Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Alberto Lucarelli & Jacqueline Morand-Deville

Biens communs et fonction sociale de la propriété
Le rôle des collectivités locales

Texte publié le 23 avril 2014

Entretien entre Jacqueline Morand-Deviller, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et Alberto Lucarelli professeur à l’Université Frédéric II de Naples.

A la différence des chercheurs d’autres disciplines, notamment les économistes et les sociologues, les juristes français ne s’intéressent que timidement à la question des « biens communs » , actuellement relancée par celle des « biens environnementaux ». L’explication de cette réserve est à rechercher dans la conception française du droit de propriété, « roi des droits » , dont le « caractère inviolable et sacré » n’a guère faibli . La « fonction sociale » de la propriété , remarquablement défendue par de grands maîtres, n’a eu que des effets limités dont la logique libérale et utilitariste s’écarte volontiers . Mais les excès de cette logique et la montée en puissance des préoccupations environnementales relancent la controverse comme le montre ce dialogue entre deux professeurs de droit public à propos des débats en cours actuellement en Italie et des expérimentations entreprises par certaines collectivités locales , tout particulièrement la ville de Naples .

JMD  : Alberto Lucarelli , vous êtes professeur de droit constitutionnel à Université de Naples Federico II et vous êtes membre du comité scientifique de l’Ecole Doctorale de droit public et droit fiscal de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Vous avez été, de surcroît ,élu maire adjoint de Naples , ville qui mène actuellement une expérience tout à fait originale à travers un « Observatoire sur les biens communs » dont vous assumez la présidence. Le thème des « biens communs », lié à celui des « biens environnementaux », suscite actuellement des débats chez les économistes, les philosophes, les sociologues et commence à intéresser les juristes qui se trouvent alors confrontés à la question de la propriété. Cette controverse est beaucoup plus avancée en Italie qu’en France et la ville de Naples s’est engagée dans des expérimentations très novatrices. Pouvez-vous présenter les éléments de ce débat ?

A.L : Depuis l’instauration de la commission Rodotà , en 2007, le thème des biens communs suscite en Italie un grand intérêt aussi bien de la part de la doctrine de droit public que de la doctrine de droit privé [1]. L’ approche du sujet, la méthode choisie et les analyses contrastées présentent une grande diversité et souffrent souvent d’un excès de systématisation aux dépens d’une approche réaliste conduisant à des propositions de réformes concrètes et effectives.

Je pense à des études de jure condendo, qui tendent à intégrer la réflexion sur la théorie de l’État, par ailleurs particulièrement complexe, à celle sur la théorie des biens -propriété publique et privée-, et à celle sur les droits fondamentaux notamment celui de participation. Je pense également à des contaminations entre de jure condito et de jure condendo qui mêle les analyses juridiques , politiques, philosophiques, théologiques , sociologiques pour n’en citer que quelques unes.

Ceci explique un manque de rigueur méthodologique, qui légitime tout le monde à parler non pas des biens communs mais de la théorie juridique des biens communs .

La doctrine a la responsabilité d’aller au-delà de la controverse théorique et même en l’absence de normes nationales certaines et précises, elle doit s’interroger sur les possibilité de donner une consistance juridique aux biens communs afin de les faire entrer dans le droit positif . Une réforme générale sera très difficile et sans doute longue à intervenir. Par contre , des expérimentations au niveau local peuvent être menées, ce que la ville de Naples est en train de faire.

JMD : La ville de Naples , à la suite de l’élection du nouveau maire, le magistrat Luigi De Magistris, et d’une équipe municipale dont vous avez fait partie, étant notamment chargé d’une mission sur les “ beni comuni”, a réussi à mettre en oeuvre une gestion “ citoyenne” de la distribution de l’eau. Pour les environnementalistes, l’eau n’est plus une ressource inépuisable, elle peut devenir rare et sa qualité de res nullius qui permet un usage sans limite va se transformer en res communis. Quelles sont les caractéristiques singulières de l’expérience napolitaine ?

