Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Raymond Emond

La petite bonté

Texte publié le 15 mai 2014

Nous recevons le monde, nous recevons la vie, nous recevons la culture ; ainsi sommes-nous toujours en dette de quelque chose que nous devons rendre. Et peut-être est-ce cette dette, cette obligation enfouie au plus profond de nos âmes et de nos sociétés, qui est la source de la petite bonté.
Raymond Emond, cinéaste, évoque ici, à travers l’oeuvre de Vassili Grossman, cette « petite bonté », dans un court texte publié dans la revue Relations, n°769, décembre 2013, « La promesse du don ».
http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/enkiosque.php?idp=133

Il y a en nous quelque chose qui nous dépasse et nous lie à autrui. Cela s’exprime communément par des gestes banals de générosité, de gratitude, de don. Mais, devant le mal et l’injustice, n’est-ce pas tout ce qu’il nous reste pour persévérer dans notre humanité ?

De plus en plus, nous avons l’impression que la machine du monde marche sans nous et que nous atteignons des limites de tous ordres. Nous avons parfois le sentiment que nous fonçons vers l’abîme et que nous sommes impuissants devant les catastrophes qui s’annoncent. Et si, dans un moment de lucidité, nous entrevoyons que nous ne sommes pas innocents et que l’exercice de notre liberté (à travers les mille et un choix de la vie moderne) contribue justement à l’horreur dans laquelle nous nous enfonçons, ne ressentons-nous pas un désarroi encore plus grand ? Comment alors espérer ?

Dans un des plus grands romans du XXe siècle, Vie et destin [1], Vassili Grossman, pourtant témoin des pires horreurs de la guerre [2], avance l’idée que la petite bonté est un rempart inexpugnable contre le désespoir. Un des personnages du roman, Ikonnikov, incarne fortement cette idée. Prisonnier dans un camp de concentration allemand, ancien tolstoïen ayant abandonné ses études pour enseigner à la campagne, puis communiste désabusé par les horreurs de la collectivisation et, enfin, chrétien ayant perdu la foi, il est le souffre-douleur de son baraquement, celui qu’on fait dormir à côté du seau d’aisance. Affecté à des travaux de terrassement, il découvre qu’il travaille en fait à la construction d’une chambre à gaz. Il demande à ses camarades prisonniers de ne pas participer « aux préparatifs de cette épouvante ». Quelqu’un lui répond :

– Où vous croyez-vous ? En Angleterre, peut-être ? Que ces milliers de personnes refusent de travailler et on les tuera toutes dans l’heure qui suit.
– Non, je ne peux pas, dit Ikonnikov. Je n’irai pas, non, je n’irai pas.
– Si vous refusez de travailler, on vous fera la peau sur-le-champ. [3]

 
Un des prisonniers est un prêtre italien, Guardi. Ikonnikov l’interroge :

– Que dois-je faire, mio padre ?
Les yeux de Guardi firent le tour des visages.
– Tout le monde travaille là-bas. Et moi je travaille là-bas. Nous sommes des esclaves, dit-il lentement. Dieu nous pardonnera.
– Voilà, je ne veux pas qu’on me pardonne mes péchés. Ne dites surtout pas : les coupables sont ceux qui te contraignent, tu es un esclave, tu n’es pas coupable car tu n’es pas libre. Je suis libre ! Je suis en train de construire une chambre à gaz, et j’en réponds devant les hommes qu’on y gazera. Je peux dire « non » ! Quelle force peut me l’interdire si je trouve en moi celle de ne pas craindre la mort ! Je dirai non ! Je dirai non, mio padre, je dirai non !
La main de Guardi frôla les cheveux blancs d’Ikonnikov.
– Donnez votre main, dit-il.
Il porta la main sale d’Ikonnikov à ses lèvres et la baisa.

Dans cette scène magnifique, c’est paradoxalement Ikonnikov le non-croyant qui fait preuve d’espérance. Le prêtre, lui, a l’espoir de ne pas mourir s’il continue à travailler à la construction de la chambre à gaz, et l’espoir encore d’être pardonné pour sa faiblesse. Mais il comprend que l’espérance d’Ikonnikov est plus grande et c’est pourquoi il lui baise la main.
 
