Don, solidarité et subsidiarité

L’approche par le don peut-elle contribuer à éclairer la tension entre les exigences éthiques de la subsidiarité et de la solidarité ? Voilà qui pose ensemble les questions de la juste répartition des biens et le lien social. Cette conférence prononcée dans une conférence plénière au Vatican constitue une synthèse remarquable des travaux de Jacques T. Godbout, qui en profite pour illustrer son propos en égratignant au passage Marie de l’Incarnation ! L’auteur y défend la thèse suivante : « Le don comme mode de circulation des choses entre nous tient compte de cette tension entre solidarité et subsidiarité, alors que l’État et le marché ne conçoivent cette tension que négativement. » Car le système du don, dit en substance notre auteur, permet de prendre en compte le risque constitutif de cette tension dynamique, à rebours des systèmes étatiques et marchands qui tendent à éliminer l’arbitraire et l’indétermination constitutive de tout groupement humain. F.G.

Communication présentée à la XIV session pléniaire de
l’Académie pontificale des sciences sociales :
Pursuing the Common Good : How Solidarity and Subsidiarity Can Work Together.
Cité du Vatican, Casina Pio IV, 2-6 mai 2008. Version parlée. Jacques T. Godbout

Idéalement, la subsidiarité et la solidarité sont non seulement complémentaires, mais sont même indispensables l’une à l’autre. Mais dans la réalité, il y aura toujours une tension entre ces deux exigences éthiques, soit entre l’autonomie nécessaire des êtres humains et de leurs institutions et la juste répartition de ce qui circule entre nous. Pourquoi ? À cause de la liberté essentielle à l’action humaine, et donc de l’indétermination et du risque qui seront toujours au cœur de toute société.

Dans la société moderne, cette tension est exacerbée par une double réduction. La solidarité tend à passer par les institutions étatiques. Elles sont essentielles, mais leur action se fonde sur des principes de justice qui se réduisent souvent à la règle de l’égalité appliquée de manière centralisée. Quant à la subsidiarité, elle est souvent accaparée par une conception de l’autonomie de la personne réduite à l’individu rationnel poursuivant son propre intérêt (self interest).

Comment accroître l’autonomie de l’ensemble de la personne, dans sa totalité, tout en la rendant solidaire et en assurant la justice la plus grande possible dans la répartition des biens ? Comment tenir compte de cette tension entre la solidarité et la subsidiarité ? Telle est la question du symposium, telle que je l’ai comprise.

L’approche par le don peut-elle contribuer à y répondre ? Je souhaite défendre la thèse suivante : le don comme mode de circulation des choses entre nous tient compte de cette tension entre solidarité et subsidiarité, alors que l’État et le marché ne conçoivent cette tension que négativement. Le don permet d’appréhender cette tension comme une dynamique positive, tout en étant risquée. Le don fait circuler les choses en reliant les personnes complètes, et de ce fait non seulement reconnaît-il ce risque de la relation, mais il assume ce risque. Il en fait même une condition d’existence d’une relation complète, à la différence des autres systèmes de circulation des choses qui tendent à l’éliminer.

Mais l’approche par le don reconnaît également l’importance des autres systèmes de circulation, malgré leurs limites. Elle reconnaît même que le don n’est pas toujours souhaitable. Le don n’est pas toujours préférable aux autres systèmes de circulation des choses, même à efficacité égale. Comme l’écrit Zamagni [1] : « It is not enough to affirm, as the horizontal version of subsidiarity does, that “[t]he State shall not do that which reciprocity can do” ; in a civil welfare perspective we have to add that “the contract shall not do that which reciprocity can do.” Mais il serait sans doute nécessaire d’ajouter que le don « shall not do what sometimes the market or the state can do better ».

Pour justifier cette affirmation, j’ai voulu insister sur les dangers et les limites du don, du côté de celui qui reçoit. Limites non pas du don unilatéral, mais du don voulu comme unilatéral. C’est le thème principal de mon exposé. Plutôt que d’élaborer sur les aspects théoriques d’une théorie du don, j’ai voulu, dans ce texte, montrer comment le don fonctionne dans la société actuelle en illustrant le plus possible mon propos, et en insistant sur cette idée de don unilatéral et de gratuité. Elle est la source de plusieurs malentendus et est à l’origine des nombreux pièges du don.

1-Qu’est-ce que le don ?

Comme l’a mis en évidence Marcel Mauss (MAUSS 2007 ) dans son célèbre Essai sur le don, nous considérons le don comme un système fondé sur trois « moments » : donner, recevoir, rendre. Le don demeure aujourd’hui un principe fondamental de circulation des choses. Il est présent dans toutes les sphères de la société sous la forme, certes, de la philanthropie et du bénévolat, mais aussi des cadeaux, de l’hospitalité, des services rendus, du don de sang et d’organes, et il prend une importance nouvelle dans des domaines comme l’ open source et le peer to peer.

Qu’est-ce qui distingue cette forme de circulation des choses qu’est le don ? Lorsque quelqu’un pense au don dans la société en général aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit spontanément, c’est la philanthropie, le don humanitaire, le « donnez généreusement »….des collectes de fonds. Ce type de don a le vent en poupe. Bill Clinton le met en évidence dans son livre récent intitulé justement : Giving (CLINTON 2007). Pendant 200 pages, il nous présente des personnages extraordinaires, généreux, qui veulent « make a difference »… et réussissent. Il nous invite à les imiter pour « changer le monde » (C’est le sous-titre de son livre : « How each of us can change the world ».

La question du retour

Ce don est défini comme nécessairement gratuit au sens de sans retour. Cette définition correspond à la conception courante du don : ce qui circule dans un seul sens. C’est la définition de la plupart des dictionnaires : « Ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour », dit le Petit Robert. Or, lorsqu’il se met à observer le don, le chercheur ne peut pas retenir cette définition. Il constate vite qu’il peut ne pas y avoir retour, mais que le plus souvent il y a un retour.

C’est d’ailleurs ce que les anthropologues avaient déjà constaté dans les sociétés archaïques, constat à l’origine de l’ouvrage fondateur de Marcel Mauss (MAUSS 2007 ) sur le don. Et c’est aussi ce que nous constatons tous dans nos pratiques de don les plus courantes : hospitalité, cadeaux, services. Enfin, c’est aussi ce que nous observons même dans les dons les plus apparemment unilatéraux. Cette logique du retour y est présente, à condition d’observer des cycles assez longs. Donnons-en deux exemples.

