Les indicateurs de richesse alternatifs, une fausse bonne idée ?

Réflexions sur les incertitudes de la gestion par le chiffre

Parmi les remèdes à apporter à la domination de l’économie et du marché sur nos vies, l’idée d’adopter une autre convention de richesse que le PIB occupe une place éminente, encore renforcée par le récent « rapport Stiglitz ». Mais n’est-ce pas, en définitive, une fausse bonne idée qui, loin de l’atténuer, risque d’accroître encore le mal principal de nos sociétés : la soumission de toutes nos actions, qu’elles soient marchandes, administratives ou bénévoles à la dictature de l’évaluation quantitative systématique ? A.C.

 [1]

Au début du mois de juin 2010 la liste de diffusion de FAIR, le Forum pour d’autres indicateurs de richesse, faisait état d’une étude réalisée en Grande-Bretagne par la NEF (New Economics Foundation) et la résumait ainsi :

« Pour la société, une femme de ménage est plus importante qu’un banquier [. …]. La méthode (utilisée) consiste à regarder au-delà de ce que certaines fonctions reçoivent comme rémunération pour voir comment elles contribuent à la société. Plutôt que de déduire leur valeur sociale de leur rémunération, la méthode cherche à évaluer cette valeur en fonction de leur contribution à la société en tenant compte des valeurs économiques, sociales et environnementales que ces fonctions produisent ou détruisent, selon le cas.
Ainsi, The New Economics Foundation pense que des travailleurs comme le personnel de nettoyage ou les ouvriers qui se chargent du recyclage des déchets créent davantage de valeur pour la société que les banquiers […]. Les salaires élevés s’expliquent par le fait que les entreprises ne paient pas le coût réel de leurs activités, comme le coût des émissions de gaz à effet de serre. Si le coût réel était payé, certaines rémunérations seraient remises en question parce que ceux qui remplissent certaines fonctions (des dirigeants d’entreprises polluantes ou des fiscalistes experts des paradis fiscaux) prennent des décisions extrêmement nuisibles à la société.
Les auteurs ont mis en oeuvre leur méthode d’analyse en l’appliquant à six emplois différents : trois à faible rémunération – agent d’entretien à l’hôpital, agent de récupération des déchets, et puéricultrice– et trois à rémunération élevée – un banquier, un fiscaliste et un cadre en publicité. Les résultats confirment que ceux qui jouissent des rémunérations les plus fortes ne travaillent pas nécessairement plus que les moins bien payés, que le secteur privé n’est pas nécessairement plus efficace que le public et qu’un salaire élevé ne reflète pas le talent [2] ».

Ces résultats sont d’autant plus spectaculaires qu’ils présentent tous les dehors de la précision quantitative. Dans le rapport cité par FAIR, intitulé « A Bit Rich : Calculating the real value to society of different professions” [3], on peut lire, par exemple, « qu’alors qu’ils perçoivent des salaires compris entre 500 000 et 10 millions de £, les banquiers de la City détruisent 7 £ pour chaque £ de valeur qu’ils créent, alors que pour 1 £ de salaire perçue, les puéricultrices génèrent entre 7 £ et 9,5 £ de bénéfices pour la société ». L’appendice précise que ces résultats sont obtenus par une méthode destinée à mesurer la valeur sociale ou, plus précisément le Social Return on Investment (SROI), le retour social sur investissement [4].
La mise en avant de cette étude en introduction aux réflexions que nous aimerions présenter ici sur le statut des indicateurs de richesse alternatifs se justifie à un double titre. L’étude montre bien, en effet, comment pour frapper l’opinion, pour être crédible ou même, tout simplement, audible, il faut désormais parler le langage du chiffre – une certaine forme de langage chiffré en somme –, invoquer des bénéfices possibles pour la société, opposer une forme de richesse possible à une autre.
La démarche de la NEF est en son principe éminemment séduisante. Elle fait droit et donne corps à l’intuition que nous partageons tous : celle que les rémunérations à dire vrai exorbitantes des puissants de l’heure sont sans rapport avec l’utilité sociale et économique qu’ils prétendent avoir et, au-delà, que ce qui est bon pour la société, pour nous tous, est loin de se résumer au champ de ce qui est bon pour l’économie et pour les finances. Et qu’il est même fort possible, en outre, que ce qui est bon pour la finance soit en fait mauvais pour la société. Tout aussi séduisante, tant sur le fond qu’au plan de la méthode, est l’idée que pour mesurer l’utilité sociale effective de chaque activité (ou de chaque profession, ou de chaque institution) il ne suffit pas de déterminer les revenus monétaires immédiats qu’elle dégage, mais qu’il faut prendre en compte tous les effets qu’elle engendre au-delà de son champ d’exercice direct, toutes les « externalités » positives ou négatives, et pas seulement à court mais aussi à moyen ou long terme. Et pas seulement monétaires ou économiques, mais tout autant sociales, qu’écologiques, éthiques ou politiques.
Mais l’autre raison de se référer à cette étude au début du présent article est aussi, en sens inverse, qu’elle fait immédiatement toucher du doigt les problèmes méthodologiques infiniment complexes auxquels l’ambition en elle-même louable de percevoir l’ensemble des effets induits d’une activité quelconque doit nécessairement s’affronter. Où s’arrêter et comment s’orienter dans l’enchevêtrement des causes et des effets ? Comment hiérarchiser et comment quantifier l’infinité des variables qui entrent en jeu ? Et, d’ailleurs, quelle période choisir ? Il est bien évident que ce qui permet de montrer que l’accroissement des revenus des banquiers va de pair avec une baisse du revenu monétaire et de la situation sociale d’ensemble, c’est le fait que l’étude a été menée en pleine période de crise économique et financière. Effectuée deux ans plus tôt, elle aurait montré tout le contraire, et n’aurait pas pu contribuer à ébranler le dogme partagé par l’immense majorité des économistes professionnels.