Mais cette espérance, sur quoi est-elle fondée ? Il n’y a plus d’espoir ; la mort est partout ; les prisonniers sont impuissants ; toutes les issues sont fermées. Pour Ikonnikov, qui ne croit plus en Dieu, quel est donc le sens de son geste ? Quelle est cette chose, plus forte que la mort, en quoi Ikonnikov espère ? Le lecteur de Vie et destin l’apprend un peu plus tard, alors que quelques feuillets écrits par Ikonnikov tombent après sa mort entre les mains d’un autre prisonnier :
 

En quoi consiste le bien ? Existe-t-il un bien en général, applicable à tous les êtres, à tous les peuples, à toutes les circonstances ? Ou, peut-être, mon bien réside-t-il dans le mal d’autrui, le bien de mon peuple dans le mal de ton peuple ? Le bien est-il éternel et immuable, ou peut-être, le bien d’hier est-il aujourd’hui le vice et le mal d’hier, aujourd’hui le bien ?

Ikonnikov ne peut que constater que l’idée du bien est variable, que le bien des riches n’est pas celui des pauvres et que « celui des Blancs n’est pas celui des Noirs ou des Jaunes ». Et même le christianisme, doctrine de paix et d’amour, dans laquelle, à l’origine, il n’y avait « pas de différence de Juif et de Grec », a fini par aboutir aux schismes, à l’Inquisition et aux guerres de religion. Ainsi en va-t-il du communisme, cette idée généreuse qui aboutit à la dictature et aux goulags. C’est ainsi que le « grand bien » devient un fléau, un mal plus grand que le mal.
 

Mais il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. […]
Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social. Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. […]
Plus les ténèbres du fascisme s’ouvrent devant moi, plus je vois clairement que l’humain continue invinciblement à vivre en l’homme, même au bord de la fosse sanglante, même à l’entrée de la chambre à gaz. J’ai trempé ma foi dans l’enfer. Ma foi est sortie du feu des fours crématoires, elle a franchi le béton des chambres à gaz. J’ai vu que ce n’était pas l’homme qui était impuissant dans sa lutte contre le mal, j’ai vu que c’était le mal qui était impuissant dans sa lutte contre l’homme. Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde, impuissante, plus elle est grande. [4]

La petite bonté : voilà donc cette chose « insensée, absurde, impuissante mais invincible » en vertu de laquelle Ikonnikov sacrifie sa vie. Ainsi, il y aurait donc en nous quelque chose de plus grand que nous, quelque chose d’incompréhensible qui nous traverse malgré tout et qui fonde l’espérance. Cette chose, Ikonnikov refuse de la nommer autrement qu’en les termes les plus banals : c’est la petite bonté et rien d’autre. Il refuse de s’engager sur le terrain des prophètes, des doctrinaires, des philosophes : il préfère se tenir coi devant le mystère.
 
***

Il m’arrive d’éprouver, devant le spectacle de la nature, devant un ciel étoilé, face à l’immensité de l’univers, mais aussi devant un visage, ou devant les grandes œuvres de la littérature ou de la musique, une sorte de gratitude. Il n’y a pas rien : il y a quelque chose et nous sommes là pour le voir. Quelle splendeur ! Quel mystère insondable !
 
J’aime à penser que la petite bonté pourrait être une sorte de réponse à ce mystère. Il y a le monde et nous sommes là : peut-être sommes-nous ainsi redevables d’une sorte de grande bonté, d’une bonté incommensurable, sans nom, inconnaissable. Peut-être n’y a-t-il pas de Donateur, mais enfin il y a un donné, l’univers, et nous sommes là pour le recevoir, et nous en sommes redevables, ce qui implique le devoir de rendre, inscrit dans toutes les cultures.
 
Donner, recevoir, rendre : cette triple obligation est au cœur de toutes les cultures et de toutes les sociétés : nous recevons le monde, nous recevons la vie, nous recevons la culture ; ainsi sommes-nous toujours en dette de quelque chose que nous devons rendre. Nous sommes en dette, parce que le monde nous est donné : peut-être est-ce cette dette, cette obligation enfouie au plus profond de nos âmes et de nos sociétés, qui est la source de la petite bonté.
 
La gratitude que nous éprouvons parfois devant la beauté du monde, la richesse de notre héritage ou la simple bonté d’un inconnu, cette gratitude nous engage à rendre. Peut-être est-ce une raison suffisante pour croire que tout n’est pas perdu.
 

NOTES

[1Achevés en 1960, les manuscrits du roman sont aussitôt confisqués par le KGB. Grâce à une copie sauvegardée sur microfilm sortie clandestinement d’URSS, il paraît pour la première fois en Suisse en 1980

[2Grossman a été correspondant de guerre pour le quotidien de l’Armée rouge de 1941 à 1945 ; il couvrit notamment le siège de Stalingrad et fut un des premiers à découvrir l’horreur des camps d’extermination nazis. Sa propre mère fut victime des massacres des juifs par l’armée allemande en Ukraine, en 1941

[3V. Grossman, Œuvres, Robert Laffont, 2006, p. 252-253

[4Id., p. 344-346.