À l’hiver 1997, la région de Montréal a connu une catastrophe naturelle qu’on a appelée « la tempête de verglas ». Une des régions du Québec qui a le plus aidé les résidents de la zone sinistrée a été le Saguenay. Lorsque les Saguenéens étaient interrogés sur la raison de leur geste, ils répondaient qu’ils avaient reçu beaucoup d’aide des Montréalais quelques années plus tôt, lors de graves inondations qu’ils avaient connues, et étaient d’autant plus contents de les aider aujourd’hui.

Dans le même ordre d’idée, le cas suivant [2] illustre encore plus la force de résistance au temps de ce principe. En 1985 la Croix-Rouge d’Éthiopie (peut-être le pays le plus pauvre de la planète à ce moment) envoie un chèque de 5000$ au Mexique pour aider les victimes d’un terrible tremblement de terre. Lorsque les Mexicains, étonnés, s’enquièrent de la raison, ils s’entendent répondre qu’en 1935, le Mexique avait aidé l’Éthiopie envahie par l’Italie fasciste ! Lorsqu’on observe le don sur des périodes suffisamment longues, je ne crois donc pas qu’on puisse le définir par l’absence de retour, comme le font les dictionnaires.

Si le don ne peut pas être défini comme ce qui circule de façon unilatérale, qu’est-ce qui caractérise le don ? Pour tenter d’y voir plus clair, partons de la définition très simple
d’un économiste. « A gift is a noncontracted good. » [3]. Un don est un bien (ou un service) qui circule entre des personnes sans être régi par un contrat. Cette définition ne se prononce pas sur l’existence ou non d’un retour. Elle affirme toutefois que s’il y a retour, il sera libre, au sens légal. Le retour n’est pas inclus dans l’acte initial de donner, à la manière du contrat qui « actualise » la transaction en tentant de prévoir tous les transferts qu’elle suppose. Le retour est incertain, indéterminé. Il y a toujours un risque de non retour.

Cette liberté n’est pas absolue. Car au lieu d’être régi par un contrat, ce qui circule est régi par la nature, l’intensité, la qualité du lien entre les personnes. Et il nourrit ce lien. Le don, c’est donc ce qui circule entre les humains comme résultat de la dynamique du lien social, réel ou symbolique, par opposition à ce qui circule en s’appuyant d’abord sur une logique et une dynamique externe au lien social, comme le principe du droit et l’appareil étatique ou la dynamique contractuelle du rapport marchand. Dans ce dernier type de rapport, à la limite, aucun lien n’est nécessaire. Les règles du marché décident pour nous. La main invisible, écrivait A. Smith. Au contraire, le don laisse une trace chez ceux qui le font circuler. C’est pourquoi il a la mémoire très longue, comme ont pu le constater les Mexicains en recevant le don de la Croix-Rouge éthiopienne.

Le moment de recevoir

C’est pourquoi aussi, par comparaison avec les autres façons de faire circuler les choses, il se passe quelque chose de fondamentalement différent au moment de recevoir un don. Dans les autres façons de faire circuler les choses, le moment de recevoir met fin à la transaction. Il met fin à la circulation. Dans l’échange marchand, après avoir payé pour la marchandise, tout est terminé. En anglais on utilise le mot « clearing » pour décrire cette caractéristique de l’échange marchand.

Par comparaison avec cette façon de faire circuler les choses, le don a de quoi étonner. Le fait de recevoir quelque chose sous forme de don provoque chez celui qui reçoit une envie de donner à son tour. Recevoir un don déclenche généralement un désir de donner. C’est un fait que chacun peut vérifier par sa propre expérience. Mais ce phénomène a été observé aussi dans des cas de figure les plus inattendus. Ainsi, dans le secteur de la philanthropie, on a constaté que le fait de recevoir un petit don purement symbolique au moment de la sollicitation postale peut doubler l’importance des dons que l’organisme qui sollicite recevra. En observant le don, on constate donc non seulement qu’il y a retour, mais on en arrive à postuler la présence d’une sorte de « force » qui incite celui qui reçoit à donner à son tour, soit à celui qui lui a donné, soit à un tiers. On a même constaté que le simple fait d’être témoin d’un don, mais s’il n’est pas pour nous, peut inciter à donner à son tour (Kestemont 2007). Le don transporte avec lui une impulsion à donner chez celui qui reçoit. Ce n’est pas banal. En un sens, c’est même très étonnant. Pourquoi ? Puisque, comme on vient de le voir, la circulation sous le mode du don est libre dans le sens qu’elle est sans obligation contractuelle de rendre, le receveur devrait normalement en profiter. C’est en tout cas ce qu’affirme et prédit, dans de telles circonstances, la théorie qui domine actuellement l’explication des comportements humains. La théorie de l’intérêt (self interest) prédit que le receveur, étant libre, va se dire : « ah, quelle bonne affaire ! », et poursuivre son chemin. Or les humains, en permanence, ne se comportent pas de cette manière en situation de don, et ce, quelle que soit le type de don : philanthropie, cadeaux, hospitalité... Une autre façon de décrire cette propension à donner quand on a reçu, c’est de dire que le don incite à la réplique (HÉNAFF 2002). Il y a une dimension, visible ou latente, de défi dans tout don. Cette dimension a été beaucoup étudiée par les anthropologues, mais souvent considérée inexistante dans le don aujourd’hui. Nous croyons pourtant que cette dimension n’est jamais totalement absente. Lorsqu’elle l’est, elle définit un don négatif, et non un don pur. Elle introduit un malaise, comme dans l’aumône.

Notons que ce désir de donner à son tour est indépendant de l’intention du donneur de vouloir ou non un retour, objet de tant de discussions autour de la « pureté du don ». Nous nous intéressons ici à celui qui reçoit. Ce désir de donner concerne le receveur et n’est donc pas relié à l’idée habituelle de réciprocité. Cette propension à donner nous a conduit à faire le postulat d’un homo donator (plutôt que reciprocus). L’homo donator constitue une force sociale élémentaire et un moteur important de l’action humaine. Il n’exclut pas cet autre moteur qu’est l’homo oeconomicus. Le self interest constitue aussi de toute évidence un moteur important de l’action humaine. Mais il n’est pas le seul.

Cette impulsion est-elle d’origine sociale, culturelle ou génétique ? Les travaux actuels vont dans le sens d’un possible fondement génétique. Les sociobiologistes croient avoir découvert un gêne de l’altruisme [4]. Il serait trop long de m’attarder sur ce point. Je souhaite plutôt mettre en évidence le fait que ce désir de donner à son tour en recevant un don entraîne des conséquences importantes en ce qui a trait aux caractéristiques d’un système de don. J’aimerais en mentionner deux.