A la suite des résultats du référendum sur l’eau , il a été possible de réaliser la transformation de la Societé par Actions ARIN en une entreprise de droit public : “ABC Naples” ,doté par statut, d’un gouvernement écologique et participatif de l’eau, un petit parlement de l’eau dans lequel sont représentés les usagers, les travailleurs, les environnementalistes et les conseillers communaux . Il s’agit du premier exemple aussi avancé d’une institution de gestion des biens communs . Elle est admirée en Europe et devrait être le règle et non l’exception . Par ailleurs , “ ABC Naples” est en train de promouvoir “Federcommons”,une association qui entend lier entre eux les gestionnaires de services publics à 100% de propriété publique ( plus de 400 structures ) pour conjurer la privatisation et en favoriser la transformation en forces juridiques participatives sur le modèle de ABC. Il s’agit d’un défi nécessaires pour contrecarrer la pression de l’ association “Federutility” , dominée par les gestionnaires privés et semi-privés, qui cherchent à donner à l’interprétation du droit une lecture mercantiliste.

JMD : Alors qu’en France les juristes s’intéressent peu à ces questions, la progression de la réflexion et de la mobilisation civique sur les biens communs connait des avancées remarquables en Italie, avec trois temps forts : le projet de loi de la Commission Rodota, le succès du référendum sur l’eau “bien commun” en 2011  : plus de 1,5 millions signatures furent recueillies en trois mois et presque 27 millions de « oui » se prononcèrent en faveur de l’eau bien commun .Ces résultats permirent aussi d’invalider une autre loi sur l’immunité politique La Cour Constitutionnelle donna son approbation (Sentence n° 24-2011) . La suite de ce succès référendaire fut, comme vous venez de la rappeler, la mise au point à Naples , en 2013 ,de “ABC Naples” Pouvez-vous préciser quelles propositions avaient été faites par la Commission Rodota ?

Il faut rappeler qu’un vaste mouvement d’”indignation avait soulevé l’opinion publique italienne lorsque les gouvernements successifs de Silvio Berlusconi , prenant prétexte d‘une pseudo obligation européenne ,avaient décidé en novembre 2009 une mise en compétition c’est à dire ,en fait, la privatisation d’ici décembre 2011 de tous les services publics locaux notamment celui de la gestion de l’eau potable , auparavant gérés par des sociétés ( près de 4 000) à capitaux essentiellement publics sur le modèle “ in house”. Créée par un décret du 21 juin 2007, la Commission sur les Biens Publics, présidée par Stefano Rodota , était chargée par le Ministère de la Justice, de préparer un projet de loi constitutionnelle portant sur la modification des normes du Code Civil en matière de biens publics.

La Commission a rempli sa mission en élaborant un projet de loi sur la réforme du Chapitre II du Titre 1er du Livre III du Code Civil ainsi que sur d’autres dispositions qui lui sont liées. L’objet de la réforme était de donner à l’Etat les moyens juridiques pour récupérer et ordonner la propriété de certains biens, mais aucune suite ne fut donnée à ces travaux .

L’idée générale est que certains biens, dont la consommation est non-rivale , non-concurrentielle , dont l’usage n’est pas exclusif mais épuisable, dont l’utilité est liée à l’exercice des droits fondamentaux et au libre épanouissement des citoyens [2] ou encore qui peuvent représenter un objet de jouissance collective, pourraient faire partie de la catégorie des biens communs. Entreraient donc dans cette catégorie certains biens du domaine naturel et environnemental, sans oublier les biens appartenant au patrimoine indisponible. Trois catégories de biens seraient distingués : biens communs, biens publics et biens privés. La fonction collective des premiers serait garantie et lorsqu’ils sont gérés par des personnes publiques ils seraient placés en dehors de la sphère commerciale .
Sur la base de ces principes, qui commencent, bien que timidement, à trouver un fondement juridique dans la jurisprudence [3], la ville de Naples, en se fondant sur la Constitution, a entrepris des actions politiques et administratives, afin de rendre effectif ce qu’on nomme droit des citoyens à la jouissance des biens communs. Ces actions concernent d’abord les biens dont les communes sont propriétaires et qui sont abandonnés ou inutilisés mais plus largement les autres biens publics ou privés, également abandonnés ou inutilisés .

