Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Laurence Kaufmann

A Philippe...
Une épiphanie relationnelle

Texte publié le 17 février 2025

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Je suis une nouvelle venue mais je peux témoigner que Philippe savait très vite se rendre absolument indispensable.

Avec Philippe, je suis tombée en amitié il y a 5 ou 6 ans, comme on tombe en amour, dans un mélange d’admiration et de reconnaissance. C’était, pour moi, une sorte d’épiphanie relationnelle, un coup de foudre amical. Cette épiphanie, je la conjugais dans tous les pronoms, dans tous les verbes de modalité : C’est comme Philippe que nous pouvons être, que l’on doit être et, bien sûr, que je veux être…

En ces temps sombres, le fait de savoir qu’il existait quelque part rendait le monde plus doux et plus hospitalier. Philippe était quelqu’un que l’on était fier de côtoyer et d’avoir dans sa vie… il était non seulement d’une intelligence rare mais d’une générosité sans pareil – une générosité pleine de promesses, pleine de nouveaux possibles.

Sa disparition m’a coupé les ailes– lui qui savait si bien les déployer pour lancer de nouveaux projets, ouvrir de nouvelles pistes, créer du commun encore et encore. Mais sa disparition m’a aussi coupé le souffle. Comment faire sans lui ? Comment faire sans ses innombrables points d’interrogation ? Le monde s’est tout rétréci, comme si on manquait d’air tout d’un coup, et qu’il faisait noir. Avec son mélange de gourmandise pour le savoir et d’« appât du lien », Philippe était une luciole. Il se donnait sans compter, en digne praticien de l’anthropologie lumineuse qu’il défendait dans ses écrits...

Retour sur « Généreuses réciprocités »

C’est notamment dans son beau livre « Généreuses réciprocités » que Philippe nous invitait à une approche « sociophilique » du social. Ou plutôt qu’il nous invite – heureusement, ses écrits nous permettent de parler de lui non pas à l’imparfait mais au présent.

Pour autant, la lecture en clé de don qu’il déploie ne fait pas disparaître les cibles classiques de la critique sociale que constituent la violence, la domination et l’exploitation. Une telle lecture modifie, plutôt, leur statut : ce ne sont plus des forces toujours agissantes, mais des potentialités qui se rejouent dans toute relation sociale. Loin d’être l’accomplissement inéluctable d’un rapport de domination, « l’ordre de la relation » s’épaissit et s’enrichit. Il est traversé par des logiques contraires, entre liberté et obligation, intérêt et générosité, égoïsme et altruisme, réciprocité et pouvoir. Pour Philipppe, les lumières du don ne sont donc pas aveuglantes : elles sont « tamisées », car elles redonnent aux relations leur complexité et leur richesse, mais aussi leur tension et leur ambivalence. En effet, la face obscure et la face lumineuse des relations de don restent indissociablement liées, l’une restant une potentialité de l’autre.

Au prisme du don, la relation à autrui est vulnérable : la générosité peut se retourner en violence et la réciprocité en pouvoir. Le don signifie la vie, l’alliance, mais aussi la mort, la violence. Au travail unificateur du symbolon et du symbolique s’oppose ainsi le travail diabolique de division et de désordre. Ce sont ces forces contraires qui organisent la boussole du don que propose Philippe. Alors que le côté lumineux des régimes symboliques sous-tend le cycle vertueux du « donner-recevoir-rendre », le « côté obscur » des régimes diaboliques favorise le cercle vicieux du « prendre-refuser-garder », qui comprend « le régime de la domination », porteur d’une asymétrie sans retour, « le régime de l’échange utilitaire », animé par une norme d’efficience ou d’efficacité, et enfin « le régime de la vengeance », qui consiste à « prendre ce qui a été pris ». Mais les frontières ici tracées sont poreuses. La « boussole du don » vise avant tout à appréhender les mouvements et glissements possibles entre ses différents pôles : la sollicitude peut basculer en domination, la vengeance en prédation, l’échange utilitaire en exploitation ; ou, à l’inverse, la vengeance peut faire place au pardon ou à l’échange utilitaire. C’est en raison de ces glissements et renversements qu’une lecture du social en clé de don permet aussi bien de rendre compte des formes ordinaires d’entraide et d’hospitalité que de la reproduction des ordres d’interaction raciaux.