Un système de dettes

Une première conséquence réside dans le fait que, contrairement à un échange marchand, ce qui circule par le don n’est jamais équilibré à un moment X. Il n’y a pas cette recherche d’équivalence propre au rapport marchand, point focal de tout échange marchand réussi. Au contraire, l’idée d’être quitte marque plutôt la fin d’un rapport de don. C’est pourquoi on peut affirmer que le don est un système de dette [5]. Mais une mise en garde s’impose ici. La dette de don ne correspond pas à la notion habituelle de dette issue de l’approche économique, et définissant l’individu moderne. L’individu moderne souhaite se libérer de toute dette. La dette est perçue par lui négativement. Elle doit être liquidée. Or, dans le rapport de don, la dette n’est pas nécessairement négative. Elle peut être négative ou positive. Si elle est positive, les partenaires n’ont aucune envie de s’en acquitter. La dette peut même être positive chez les deux partenaires, chacun considérant avoir reçu plus de l’autre que ce qu’il a donné. [6] (GODBOUT 2000) « Je lui dois tellement » entend-on souvent dans ces circonstances, ce qui signifie : « Il m’a beaucoup donné. Je lui donne le plus possible à mon tour, mais jamais je ne pourrai lui rendre tout ce que j’ai reçu, et c’est bien ainsi. ». L’idée d’être quitte est à la limite étrangère à ce type de rapport. La dette désigne ici un état de la relation plutôt qu’une mesure précise de ce qui circule.

Cette idée du don comme système de dette a une portée très large. Le premier, et le plus grand don que nous recevons tous, c’est la vie. La vie n’est ni un droit, ni une marchandise (du moins pas encore…) Nous sommes au départ des êtres en dette : nous recevons la vie, et nous commençons par recevoir des dons, pendant des années. Nous sommes donc d’abord des receveurs, pas des donneurs. « Finally, all gifts are but shadows of the original gift from the gods—the gift of our existence. » [7] Ce que nous sommes, nous le devons en grande partie aux autres.

Cette conception de l’être en dette s’oppose à la vision dominante d’un individu auto-suffisant qui ne doit rien à personne. En ce sens, donner, c’est rendre actif ce que nous avons reçu en donnant à notre tour.

L’identité en jeu

Cette notion de dette positive constitue une première caractérisation du don. Mais elle demeure insuffisante. L’idée de dette reste encore trop attachée à la valeur de ce qui circule : valeur d’échange ou valeur d’usage. Lorsqu’on reçoit un cadeau, on ne considère pas que sa valeur en soi. Sa valeur pour soi est souvent plus importante et est en partie indépendante de la notion de dette. Car au-delà de la valeur en soi de l’objet, le don contient un message. Ainsi, lorsqu’une femme se fait offrir un vêtement trop grand, elle n’est pas seulement déçue par la faible valeur d’usage, mais d’abord par le message qu’elle perçoit chez le donneur. C’est ce que nous avons appelé la valeur de lien  [8] . Le message transporté par le don sur ce que le donneur pense que le receveur est représente une dimension essentielle du don, une dimension qui échappe en partie à la notion de dette. Autre chose se joue, à un niveau encore plus fondamental que la dette, dont la dette est l’expression. Le don fait tomber les masques et révèle la personne [9]. Il n’est pas neutre comme le commerce. La circulation des choses par le don affecte ce que nous sommes. Elle touche à notre identité. C’est pourquoi tout don est dans une certaine mesure un don de soi. Cette expression courante à propos du don doit être prise au sens littéral. « Le seul présent, le seul don est un fragment de toi-même." écrit Emerson(EMERSON 1950c1844).

2-Le don négatif

Résumons. Après avoir fait le postulat d’un homo donator, nous avons caractérisé le don comme un rapport de dette qui affecte l’identité des partenaires. Nous sommes donc loin de la définition habituelle du « don pur » comme étant sans retour. Non seulement le don n’est pas gratuit au sens d’unilatéral, mais compte tenu de ces caractéristiques du don, on peut maintenant affirmer que le don voulu, pensé comme étant sans retour, loin d’être l’idéal, peut être le pire des dons.

Pourquoi ? S’il est vrai que recevoir incite à donner, comme on l’a vu, alors le plus grand problème du don ne pourrait-il pas être de ne pas pouvoir satisfaire ce désir de donner qui fonde l’homo donator ? Autrement dit, de ne pas pouvoir donner à son tour quand on a reçu ? Car comme tout don véhicule un message, quel message transmet au receveur un don qui se veut sans retour ? Il signifie au receveur qu’il n’a rien à me donner et donc que, à la limite, il n’est rien. Il humilie le receveur en le niant comme donneur potentiel. Le don pur n’est pas un modèle de don complet, car c’est un don solitaire. Le don pur ne crée pas de lien social. Le théologien italien Sequeri décrit ainsi cette tendance « à fantasmer d’un “don pur”, parfaitement étranger à toute forme d’échange, de lien, […] de tension dramatique. Un tel don […] ne peut pas exister : ni comme relation affective ni comme expérience morale. Il représente tout au plus le gadget publicitaire, ou la mystique d’une auto-confirmation narcissique (et ultimement despotique) de sa propre auto-suffisance ». « Il est la figure nihiliste inversée du don, et non la pureté idéale de sa vérité [10]. »

Nous reconnaissons là facilement le modèle historique du rapport de l’Occident avec le reste du monde, et notamment le rapport colonial, comme l’illustrent les deux cas de figure suivants.

Marie de l’Incarnation

Une des grandes figures de la colonisation du Canada par la France au XVIIè siècle fut Marie de l’Incarnation. Elle vient au Canada pour sauver les « sauvages », animée par une pure intention de bonté pour répondre à leur besoin de salut. Elle s’occupe en particulier des jeunes amérindiennes. Selon Robert [11], elle vient leur « donner sans compter », et sans vouloir de retour ; mais aussi sans imaginer un instant qu’elle puisse recevoir quelque chose d’elles, sauf le salut éternel dont elles peuvent être les instruments. En conséquence de cette attitude, les jeunes amérindiennes dont elle s’occupe sont littéralement dépouillées de leur identité pour accueillir celle du donneur.

Un exemple parmi d’autres : « Elle apprend à broder à ces filles du peuple réputées pourtant pour leur art de la broderie ! (…). Elle-même brodeuse réputée, Marie de l’Incarnation aurait dû reconnaître le caractère exclusif et exceptionnel de la broderie amérindienne et demander plutôt à ses pensionnaires de lui en dévoiler les secrets [12]. » Mais, pour cette grande mystique, il était impensable d’imaginer pouvoir recevoir quoi que ce soit des amérindiennes.

