont moins importants pour le processus de reproduction sociale et la survie des prérogatives héréditaires que la transmission des savoirs, au travers des discours ou des pratiques rituelles et matérielles.

Lʼethnologue Rainer Hatoum se penche sur la collection de Boas au musée d’ethnologie de Berlin [38]. Il souligne lʼaspect qualitatif de cette collection, en contraste avec la dimension quantitative de celle rassemblée par Adrian Jacobsen (1853-1947), sur laquelle Boas a également beaucoup travaillé. Boas oppose dʼailleurs ouvertement sa démarche de chercheur à celle de l’explorateur norvégien. Pour Boas, la collecte dʼobjets ne va pas sans celle de lʼhistoire et des mythes qui leur sont associés pour garantir, au moins en partie, leur compréhension par des individus nʼappartenant pas à la culture dont ils sont extraits. Cependant, Boas nʼa pas toujours systématiquement renseigné les objets de sa collection selon ses propres critères dʼexigence. De même, ses interprétations sont parfois fausses, mais il tente, du moins au début de sa carrière, de corriger ou de compléter ses fiches et de réactualiser sa collection de Berlin (ainsi que celle de Jacobsen). Hatoum montre que la collection matérielle de Boas ne répond pas forcément à un projet de connaissance spécifique de la culture kwakiutl, même si elle fut finalement présentée comme telle. Elle sʼinscrivait plutôt, et ce dès son recueil sélectif et hiérarchisé, dans la perspective plus large dʼune réflexion sur les contacts et les transferts culturels.

Le chapitre de Camille Joseph, sociologue, étudie les relations entre Boas et la photographie [39]. Il en avait fait un instrument de ses enquêtes, comme toutes les autres innovations techniques de son temps (à lʼinstar du phonographe), dès ses premières expéditions en Terre de Baffin et de façon plus systématique à partir de lʼexpédition Jesup [40] (entre 1897 et 1902). Au début de sa carrière, alors que sa situation économique est encore précaire, Boas envisage la photographie comme une potentielle source de revenu, sans quʼil ne sʼy résolve cependant [41]. Par ailleurs, Boas reconnait volontiers la valeur pédagogique de la photographie. Mais son exigence le pousse à dénoncer, plutôt que lʼidée même de photographier, les excès de certains de ses contemporains qui, à l’exemple d’Edward S. Curtis (1868-1952), sacrifient toute scientificité au projet de « sauvegarde » des cultures indiennes dans leur authenticité supposée, par la production à outrance de clichés. Certains, dont Curtis, vont jusquʼà procéder à des mises en scène répondant à une vision romantique et essentialiste des Indiens, non sans rapport avec le mouvement de construction des États-Unis au travers d’un passé mythique.

Boas partage alors son point de vue avec celui du Bureau of Indian Affairs. Dans une optique progressiste, ce dernier prône une meilleure intégration des Indiens au système économique et politique des États-Unis plutôt que lʼenfermement dans une tentative, par avance vouée à lʼéchec, de préservation de leur mode de vie traditionnel. Enfin, si Boas recourt à la retouche, lʼauteur du chapitre juge quʼil serait impropre de lui faire le reproche, adressé aux ethnologues qui choisissent de supprimer du cadre tout élément jugé « moderne », dʼune autre forme de romantisme. Ce procédé, plutôt remarquable à une époque où la photographie naissante est encore peu sujette à la réflexion épistémologique, marque, chez lʼethnologue formé au dessin qu’est Boas, le souci de garder prise sur lʼinterprétation du cliché comme matériau ethnographique. Il ne peut se résoudre à laisser la photographie parler dʼelle-même et, ce faisant, courir le risque dʼune interprétation erronée par rapport au propos scientifique.

Prenant pour objets les travaux de Boas sur la langue, la mythologie et l’art, la troisième partie de lʼouvrage, « Mots, mythes, formes », explore le concept de variation comme principal outil et pierre angulaire de l’architecture théorique boassienne.

