Donner la vie, donner la mort

Psychanalyse, anthropologie, philosophie

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Chacun sait que les femmes mettent au monde les enfants et que les hommes n’ont pas ce pouvoir, mais la pensée occidentale moderne tend à effacer cette prérogative féminine et l’asymétrie native des sexes. Non moins que l’art ou la littérature, les sciences humaines répugnent à caractériser la femme par sa capacité à donner la vie. L’anthropologie structurale voit en elle un objet d’échange permettant de nouer des alliances plutôt que le vecteur de la continuité des générations ; la théorie œdipienne fait de la mère elle-même un objet libidinal plutôt qu’une gardienne de la vie.
Confrontant de nombreuses données ethnographiques et cliniques avec leurs interprétations communément reçues, cet ouvrage tente de mettre au jour les racines de cette dénégation. Paraissant à l’occasion du centenaire de Totem et tabou, il vise à réhabiliter son principal objectif : ébaucher une anthropologie postulant une source commune à la famille et à la religion, et cherchant à comprendre comment les rituels parviennent à conjuguer la violence et le sacré, à entrelacer don de mort et don de vie.
Lucien Scubla est chercheur en anthropologie. Après avoir appartenu au Centre de recherche en épistémologie appliquée de l’École polytechnique, il est actuellement chercheur associé à l’Institut Marcel Mauss de l’École des hautes études en sciences sociales. Il a publié Lire Lévi-Strauss (Odile Jacob, 1998) et préfacé la traduction française d’un livre posthume d’Arthur Maurice Hocart, Au commencement était le rite. De l’origine des sociétés humaines (La Découverte, 2005).

Donner la vie, donner la mort

Psychanalyse, anthropologie, philosophie

Sommaire

Avant-propos

Chapitre I. Freud et la légende œdipienne

Chapitre II. Procréation et chasse aux têtes. Être père chez les Marind

Chapitre III. Les gardiens du dogme : Jones, Malinowski et l’oncle maternel

Chapitre IV. L’atome de parenté ou la mère absente

Chapitre V. L’inceste du deuxième type, ses apories et ses enjeux

Chapitre VI. La relation frère-sœur et le principe de dominance masculine

Chapitre VII. « Penser la différence » ou « dissoudre la hiérarchie » ? De l’asymétrie à la parité

Chapitre VIII. La loi de Testart : division du travail et identité sexuelle

Chapitre IX. « Nature et culture » : le retour des Sophistes dans la pensée occidentale

Chapitre X. Reik, gardien du dogme : couvade, rites d’initiation et complexe œdipien

Chapitre XI. Hiérarchie des sexes et hiérarchie des savoirs ou Platon chez les Baruya

Chapitre XII. Ethnologie et psychologie chez chez Róheim et Devereux : identité, homologie ou complémentarité ?

Chapitre XIII. Faut-il brûler Totem et tabou ?

Chapitre XIV=. Freud, malgré tout

Chapitre XV. Concevoir et transmettre

Bibliographie
Index

Avant-Propos

Esclaves de la mort, les hommes envient et craignent les femmes, maîtresses de la vie. Telle est la primitive et primordiale vérité que révélerait une analyse sérieuse de certains mythes et rites. Les mythes tentent de penser, en renversant l’ordre réel, le destin de la société comme destin masculin ; les rituels, mise en scène où les hommes jouent leur victoire, s’emploient à conjurer, à compenser la trop évidente vérité que ce destin est féminin.
Pierre Clastres

Que les choses les plus importantes s’effectuent par des tuyaux. La preuve : les organes de la génération, la plume à écrire et notre fusil.
Lichtenberg