Marie de l’Incarnation illustre le pouvoir destructeur du don quand il attaque l’identité du receveur défini comme sans autre valeur que celle de récepteur potentiel des offres du receveur, dans un « échange » niant la valeur de tout ce qu’il peut donner. Cet exemple se déroule certes au XVIIè siècle. Il symbolise le rapport colonial. Mais l’aide au tiers monde d’aujourd’hui a-t-elle beaucoup changé ? “Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur âme », affirme Serge Latouche dans L’Occidentalisation du monde [13]. L’exemple suivant, plus récent, est tout aussi pertinent.

Les Suédois donnent aux Estoniens.

Un auteur suédois, Rausing (RAUSING 1998), raconte l’histoire récente du jumelage d’une ville suédoise avec une ville estonienne. À la fin de la guerre froide, l’Estonie passe du côté occidental. Les Suédois décident alors d’aider leurs voisins Estoniens. Au sein de l’Union soviétique, les Estoniens avaient un peu le statut « d’Occidentaux’ relativement aisés. Ils sont maintenant devenus des habitants d’un »pays de l’Est« appauvri situé au sein de l’Occident. » » (id.p.529) Ils subissent donc un difficile changement de statut. Les donateurs suédois, pour leur part, n’attendent rien en retour. « Ils parlent de « l’aspect »soviétique« et »irrationnel« des façons de faire des Estoniens. » (id.) « On peut postuler que ce programme d’aide trouve sa « récompense » dans le fait qu’y est confirmée la supériorité suédoise.

Il en résulte que cette « charité » est essentiellement perçue comme humiliante par les Estoniens. « Les membres les plus respectés de la communauté évitent d’avoir des contacts avec les Suédois, laissant les moins respectables d’entre eux entretenir des relations avec ceux-ci. » (id.p.530). L’effet sur le lien social est négatif : les Estoniens se sentent méprisés par leur donateur, et les Suédois trouvent les Estoniens ingrats. Le désir de donner à son tour est rendu impossible par l’attitude des Suédois. « En réaction, les Estoniens pensent qu’eux-mêmes devraient envoyer de l’aide dans d’autres pays, en Arménie ou en Géorgie." (id.p.529), pays encore plus pauvres qu’eux. Un rapport de dette négatif s’instaure. Pourquoi ? Encore une fois parce que le donneur n’imagine pas pouvoir recevoir quelque chose des receveurs. Il nie cet homo donator.

Ce cas de figure est malheureusement représentatif d’une part importante de l’aide internationale. Le receveur qui se retrouve au bout de la chaîne, incapable d’identifier un receveur potentiel plus démuni que lui, n’est-ce pas ce qu’on appelle aujourd’hui un exclus ?

La question se pose alors : dans ces circonstances, vaut-il mieux passer à un autre système de circulation des choses ? Passer par exemple du don au marché ? Le commerce plutôt que l’aide (trade not aid) ? Le marché peut-il être, pour le receveur, un substitut souhaitable au don dans certaines circonstances ?

Pour répondre à cette question, il est ici nécessaire d’ouvrir une brève parenthèse historique.

La révolution du receveur

Au cours des derniers siècles, l’Occident est passé de la charité à la bienveillance, puis à des systèmes mixtes de sécurité sociale fondés sur la fraternité, la solidarité et la justice [14], tout en étant envahi par la circulation marchande. L’utilitarisme, philosophie de la bourgeoisie montante s’opposant à l’aristocratie, est à l’origine de ce modèle et de ce mouvement. Cette idéologie affirme qu’il n’y a pas de valeur en soi. La valeur de quelque chose, c’est son utilité ; c’est l’intérêt qu’elle a pour quelqu’un. Et cette utilité est évaluée par celui qui l’utilise. C’est donc le receveur qui décide de l’intérêt et donc ultimement de la valeur de ce qui circule. Cette idée est à l’origine du modèle où, comme on l’affirme aujourd’hui, le client est roi.

Nous avons critiqué ailleurs cette philosophie (GODBOUT 2007). Mais elle comporte un aspect important du point de vue du problème qui nous occupe, celui du receveur. Cette approche valorise celui qui reçoit. L’utilitarisme est une révolution du receveur. Il rompt avec le modèle traditionnel du don. Dans un rapport de don, le receveur n’est pas souverain, parce que le donateur choisit le don que le receveur recevra. Ce n’est pas lui qui décide et, dans ses formes les plus extrêmes, le receveur n’est rien, il doit tout à la grâce de Dieu.

Sous cet aspect, l’utilitarisme peut être vu comme une des réponses possibles au problème le plus important du modèle du don : ses effets négatifs possibles sur le receveur, comme on vient de le mettre en évidence. À certains égards, cette philosophie contient des éléments de respect de l’autre, -en l’occurrence du receveur- qui relèvent peut-être de la subsidiarité elle-même. « If Ego wants to help Alter without oppressing him or her, then subsidiary and solidary must co-exist between them.” (Donati, Prospect 2008, p.9). Tout se passe comme si, d’une certaine façon, la solidarité ET la subsidiarité sont atteintes, mais en quelque sorte sans que les acteurs le veuillent, à leur insue, sans l’intention.

Cette dimension a été trop souvent négligée par les critiques de l’utilitarisme. Elle implique qu’avec l’arrivée du modèle marchand consacrant la souveraineté du consommateur, le don ne pourra probablement plus jamais être pareil. Il a pour ainsi dire un « concurrent ». Le receveur peut toujours aller vers le marché, ou vers le droit, car ce pouvoir du receveur se développe aussi sur le plan politique avec la démocratie. Dorénavant, il y a une légitimité du receveur qui peut revendiquer ses droits, ou payer, au lieu de demander la charité.

Cette révolution du receveur -qui est au fond la révolution démocratique- fait que les membres des sociétés démocratiques sont plus sensibles aux dimensions négatives de la circulation par le don. Ils préféreront souvent d’autres systèmes de circulation. Voilà pourquoi je disais plus haut que le recours à d’autres systèmes de circulation est parfois souhaitable.

Mais posons-nous la question : est-il possible d’éviter l’humiliation et la perte de dignité du receveur qui caractérise souvent le don unilatéral ? Est-il possible d’éviter tous ces aspects négatifs du don sans recourir à chaque fois au marché ou aux droits ? (lesquels, comme chacun sait, posent aussi de grands problèmes, le modèle marchand productiviste menaçant la planète entière en transformant tout bien en marchandises.) Est-ce la seule solution aux problèmes que pose le don au receveur lorsque ce dernier ne peut pas donner à son tour ? Lorsque cette « loi » du don ne peut pas être respectée ?