La contribution de Franz Boas à la linguistique constitue une autre part importante de son œuvre. Il est notamment le fondateur de lʼInternational Journal of American Linguistics, publié par les presses de lʼUniversité de Chicago et dont le premier numéro est paru en 1917. Il fut aussi le directeur dʼun projet collectif et critique sur les langues amérindiennes, le Handbook of American Indian Languages, entrepris, dès 1901, avec plusieurs de ses collaborateurs et élèves (dont Edward Sapir). Lʼouvrage est publié en quatre tomes (respectivement en 1911, 1922, 1938 et 1943), sous lʼégide du Bureau of American Ethnology attaché à la Smithsonian Institution. La longue introduction du premier volume (83 pages), écrite par Boas lui-même, est lʼobjet du chapitre de Chloé Laplantine [42], chargée de recherche au laboratoire dʼHistoire des Théories Linguistiques du CNRS, qui en prépare également la traduction.

En liant étroitement ethnologie et linguistique, le texte de Boas, écrit sur le mode du doute [43], est une remise en question conjointe des connaissances de lʼépoque sur la langue et sur la culture, ainsi qu’une interrogation de lʼinconscient des langues indo-européennes au travers des langues amérindiennes. Lʼintroduction du Handbook est avant tout méthodologique. Boas y met en garde contre la dimension arbitraire de toute classification, quʼil est nécessaire dʼenvisager non pas comme une réalité empirique, mais comme un « point de vue », celui du chercheur qui lʼa élaboré ou employé [44]. Il prône, au contraire, une approche strictement historique, celle des transformations et des contacts, dont le point de départ est le langage, et plus précisément la description de la phonologie des langues et leur grammaire.

Pour Boas, ce sont les « groupes de sons » (groups of sounds), dont le nombre est limité pour une langue donnée, qui véhiculent les idées mais aussi les précèdent, et non lʼinverse comme cela est généralement admis. Cette approche matérialiste répond aux spécificités des langues amérindiennes qui ne procèdent pas par abstraction comme le font les langues indo-européennes et sont ainsi estimées « défectueuses » dans les analyses antérieures. Par ce décentrement, Boas montre la dimension ethnocentrique des classifications établies par des chercheurs inconsciemment pris dans le paradigme de leurs langues indo-européennes, dont les impensés sont relevés via le détour par les langues amérindiennes.

Gildas Salmon, spécialiste de lʼhistoire des sciences sociales (surtout lʼanthropologie), propose de réévaluer, dans une perspective plus proprement épistémologique, l’apport théorique de Boas [45]. Cet aspect de son œuvre a été jusquʼà récemment peu discuté, le père de lʼanthropologie américaine passant lui-même pour être avant tout un pourfendeur de théories. Salmon estime pour sa part que, derrière lʼempirisme radical de Boas, sa réticence aux généralisations ou encore sa critique serrée des classifications fondées sur une sélection arbitraire de critères (et, par rebond, des thèses racistes et évolutionnistes qui en découlent), « se cache pourtant un basculement du savoir anthropologique dont la nature nʼest généralement pas comprise » [46].

Ce renversement porte plus spécifiquement sur le concept de comparaison et les critères de pertinence du comparatisme. Sʼinspirant de la biologie darwinienne, Boas fonde son anthropologie sur lʼétude des différentes formes que peuvent prendre les phénomènes socioculturels dans un contexte donné et de la distribution géographique des variétés sociales, tout en laissant aux individus une liberté dʼaction face aux normes. De fait, il sʼoppose à toute forme rigide de catégorisation (totémisme, animisme, sacrifice, etc.). Boas se démarque ainsi ostensiblement de ses pairs évolutionnistes, diffusionnistes et fonctionnalistes qui cherchent plutôt à expliquer les similitudes et les ressemblances, que ce soit par le développement uniforme des sociétés, par le contact entre cultures ou par la façon dont les institutions répondent aux besoins de lʼhumanité.

Trois ans avant sa mort, Boas rassemble lui-même plusieurs de ses articles, quʼil juge les plus significatifs de son œuvre, dans un recueil intitulé Race, Language and Culture (1940). Lʼassociation des trois termes qui composent le titre ne signifie en rien l’existence dʼun rapport de détermination entre eux. Au contraire, cette juxtaposition a valeur disjonctive et pose lʼidée, fondatrice chez Boas, que les faits biologiques, linguistiques et culturels résultent de processus longs, complexes et surtout distincts. De même, les modalités de leur transmission diffèrent. La relation entre ces domaines tient en fait dans le concept de « variation ». De ce point de vue, la culture nʼest plus admise comme un ensemble de représentations, mais comme « un processus de production de formes », indépendant des autres ordres de faits (même sʼils peuvent avoir une certaine influence). Lʼethnologie est, de fait, la science qui a pour mission dʼanalyser les faits culturels par comparatisme, en analogie avec la méthodologie de la linguistique.