On retrouve ainsi en raccourci avec cette étude tous les espoirs et les problèmes que suscite et rencontre le vaste débat qui se développe depuis quelques années sur la nécessité de créer d’autres indicateurs de richesse que le PIB, ou encore, des indicateurs d’une autre richesse que la seule richesse marchande.
La critique du fétichisme du PIB est assez ancienne. Bertrand de Jouvenel avait déjà montré dans les années 1960 comment le PIB (qui était à l’époque le PNB) comptabilise comme richesses positives des productions nocives ou négatives [5]. Le débat tel qu’il est mené actuellement en France a été impulsé par le livre de Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ? [6] (Aubier, 1999) bientôt relayé par des articles puis un livre de Patrick Viveret, et par les travaux de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [7]. L’idée centrale qui se dégage de ces diverses contributions est que le PIB, sur lequel se focalisent toutes les attentions et toutes les discussions, loin de refléter la vraie richesse d’une société n’est au fond que le résultat d’une convention sociale, et que cette convention, puisque « conventionnelle », justement, autrement dit pour partie arbitraire, pourrait, et même devrait être remplacée par une ou plusieurs autres conventions sociales davantage soucieuses du bien commun.
Cette remise en cause de la centralité du PIB allait rencontrer un vif intérêt dans le monde associatif, fragile en France, on le sait, incertain de son identité et de sa légitimité, souvent considéré comme la cinquième roue du carrosse par l’État et par les hommes politiques, et en permanence sommé d’apporter la preuve de sa raison d’être et de son utilité. Pour les associations et, à travers elles, pour toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, soucieux de contribuer à la vie de la cité et au bien commun de l’humanité, il est évidemment essentiel d’affirmer que la richesse n’est pas seulement marchande, mais qu’il existe aussi des formes de richesse humaine ou sociale aussi ou plus importantes que la seule richesse économique. Et comment ne pas être d’accord ? Cette position, qu’on ne peut que partager, se heurte toutefois à une difficulté inattendue, qu’il importe de bien identifier. Le désir de nombre de militants et de dirigeants associatifs est de ne pas se contenter d’affirmer l’utilité sociale de leur engagement mais de la prouver en l’objectivant. Utiles, oui, mais en quoi, comment, de combien, à quelle hauteur ? Chacun aimerait en définitive le savoir, et d’autant plus que, de toutes façons, l’État qui subventionne pose la même question et exige que soient apportées la preuve et la mesure de l’utilité sociale de chaque association.
C’est dans ce cadre très général que se développe depuis quelques années une ample discussion autour des indicateurs de richesse alternatifs (ou des indicateurs de richesse alternative) que le monde associatif et mutualiste pourrait définir et adopter pour se donner une mesure du bien fondé de ses actions qui lui serve de boussole. La question qui se pose, toutefois, et qu’il convient d’affronter sans détour et dans toute sa complexité, est celle de savoir dans quelle mesure l’évaluation de l’utilité sociale de l’action associative doit revêtir une forme quantitative. Et, question au sein de la question : dans quelle mesure les indicateurs de la valeur sociale produite doivent-ils être conçus de manière à pouvoir converger et s’agréger dans un indicateur unique consolidé de la richesse sociale, aussi synthétique que le PIB et donc susceptible à ce titre de lui faire pièce, voire de le supplanter ?
Une telle perspective peut sembler séduisante à de nombreux égards. Nous voudrions pourtant suggérer ici que cette séduction est trompeuse et très vraisemblablement contreproductive, parce que la subordination du travail associatif à la visée d’une amélioration de son évaluation chiffrée est contraire à l’esprit même de l’association. On connaît en physique quantique la relation d’incertitude d’Heisenberg qui énonce qu’il n’est pas possible de déterminer à la fois la vitesse et la position d’une particule. Il est tentant de transposer cette proposition centrale de la physique quantique pour énoncer une sorte de loi d’incertitude de l’évaluation quantitative de la valeur sociale et de l’action associative qui poserait qu’on ne peut jamais être sûr que l’accroissement d’un score quantitatif d’utilité sociale corresponde à l’accroissement d’une utilité sociale effective. Pourtant, il est légitime de tenter de déterminer le plus objectivement possible quelles sont les actions, les initiatives ou les associations qui méritent le plus d’être soutenues, encouragées et subventionnées. Et il n’y a pas lieu de refuser par principe toute mesure. Que faire, alors, face à l’incertitude ? Comment raisonner ?
Le présent texte doit être conçu comme une tentative de prendre quelques repères permettant de s’orienter dans ces débats complexes et semés d’embûches. Il nous faudra, tout d’abord, mieux prendre nos distances face aux fausses séductions des indicateurs de richesse alternatifs ; tenter dans un deuxième temps d’identifier la racine du problème qui engendre la relation d’incertitude mentionnée à l’instant, pour, enfin, esquisser quelques solutions possibles.

Prendre garde au chant des sirènes des indicateurs de richesse alternatifs

Un des apports les plus importants du livre séminal de Dominique Méda, même si il n’a pas été le plus commenté, a été son étude des raisons pour lesquelles l’économie politique anglaise des débuts du XIXe siècle, mue par son désir de se constituer en science a décidé de se donner comme objet l’étude de la production et de la distribution de la richesse matérielle et seulement matérielle. La raison n’en était pas que les grands fondateurs de cette économie politique classique auraient eu la naïveté ou la sottise de croire qu’il n’existe pas des formes de richesse immatérielle, mais qu’ils jugeaient que seule l’étude de la production et de la distribution de la richesse matérielle, palpable, tangible, était susceptible d’une étude scientifique, scientifique parce qu’objectivable, les autres formes de richesse relevant des appréciations subjectives de tout un chacun.
C’est la même idée qui allait inspirer toute la tradition marxiste de base, celle du marxisme vulgaire, et qui allait transparaître dans la comptabilité nationale soviétique qui n’enregistrait comme travail productif que celui qui produit des biens matériels. La position de Marx lui-même était en fait bien différente et reposait sur la distinction bien connue entre valeur d’usage et valeur d’échange des biens. La vraie richesse réside dans les valeurs d’usage. Mais ce qui importe au capitalisme c’est uniquement la valeur d’échange. Dans le mode de production capitaliste, seul est considéré comme productif le travail qui produit de la valeur d’échange. Or, entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre richesse marchande et richesse effective, il n’existe aucun lien intrinsèque.

La critique du PIB….

C’est au fond la même idée que l’on retrouve dans les critiques actuelles du monisme et du fétichisme du PIB et dans l’aspiration à développer de nouveaux indicateurs de richesse. Pour le dire dans le langage de Marx il s’agit, en somme, de comptabiliser les vraies valeurs d’usage, matérielles ou immatérielles, et, en fait, de plus en plus immatérielles, pour déterminer la vraie richesse.
La mise en évidence des limites et des contradictions du PIB envisagé comme mesure de la richesse et du bonheur est désormais bien connue. Il n’y a pas si longtemps, un prix Nobel d’économie, Ian Tinbergen pouvait affirmer l’identité entre Produit National Brut et Bonheur national Brut. Plus personne n’y croit désormais, et d’autant moins qu’une série impressionnante d’études, -de plus en plus subsumées sous l’appellation de paradoxe d’Easterlin – a établi l’existence d’un divorce croissant depuis une trentaine d’années, et notamment aux États-Unis, entre un PIB qui continuait à croître et un indice de bonheur qui ne cessait de se dégrader.
Indépendamment même de la question épineuse du rapport entre production marchande et bonheur – qui repose toujours l’éternelle question : l’argent fait-il le bonheur ? [8] – les critiques de la subordination de nos sociétés et des politiques publiques à la loi du PIB font valoir trois grandes séries de critiques :
- Tout d’abord, on l’a déjà vu, la comptabilité nationale enregistre dans le PIB tout un ensemble de productions intrinsèquement indésirables. Par exemple, les dépenses occasionnées par les accidents de la route – médecins, entreprises de dépannage, garages, hôpitaux, pompes funèbres etc. – valent comme accroissement de la production nationale. A contrario, donc, si le nombre d’accidents de la route diminuait, ce qui est à l’évidence désirable, le PIB décroîtrait d’autant. La même chose peut être dite des catastrophes écologiques, par exemple des nappes de pétrole BP qui détruisent tout l’écosystème du golfe du Mexique (sans parler de la production des armements).
- Voilà qui introduit à un second type de critique de l’hégémonie du PIB. Presque tout porte à croire désormais qu’il ne continue à croître qu’au prix de l’épuisement des ressources jusqu’ici prodigués gracieusement par la Nature. Et que donc plus la production marchande s’accroît et plus notre patrimoine naturel est dilapidé, plus nous nous appauvrissons, donc.
- Enfin, en plus du fait que le calcul du PIB affecte d’un signe positif ce qui devrait être compté négativement, qu’il additionne là où il faudrait soustraire, il ne voit tout simplement pas et n’enregistre pas l’ensemble des états ou activités qui contribuent indubitablement à la qualité de notre vie et qui font la richesse authentique : le sens de la justice, la civilité ou l’urbanité, la paix et la concorde civiles, l’état de santé ou d’instruction de la population, l’ensemble des actions par lesquelles les hommes et les femmes prennent soin du monde, à titre individuel ou en association, ce qui est la définition même du care par une se ses principales théoriciennes Joan Tronto, etc. Pour le PIB, tout cela n’existe simplement pas.