JMD : Cette distinction entre trois catégories de biens : communs , publics et privés avait été faite en France par les professeurs Aubry et Rau qui ,s’inspirant des travaux du juriste allemand Zachariae ont introduit dans le droit civil français le concept de patrimoine, ensemble de biens attachés à une personne et formant une universalité de droit . Cette trilogie correspond tout à fait à la conception contemporaine de la propriété . Mais,lorsque vous évoquez le droit des citoyens à la jouissance des biens communs et les actions que les communes entreprennent librement , ne craignez- vous pas que l’on vous accuse de porter atteinte aux principes fondamentaux du droit de propriété, tel que garanti notamment par la Convention européenne des droits de l’homme . Sur quels fondements normatifs ou jurisprudentiels les communes peuvent-elles s’appuyer ?

Il est évident qu’on se trouve sur un terrain glissant, où il faut faire preuve d’imagination mais n’est-ce pas aussi la fonction des juristes ? Nous estimons que le droit des hommes aux biens communs, à leur jouissance et à leur bénéfice, peut s’appuyer sur certaines dispositions de la Constitution italienne qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont connu, dans le meilleur des cas, que des réalisations partielles.

Il s’agit , en particulier, des articles 41 à 44 qui mettent en avant des principes comme celui de l’utilité sociale qui doit guider l’activité d’entreprise et celui de la fonction sociale de la propriété publique et privée ainsi que les limites qui s’y rapportent. Il s’agit aussi des hypothèses de gestion publique collective comme le prévoit l’article 43 de la Constitution selon lequel : « aux fins d’utilité générale la loi peut réserver initialement ou transférer par expropriation et après indemnisation à l’État, à des organismes publics ou à des communautés de travailleurs ou d’usagers, des entreprises déterminées ou des catégories d’entreprise, qui assurent des services publics essentiels ou qui concernent des sources d’énergie ou des situations de monopole et revêtent un caractère prééminent d’intérêt général ». Il s’agit enfin des obligations et des contraintes à la propriété terrienne privée prévues à l’article 44 de la Constitution.

Rien n’interdit aux autorités communales, dont la gestion est proche des citoyens et qui sont les mieux à même de percevoir les besoins et les exigences de la communauté, de prendre des délibérations rendant effectifs les grands principes constitutionnels [4].

Il faut ajouter que la reconnaissance du droit fondamental à la jouissance des biens communs passe nécessairement par un système politique et administratif local capable de valoriser la dimension participative des citoyens [5]. L’impulsion de l’action peut venir aussi bien des citoyens et des communautés concernées à travers des consultations participatives , que de la collectivité locale elle-même Il s’agit de permettre l’adoption de délibérations qui mettent les biens publics et privés abandonnés ou inutilisés dans des conditions permettant aux citoyens d’en bénéficier, par une éventuelle modification de leur destination d’origine.

JMD : Quelles sont les mesures que le commune de Naples a déjà prises concernant la future gestion publique des biens communs ?

Le processus a été lancé en 2011 et il progresse régulièrement. Par délibération du Conseil municipal du 22 septembre 2011, une position de principe a été adoptée. L’article 3, alinéa 2, du Statut de la commune , prévoit que « la Commune de Naples, afin de protéger les générations futures, reconnaît comme biens communs, les biens liés à l’exercice des droits fondamentaux de la personne dans son contexte écologique et en garantit la pleine jouissance dans le cadre des fonctions municipales ». Le lien avec le concept de « biens environnementaux » est retenu.