Boas sʼinspire également de la démarche philologique. Persuadé quʼil est le témoin dʼun monde sur le point de disparaître sous lʼeffet de lʼintensification de la colonisation [47], il recueille et reproduit, tout au long de sa carrière, une importante quantité de contes et mythes, mais aussi lʼéventail de leurs variantes. Il refuse de rédiger des versions composites et condensées où il devrait combler les manques et résoudre les incongruités, qui font pour lui toute la richesse de lʼobjet. Il ne cherche pas plus à dégager une version originale ou le sens véritable du mythe, se distinguant en cela de la tradition philologique. La variation, mise en lumière par Boas, montre que les mythes circulent entre sociétés et que certains éléments, sur lesquels sʼappuient pourtant les revendications identitaires, sont dʼimportation récente. Les travaux de Boas, de ses informateurs et de ses élèves montrent que les mythologies sont des assemblages récents d’éléments venus dʼhorizons divers.

Salmon conclut que le principal apport de Boas ne fut pas dʼavoir imposé un nouveau cadre théorique à partir duquel aurait pu naître une tradition disciplinaire, mais plutôt dʼavoir transposé et adapté des pratiques et des outils scientifiques préexistant dans dʼautres disciplines. Il souligne enfin, dans la continuité de la critique adressée par Lévi-Strauss, la position instable de Boas, entre holisme et individualisme méthodologique, qui ne parvient pas à atteindre le but quʼil sʼétait lui-même fixé, à savoir déduire des phénomènes spécifiques quʼil analyse les lois de la cohésion interne des faits socioculturels.

Lʼhistorienne de lʼart Aldona Jonaitis [48] note que l’art des femmes ne fut considéré avec sérieux par le milieu académique quʼavec la montée des mouvements féministes, dans le courant des années 1970. Elle souligne cependant le fait que Boas avait remis en question, dès le début du XXe siècle, la conception évolutionniste dʼune infériorité de lʼart des femmes par rapport à celui des hommes, reposant sur une supposée différence de « facultés mentales » entre les deux sexes [49]. Dans LʼArt primitif, Boas défend une conception de lʼart attachée à la dimension technique, et plus précisément à sa « perfection ». Partant, les différents styles, quʼil sʼagisse de lʼart décoratif (souvent attribué aux femmes) ou de lʼart figuratif (généralement associé aux hommes), sont deux formes de création différentes quʼil nʼy a pas lieu de hiérarchiser. La créativité découle du jeu entre lʼartiste et la technique, et elle nʼest pas, ainsi que Boas lʼaffirme en conclusion de LʼArt primitif, le monopole de lʼun des deux sexes, mais plus étroitement liée à la répartition du travail technique dans une société [50].

Si Boas ne retient que les créations des sculpteurs hommes dans les sociétés de la Côte Nord-Ouest [51], il considère que seules les femmes sont artistes chez les Indiens de Californie. Parmi ses étudiantes, Boas compte Ruth Bunzel (1898-1990) et Gladys Reichard (1893-1905), la première sʼétant particulièrement intéressée aux potiers pueblos (zuñi notamment), la seconde ayant réalisé ses recherches sur le tissage et les peintures de sable navajos ainsi que sur les ouvrages de perles chez les Indiens Thompson. Jonaitis attribue la position progressiste de Boas envers les femmes - sans pour autant quʼil nʼait jamais écrit ou déclaré quʼil existait une égalité entre les sexes - à sa formation intellectuelle et à sa relation privilégiée avec sa mère, Sophie Meyer (1828-1916), elle-même proche des militantes féministes allemandes du milieu du XIXe siècle.

Lorsque Boas s’attarde à décrire des normes, cʼest pour en montrer les aspérités, les transformations et le travail par des écarts significatifs. Les modalités dʼappréhension de ces « débordements » dans le domaine des mythes et de lʼart des masques ou des peintures faciales sont analysées dans le dernier chapitre de cette étude par Isabelle Kalinowski [52]. Se détournant des hypothétiques formes originelles des mythes et des légendes quʼil collecte, Boas sʼintéresse aux incohérences des récits qui révèlent selon lui les transformations et les déplacements dʼéléments culturels. Ceci explique quʼil refuse, la plupart du temps, de rétablir le sens de textes par la réécriture dʼune hypothétique version originale, complète et cohérente. Il préfère fournir ces récits avec leurs failles logiques qui témoignent selon lui dʼune agrégation dʼéléments dʼorigines diverses, des migrations dʼun récit et de lʼabsence dʼune corrélation systématique entre une société et sa mythologie (entendue comme un ensemble de représentations archaïques de la nature).