Il est donc tentant de construire des indicateurs qui remédient à toutes ces lacunes du PIB en permettant d’enregistrer une richesse plus assurée et plus complète que la seule richesse marchande. C’est, on le sait, ce que fait l’ONU depuis un certain temps en calculant dans le sillage des travaux du prix Nobel d’économie Amartya Sen un Indicateur de développement humain (IDH) qui pondère le revenu moyen par tête par la prise en compte d’autres variables telles que la durée de vie, le degré d’alphabétisation ou l’égalité Hommes/Femmes etc. La tentative la plus élaborée en ce sens est celle qui a résulté, à l’initiative de Nicolas Sarkozy, des travaux de la « Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès social », présidée par Joseph Stiglitz (conseillé par Amartya Sen) et par Jean-Paul Fitoussi. Le rapport, connu sous le nom de Rapport Stiglitz a été remis le 14 septembre 2009 au président de la République. Introduit par un examen très fouillé de toutes les propositions existantes en la matière, IDH, PIB vert, indice de bien être économique, empreinte écologique etc. il adopte finalement, avec précaution l’indicateur « épargne nette ajustée », préconisé par la Banque mondiale, et théorisée par l’ONU, l’OCDE et Eurostat. Il s’agit d’une approche par les stocks, la richesse, les actifs ou le capital qui entend enregistrer « les ressources de toutes sortes que nous transmettons aux générations futures » [9] .
La critique, évidente, qu’il y a lieu d’adresser à tous les indicateurs de ce type est double. D’une part, le choix des variables jugées pertinentes est nécessairement toujours discutable. Par exemple, le rapport Stiglitz ne prend pas en considération le taux d’inégalité existant au sein d’un pays alors même que nombre de travaux ont établi qu’il influait négativement sur le sens du bonheur ou même, plus concrètement, sur l’état de santé global. Et, d’autre part, la pondération effectuée entre ces variables est elle-même tout aussi discutable, sinon plus.

…Et ses limites

C’est une autre critique encore, plus directement intéressante pour notre propos, que développe l’économiste Jean-Marie Harribey des travaux de la commission Stiglitz [10]. Il met très bien en lumière deux paris théoriques étroitement liés et également problématiques qui président à tous ces travaux. Le premier est celui de considérer que les prix de marché sont de bons indicateurs de l’utilité marginale des biens et services, autrement dit de leur contribution marginale au bonheur de tous. Ou, si l’on préfère, qu’ils sont de bons indicateurs de la vraie richesse pour ce qui concerne les biens et services marchands. Le second pari, qui en découle, est que le seul moyen de mesurer la richesse produite par les secteurs non monétaires et non marchands est de les évaluer au prix du marché, i.e . en leur affectant le prix des biens et services comparables produits sur le marché.
On retrouve ici une autre forme du paradoxe que nous essayons de mettre en lumière dans le présent texte et que nous avons déjà évoqué sous l’appellation de principe d’incertitude de l’évaluation de l’action gratuite et associative. Tout un ensemble d’actions ne revêtent d’importance et d’efficience sociales que parce qu’elles procèdent d’une certaine logique de la gratuité ou, si l’on préfère, de l’esprit du don. Ou encore que parce qu’elles se refusent activement, globalement ou en partie, à la marchandisation et à la monétarisation. Il est donc problématique de vouloir à tout prix mettre un prix sur les choses sans prix.
Cette remarque paraîtra peut-être idéaliste et trop limitée par une position de principe peu opératoire. Ne faut-il pas se donner des repères, des indices de la réalité et de l’effectivité des secteurs non marchand et non monétaire, même approximatifs et faisant, nécessairement un peu violence à la réalité et aux motivations complexes des acteurs ? Disons donc les choses un peu différemment. La motivation première qui préside à la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs est de desserrer le poids à la fois réel et imaginaire que les nécessités économiques, marchandes et financières font peser sur nos épaules en montrant qu’il y a « autre chose », d’autres formes de richesse que la richesse marchande, et plus réelles qu’elle. Mais pour évaluer cette autre richesse on semble devoir en passer par sa monétarisation comptable ce qui revient en fait à dilater indéfiniment la place de l’imaginaire économique. Ou encore, pour reprendre l’analyse de J-M. Harribey, sous couvert de limiter la place du PIB, on produit en fait une forme de PIB démesuré.
On retrouve les mêmes difficultés et apories dans l’énorme littérature mondiale qui, à la suite des travaux de Robert Putnam, a alimenté un vaste débat et d’infinies recherches sur le poids du « capital social » dans la croissance des sociétés et dans leur fonctionnement démocratique. Pourquoi, à quantité de capital monétaire, technique ou naturel égal, certaines sociétés se développent-elles, et d’autres pas ou guère ? En raison a-t-on voulu montrer de la présence ou de l’absence d’un capital social, c’est à dire d’un ensemble de valeurs incitant à coopérer plutôt qu’à tenter de se gruger, et à se confier plutôt qu’à se défier. Pas de croissance sans confiance. L’intuition, là encore, est juste et impeccable. Mais les choses se compliquent, à nouveau, dès lors qu’on commence à vouloir objectiver et mesurer le capital social en question. Les débats techniques surgissent dès le départ. « À quoi sert le capital social ? Répondre ou tenter de répondre à cette question suppose d’avoir franchi une étape préalable de taille : celle qui consiste à dire de quoi on parle », écrit une économiste de l’INSEE, spécialiste de la question, excédée par la quasi impossibilité de la cerner avec un peu de précision [11]. La conclusion à laquelle je suis arrivé pour ma part quant à l’emploi de ce concept, est que « aussi longtemps qu’on emploiera l’expression même de capital social, qu’on raisonnera en termes de capital donc, et quelque subtilité ou raffinement qu’on introduise dans la problématique, on sera immanquablement ramené vers une interprétation de type utilitariste » et que « l’ensemble des dimensions de l’existence sociale que les théories du capital social tentent de cerner sous cette appellation ne peuvent engendrer les effets économiques qu’elles leur imputent qu’aussi longtemps qu’elles ne sont précisément pas considérées comme un capital ». On pourrait donc paradoxalement – toujours la relation d’incertitude – définir le capital social comme « tout ce qui échappe (encore) au capital [12] ».