À la fois source de socialisation et de subjectivation, la structure de réciprocité que déploie le don est, pour Philippe, une ressource normative clé. Elle permet d’évaluer la portée subjectivante des relations de care, de grâce ou de sollicitude qui donnent aux sujets la possibilité d’affirmer leur singularité et permet, à l’inverse, de critiquer la portée réifiante des rapports de prédation, de domination ou d’instrumentalisation qui transforment les personnes en des objets sans valeur propre. Mais cette puissance critique en « clé de don » n’est pas une posture en surplomb. Nos généreuses réciprocités ne sont pas des idéaux normatifs perdus dans le ciel des idées ; elles sont ancrées dans le sol sensible et tangible de nos expériences ordinaires. C’est donc une posture réaliste et non pas idéaliste que le paradigme du don met en oeuvre : le réalisme, dit Philippe, n’est pas seulement du côté de la noirceur du monde et d’une « réalité inacceptable » ; il consiste aussi à rendre justice à la réalité ténue d’une promesse que contient déjà, à titre de virtualité, ce qui est. En retraçant inlassablement, dans la chair sensible du monde social, ce qui déborde et résiste à la domination, le sociophile dégage un point de vue critique qui est immanent aux pratiques et aux relations humaines. Un tel point de vue tente de pallier l’hypermétropie à laquelle nous condamnent les « lunettes du pouvoir et de l’intérêt » : « elles nous rendent incapables de voir nettement ce qui se trouve sous notre nez », en l’occurrence le « travail minutieux, et autrement invisible, par lequel nous tissons la trame de notre monde commun. » (p.8).

En nous invitant à cheminer à la « lumière tamisée » du don, Philippe nous encourage à explorer de nouveaux « chemins d’émancipation » (p.9). C’est finalement un renversement gestaltique qu’il nous propose, un changement de regard et de perspective. Les « lunettes du don » réduisent le dia-bolique à une potentialité morale et politique dont il faut se prémunir en prenant soin de nos liens de réciprocité. C’est dire si, pour Philippe, la relation ne peut être réduite à une instance « normativement amorphe » et « politiquement vide » ; elle doit retrouver son épaisseur phénoménologique, sa portée descriptive et son tranchant politique.

Déboussolés

Philippe, qui aimait tant la métaphore de la boussole, nous laisse complètement déboussolés.

Le contraste entre la solidité des liens qu’il avait le don de tisser et la vulnérabilité de la vie qui l’a quitté est particulièrement insupportable. On savait qu’on pouvait compter sur lui, toujours, tout le temps. Mais voilà que la vie lui a fait faux-bond ; elle nous a trahi.

Il est possible, disait Philippe dans un de ses messages au Mauss, « de cheminer sereinement dans des pentes escarpées avec des compagnons de route qui avancent librement ». Sans lui, nous voilà devant une pente bien escarpée…

Il ne nous reste plus qu’à transformer les traces de sa présence en une sorte de boussole intérieure qui nous permette de garder la ligne morale et politique qu’il a défendue avec tant de ténacité : celle de garder en mémoire ce que nous nous devons les uns aux autres. C’est ce rappel qu’il nous laisse en héritage, lui qui portait l’espoir en bandoulière, contagieux en diable.

Comment reprendre cet héritage ? Sans doute en dessinant les contours indéfiniment extensibles d’un penser-ensemble qui prenne la forme prospective de la promesse plutôt que celle, rétrospective, de l’hommage. En effet, l’hommage est une marque unilatérale de respect, de reconnaissance et de gratitude envers une personne dont il s’agit de reconnaître les mérites. La promesse, en revanche, s’inscrit dans l’horizon d’un engagement partagé qui vise à garder Philippe au présent et non à l’imparfait… Un engagement qui permette de le maintenir entre Nous, de devenir, comme lui, un « chasseurs d’éclipses », un chasseur des moments fugitifs où des « liens d’âme » se dessinent.

Merci, Philippe, pour ces liens passés et à venir.

NOTES