Dans les études quʼil consacre aux masques à visage et aux peintures faciales de la Côte Nord-Ouest, chez les Kwakiutl plus particulièrement, rassemblées dans L’Art primitif, Boas souligne ces incohérences, quʼil désigne par le terme dʼ« exubérance ». Il relève notamment que le visage humain, support en relief, est privilégié pour recevoir les décorations en deux dimensions représentant des animaux. Il en déduit un affranchissement des formes des contraintes imposées par le support. Dans Anthropologie structurale, Lévi-Strauss reproche cependant à Boas de sʼen tenir à cette explication dʼordre technique et la prolonge par une interprétation sociologique. Il formule ainsi sa théorie du « dédoublement de la représentation » où le « biologique », via le support que constitue le visage, est, par renversement, subordonné au « social » (la peinture dʼune représentations animale constituant un marquage qui assigne à lʼindividu son statut), sans que jamais les deux termes ne soient dissociés [53].

Boas nʼignore pas cette dimension sociologique, mais il ne lʼa jamais énoncé avec la même clarté que Lévi-Strauss. Il souligne cependant que cette « exubérance des formes » traduit la marge de manœuvre dont dispose lʼartiste pour conférer à sa production une dimension esthétique. Lʼartiste peut ainsi sʼaffranchir des normes imposées sans que cela remette en question lʼordre social établi. Au contraire, il contribue de la sorte à le dynamiser par sa réorganisation partielle.

Libérant la forme artistique du carcan de son contenu (fonctions sociales, représentatives et symboliques) et de ses contraintes techniques de réalisation, Boas restitue aux « arts primitifs », et aux artistes individuellement, tout leur potentiel créatif. Lʼartiste est libre dʼinnover par lʼintroduction de nouveaux décalages affectant lʼunité graphique de sa réalisation. Il crée ainsi de nouvelles formes, souvent « inspirées par les rêves », conformément aux explications fournies par plusieurs informateurs de Boas et de ses élèves. Les « arts primitifs » sont ainsi le produit de tensions, et non dʼoppositions, entre des dimensions conservatrices externes (fonctions sociales, représentatives et symboliques) et des logiques internes (psychiques) propres aux artistes.

Boas attribue enfin aux arts et aux mythes une capacité de renouvellement - incomparable dans les autres sphères socioculturelles, comme la langue ou les rites - qui sert de moteur aux mutations des sociétés quʼil conçoit en perpétuel mouvement. En conséquence, lʼobservation des « débordements » constitue une entrée privilégiée sur les logiques à lʼœuvre dans ces processus de transformation.

La dernière section de l’ouvrage est la traduction, par Camille Joseph, dʼun article de Franz Boas, paru pour la première fois en 1887 dans la revue Science et intitulé « Lʼétude de la géographie » (« The Study of Geography »). Plutôt quʼune conclusion à ce collectif, ce texte complexe - énigmatique par certains aspects - sert de fil conducteur entre les différentes contributions et de miroir à lʼensemble de lʼœuvre Boas. Avec lʼarticle « The Aim of Anthropology » (daté de 1888), Boas le range en toute fin de son anthologie Race, Language, Culture (1940), parmi les textes « divers » (miscellaneous). Dans sa préface, il présente ces articles comme « deux textes généraux anciens » (« two very early general papers ») qui « indiquent lʼattitude générale qui sous-tend [son] travail récent » (« they indicate the general attitude underlying my later work ») [54].