L’introuvable utilité sociale

Ce rappel de la discussion sur l’usage (et le mésusage) de la notion de capital social est d’autant plus important que la recherche lancée par la MACIF sur les nouveaux indicateurs de richesse se propose a priori de déterminer ce qui produit non pas de la valeur économique – cela, le marché sait le faire – mais de la valeur sociale. Or, cette valeur sociale pourrait, selon un premier versant, être interprétée comme ce qui concourt à la formation du capital social. Et selon un second versant être définie comme l’ensemble des actions non marchandes et non monétaires qui ont (ou qui produisent) une utilité sociale. À un certain niveau de discussion on pourrait mettre en doute le bien fondé de cette expression d’utilité sociale, trop aisément récupérable par des problématiques utilitaristes. N’entrons pas dans ce procès et posons que nous désirons tous que nos actions aient, en effet, une utilité sociale, si on veut dire par là que nous désirons qu’elles aient du sens et qu’elles produisent des effets bénéfiques. C’est pour cette raison que les associations sont à la fois traumatisées par les demandes permanentes émanant de l’Administration de prouver leur utilité sociale, mais en même temps demandeuses d’évaluations leur permettant d’être sûres qu’elles vont dans le bon sens et en produisent effectivement.
Néanmoins, la notion même d’utilité sociale s’avère en définitive aussi insaisissable et introuvable que celle de capital social. Nadine Richez-Battesti, Hélène Trouvé, François Rousseau, Bernard Eme et Laurent Fraisse, après un examen très complet de la question, concluent ainsi : « Au croisement de multiples enjeux (reconfiguration de l’action publique, reconsidération de la valeur des OESS, relations entre le champ public et l’ESS), l’utilité sociale est une notion en voie de consolidation, objet de controverses qu’il faut laisser se déployer en suivant les justifications des acteurs. Ce qui laisse supposer à la fois des tensions entre logiques d’actions et la construction d’éventuels accords et compromis plus ou moins stabilisés. On conçoit donc que la notion d’utilité sociale soit suffisamment floue pour réussir à remplir conjointement ou simultanément l’ensemble de ces fonctions, et finalement non consensuelle en dépit de la multitude de travaux, points de vue et débats qu’elle a suscités » [13].
Dans un excellent dossier consacré à la question, François Rousseau conclut, plus radicalement encore que le désaccord sur la notion d’utilité sociale entre Administration et monde associatif (représenté par le CNVA) est toujours d’actualité et pèse lourdement sur tous les débats en cours, bien au-delà du cénacle du CNVA. « Pour illustration, écrit-il, en 2005, Jean-Pierre Decool a présenté son rapport sur les associations. Il déduit des vingt années antérieures de travaux sur l’utilité sociale que cette notion est difficile à cerner, trop subjective et évolutive selon les besoins et priorités de la société pour être gérée sur le plan administratif et juridique [14] ».
On pourrait croire que ces conclusions quelque peu désabusées sont abusives, que, bien sûr, il y a un peu de flou dans la notion d’utilité sociale mais que cela est vrai de toutes les notions et que grosso modo elle désigne une réalité objective qu’il est légitime de vouloir cerner au plus près en l’objectivant par le nombre. Une telle impression est à la fois juste et fausse. Juste parce qu’en effet toutes les notions, en dehors du champ des sciences exactes sont sujettes à interprétations variées et parfois opposées. Fausse parce que, précisément la notion d’utilité sociale pointe vers une dimension d’objectivité mathématisable, qui évoque les sciences exactes. Or, c’est justement cela qui est problématique avec elle.

Les mesures erratiques

Pour se convaincre du caractère problématique de tout l’appareil de quantification que suppose la tentative de mesurer l’utilité sociale, il suffit de se pencher un instant sur un domaine assez comparable mais a priori plus facilement objectivable et mesurable, celui de l’évaluation quantitative de la qualité des articles scientifiques. On sait toute l’importance qu’ont prise en la matière les classifications de la valeur des chercheurs, des laboratoires, des revues des universités et des pays. Le classement dit de Shanghai (qui fait apparaître la France scientifique en piètre position) fait la loi et sème la terreur. Ce classement, comme toute la hiérarchisation internationale des scientifiques, durs ou mous, repose sur des bibliométries automatisées et informatisées. Belle promesse d’objectivité ! Ce n’est donc pas sans étonnement qu’on lit sous la plume d’un professeur d’informatique de l’École normale supérieure de Paris (rue d’Ulm), Giuseppe Longo qui résume une déclaration commune à ses collègues physiciens et mathématiciens, le propos suivant : « Tous les indices de classement, toutes les sources d’information bibliographiques présentent chacun leurs propres aberrations et n’offrent que des mesures très approximatives. Ce qui est recensé varie fortement selon les disciplines. Ainsi très peu de congrès ou de colloques, mais aussi très peu d’ouvrages sont pris en compte. Le classement sans cesse fluctuant des revues en fonction des indices utilisés pointe bien ces aberrations : la revue la mieux classée selon l’ISI est la 195e pour CiteSeer, celle classée en second rang n’y apparaît même pas et la 6e pour l’ISI n’occupe que le 958e rang pour CiteSeer  ; à l’inverse la mieux classée pour CiteSeer […] est 26e pour l’ISI ; la 4e occupe la 122e place [15] ». Plus grave, à certains égards, G. Longo montre, comme tous les analystes qui se sont penchés sur la question [16], que cette subordination à une évaluation quantitative arbitraire mais qui fait la loi induit un conformisme systématique (ou systémique) et donc en fait, une stérilisation de la recherche scientifique.
Où l’on retrouve la crainte exprimée en introduction du présent texte, celle que la subordination du travail associatif à la visée d’une amélioration de son évaluation chiffrée ne risque de se révéler contraire à l’esprit même de l’association. Et cela pour une raison qu’il importe de bien identifier : l’objectif de rendre mesurables l’ensemble des activités aboutit, dans un souci de clarté analytique, à les décomposer en parcelles, alors que l’efficacité réside le plus souvent dans la capacité des agents à accomplir simultanément, de manière synthétique, tout un ensemble d’activités qui ne se laissent ainsi décomposer qu’au prix de la perte de leur cohérence.
Contentons-nous sur ce point de renvoyer à une des analyses du beau livre de Maya Beauvallet, Les Stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux [17], essentiel pour notre propos, sur lequel nous reviendrons dans un instant. Initiée en 1987, une tentative de rationalisation du système judiciaire américain fut menée en tentant de mettre en place des normes de qualité : les Trial and Court Performance Standards (TCPS). Après une longue période d’étude, une première version des TCPS fut publiée en 1990 qui comportait cinq objectifs généraux, 22 standards et 75 indicateurs. Il s’agissait d’accroître la lisibilité des dépenses publiques. En fait, écrit M. Beauvallet, tout ceci se retrouva « enseveli sous un déluge de détails et de procédures de contrôle. L’ appareil est tellement lourd qu’à partir de 1994 des sessions de formation durent être mises en place auprès des juges et des administrateurs de juridiction pour leur apprendre non seulement les objectifs de leur métier – ce qui laisse un peu perplexe – mais également comment remplir les indicateurs. Bref, les TCPS qui devaient servir à y voir plus clair nécessitent à présent le secours d’exégètes spécialisés [18] ».