Dans de telles circonstances, Sénèque suggérait de déposer le don sous l’oreiller du receveur pendant son sommeil. « Sous son chevet, à son insu, Arcésilas glissa un petit sac afin que cet homme (…) pût trouver -et non recevoir- ce dont il avait besoin. » (SÉNEQUE 1972) Reconnaissons que cette règle n’est pas toujours d’application facile… Donati répond à cette question théoriquement en disant que la subsidiarité doit aller de pair avec la solidarité. « Subsidiarity (….) requires an act of solidarity. In this case, solidarity is neither (unilateral) beneficence nor charity, but the assumption and practice of the joint responsibility that both Ego and Alter must have towards the common good (this is also the meaning of solidarity as interdependence, which is still valid when one party cannot give anything material to the other party.” [15] Ce qui suit peut être considéré comme des illustrations de cette interdépendance.

3- Les ruses du don

Il est important de rappeler d’abord que le problème est avant tout dans l’esprit du don, dans le sens de ce qui circule et non pas dans son caractère « objectivement » unilatéral, dans l’unilatéralité de ce qui circule « matériellement », comme l’écrit Donati. Autrement dit, la source du problème est dans la volonté du donneur de ne rien recevoir plutôt que dans le fait de ne rien recevoir. En effet, dans les cas de figure présentés plus haut, nous avons constaté que ce n’est pas l’absence de retour immédiat qui est la source du problème, mais l’attitude des donneurs qui consiste à ne pas vouloir de retour. Les Suédois, comme Marie de l’Incarnation, percevaient les receveurs comme n’ayant rien à leur donner. Les jeunes amérindiennes avaient pourtant beaucoup à offrir. Mais le donneur ne le voyait pas, ou ne voulait pas le voir, à cause de son image a priori du receveur.

On peut donc penser que même lorsque les circonstances font que le retour est momentanément impossible, différents encadrements du don, différents sens donnés au don peuvent le rendre positif même en l’absence de retour. L’esprit dans lequel on donne peut tout changer. C’est ce que nous allons maintenant illustrer.

Aide d’urgence

L’aide d’urgence (en cas de catastrophe, naturelle ou autre) est le plus souvent unilatérale. Mais étant perçue comme temporaire, elle ne définit pas le receveur comme incapable de donner. Elle est unilatérale dans l’immédiat, mais pas nécessairement à terme. Dans ce contexte, le don, même unilatéral, n’est ni humiliant ni négatif. C’est un geste qui se situe dans l’esprit du don. Il génère une dette positive dans le cadre de la solidarité humaine. La solidarité transmet le double message suivant : « Je te donne parce que nous sommes semblables et qu’en conséquence, rien ne dit que je ne pourrai pas avoir moi aussi besoin de toi un jour. Tu es dans une mauvaise passe maintenant, mais cela peut m’arriver. Le retour est donc toujours possible, car je sais que tu ferais la même chose pour moi. » Nous avons vu combien cette vision était réaliste et combien le receveur avait la mémoire longue avec le don de l’Éthiopie au Mexique. C’est pour la même raison que le fait de recevoir du sang n’est pas non plus humiliant. Répétons le. Le problème n’est pas dans l’unilatéralité réelle, mais dans le sens de ce qui circule, tel que perçu par le receveur. Le problème est dans l’esprit du don.

Rôle des intermédiaires

Les problèmes liés aux intermédiaires sont connus depuis toujours : corruption, détournement du don, disparition du don. Insistons plutôt ici sur un aspect moins souvent mis en évidence : leur rôle positif de tampon (buffer) entre donneur et receveur. À titre de responsable de la distribution des dons, les intermédiaires jouent plusieurs rôles, dont celui de « receveur premier » dans l’esprit des donneurs. En jouant ce rôle, ils font souvent en sorte que le don devienne acceptable (recevable) par le receveur à qui le don est destiné, parce que ce sont eux –les intermédiaires- qui sollicitent les donneurs, eux qui font la demande, et eux qui peuvent ainsi absorber en quelque sorte la dimension négative potentielle du don lorsqu’elle signifie l’impossibilité de donner à son tour pour le receveur. La demande de don devient sans danger pour le receveur parce que ce sont les intermédiaires qui absorbent l’aspect négatif de la demande.

Justice et solidarité dans le don

Un donneur peut aussi mettre l’accent sur la norme de justice. Ainsi, personne ne mettrait en doute que l’œuvre de l’abbé Pierre est sous le signe du don. Il affirmait pourtant constamment qu’il ne faisait que réparer des injustices. “Nous ne sommes pas une œuvre de bienfaisance”, dit-il, et il va jusqu’à affirmer : « C’est une question de justice… et nous sommes des lâches si nous en faisons une question de bienfaisance » [16]. Le principe de justice dispense le receveur de l’obligation de rendre. Il ne fait que recevoir ce qui lui est dû. Cette attitude s’inspire de l’esprit de solidarité. En faisant appel à la justice, on peut penser que l’abbé Pierre relie la subsidiarité à la solidarité.

Mettre en avant la contribution du receveur

Certains intermédiaires mettent l’accent sur l’utilité du receveur. Ils font appel à l’esprit utilitariste ! Un organisme de placement pour les aveugles affirme travailler dans un esprit d’efficacité, de plus-value pour les entreprises, et non de charité envers les aveugles. “Un handicapé change l’atmosphère d‘une entreprise, vous n’avez pas idée. C’est une force », me dit le directeur de l’organisme [17], qui ne met en avant que l’utilité des aveugles, leur contribution, ce qu’ils donnent plutôt que ce que l’organisme leur donne.

Les aveugles sont très contents de cette approche. Ils sont satisfaits parce qu’on leur donne en fait ce dont ils sont le plus privés : la possibilité de donner. Ils ne sont plus vus seulement comme des receveurs ayant besoin d’aide. Cette « méta-intention » d’aider les personnes aveugles est évidemment présente, mais elle est tue. C’est en donnant apparemment le moins qu’on donne souvent le plus. Les apparences sont importantes dans le don.

Le receveur donne : Emmaüs

Ce dernier cas va encore plus loin dans le même sens. À l’hiver 1954, à Paris, l’abbé Pierre lance un appel aux Français pour qu’ils aident les mal logés. Dans son préambule, le manifeste du Mouvement exprime la nécessaire rencontre de la solidarité et de la subsidiarité. On y affirme que le mouvement est né « de la rencontre d’hommes ayant pris conscience de (…) leurs responsabilités sociales devant l’injustice, et d’hommes qui ne possédaient plus de raisons de vivre, (…) les uns et les autres décidant d’unir leur volonté et leurs actes pour s’entraider… » [18].

En outre, le fondateur des compagnons d’Emmaüs aime bien raconter que le mouvement a commencé un jour qu’un individu suicidaire, sortant de prison, est venu lui demander de l’aide. L’abbé Pierre lui a répondu : “Viens d’abord m’aider à reloger ces familles qui sont dans la rue, ensuite on s’occupera de toi.” Cette personne est devenue son plus proche collaborateur et a contribué à la naissance du mouvement.