Peu après a été institué le “Laboratorio Napoli per una Costituente dei beni comuni” :Laboratoire de Naples pour une Constituante des biens communs, (déliberation du Conseil municipal du 18 avril 2012 ). Il s’agit d’une institution chargée d’étudier les mesures susceptibles de promouvoir , gérer et valoriser les biens communs , de faire des propositions de réforme , de développer la concertation et la participation des citoyens.

Un mois après, la commune a lancé une première action de terrain .Par la délibération du Conseil Municipal du 25 mai 2012, elle trace les lignes directrices pour l’utilisation du complexe de San Gregorio Armeno dénommé “Ex Asilo Filangieri” destiné à devenir un lieu aux fonctions multiples et un lieu d’expérimentation et de jouissance d’une démocratie participative dans le domaine de la culture, entendue comme bien commun et droit fondamental des citoyens.

Les principes pour le gouvernement et la gestion des biens communs de la Commune de Naples ont fait l’objet d’une première identification : délibération du Conseil municipal du 18 janvier 2013.

La citoyenneté active est encouragée par la commune qui compte s’appuyer sur cette mobilisation démocratique pour déterminer, démarrer et gérer un processus administratif dont l’objectif est de rendre des biens publics et privés disponibles pour les citoyens en leur donnant la possibilité de jouir de ces « biens matériels et immatériels, dont l’appartenance est collective et sociale ».

JMD  : Les biens auxquels vous faites allusion sont d’abord des biens municipaux abandonnés et/ou inutilisés que la commune a le devoir de « récupérer ». Comment réglez vous le problème de la reconnaissance de l’abandon ?

Le Laboratoire qui vient d’être créé aura pour mission de faire un inventaire de ces biens après un repérage en collaboration avec la Direction du Patrimoine de la Commune et les associations représentatives. L’état d’abandon pourra être constaté par délibération du conseil municipal . La dégradation de ces terrains et biens immobiliers abandonnés présente souvent des dangers pour la sécurité publique et privée et des occasions de comportements illicites, ce qui pourra aussi être officiellement constaté ainsi que les occasions manquées en termes d’emploi, de développement socio-culturel et de requalification territoriale .

Une fois ce constat opéré, le problème se pose de la nouvelle destination de ces biens et c’est alors que l’on peut faire intervenir leur qualité de « biens communs » et prévoir des procédures permettant de concrétiser leur nature particulière et donc une jouissance commune à l’ensemble de la communauté, garantissant des formes de gestion participative. Il s’agira, en quelque sorte, de reconnaître la « fonction sociale » de ces biens municipaux abandonnés et de réfléchir à leur destination future , la commune organisant largement des consultations citoyennes, pour définir l’opportunité de leur spécificité , les enjeux sociaux et la faisabilité économique de la « récupération ».

Il convient de rappeler à cet égard que l’administration communale, au sens des articles 13 du TUEL (Texte Unique des Collectivités Locales) est le détenteur « de toutes les fonctions administratives qui concernent la population et le territoire communal, principalement dans les secteurs s’occupant des services à la personne et à la communauté, de l’aménagement et de l’utilisation du territoire et du développement économique,[…] » et est également appelée à les exercer en fonction du principe de subsidiarité de l’article 118 de la Constitution.

Dans ce cadre institutionnel et fonctionnel , la commune a le devoir de garantir la jouissance des biens d’appartenance collective en tant que propriétaire gérant , jouant le rôle de gardien, tuteur afin de garantir les fonctions , les utilités en recourant à des mesures qui ne soient pas orientées vers le profit.

Par conséquent, le conseil municipal délibère sur la vérification de l’état d’abandon effectif ou d’inutilisation des biens immobiliers ou des terrains dont l’administration communale est propriétaire et décide de construire, sur la base de ce contrôle, une cartographie de ces biens et de ces espaces .Parallèlement elle vote le démarrage d’expérimentations s’agissant de la gestion de ces espaces ,dont elle établit précisément la destination et la fonction sociale, sur la base de propositions venant des municipalités ainsi que des associations et des comités de quartier.