Premières conclusions

Concluons ces observations quelque peu agnostiques et dubitatives sur le bien fondé des indicateurs de richesse alternatifs par deux remarques. Le désir de les mettre en place procède d’une intuition foncièrement juste et de bonnes intentions, qu’on partage largement, mais qui se retrouvent en définitive biaisées pour deux raisons à la fois complémentaires, et opposées.
D’une part, le PIB est nettement moins arbitraire qu’il n’est souvent suggéré. Il n’est pas identique à la vraie richesse, la chose est entendue. Entendu que l’argent ne fait pas le bonheur [19]. En revanche, le PIB mesure bien la richesse marchande, autrement dit l’ensemble des marchandises qu’il est possible d’acheter au prorata du revenu monétaire dont on dispose. Pour le mesurer, il faut bien passer par quelques conventions statistiques, mais cette réalité n’est en elle-même nullement conventionnelle. Elle est bien réelle et pesante. Il n’est pour s’en convaincre que de mesurer les dégâts produits sur le marché de l’emploi et sur les finances publiques quand le PIB décroît ou ne croît pas suffisamment. Il ne s’agit donc pas là d’une convention arbitraire qu’on pourrait aisément remplacer par une autre convention arbitraire.
Cette sous-estimation de la réalité et de la puissance du PIB, i.e. de l’économie de marché, va de pair, chez les champions des indicateurs de richesse alternatifs avec une surestimation de la facilité à se déprendre de sa prégnance symbolique. Loin de faire apparaître une toute autre richesse que la richesse marchande, les indicateurs de richesse alternatifs, parce qu’ils tendent à se couler dans le moule même du PIB - la mesure unique et synthétique du désirable pour un esprit économiciste -, et parce qu’ils procèdent en définitive d’une même fascination pour la quantification, mettent en forme des mesures et un imaginaire quasi-marchands.
Si nous voulons tenter d’avancer dans cette discussion et de rompre effectivement avec l’imaginaire économique, d’en décoloniser nos esprits, il nous faut faire un pas supplémentaire dans l’analyse critique des présupposés utilitaristes qui animent une bonne partie de la recherche sur les indicateurs et nous demander ce qui est réellement en jeu dans ce débat.

Quanta vs. qualia. utilité chiffrée vs. qualité humaine

La conception économiciste et utilitariste du monde, de l’humain et de l’action sociale est désormais si prégnante et universalisée, elle apparaît désormais si naturelle, allant de soi que nous ne la voyons même plus puisque nous peinons à imaginer autre chose qu’elle. Percevant tout à travers son prisme, depuis son point de vue, nous ne la percevons pas elle-même. Il faut pourtant tenter de s’en déprendre, d’en desserrer l’étau si nous voulons en effet nous donner une chance de laisser l’économique et le marché à leur place, importante mais pas ubiquitaire, et de permettre à tout ce qui ne peut pas et ne doit pas s’y réduire de prendre son essor. Vaste programme ! Qui demanderait plus de temps et d’espace que ce qui peut être présenté ici. Prions le lecteur de bien vouloir considérer ce qui suit comme de simples notes quasi sténographiques, listant une série de points à développer.

Richesse et utilitarisme

Un des points qui fait problème dans la recherche d’un indicateur de richesse alternatif au PIB et dans celle d’indicateurs de richesse alternatifs qui pourraient en être autant de composantes c’est qu’elle semble reposer sur l’hypothèse qu’il serait possible de déterminer plus ou moins scientifiquement, i.e. de manière univoque une forme de richesse plus réelle ou plus vraie que la richesse marchande. C’est supposer là qu’il puisse exister un lieu de surplomb d’où serait énonçable la vérité ultime sur la nature du désir humain et du rapport social. Ici encore, on retrouve en arrière-plan la conception utilitariste du monde. Que l’on peut caractériser ici par les trois traits suivants :
- Elle réduit toutes les questions que se posent les Hommes à la seule question : à quoi ça sert ? Et, plus spécifiquement, dans ses formes vulgaires, à la seule question : à quoi ça me sert ?
- Elle postule qu’à cette question il peut être répondu scientifiquement, i.e. mathématiquement en additionnant ou en soustrayant les plaisirs et les peines, l’utilité ou la désutilité, les avantages ou les coûts.
- Elle suppose, du même coup, qu’il existe un lieu de la certitude, où se dénouent tous les calculs et se résolvent toutes les équations, un lieu que pourrait et devrait occuper un sujet supposé à la fois savoir et pouvoir, par exemple le roi-philosophe de Platon, l’empereur de Chine, le commissaire au plan soviétique, etc.
C’est au fond, et par exemple, une telle position que prétendent occuper les experts réunis par la « Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès » présidée par J. Stiglitz. Leurs critiques français, J. Gadrey, D. Méda ou P. Viveret récusent à juste titre cette position et en appellent à des débats citoyens qui puissent prendre le relais des débats d’experts et s’y substituer. Cette position est juste sous réserve d’une précision importante : les citoyens assemblés pour débattre de ce qu’il faut considérer comme la richesse à prendre en compte ne sont pas a priori mieux armés que les experts pour dire ce qu’il en est réellement de la vraie richesse. Ce qu’il faut récuser c’est l’idée même qu’il puisse exister en la matière une bonne définition, un lieu de la certitude. Quand bien même on entendrait le faire occuper par la multitude et non par un tout petit nombre, on ne sortirait pas du fantasme de la gestion rationaliste du rapport social.

Motivations intrinsèques vs. motivations extrinsèques. Retour sur le principe d’incertitude des indicateurs et de l’évaluation