Au lieu d’offrir quelque chose à un individu suicidaire qui venait lui demander de l’aide, l’abbé Pierre lui a plutôt demandé de venir l’aider. "Sans réflexion, sans calcul, j’ai fait, pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance », écrit l’abbé Pierre en commentant cet épisode [19]. Le mythe fondateur des communautés d’Emmaüs postule que même les plus démunis ont d’abord besoin de donner plutôt que de recevoir. Ce mouvement s’adresse à ceux qui n’ont rien, et leur demandent de … donner. Autrement dit, l’abbé Pierre fait le postulat de l’homo donator.

Le don moral

Tous ces cas de figure me semblent montrer concrètement comment la solidarité et la subsidiarité peuvent être complémentaires même dans le don objectivement –et souvent temporairement- unilatéral. Le don moral fournit au receveur la possibilité et la capacité de donner à son tour. Et lorsque cette possibilité est compromise par les circonstances, ces cas de figure montrent que le donneur invente différentes modalités pour remédier à cette situation. Ainsi, les dons les plus appréciés par les aveugles sont justement ceux qui réussissent à faire en sorte qu’ils puissent donner à leur tour, ceux où on leur demande de contribuer, ceux qui les font pénétrer dans le mouvement de la réplique, entrer dans la danse du don.

Il est donc injustifiable de faire du don unilatéral le don moral par excellence, en le désignant comme un don pur. Le don pur oublie le receveur. Le don qui s’interrompt avec la réception en est une forme tronquée. Le passage du don unilatéral au don de réplique serait donc en fait une injonction morale, et le dilemme du don gratuit est peut-être même le problème moral de notre siècle. L’aumône aux itinérants les encourage à rester dans leur état, disent les conservateurs, non sans quelque raison. Mais doit-on laisser quelqu’un mourir de faim pour autant, répondent les progressistes, avec au moins autant de raison ? Le modèle du don nous enseigne que, moralement, ce don, même s’il est parfois nécessaire, est le plus bas dans la hiérarchie des dons, le plus incomplet. C’est celui qui interrompt le cycle du don. Le donneur qui agit par pure bonté envers le receveur cherchera d’abord à faire en sorte que l’autre puisse donner à son tour. Il respectera la loi du don.

Pourquoi alors a-t-on eu tellement tendance à faire du don gratuit unilatéral le modèle idéal du don ? Mentionnons très rapidement deux raisons. La première tient au fait qu’on définit le don en ne tenant compte que du donneur. Dans cette conception, la seule chose importante est que le donneur agisse par pure bonté, sans intention de retour. Or le don a beau être fait dans la bonté, dans la meilleure des intentions, si le donneur ne se demande pas ce que le receveur est et veut, ce beau geste entraîne des effets pervers. Il ne tient pas compte de ce que le donneur est et du désir de donner que déclenche le fait de recevoir un don. Oubliant que le don est une relation, le receveur n’a d’autre statut que celui de permettre au donneur d’effectuer son « beau geste », sauf peut-être –ultime cas de figure- chez les saints qui arrivent à entrer en communion avec le receveur – tel le Samaritain présenté en introduction au symposium. Mais l’histoire montre malheureusement que ce cas de figure est très rare. Ne pas désirer de retour devient le plus souvent synonyme de refuser tout retour faute d’en percevoir l’autre capable.

Une seconde raison explique cette conception du don : l’observateur du don ne s’intéresse souvent qu’à la qualité de l’intention. Comment être sûr de la qualité de l’intention, se demandent en permanence les moralistes du don pur ? Et ils répondent par l’absence de retour. Or l’étude du don montre non seulement qu’il peut y avoir retour et « pureté » de l’intention, comme on l’a vu. Mais elle montre surtout qu’il n’est ni possible ni même souhaitable de parvenir à une connaissance certaine de l’intention, ou plutôt des intentions. Pourquoi ? Parce que le don repose sur l’incertitude et la confiance. Donner, c’est prendre et assumer le risque de la relation. Le modèle du don assume la liberté systémique, soit non seulement la sienne, mais aussi celle des autres. C’est pourquoi il est le modèle le plus éloigné des modèles mécanistes et déterministes.

Don pur d’un côté, marché pur de l’autre : seraient-ce les deux mythes complémentaires de l’Occident ? Et si l’on s’apercevait aujourd’hui que ces deux manières de penser la circulation des choses qui ont caractérisé l’Occident depuis quelques siècles étaient au fond aussi impossibles l’une que l’autre, aucune des deux ne rendant compte de ce qui se passe dans un échange de manière satisfaisante ? Les deux modèles évacuent le risque de la relation.

Le don est une invitation. Dans l’idée d’invitation – qui nous éloigne de l’obligation, et surtout de la détermination – résident l’ambiguïté et la richesse de la circulation par le don. Une invitation à quoi ? À recevoir, certes ; à la réplique, aussi ; mais d’abord et avant tout, une invitation à faire partie, à appartenir, à exister comme être vivant. Or le don qui ne tient pas compte de la propension à donner du receveur a l’effet contraire : il exclut. Lors des attentats du 11-Septembre, Julie Salamon (SALAMON 2003) raconte que les occupants d’un centre pour itinérants ont été amenés à aider des victimes qui fuyaient le World Trade Center. « Habituellement ignorés, évités ou bénéficiaires d’aide, la rupture de l’ordre normal avait fait en sorte qu’ils avaient été invités à participer aux échanges humains à titre d’égaux [20]. »

Conclusion

Dans la société actuelle, la circulation des choses repose sur trois principaux principes : la justice et l’égalité sont les principes qui régissent le système de (re)distribution étatique. L’équivalence entre les choses régit le système marchand. La dette est le principe fondateur de la circulation par le don. Mais outre les principes éthiques qui constituent les piliers de la société, principes présentés dans les textes des professeurs Minnerath et Hittinger, on peut se demander : qu’est-ce qui conduit les humains à interagir ? Quel est le moteur (ou les moteurs) de l’action humaine, la force derrière ces principes ? La société doit être orientée vers l’action. Mais qu’est-ce qui l’active ?
Le professeur Hittinger a rappelé l’importance d’un moteur fondamental de l’action humaine : la tendance des humains à s’associer, à vivre en société « the natural tendancy of man to dwell in society. » (Hittinger, p. 16, citation de Léon XIII).