Il s’agit en substance de procédures obligatoires que la Commune doit mettre en place par rapport aux biens inutilisés ou abandonnés dont elle est propriétaire. La Commune agit aussi bien comme propriétaire que comme gérant, elle ne porte pas atteinte à son patrimoine mais au contraire, par l’implication des citoyens, elle en donne une destination qui tend à satisfaire les communautés concernées et peut également démarrer un processus économique vertueux et éco-durable de requalification du territoire.

JMD : Vous élargissez la qualité de biens communs à des biens , publics ou privés, dont la commune n’a pas la propriété au nom d’une récupération de la fonction sociale. Nos grands maîtres des Ecoles de Bordeaux et de Toulouse que sont Léon Duguit et Maurice Hauriou n’ont pas imaginé une telle audace des collectivités locales pour rendre effectif le concept de la fonction sociale de la propriété qu’ils ont magistralement théorisée. Vous touchez là directement à la propriété privée et à sa protection.

Il s’agit toujours de biens à l’abandon incapables de se voir attribuer une fonction sociale du fait de leur état de délaissement et de dégradation et une lecture constitutionnellement orientée de l’article 42 de la Constitution, qui concerne la propriété aussi bien privée que publique, permet de penser que ce bien ne peut en aucun cas retrouver, justement à cause de l’état d’abandon, sa fonction sociale . L’objectif est d’en récupérer la fonction sociale d’origine et d’ en garantir l’ usufruit, selon une gestion collective

Il est clair que de telles initiatives suscitent de nombreuses difficultés car elles touchent directement au droit de propriété publique et privée mais une lecture des dispositions du Code civil en matière de propriété en relation avec l’article 42 de la Constitution, permet de fonder le droit de propriété sur une finalité de fonction sociale et non sur celle d’un droit subjectif absolu [6] . Il y a là certainement une différence avec le droit français. Il serait alors possible de soutenir que lorsque la fonction sociale qui garantit le droit de propriété a disparu alors, de la même façon, le titre de propriété concernant ledit bien n’a plus de raison d’être et il doit lui aussi disparaître. Les biens, n’entrent plus dans le cadre du régime propriétariste subjectif , mais dans celui d’un patrimoine commun , une propriété collective [7].

Cette lecture de l’article 42 de la Constitution se relie à la conception du droit romain sur les « res communis  » en tant qu’instrument d’attribution de biens dont la propriété est collective [8]. Cette légitimation par la fonction sociale s’inscrit aussi dans ce que l’on qualifie d’ordre public économique [9], qui a valeur de principe - valenza precettiva-, et se trouve affirmé dans les articles 41, 42, 43 et 44 de la Constitution qui établissent la prédominance de la fonction sociale sur l’intérêt privé.

Ces principes conduisent aussi à soutenir que la présence de terrains et d’immeubles privés abandonnés par leurs propriétaires, rend nécessaire l’intervention de la Commune , garant de l’aménagement du territoire et du développement économique et social (article 13 du TUEL, Texte Unique des Collectivités Locales, article 118 de la Constitution ) en fonction du principe de subsidiarité.

JMD : Vous touchez alors directement à la propriété privée . Comment distinguez-vous ce transfert autoritaire de propriété fondée sur la récupération de la fonction sociale de la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique ? Et comment réglez-vous la question de l’indemnisation ?

Il est clair que la procédure d’acquisition doit être précédée d’un acte de mise en demeure du propriétaire stipulant qu’il doit reconstituer la fonction sociale du bien dans un délai déterminé. Une fois seulement le délai de rigueur passé, une fois que les causes de l’abandon ont été établies, les biens concernés, préalablement individualisés dans leur consistance et leurs références cadastrales, sont inclus au patrimoine de la commune par une déclaration formelle. La commune sera liée par le caractère de propriété collective de ces biens dont l’inutilisation à des fins sociales a été certifiée .