Ces considérations, aussi sommaires soient-elles, nous mettent sur la voie de l’explication du paradoxe que nous désignions en début de ce texte sous le nom de principe d’incertitude de l’évaluation chiffrée de l’utilité sociale. Reprenons : la construction d’indicateurs chiffrés de l’efficacité des activités non marchandes et non monétaires – qu’il s’agisse du travail des professeurs ou des chercheurs, du fonctionnement de la justice ou de l’hôpital public, des associations, etc. – vise l’objectif louable d’améliorer cette efficacité, mais elle court le risque de la dégrader en fait, de faire moins bien en voulant faire mieux, comme si, dans certains cas de figure, on ne pouvait pas soumettre une action de type qualitatif à la mesure sans courir le risque de la dénaturer et de la faire s’évanouir (comme le carrosse de Cendrillon qui passé minuit redevient citrouille).
Un seul exemple suffira à illustrer la nature du problème. Dans une étude pionnière l’économiste suisse Bruno Frey a pu montrer que si on proposait à des bénévoles, membres d’associations culturelles, politiques ou environnementales, une compensation financière pour le temps passé dans l’association, loin que celui-ci augmente, il diminue, passant de 14 heures par semaine à 11 [20]. Les résultats s’inversent lorsque la compensation financière devient suffisamment importante, à partir de 50 $ par semaine. Autrement dit, comme l’expriment deux autres économistes : « Pay enough or don’t pay at all ». La conclusion, résumée par Maya Beauvallet, est la suivante : « Un peu d’incitation monétaire nuit et il en faut beaucoup pour obtenir le même résultat qu’avec des incitations intrinsèques » (p. 25). Mais elle ajoute, curieusement : « Bref, le gratuit coûte finalement très cher ». Or, ses propres résultats montrent exactement le contraire, à savoir que ce qui coûte très cher c’est de se passer du gratuit. Ou que pour se passer du gratuit il faut débourser beaucoup d’argent. Ce qui est assez logique…
Mais le fond de la question est parfaitement éclairé par la distinction suggérée par B. Frey entre ce qu’il appelle motivations intrinsèques et motivations extrinsèques [21], autrement dit, entre ce qu’on fait par plaisir pour le type d’activité, par sympathie pour les autres ou par sens du devoir (quand sympathie et devoir entrent dans le cadre de l’activité en question), et ce qui qu’on fait pour des raisons externes à l’activité proprement dite. C’est de cette distinction que s’inspire l’économiste M. Beauvallet, spécialiste de la théorie des incitations et des indicateurs de performance pour analyser ce qu’elle appelle les stratégies absurdes, celles qui nous poussent à faire moins bien en voulant faire mieux. Les conclusions de B. Frey contredisent la théorie économique standard des incitations qui reposent sur l’hypothèse que le mieux est de combiner motivations intrinsèques et extrinsèques. B. Frey montre au contraire que « les motivations extrinsèques affaiblissent les motivations intrinsèques. Autrement dit, quand on aime on ne compte pas. Et si l’on commence à compter alors on aime moins, voire on n’aime plus du tout. Bref, le salaire tue le plaisir » [22].
Et on devrait ajouter : le quasi-salaire que représente l’évaluation chiffrée élaborée depuis une logique externe au cœur même de l’activité, une évaluation extrinsèque, tue le plaisir de l’activité. On a déjà fait allusion aux ravages que peut produire l’évaluation bibliométrique de la valeur des chercheurs et des enseignants, ravages qui commencent à être bien compris, même si cela ne suffit pas à inverser le sens des processus en cours. Il est possible de les illustrer par une métaphore simple. Supposons que le but recherché soit celui d’augmenter la température moyenne au sein d’un immeuble, que l’on paye pour cela des employés chauffagistes et que le résultat de leur travail soit évalué par un expert qui ne rentre jamais dans l’immeuble et se contente de noter la température enregistrée par un thermomètre central, synthétisant les températures relevées par des thermomètres placés dans chaque pièce. Il est clair qu’il faudra beaucoup de vertu à nos chauffagistes pour se consacrer effectivement à l’augmentation de la température des pièces, si ça leur demande par exemple deux heures par jour, plutôt qu’à chauffer les thermomètres si ça leur prend cinq minutes. Et plus de vertu encore s’il leur faut acheter eux-mêmes le combustible et si, comme il est probable, une bonne partie des thermomètres marche mal et que le thermomètre central n’enregistre les données que de manière totalement erratique.
Revenons à la science : le résultat de la généralisation de l’évaluation qauntitative sera une tendance massive à produire les signes extérieurs de la scientificité plus que le savoir lui-même ou la pensée effective. Et la même chose risque fort d’être vraie des associations si elles doivent plaire à l’administration qui les subventionne plutôt que faire ce qu’elles croient devoir faire.

Aristote vs. Platon. Ou, la vertu vs. l’évaluation

Il faudrait beaucoup de vertu aux chauffagistes pour résister au poids des évaluations extrinsèques, disions-nous à l’instant. Voila qui nous plonge au cœur du problème central de l’évaluation et des indicateurs. Il est possible en effet de considérer de manière idéal-typique qu’il y a deux grandes manières de faire faire des choses à des êtres humains (si on fait abstraction de la troisième, celle de l’esclavage, qui repose sur l’usage du fouet et de la menace de mort). La première est de leur faire confiance, de tabler sur leur « vertu », c’est-à-dire, au sens ancien du terme, à la fois sur leur compétence et sur leur honnêteté, sur le fait qu’il sont animés par des motivations intrinsèques, le plaisir de l’action bien menée, la sympathie ou le devoir. Dans un tel modèle, qu’il est possible de qualifier de déontologique, on ne juge pas extérieurement de l’efficacité de l’action des hommes vertueux – puisque par hypothèse il n’ y a pas meilleurs juges qu’eux – mais de leur vertu. L’autre manière de faire faire les choses, qu’on pourrait qualifier de conséquentialiste (ou utilitariste) consiste au contraire à ne guère faire crédit ni à la compétence ni à la bonne volonté ni à l’honnêteté des agents, à supposer qu’ils ne sont régis que par des motivations extrinsèques – la rémunération monétaire, le prestige ou le pouvoir-, et donc à leur demander de prouver en permanence qu’ils ont bien et effectivement fait le travail qui leur était demandé.
Le premier type est celui du professionnel vertueux auto-évalué, autonome, le second celui de l’agent contrôlé, hétéronome.
On pourrait associer à ces deux types respectivement les noms d’Aristote et de Platon [23]. Non que Platon ne prise pas la vertu, mais il croit que seul le philosophe, roi de lui-même, peut y accéder. La gestion de la Cité quant à elle doit reposer sur une mesure générale de l’utilité de chacun, sur un gigantesque calcul des plaisirs et des peines que seul le roi-philosophe, le contrôleur suprême, est à même de comprendre et de maîtriser. À quoi Aristote, anti-utilitariste, oppose que la Cité, au contraire, doit reposer sur la philia, l’amitié, et non sur l’utilité, que sa gestion relève du raisonnable et non du calcul rationnel, que ce serait une illusion de vouloir déterminer le juste arithmétiquement car les divers types d’activité et donc de plaisir sont incommensurables. Et, enfin, que le souverain bien, le désirable par excellence, réside dans le plaisir pris aux choses que l’on fait pour elles-mêmes et librement (par motivation intrinsèque dirait-on aujourd’hui).