L’être humain est aussi mu par un désir de justice. C’est à la fois un moteur important et un principe essentiel de la circulation des choses. Il est fondamental à l’action de redistribution de l’État et à l’égalité des citoyens. Après avoir connu une grande expansion après la seconde guerre mondiale, la circulation et la redistribution étatiques ont été remises en question avec ce qu’on a appelé la crise de l’État-providence. Le professeur Hittinger affirme que « The Great hope of Catholic social doctrine was that, once the state is properly limited, we would see a florishing of other societies and modes of solidarity. » (p. 25). Cet espoir était partagé par de nombreux observateurs. En lieu et place, nous avons assisté à l’extension apparemment sans limites du modèle marchand néo-libéral, « the rise of partnership rather than societies » pour utiliser les mots du professeur Hittinger.

Ce modèle tend à imposer une vision de l’être humain comme étant mu par un seul moteur : l’intérêt. Homo oeconomicus. On ne peut en faire fi car, dès sa naissance, cette idéologie a prétendu –fascinante utopie- que, grâce à ce moteur de l’action humaine, l’humanité pourrait dorénavant se passer des principes moraux pour contrôler les passions. Ce moteur de l’action est également important parce qu’il a été à l’origine de ce que nous avons appelé la révolution du receveur. Le don, avons-nous conclu, ne pourra plus être pareil.

Mais il ne disparaît pas pour autant. Le désir de donner à son tour lorsqu’on a reçu un don demeure omniprésent, si bien que nous avons affirmé l’existence d’un autre moteur de l’action humaine : à côté de l’homo oeconomicus, il y a aussi l’homo donator. À côté de la justice (car le don n’est pas nécessairement juste) et de l’intérêt, le don est un puissant moteur de l’action humaine. Il comprend la philanthropie et le bénévolat, certes, qui ont le vent en poupe. Mais il est aussi un des principes moteurs de plusieurs institutions comme la famille, et en particulier la famille moderne, moins fondée sur le principe d’autorité que la famille traditionnelle.

Imaginons un monde sans don. Nous assisterions certes à la disparition d’organismes comme Médecins sans frontières, la Croix rouge, les grandes fondations, les millions d’actions bénévoles, le don d’organes, et les innombrables autres formes de don aux inconnus. Ce serait dramatique, mais cela ne s’arrêterait pas là. Notre vie quotidienne serait aussi transformée. Nous ferions payer nos hôtes à la fin du repas, ou nous leur ferions signer un contrat les engageant à nous inviter. Les cadeaux disparaîtraient, avec le personnage mythique du Père Noël. Le temps des Fêtes serait bien triste.

Mais, pourrait-on objecter, ce personnage mythique de plus en plus commercialisé n’illustre-t-il pas que la fête de Noël est déjà dominée par l’idéologie marchande ? Et si cette période illustrait plutôt la tension permanente qui existe dans les sociétés actuelles entre le don et le marché ? Le marché tente constamment de coloniser le don. Mais dans la mesure même où il réussit, il tue la poule aux œufs d’or. Si le marché réussit trop bien à commercialiser Noël et à transformer les consommateurs en pur homo oeconomicus, ces derniers ne se feront plus de cadeaux, ce qui se retournera contre le marché.

Un monde privé de ce mode de circulation des choses serait un monde sans reconnaissance, sans gratitude envers personne, puisqu’on ne recevra plus rien sous forme de don. Comme l’écrit Fukuyama, si un homo oeconomicus « nous offrait un bienfait, nous pourrions l’accepter, mais nous ne ressentirions nulle gratitude parce que nous saurions que c’est le résultat d’un calcul rationnel de sa part, non de la bonne volonté ». Y aurait-il encore des sentiments ? Serions-nous encore humains ? Post-humains ?

Bref, sans nier l’existence et l’importance d’un homo oeconomicus et de l’intérêt comme moteur de l’action, il existe aussi un homo donator plus fondamental que l’homo oeconomicus pour définir l’être humain.

La raison de donner

Mais cet homo donator ne se réduit pas au don pur, au don sans retour propre à la définition courante du don. Selon cette conception, le don n’est pas d’abord une relation, mais un « beau geste ». Le donneur est en quelque sorte défini comme étant à l’origine de tout. Le don devient une sorte d’expérience individuelle. Or rien n’est plus éloigné du don. Car quelle est la raison fondamentale, non pas de tel ou tel geste de don, mais de ce phénomène du don chez les humains ? Si on postule cet être en dette qu’est l’homo donator, quelle est la raison (pas l’intention) pour laquelle on donne ? Fondamentalement, on donne parce qu’on a reçu. C’est ce qui est constaté empiriquement : que l’on interroge les bénévoles ou les grands donateurs rencontrés par le président Clinton dans son ouvrage, c’est la réponse la plus courante : j’ai beaucoup reçu ; voilà pourquoi je donne. Mais c’est également ce qui découle de la vision théorique du don présentée ici. Le don n’est plus conçu comme un geste isolé, comme un « beau geste ». Il est situé dans le cycle du don. Au fond, qu’est-ce qu’un donneur ? C’est un receveur qui transmet. Donner, c’est rendre actif ce que l’on a reçu en le donnant à son tour.

Pourquoi on ne donne pas

Pourquoi donne-t-on ? Si on accepte ce postulat d’un homo donator, d’une tendance à donner chez les humains, d’un appât du don, d’un être en dette, le sens de cette question est inversé. La question à poser à propos du don n’est plus celle qu’on se pose généralement : qu’est-ce qui fait que nous donnons bien que nous soyons fondamentalement des égoïstes motivés par l’appât du gain ? La question est inversée et devient : puisqu’il y a telle chose qu’un homo donator, qu’une tendance à donner quand on a reçu, qu’est-ce qui empêche de donner lorsqu’on a reçu un don ? Qu’est-ce qui fait qu’un certain nombre de personnes ne donnent pas, ou donnent peu ? Ou : qu’est-ce qui fait que dans certaines circonstances on ne donne pas, alors que dans d’autres on est plus porté à donner ? Qu’est-ce qui fait que l’on résiste au don ? Qu’est-ce qui freine l’appât du don ? Qu’est-ce qui fait que l’on retient les choses au lieu de les faire circuler ?

Les raisons sont nombreuses. Un rapport de don est en effet toujours risqué. Il peut être négatif. On peut préférer les droits, ou le marché, comme on l’a vu et comme l’affirmait déjà Montaigne qui disait préférer acheter un office royal plutôt que de se le faire offrir, car en l’achetant, ajoutait-il, « je ne donne que de l’argent ; autrement, c’est moi-même que je donne. » (DAVIS 2000, p. 74). Les être humains choisissent en permanence entre l’alternative suivante : retenir ou laisser aller ; dépenser ou accumuler ; se préserver ou se risquer ; se retirer ou s’exposer.