Une telle acquisition/intégration, du point de vue technique et juridique serait différente de l’ expropriation, étant donné que les fondements sont différents. L’art. 42 de la Constitution italienne qui dispose que la loi reconnait et garantit la propriété privée dans le but d’assurer sa fonction sociale et de la rendre accessible à tous, protège cette fonction et non pas la propriété privée en tant que telle.

Ce nouveau type de transfert complèterait le régime des biens vacants et sans maître . Comme en droit français , l’article 838 du Code Civil italien attribue à l’autorité administrative le pouvoir d’exproprier ces biens abandonnés, dont le délabrement peut nuire à l’art, à l’histoire ou à la santé publique et de le récupérer selon l’article 827 du Code civil sur les biens immobiliers vacants qui prévoit que « les biens immobiliers qui ne sont la propriété de personne reviennent de droit au patrimoine de l’État »).

Ces mesures s’inspirent des débats et des propositions, dont celles de la Commission Rodota sur l’interdiction des activités économiques allant à l’encontre de l’utilité sociale, de la sécurité, de la liberté et de la dignité humaine ; sur l’obligation pour la loi de reconnaître et de garantir la propriété privée afin d’en assurer la fonction sociale ; sur la possibilité pour le législateur de réserver ou transférer à l’État, à des organismes publics ou à des communautés de travailleurs ou d’usagers, des services publics essentiels, opérant dans des situations de monopole et qui ont un caractère prééminent d’intérêt général là où se vérifient des situations évidentes de difficulté économique et sociale.

JMD : Ces projets et les expérimentations prévues ont un aspect révolutionnaire et ne manqueront pas de susciter des oppositions . Mais après tout ne doit-on pas encourager les « forces imaginantes » du droit ? Pouvez-vous nous donner des précisions sur la mise en œuvre effective de ces transferts et la gestion future des biens transférés ?

Une fois que la commune s’est assurée que l’état d’abandon est effectif, les propriétaires sont mis en demeure de prendre les mesures nécessaires pour récupérer la fonction sociale du bien dans le délai imparti qui pourrait être fixé par exemple à 150 jours.

Au cas où le bien n’a pas été récupéré par son propriétaire qui s’engage à le mettre socialement en valeur , et s’il s’agit, par exemple, d’ensembles de bâtiments et constructions nouvelles qui sont restés invendus, comme c’est souvent le cas à Naples, le maire pourra convoquer les propriétaires constructeurs afin de leur proposer un prix de vente calculé en fonction de divers indices sans rapport direct avec le prix du marché.

Une fois le délai échu et en l’absence d’accord, il sera possible de procéder à l’intégration des biens dans le patrimoine municipal, sans indemnisation attendu qu’il vient à manquer le titre de propriété.

Dans le respect du principe des biens communs, selon lequel il n’est pas possible de tirer profit de ces derniers ,les terrains abandonnés qui ont été intégrés dans le patrimoine communal, pourront faire l’objet d’une concession gratuite à des coopératives de jeunes afin qu’ils soient mis en culture sous la direction d’agronomes et que les produits soient vendus au prix du marché pour faire face aux dépenses de production et permettre la compensation pour le travail fourni. La gestion économique sera confiée à un économe nommé par le Maire. Les immeubles abandonnés pourraient être utilisés avant tout comme sièges des administrations communales, qui sont actuellement situés dans des immeubles en location, ce qui serait un gain pour le budget de la commune.

Les autres immeubles abandonnés, intégrés au patrimoine communal, pourront être utilisés à des fins sociales et confiés gratuitement à des coopératives qui auraient l’obligation de les entretenir et de les valoriser à des fins sociales ou culturelles [10].