Dans cet article, Boas discute des limites et des méthodes de la géographie, ainsi que de son rapport aux autres sciences. Il la situe initialement au carrefour de deux approches qui répondent, selon lui, à deux aspirations différentes de lʼesprit humain qu’il se refuse à hiérarchiser. Soucieux de maintenir une unité de la science, il sʼoppose aussi à une différenciation radicale des deux pôles. Dʼune part, lʼapproche « physique » (ou « naturaliste », illustrée par le système des sciences dʼAuguste Comte) qui a vocation à déduire des lois générales depuis lʼobservation des faits et correspond à un « désir esthétique » de classer les faits et de généraliser. Dʼautre part, lʼapproche « historique » (ou « cosmographique », en référence à lʼœuvre dʼAlexandre von Humboldt) se focalise de façon inductive sur un phénomène en particulier, qui se doit dʼêtre étudié en interne et pour lui-même, afin de combler une « impulsion affective » qui consiste à comprendre chaque phénomène qui entoure lʼêtre humain. Dʼun côté la propension à la généralisation, de lʼautre la prépondérance de lʼinterprétation. Il est important de noter ici que cette distinction ne correspond pas au découpage actuel existant entre « sciences exactes » et « sciences humaines ». Boas classe ainsi la biologie du côté du naturalisme (mais nuancera postérieurement ce jugement en incluant lʼapproche darwinienne dans la seconde catégorie), et la botanique ou la zoologie dans la cosmographie [55]. Cʼest aussi du côté de la cosmographie, pour laquelle il montre déjà un intérêt supérieur, quʼil fait finalement pencher la géographie, et du même coup lʼanthropologie quʼil présente comme l’une de ses composantes.

Conclusion

La théorie boassienne est, peut-être avant tout, une pensée qui ne se laisse pas enfermer dans le carcan des classifications et des théories réductrices, ni dans une conception du monde positive ou étriquée. Boas avait intuitivement mis à jour le fait que chaque société contenait en elle les germes du changement, stimulés par la force créatrice de chaque individu et par le contact avec dʼautres sociétés. Il ne concevait pas qu’une seule d’entre elles puisse être sclérosée, que les transformations à lʼœuvre ne sʼinscrivent pas dans une dynamique constante.

Soucieux du devenir des populations quʼil étudiait et de leur culture (quʼil ne considérait pas comme un phénomène complètement abstrait), Boas nʼavait peut-être pas perçu que les bouleversements majeurs apportés par la colonisation, et lʼimposition dʼune institution aussi hégémonique que lʼappareil étatique, participaient, au même titre que les contacts entre tribus, aux mutations quʼil sʼétait donné pour mission dʼobserver. Lʼélargissement de son modèle constitue, de ce point de vue, une posture théorique pertinente pour lʼanalyse des processus rangés aujourdʼhui sous le vaste concept de « globalisation ». Dans la tradition ethnologique française, cela reviendrait à réintroduire lʼétude des processus de diffusion - cʼest-à-dire à redonner aux analyses anthropologiques une réelle profondeur historique - trop longtemps écartée en raison des positions excessives des écoles diffusionnistes européennes du XIXe siècle.

Plutôt que de voir en Boas, et dans sa posture pluraliste, le précurseur de tous les courants de lʼanthropologie, y compris postmoderne par sa critique systématique des théories, ne serait-il pas plus judicieux de chercher dans son œuvre foisonnante les outils conceptuels et méthodologiques adaptés aux enjeux actuels posés par la discipline ? Les précautions méthodologiques face aux données et la place centrale accordée aux variations ne viennent-elles pas opportunément contrebalancer les élans interprétatifs de Clifford Geertz [56] en évitant la dilution des prétentions réalistes de lʼanthropologie dans la critique postmoderne ?

Les « débordements » engendrés par le potentiel créatif de lʼindividu (expérimentés par les artistes indiens au travers de lʼ« exubérance des formes »), compris dans la tension entre les dimensions conservatrices posées par les normes (et fonctions) sociales et les logiques internes (psychiques) du renouvellement des formes, ne font-ils pas écho aux « arts de faire » décrits par Michel de Certeau [57] ? Sans tomber dans l’individualisme méthodologique, il s’agit de deux facettes des micro-stratégies mises en œuvre par les individus pour contourner les normes et les grands modèles idéologiques du système dans lequel ils sont insérés. La société n’est plus comprise comme « une totalité cohérente et surplombante » [58]. « Débordements » et « arts de faire » contribuent, chacun à leur manière, à la réorganisation de lʼordre social et politique, sans le remettre radicalement en question.

La conception boassienne du relativisme culturel, combinée à la prépondérance du « cadrage indigène de lʼinformation » dans le rééquilibrage des classifications, confère aux catégories indigènes de lʼexistence et du rapport au monde la dimension dʼontologie valide. Les positions de Boas ne sont-elles pas alors bonnes à (re)penser dans le cadre du « tournant ontologique » considéré comme lʼune des bases actuelles du renouvellement épistémologique de lʼanthropologie ? Enfin, la démonstration empirique de la vacuité des thèses racistes et la question de la place du chercheur dans la Cité sont plus que jamais dʼactualité.