Le fanstasme de la transparence et du savoir absolus

Dans son livre La logique de l’honneur le sociologue Philippe d’Iribarne, montre comment dans la conception française du travail salarié, régie par la logique de l’honneur, on ne supporte guère les ordres parce qu’on sait ce qu’on a à faire et qu’on le fait par devoir d’état et non parce qu’on a reçu l’ordre de le faire. Par motivation intrinsèque [24]. Le salarié français se percevait comme un professionnel vertueux. Les nouvelles conceptions du management qui se sont imposées depuis une vingtaine d’années dans le secteur privé avant d’inspirer peu à peu, au nom du New Public Management, toute la LOLF (La Loi organique relative aux lois de finances) et la RGPP (Réforme générale des politiques publique), ainsi que le rapport au monde associatif vont en sens résolument contraire et visent à transformer des professionnels vertueux en agents exécutifs contrôlés. Cette mutation radicale, qui ressemble à une véritable révolution anthropologique, n’est sans doute pas sans expliquer pourquoi la société française se retrouve dans un état de dépression prononcée. Partout règne désormais non plus la logique de l’honneur mais celle du benchmarking, ainsi résumée par son théoricien Robert Camp : « Qui veut s’améliorer doit se mesurer. Qui veut être le meilleur doit se comparer » [25].
Il n’est pas sûr que l’opinion publique même savante ait pris la mesure de la mutation en cours et de l’ampleur de la visée de transformer la société française en un espace parfaitement métré, calculable dans ses moindres recoins et donc immédiatement gérable depuis le sommet. Il faut savoir pourtant que la mise en œuvre de la LOLF, nous dit le sociologue Albert Ogien, « s’accompagne de l’installation d’un système d’information unique, intégrant toutes les données produites par toutes les administrations en matière d’activité des services, de personnel employé et de comptabilité ». L’instrument de cette informatisation généralisée est un progiciel, Chorus, qui représente « un système d’information unique chargé de gérer les dépenses, les recettes non fiscales et la comptabilité de tous les services centraux et déconcentrés de l’État. Il est ouvert à 35 000 utilisateurs couvrant les activités de 2,5 millions de fonctionnaires. Sa base informatique contient les données budgétaires de 15 ministères et, à terme, de centaines d’établissements publics. Il doit pouvoir suivre 266 milliards d’euros de dépenses aux niveaux national, régional et départemental [26] ». Un véritable « monstre informatique ». Qui, en l’occurrence, ne marche pas, comme l’établit le rapport de la Cour des Comptes de 2009 selon lequel les dépenses de sa mise en œuvre excèdent de beaucoup les économies qu’elle est supposée permettre de réaliser.
Extrapolons encore un peu plus. Pourquoi, en effet, s’arrêter en si bon chemin ? On imagine aisément un progiciel encore plus puissant qui ne se bornerait pas à établir les comptes de toutes les administrations et agences de l’État, mais qui intégrerait l’ensemble des indicateurs relatifs à leurs performances, et celles de tous leurs agents, ainsi, bien sûr, que tous les indicateurs permettant de mesurer la valeur sociale produite par les différentes associations. Cette gigantesque comptabilité enregistrerait à côté de la richesse marchande produite sur le marché, le PIB, la richesse non marchande produite par les administrations (et son coût) et, à côté encore, la richesse non monétaire la richesse proprement sociale produite notamment par les associations (et son coût). La seule condition pour arriver à un tel résultat, mise à part la complexité informatique est que toutes les agences, toutes les associations et tous les agents concernés acceptent de présenter leurs activités sous la forme informatique quantitative normalisée qui, seule, permet de calculer des indices et de développer une comptabilité analytique généralisée.
Ainsi serait réalisé le rêve utilitariste d’une transparence absolue de la société, rendue enfin intégralement visible depuis son sommet, à tout moment, d’un simple clic de souris. C’était le rêve de Jeremy Bentham, le père de la doctrine utilitariste et l’inventeur de la prison modèle si bien analysée par Michel Foucault, le panoptique, qui devait permettre à un seul surveillant central de voir, sans être vu en train de regarder, ce qui se passe dans toutes les cellules. Mais c’était, bien avant Bentham, la représentation que la bureaucratie des mandarins chinois s’était donné, plusieurs siècles avant Jésus Christ du rôle de l’empereur qui, du cœur de son palais, sans même avoir à bouger, devait pouvoir tout voir et tout entendre.
Il est clair que si la tentative de construire des indicateurs de richesse alternatifs devait s’inscrire dans un tel cadre - qu’il est difficile de ne pas voir comme une énorme machinerie de contrôle social, le contrôle par les nombres et par l’idéologie du mérite et de la performance -, alors elle irait à l’encontre de ses intentions profondes. Comment tenter de les respecter en prenant garde aux périls variés qui les menacent et sur lesquels nous avons tenté d’attirer l’attention ?

Quelques conclusions. Plaidoyer pour des mesures mesurées

Avons-nous trop noirci le tableau ? Ce n’est pas certain. Le processus de mise en chiffres généralisée de la société est en fait beaucoup plus avancé qu’on ne le croit couramment. Il correspond en effet à un désir profond de nos élites, de droite ou de gauche [27]. A. Ogien conclut ainsi son analyse de la politique de quantification : « Pour réaliser cet objectif qu’ils tiennent pour prioritaire, (les gouvernants) en viennent à recourir à deux tactiques : faire toutes sortes de concessions pour obtenir les données de quantification indispensables à l’alimentation des systèmes d’information intégrés qui assurent la surveillance et le contrôle de la performance ; et tabler sur le fait que tout le monde admet le souci de la transparence pour mobiliser la force de contrainte du chiffre au service de la réorganisation des administrations d’État [28] ».
L’observation est juste. Tout le monde désire peu ou prou la transparence, l’objectivation du mérite et de la performance. Les associations, on l’a vu, sont en désaccord avec l’administration sur le moyen d’évaluer leur utilité sociale, mais elles sont demandeuses d’une évaluation.
Pour avancer dans la compréhension de ce qui se joue dans ce registre il nous faut maintenant dialectiser et complexifier notre opposition idéaltypique entre une logique déontologique, qui mise sur la vertu des hommes, et une logique conséquentialiste qui refuse d’y croire. Le problème de la gestion utilitariste-conséquentialiste c’est qu’au nom de l’égalité des chances et du mérite elle finit par asservir et par tarir toutes les motivations intrinsèques de l’action. Le problème que posent les formes de coordination et de coopération fondées sur la vertu, outre le fait que celle-ci est toujours incertaine, c’est qu’elles reposent sur une hiérarchie de la vertu, réelle ou supposée, sur une dimension notabiliaire et aristocratique qui déplaît souverainement aux sociétés démocratiques (et particulièrement en France, pays pourtant assoiffé de privilèges, mais tout autant d’égalité absolue). Et dès lors que le doute s’est installé sur la vertu des notables, professeurs, juges, médecins, dirigeants associatifs etc. plus rien ne semble pouvoir l’enrayer.
Il est donc hors de question d’échapper à l’évaluation des bonnes pratiques, et celle-ci suppose nécessairement une part de quantification. Comme le suggère le sociologue François Vatin qui anime un groupe de recherche sur la mesure, « ne pas mesurer, c’est encore mesurer », puisqu’on ne peut en définitive contester la pertinence des mesures appliquées par les puissants du moment, comme on l’a fait ici, qu’au nom, en définitive, d’une autre mesure possible [29]. Contester la définition officielle de la richesse, le PIB, qu’au nom d’autres définitions et d’autres mesures possibles de la richesse. Mais pour qu’une telle contestation ne s’enferme pas elle-même dans les pièges qu’elle dénonce, il lui faut s’inspirer de trois principes essentiels :
- Admettre l’incertitude fondamentale, ontologique, de toute définition et de toute mesure de la richesse. Autrement dit se déprendre radicalement de l’aspiration à la bonne mesure enfin trouvée de la vraie richesse.
- Corrélativement, et a fortiori, renoncer à toute tentative de bâtir des indicateurs de richesse susceptibles de s’agréger dans une grande mesure générale de la richesse générale.
- Poser de manière intransigeante que les évaluations doivent servir à renforcer les motivations intrinsèques, et donc la liberté et donc l’efficacité effective, des personnes ou des institutions évaluées, au lieu de tendre à remplacer ces motivations intrinsèques par des motivations extrinsèques en les assujettissant à des normes externes à l’esprit de leur activité.