Dans le cas de biens d’intérêt historique et artistique, le maire pourra nommer un gérant expert en la matière, qui en assurera la bonne conservation et mise en valeur afin de les ouvrir largement à la visite

Il s’agit de procédures qui ont en commun le même esprit consistant à faire revivre la fonction sociale des biens abandonnés et inutilisés, à faire vivre cette fonction sociale à travers l’implication des citoyens, engagés, aussi bien dans la phase de mutation éventuelle de la destination du bien, que dans l’affectation aux communautés concernées. Le fondement juridique constitutionnel de cette action politique administrative est , comme on l’a dit, le texte constitutionnel à la fois dans son application directe, et dans l’interprétation qu’il convient de donner à certaines dispositions du Code Civil de 1942, trop enfermées dans une vision libérale du droit de propriété individuelle. Dès que possible, le législateur devra reprendre le travail de la commission Rodotà en insérant dans le Code Civil, la notion juridique de bien commun et le principe d’une gestion dont le fondement est lié à l’utilité et à la fonction sociale.

NOTES

[1Voir notamment Ugo Mattei, “ Beni comuni”, Ed Laterza, 2011

[2Sur le lien entre “biens communs” et droits fondamentaux, v. A. Lucarelli, Note minime per una teoria giuridica dei beni comuni, in Quale Stato, I, 2007 ; Idem, Introduzione : verso una teoria giuridica dei beni comuni, dans Rass. Dir. pubbl. europeo, 2, 2007 ; Idem, La democrazia dei beni comuni, Roma-Bari, 2013.

[3Voir Cour de Cassation n. 3665 du 14 février 2011 et, pour le commentaire , S. Lieto, « Beni comuni », diritti fondamentali e stato sociale. La Corte di Cassazione oltre la prospettiva della proprietà codicistica, dans Pol. Dir., 2, 2011, p. 331 et suivantes.

[4Sur le thème de l’effectivité du droit, voir P. Piovani, Effettività (principio di), dans Enc. Dir., XIV, Milano, 1965, p. 420 et suivantes

[5Au Théâtre Valle, le plus ancien théâtre de Rome, occupé le 13 avril 2013 l à Rome a été élaborée une « Constituante
pour les biens communs », héritage de la Commission Rodotà,. Des assemblées territoriales de juristes itinérants recueillent de réflexions, destinées à produire un« Code des biens communs », alliance inédite entre juristes et mouvements sociaux

[6Selon A. Lener, Problemi generali, cit., l’article 42 de la Constitution selon lequel la propriété publique et privée doit assurer la fonction sociale, rétablit le juste rapport entre propriété et personne en une équation qui ne permet pas de dépouiller la propriété-liberté de sa dimension sociale et de devenir protection de la propriété privée tout court.

[7Sur le thème de la propriété collective, voir S. Cassese, I beni pubblici. Circolazione e tutela, Milano, 1969. Si rinvia, altresì a M. Esposito, , Beni proprietà e diritti reali, Tomo I.2, I beni pubblici in M. Bessone, (diretto da) Trattato di diritto privato, Torino, 2008.

[8Sur ce point, voir D. Mone, Servizi di interesse economico generale e beni comuni tra diritto comunitario e Costituzione in Rass. Dir. Pubbl. eur., 1, 2012, en particulier les pages 69 et suivante

[9Sur ce sujet, voir M. Bessone, Economia del diritto e ordine pubblico economico a tutela dei consumatori, in Giur. It., 1984, IV ; P. Maddalena, I beni comuni nel codice civile, nella tradizione romanistica e nella Costituzione della Repubblica italiana, in www.federalismi.it, 4-10-2011

[10Même la propriété publique, comme le souligne A. Lener, Problemi generali della proprietà, in F. Santoro Passarelli (a cura di) Proprietà privata e funzione sociale, Padova, 1976, pp. 8 e 9, doit rendre des comptes à la fonction sociale. A ce propos, voir également F. Lucarelli, La proprietà pianificata, Napoli, 1973, passim.