Lʼouvrage collectif dirigé par Michel Espagne et Isabelle Kalinowski constitue de ce point de vue une riche entrée en matière pour un renouvellement de la réflexion autour des positions théoriques et méthodologiques de Boas. Il est sans conteste une lecture indispensable pour assurer le passage des idées de Boas dans la tradition ethnologique française, trop longtemps retardée en raison de lʼabsence dʼun large débat francophone autour du père de lʼanthropologie américaine et de traductions françaises de son œuvre en nombre suffisant et de qualité.

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Jérôme Soldani est docteur en anthropologie, post-doctorant à lʼInstitut dʼHistoire de Taïwan, Academia Sinica (Taipei).

NOTES

[1Voir Claude Lévi-Strauss, « Boas Franz », in Bonte Pierre, Izard Michel (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Paris, PUF, 2002 [1991], pp.116-118, ainsi que : Christine Laurière, « L’anthropologie et le politique, les prémisses. Les relations entre Franz Boas et Paul Rivet (1919-1942) », L’Homme, n°187-188, 2008, (pp. 69-92) p.69

[2Cet intérêt pour la figure et l’œuvre de Franz Boas ne s’est jamais vraiment démentie en Amérique du Nord, malgré une période plus critique dans le courant des années 1950-1970 (Lewis, 2001a). Plusieurs ouvrages ont été consacrés à sa méthode ethnographique (Rohner 1969 ; Stocking 1996) ou à sa contribution à lʼanthropologie américaine (Stocking 1974 ; Darnell 1998). Un ouvrage de synthèse, écrit par Regna Darnell, paraîtra prochainement aux Presses de lʼUniversité du Nebraska (Darnell, à paraître).

[3Outre la traduction par M. Benguigui et C. Fraixe de Art primitif (Primitive Art) en 2003, soixante-seize ans après sa publication en 1927, il faut signaler la parution prochaine dʼune anthologie de textes choisis et traduits par Camille Joseph et Isabelle Kalinowski, intitulée Anthropologie amérindienne (Boas, à paraître).

[4Marcel Mauss, « Essai sur le don », chap.2, III « Nord-Ouest américain », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1995 [1950], pp.194-227

[5Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp.9-28

[6Il passe un diplôme en mathématiques sur les courbes de Gauss, qu’il utilisera par la suite dans ses démonstrations, fondées sur les relevés anthropométriques, pour dénoncer les vacuités des thèses racistes : Claude Imbert, « Boas, de Berlin à New York. Manières de vivre, manière de voir », in Espagne Michel, Kalinowski Isabelle (dir.), Franz Boas. Le travail du regard, Paris, Armand Colin, 2013, (pp.15-32) p.17. Ouvrage désormais noté FB dans cette contribution.

[7« In order to understand history it is necessary to know not only how things are, but how they have come to be » : Franz Boas, Race, Language and Culture, New York, Macmillan Company, 1940, p.284 (Traduction de l’auteur)

[8Franz Boas, « Some Traits of Primitive Culture », The Journal of American Folklore, 17-67, 1904, pp.243-254 ; « Evolution or Diffusion ? », American Anthropologist, 26-3, 1924, pp.340-344

[9Franz Boas, Race, Language and Culture, op.cit. pp.270-280

[10Ibid. pp.260-269. Également : George W. Jr. Stocking, « Franz Boas and the Culture Concept in Historical Perspective », American Anthropologist, New Series, 68-4, 1966, pp.867-882

[11Franz Boas, LʼArt primitif (Traduction M. Benguigui et C. Fraixe), Paris, Adam Biro, 2003 [1927], p.32

[12Ibid. p.31

[13C’est dans The Mind of Primitive Man, publié en 1911, puis dans une version révisée en 1938, que Boas adressa le plus directement ses critiques aux thèses racistes, en sʼappuyant plus spécifiquement sur l’étude des langues et des cultures : Franz Boas, The Mind of Primitive Man New York, The MacMillan Company, 1911.

[14Herbert S. Lewis, « The Passion of Franz Boas », American Anthropologist, 103-2, 2001, pp.447-467

[15Christine Laurière, « L’anthropologie et le politique, les prémisses », art.cit. pp.84-88

[16Voir Claude Lévi-Strauss, « Boas Franz », art.cit. p.118

[17Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.cit. pp.9-28

[18Marcel Mauss, « Essai sur le don », chap.2, III, art.cit.