Aujourd’hui, une des raisons pour lesquelles on ne donne pas est certainement le système dominant et sa vision du monde fondée sur l’intérêt, l’accumulation, la croissance. Il incite à se fonder sur ses propres forces et à ne rien devoir à personne. Cette vision du monde s’étend à la nature elle-même. Nous sommes de plus en plus « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes). Elle ne nous donne plus rien : nous prenons et transformons tout en marchandise. Tout doit être produit par l’homme et circuler sous forme de marchandise. Ce qui signifie que, à la limite, rien ne doit plus être donné. Le paradigme marchand tend à éliminer le don. Hier, aux Etats-Unis, on tentait d’interdire le don du sang sous prétexte de concurrence déloyale avec le marché. (TITMUSS 1972). Aujourd’hui, on s’attaque au dernier don de la nature dans le système de production : les semences. Les tentatives des multinationales comme Monsanto pour imposer aux agriculteurs des semences stériles constituent à cet égard une image très forte. Comment ne pas se rappeler Hannah Arendt et le début de La condition de l’homme moderne : « ...l »époque moderne, qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever dans la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ? (…) Cet homme futur, que les savants produiront... paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains." (ARENDT 2007c1961)p.34-35) Tout produire, telle semble être l’obsession de l’individu moderne.

La vision du monde du don se situe à l’opposé : la production économique doit être soumise aux exigences de la nature, et non l’inverse. Cette vision du monde progresse actuellement. Produire toujours plus pour consommer toujours plus est de plus en plus remis en question. Le don redevient pertinent pour la circulation des choses, et ce en dehors des liens primaires comme la famille où il est toujours demeuré fondamental. Le marché a facilement transformé en marchandises les biens matériels qui l’ont fait se répandre. Mais de nouveaux secteurs de l’économie semblent de plus en plus difficilement régis par la transaction marchande de manière efficace. Dans ces nouveaux secteurs que le marché veut coloniser, le don est souvent plus efficace. Dans des secteurs où ce qui circule ce sont des connaissances, des liens, de l’art, le recours au marché apparaît pour ainsi dire « forcé ». Pensons au partage de la connaissance, aux logiciels libres, à l’open source, au copyleft, à la peer production [21]. On redécouvre que la forme normale de circulation peut être le don dans de nombreux domaines en dehors des liens primaires comme la famille. C’est peut-être une des raisons, comme l’écrit Donati, pour lesquelles la société se retrouvera devant la nécessité de libérer le don. « Our society finds itself in absolute need of liberating free giving, after having imprisoned it in order to liberate all that is not free giving. » (DONATI 2003)

Le don comme expérience

Les autres modes de circulation –marché et État- sont aussi nécessaires. Ils tempèrent le don. Le don a même aussi été libéré par la présence de ces autres systèmes. Le marché et l’État réduisent le risque du lien social. Mais ils ont souvent été vus comme des façons non pas de réduire le risque, ce qui est souhaitable, mais de l’éliminer, ce qui impossible et entraîne toujours des effets pervers. Le lien social étant libre, il est toujours risqué. Le don étant un mode de circulation des choses qui est le résultat de la dynamique du lien social, il assume ce risque de la relation. Il assume cette liberté. C’est pourquoi nous croyons que ce mode de circulation des choses assume la tension existant entre les principes de solidarité et de subsidiarité, et reconnaît leur complémentarité.

Le don est une relation fondée sur la confiance. L’homo donator ne se voit pas comme origine, comme source, mais comme un receveur qui donne à son tour. Le donneur n’est jamais la source ; il a toujours reçu. C’est pourquoi faire l’expérience du don, c’est faire l’expérience d’être dépassé par ce qui passe par nous. Notons que cette expérience n’est pas centrée sur le fait de donner, mais sur le fait que nous recevons et nous faisons passer. C’est une expérience anti-individualiste. Elle exprime le fait que fondamentalement, notre identité d’être humain se construit dans la mesure où nous rendons actif ce que nous avons reçu en donnant à notre tour.

RÉFÉRENCES

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// Article publié le 8 mai 2009 Pour citer cet article : Jacques T. Godbout , « Don, solidarité et subsidiarité », Revue du MAUSS permanente, 8 mai 2009 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Don-solidarite-et-subsidiarite
Notes

[1Texte présentée au Symposium

[2CIALDINI, R. B. (2001). Influence. Science and Practice. Boston, Allyn and Bacon.

[3« Un don est un bien qui n’est pas l’objet d’un contrat. » STARK, O. and I. FALK (1998). « Transfers, Empathy Formation, and Reverse Transfers. » The American Economic Review 88(2) : 271-276.

[4JUDSON, O. (2007). The selfless gene. Atlantic Monthly.

[5Il se distingue ainsi du système marchand fondé sur l’équivalence, et du système distributif étatique fondé sur le principe d’égalité et de justice.

[6Ce que nous avons appelé un état d’endettement mutuel positif. Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité, Paris, la Découverte, 2000

[7Osteen, Mark, 2002, The Question of the Gift, London, Routledge, p.20

[8Godbout, Jacques T., Ce qui circule entre nous, Paris, Seuil, 2007, chap. 4

[9SHAPIRO, G. (1997). The Metaphysics of Presents : Nietzsche’s Gifts, the Debt to Emerson, Heidegger’s Values. The Logic of the Gift. A. D. SCHRIFT. New York, London, Routledge : 274-291.

[10Ibid. p. 152-153. Sur ce point important, voir Pulcini, L’individuo senza passioni. Individualismo moderno e perdita del legame sociale, p. 201-202. Eisenberg, « The World of Contract and the World of Gift », p. 823-824.

[11ROBERT, S. (2001). « Mère Marie de la Désincarnation ou le mysticisme qui tue ... les autres. » Liberté 43(2) : 125-140.

[12Ibid., p. 128.

[13LATOUCHE, S. (1992). L’occidentalisation du monde. Paris, La Découverte.

[14PAPPAS, J. (1993). « Le XVIIIe siècle, de la charité à la fraternité. » Autrement : La charité(11) : 66-86.

[15Donati, Pierpaolo, Discovering the Relational Character of the Common Good, 2008, p. 9

[16EME, B. (1992). L’Institution communautaire : de la réhabilitation à la réinsertion ? Analyse socio-institutionnelle de l’Union Centrale des Communautés Emmaüs. Paris, CRIDA - LSCI.

[17Colloque HEC, septembre 1998.

[18EMMAÜS (1969). Manifeste universel du Mouvement Emmaüs. Paris, Emmaüs France.

[19Le RU, H. (1986). De l’Amour au management. Emmaüs en héritage. Paris, Les Éditions ouvrières.

[20Salamon, Ramban’s Ladder. A Meditation on Generosity and Why It Is Necessary to Give, p. 146.

[21Voir le chapitre de Michel Bauwens.

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