Concrètement, cela implique sans doute qu’au lieu de contraindre tout le monde à passer son temps à remplir des formulaires informatiques normalisés et à traduire toutes les actions qualitatives en données chiffrées, on demande aux personnes évaluées de bien vouloir exposer en français ordinaire à des auditeurs parlant le français ordinaire le sens de ce qu’elles ont fait, les résultats qu’elles pensent avoir obtenus (quitte à confronter leurs déclarations à celles des destinataires et bénéficiaires supposés de ces actions). Elles pourront, bien sûr, pour donner du poids à leur parole et objectiver leurs déclarations, mobiliser autant de données chiffrées qu’il semblera nécessaire. Mais l’essentiel est qu’elles s’adressent à des personnes en chair et en os et non à des machines ou à des représentants des machines. Que des personnes parlent à des personnes. C’est là, dans le face à face maintenu entre acteurs qui assument leurs actions et leurs décisions, que réside la véritable condition d’émergence d’une richesse alternative.

// Article publié le 25 octobre 2010 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Les indicateurs de richesse alternatifs, une fausse bonne idée ?, Réflexions sur les incertitudes de la gestion par le chiffre », Revue du MAUSS permanente, 25 octobre 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Les-indicateurs-de-richesse
Notes

[1Ce texte a été rédigé en réponse à une demande de Campus Lab Campus, l’Université d’entreprise du groupe Macif, du groupe Maif et de l’Assurance Mutuelle des Motards, qui vise à faire se rejoindre le monde de la recherche et celui des entreprises.

[2Cette note semble avoir été rédigée par Gilles Bourque. J’en ai légèrement modifié certaines formulations. OIKOS Blogue.coop

[3Qu’on peut télécharger sur le site de la New Economics Fourndation

[4Les autres résultats sont les suivants : Pour une £ de valeur ajoutée, un dirigeant publicitaire détruit 11 £, et un conseiller fiscal 47 £., alors qu’un agent de récupération des déchets génère 12 £.et un agent d’entretien hospitalier 11 £.

[5B. de Jouvenel, « Arcadie, essai sur le mieux vivre », Futuribles, 1968

[6Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse, Aubier, 1999)

[7Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, 2003, Editions de l’Aube. Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, 2007, collection « Repères », La Découverte.

[8Cf. A. Caillé, Dé-penser l’économique. Contre le fatalisme ; 2005, La Découverte, Prologue : « Bonheur, richesse et utilité. L’argent fait-il le bonheur ? », pp. 23 -50

[9Cité par Jean-Marie Harribey, « Le rapport Stiglitz : une extension démesurée du PIB », La Revue du MAUSS semestrielle n°35, La gratuité. Éloge de l’inestimable, La Découverte/MAUSS, 2010, p. 64.

[10Jean-Marie Harribey, op.cit. pp. 63-82.

[11Sophie Ponthieux, « Usages et mésusages du capital social », in Antoine Bevort et Michel Lallement (sous la dir. de), Le capital social. Performance, équité et réciprocité, La Découverte/MAUSS, 2006, p. 89. Ce livre qui reprend les textes fondateurs de Pierre Bourdieu, Robert Putnam et James Coleman, notamment, offre un panorama très complet de la question.

[12A. Caillé, Préface à Bevort et Lallement, Le capital social, op. cit. pp. 15-16. Cette conclusion est fort proche de celles développées par Bernard Perret, spécialiste de l’évaluation des politiques publiques, qui collaborait à ce volume.

[13Evaluer l’ESS en France : bilan sociétal-utilité sociale et épreuve identitaire. Contribution au groupe de travail du CIRIEC International : Evaluer l’ESS. A paraître dans un ouvrage collectif au 2nd semestre 2008, Peter Lang ed.

[14François Rousseau, « L’évaluation de l’utilité sociale : débats, enjeux et outils », Juris Associations, 1er avril 2008.

[15Giuseppe Longo, « La bibliométrie et les gardiens de l’orthodoxie », La revue du MAUSS semestrielle n°33, 2009, 1er semestre, p. 143.

[16Cf. Michel Berry et Grégoire Chamayou dans le même numéro du MAUSS.

[17Le Seuil, 2009.

[18M. Beauvallet, op. cit. pp. 132-33.

[19Mais il y aide, on le sait. Et ce qui apparaît clairement c’est que si l’argent ne fait pas le bonheur, son manque criant fait le malheur. Cf. sur ce point A. Caillé, Dépenser l’économique, op. cit.

[20Bruno S. Frey et Lorenz Goette, « Does Pay Motivate Volunterres », Institute for Empirical Resarch in Economics, Uiversity of Zurich, Working Papers Series n°7, 1999. Cité par M. Beauvallet, op.cit. p. 23 sq.

[21Qui recoupent parfaitement la distinction que j’ai suggérée pour ma part entre « intérêt pour » et « intérêt à », ou, si l’on préfère entre intérêt passionnel et intérêt instrumental. Cf. A. Caillé, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, 2005 (1994), La Découverte, p 276 sq.

[22M. Beauvallet, op. cit. p. 18.

[23Pour donner un peu plus de généralité à la distinction opérée par la sociologie des professions américaine entre les « professions » et les « occupations ». Cf. Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, 1998, Armand Colin. L’auteur de référence est E. Freidson. Cf. E. Freidson, Professionalism, The Third Logic, 2001, Cambridge Polity Press.

[24Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, 1989 ; Le Seuil.

[25Cité par Isabelle Bruno, « La déroute du « benchmarking social » »., in Revue française de socio-économie n°5, 2010, 1er semestre, Les politiques de quantification, p. 42.

[26Albert Ogien, « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », Revue française de socio-économie n°5, 2010, 1er semestre, p. 30.

[27Rappelons que la LOLF a été votée sur initiative de la gauche à l’unanimité du parlement...

[28A. Ogien, op. cit. p. 37. A. O s’ppuye sur ce point sur les analyses de M. Strathern, 2000, « The Tyranny of Transparency », British Educational Research Journal, 26 (3), p. 309-321.

[29Sur la nécessité et les incertitudes de la mesure, cf. François Vatin, Alain Caillé et Olivier Favereau, « Réflexions croisées sur la mesure et l’incertitude », Revue française de gestion – N° 203/2010, pp. 163-181.

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