[19Franz Boas, Race, Language and Culture, op.cit. pp.270-280

[20Michel Espagne, « Introduction », FB pp.9-12

[21Ibid. p.12

[22Claude Imbert, « Boas, de Berlin à New York », art.cit. p.16

[23Ibid. pp.24-26

[24Carlo Severi, « Boas entre biologie des images et morphologie. Une généalogie intellectuelle », FB, pp.33-51

[25Ibid. p.33

[26Franz Boas, LʼArt primitif, op.cit. p.31

[27C’est à son initiative et sous sa direction que fut conduite la plus vaste campagne de mesures anthropométriques de l’histoire, réalisée entre 1908 et 1910 sur 17 821 immigrants et leurs enfants résidant à New York : Michel Trautmann-Waller, « Unité de l’humanité ou unité de la science ? Boas et l’anthropologie physique », FB pp.53-75

[28Les auteurs néo-évolutionnistes, Leslie White en tête, ont adressé de sérieuses critiques à Boas dans les années qui ont immédiatement suivi sa mort, lui reprochant d’écarter toute possibilité de systématiser l’enseignement de ses données de terrain, d’être réfractaire à toute généralisation ou classification, ainsi que de renier tout l’héritage scientifique de Darwin. Or, Boas a sans doute mieux compris et utilisé les thèses de Darwin que ne l’avait fait Herbert Spencer (1820-1903), dont la théorie organiciste (avec laquelle Darwin était lui-même en désaccord) transpose, sans discernement sociologique, le fonctionnement dʼun organisme vivant sur celui des sociétés, et sert de base au « darwinisme social » et à lʼévolutionnisme anthropologique (Lewis 2001a). Ainsi que le précise Gildas Salmon dans ce même collectif : « Lʼobjet de Darwin est en effet dʼexpliquer la diversité des espèces vivantes : là où lʼévolutionnisme anthropologique postule un développement parallèle de toutes les cultures, cʼest la divergence qui est la clé de voûte de LʼOrigine des espèces » (Gildas Salmon, « Forme et variante : Franz Boas dans lʼhistoire du comparatisme », FB p.200).

[29Michel Trautmann-Waller, « Unité de l’humanité ou unité de la science ? », art.cit. pp.70-71

[30Emmanuel Désveaux, « L’anthropologie américaine avant et après Boas », FB pp.77-90

[31Regna Darnell consacre un ouvrage, intitulé And Along Came Franz Boas. Continuity and Revolution in Americanist Anthropology (Amsterdam, John Benjamins) et paru en 1998, qui développe plus longuement les questions abordées dans ce chapitre.

[32Cʼest avec lʼaide de Powell que Morgan parvient à faire publier, par la Smithsonian Institution en 1870, le manuscrit de System of Consanguinity and Affinity of Human Family, près dʼune décennie après la fin de sa rédaction. Les concepts élaborés dans cet ouvrage sont laissés de côté par Morgan dans Ancient Society, paru sept ans plus tard, où le système politique prend le pas sur les relations de parenté dans la détermination des sociétés étudiées (Emmanuel Désveaux, « Lʼanthropologie américaine avant et après Boas », art.cit. p.84).

[33Michel Espagne, « Franz Boas et la pensée géographique », FB pp.91-105

[34Sur la formation de Boas, ainsi que sur ses débuts dans le milieu académique, le lecteur trouvera de plus amples information dans l’ouvrage que Douglas Cole consacre à ce sujet en mettant parfois en avant des aspects moins flatteurs de sa biographie, sans aborder la part théorique de son œuvre : Douglas Cole, Franz Boas : The Early Years, 1858-1906. Seattle et Londres, University of Washington Press, 1999.

[35Franz Boas, The Central Eskimo. Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 1964 [1888].

[36Franz Boas, « Evolution or Diffusion ? », art.cit.

[37Aaron Glass, « Le musée portatif. Les premières notes de terrain visuelles de Franz Boas et la récupération des archives par les Indiens », traduit de l’anglais par Camille Joseph, FB pp.109-133

[38Rainer Hatoum, « La collection de Boas au musée d’ethnologie de Berlin », traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, FB pp. 135-154

[39Camille Joseph, « L’image sans arrière-plan. Boas, la photographie et les illustrations », FB pp.155-175

[40Du nom du président du musée de New York à cette époque, Morris K. Jesup (1830-1908). Lʼun des objectifs de cette mission était dʼétudier la possibilité dʼune parenté entre les populations indiennes dʼAmérique du nord et celles de lʼAsie orientale, plus particulièrement de Sibérie, ainsi que dʼétablir la validité ou non de lʼhypothèse dʼune migration par le Détroit de Béring gelé.

[41De même, il nʼa jamais pris le temps de vulgariser son travail afin dʼen retirer un avantage financier.

[42Chloé Laplantine, « À propos de lʼ’Introduction’ du Handbook of American Indian Languages : une écriture du point de vue », FB pp.179-189

[43L’auteur du chapitre relève dans l’introduction de Boas la récurrence de formules exprimant le doute : « il semble » (it seems), « il semblerait » (it would seem), « il pourrait sembler » (it might seem), « je suis enclin à penser » (I am inclined to think), « je crois quʼon pourrait dire sans crainte » (I believe that it may be safely said) (ibid. p.180).

[44Boas critique notamment le caractère infondé des thèses de lʼaryanisme qui supposent une corrélation systématique et un rapport de détermination entre le biologique, le linguistique et le culturel ; c’est-à-dire « l’idée selon laquelle un certain peuple défini, dont les membres ont toujours été liés par le sang, doit avoir été les porteurs de cette langue à travers lʼhistoire ; et de l’autre idée qu’un certain type culturel doit avoir toujours appartenu à ce peuple » (Franz Boas, Handbook of American Indian Languages, Washington, Government Printing Office, p.11, traduction Chloé Laplantine« À propos de lʼ’Introduction’ du Handbook of American Indian Languages », art.cit. p.181, note 1).

[45Gildas Salmon, « Forme et variante : Franz Boas dans lʼhistoire du comparatisme », FB pp. 191-220

[46Ibid. p.192

[47Ainsi que le notent Aaron Glass et Gildas Salmon, Boas distingue implicitement deux formes de contact : d’une part des échanges relativement symétriques entre sociétés indiennes ou entre un groupe indien et les colons européens encore peu nombreux sur leur territoire, et d’autre part un rapport de force entre Indiens et colons qui penche tellement en faveur des seconds que le mode de vie des premiers en est littéralement détruit (Aaron Glass, « Le musée portatif », art.cit. pp. 123-125 ; Gildas Salmon, « Forme et variante : Franz Boas dans lʼhistoire du comparatisme », art.cit. p.214, note 1).

[48Aldona Jonaitis, « Franz Boas et l’art des femmes indiennes », traduit de l’anglais par Camille Joseph, FB pp.221-240

[49Selon lʼauteur du chapitre, Darwin tenait pour acquis dans son ouvrage paru en 1871, La descendance de lʼhomme et la sélection naturelle (The Descent of Man and Selection in Relation Sex), que « le raisonnement et la pensée profonde des hommes sont supérieurs à lʼintuition, à la perception et à lʼimitation caractéristiques de la mentalité féminine » (ibid. p.230). Herbert Spencer, son contemporain, attribuait cette infériorité intellectuelle féminine au rôle de mère qui, selon lui, développe lʼintuition (nécessaire à lʼéducation des enfants) au détriment des facultés intellectuelles (ibid. p.231).

[50Franz Boas, LʼArt primitif, op.cit. pp.384-385

[51Comme le souligne Jonaitis, Boas néglige ce faisant la production de paniers et les ouvrages de perles de femmes tlingit (Aldona Jonaitis, « Franz Boas et lʼart des femmes indiennes », art.cit. p.229, note 1).

[52Isabelle Kalinowski, « Franz Boas et lʼ’exubérance des formes’ », FB pp.241-270

[53Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.cit. p.302

[54Franz Boas, Race, Language and Culture, op.cit. p.VI (traduction de l’auteur)

[55Yu Xie, « Franz Boas and Statistics », Annals of Scholarship, 5, 1988, pp.269-296 ; Gildas Salmon, « Forme et variante : Franz Boas dans lʼhistoire du comparatisme », art.cit. p.196 ; Michel Trautmann-Waller, « Unité de l’humanité ou unité de la science ? », art.cit. p.70

[56Clifford Geertz, Bali. Interprétation d’une culture. Traduit de lʼanglais par Denise Paulme et Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1983 [1973]

[57Michel de Certeau, L’invention du quotidien (Tome 1). Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990

[58Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, 2008, p.251