Que reste-t-il du complexe d’Œdipe, un siècle après la parution de Totem et tabou ? Ni le mythe censé l’illustrer, ni les données cliniques censées l’accréditer, ni les faits ethnographiques invoqués pour étendre son empire n’ont permis de lui donner une assise ferme. Le « triangle œdipien » canonique présente en effet deux faiblesses insignes : en valorisant la sexualité au détriment de la procréation, il réduit la mère à un objet libidinal, source de désirs incestueux plutôt que donatrice de vie ; en attribuant aux enfants des pulsions cannibaliques et meurtrières spontanées, il tend à leur imputer toutes les violences exercées sur eux par les adultes.
Or, l’ethnologie l’atteste, la transmission de la vie constitue le pivot des systèmes de parenté et des rites d’initiation, et la maîtrise de la procréation est un enjeu majeur des rivalités opposant à la fois les hommes aux femmes et les hommes entre eux. C’est autour des femmes, gardiennes de la vie, que la société s’organise pour se perpétuer, et qu’elle développe les institutions propres à contenir les conflits dont elle est grosse, par un équilibre, souvent très subtil, des principes féminin et masculin.
Mais paradoxalement, les anthropologues répugnent autant que les psychanalystes à caractériser la femme par son pouvoir de donner la vie. L’anthropologie structurale voit en elle un objet d’échange, permettant aux segments de la société de nouer entre eux des alliances, plutôt que le vecteur de la continuité des générations ; l’anthropologie féministe l’objet d’une domination masculine à laquelle elle ne saurait échapper qu’en se libérant du fardeau de la procréation. Bref, chacun sait que les femmes mettent au monde les enfants et que les hommes n’ont pas cette capacité, mais les sciences humaines et la pensée occidentale moderne, dont elles sont le porte-voix, s’entendent pour effacer cette prérogative féminine et cette asymétrie originelle des sexes.
Le présent ouvrage tente de décrire quelques aspects majeurs de cette dénégation et d’en déceler les racines culturelles ; de mesurer, pourrait-on dire, la distance séparant les aborigènes australiens, qui attribuent une belle-mère à un petit garçon, dès sa naissance, des Occidentaux, qui évitent de lui donner un prénom spécifiquement masculin pour lui permettre de choisir plus tard son genre. C’est un voyage intellectuel parmi des peuples divers et variés, doublé d’une radiographie du monde occidental contemporain.
Lorsque saint Paul écrivait qu’il n’y avait plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, il ne prétendait pas nier ces différences ; seulement leur opposer la qualité première d’enfant de Dieu, censée commune à tous les hommes. La pointe avancée de la pensée moderne rejette le caractère religieux de cette assertion, tout en gardant son contenu, pris à la lettre ; aussi demande-t-elle à la Nature de se substituer à Dieu, et à la science de prouver qu’il n’y a ni peuples ni sexes, mais seulement des êtres humains et des communautés et des genres, socialement construits ; en attendant peut-être de demander à la technique de produire, par clonage et utérus artificiel interposés, le monde d’individus indiscernables et en tout point égaux dont elle semble rêver.
Bien qu’il présente des faits et avance des hypothèses qui ne sont pas dans l’air du temps, le propos de ce livre n’est pas polémique. Il aimerait, au contraire, pouvoir se réclamer de Spinoza : Non ridere, nec lugere, neque detestari, sed intelligere.
Rédigé à l’occasion du centenaire de Totem et tabou, il vise à réhabiliter la pensée qui l’anime ; c’est-à-dire une anthropologie qui cherche une source commune à la famille et à la religion, au lieu de dissocier les structures élémentaires de la parenté des formes élémentaires de la vie religieuse ; qui conçoit la famille à partir d’une structure ternaire irréductible plutôt que d’un couple et de son éventuel « projet parental » ; et qui s’emploie à comprendre comment les rites parviennent à conjuguer la violence et le sacré, autrement dit, don de mort et don de vie.
Abordant trois problèmes solidaires et enchevêtrés, celui des rapports du masculin et du féminin, de l’individuel et du collectif, de la transmission de la vie et de celle de la culture, il ne prétend évidemment pas les résoudre tous, ni même complètement aucun d’entre eux ; seulement présenter un bouquet de faits et quelques analyses qui pourraient y contribuer.

Chapitre I. Freud et la légende oedipienne

La psychanalyse et l’anthropologie se sont très tôt connues et longuement côtoyées, mais sans jamais vraiment se rencontrer. Leurs cheminements respectifs sont demeurés parallèles et leur histoire commune fut surtout celle d’un rendez-vous manqué. Tout semblait pourtant les préparer à des échanges fructueux. Apparue à l’époque où l’anthropologie prenait son essor, la psychanalyse partagea son ambition de constituer une science de l’homme aussi robuste que les sciences de la nature. Contemporain de la grande ethnologie religieuse, Freud fut un lecteur attentif de Robertson Smith, de Frazer et de Durkheim, mais aussi, comme en témoigne Totem et tabou, d’auteurs et de travaux plus spécialisés et moins célèbres. Sa curiosité intellectuelle et son intérêt pour les mœurs des peuples exotiques furent entretenus par une affinité de principe entre les postulats respectifs de la doctrine évolutionniste, qui prévalait alors en anthropologie, et ceux de la théorie analytique qu’il était en train d’élaborer. Car, celle-ci définissait l’inconscient comme l’infantile en nous, et la maladie comme une fixation à notre passé le plus lointain, pendant que celle-là attribuait le même type de conduite magique et de pensée pré-rationnelle, aux peuples primitifs, aux enfants et aux fous. Aussi Jones pouvait-il écrire que la psychanalyse et le folklore étudient de façon complémentaire les survivances du passé : individuelles, pour l’une, collectives, pour l’autre [Jones 1973 (1964) : 12-13]. Ayant reçu l’appoint de la psychologie sociale de Blondel et de la psychologie génétique de Piaget, cette « illusion archaïque », comme l’appellera Lévi-Strauss, persista chez les psychanalystes alors même que l’ethnologie avait abandonné l’évolutionnisme de ses débuts, sous les assauts successifs des écoles diffusionniste puis fonctionnaliste. Il fallut attendre les années 30 pour qu’on s’accordât enfin à reconnaître que, chez les peuples primitifs ou sauvages, selon la terminologie de l’époque, comme chez les peuples civilisés, il y avait à la fois des enfants et des adultes, des sujets malades et d’autres sains d’esprit [Lévi-Strauss 1967 (1949) : ch. VII]. Même s’il lui arriva de se montrer personnellement plus clairvoyant que ses contemporains [1], Freud contribua à l’illusion commune en lui apportant la caution de la psychanalyse.

Mais ce point est relativement secondaire. Ce qui est plus troublant, c’est l’incapacité de Freud à profiter de sa culture ethnographique pour confronter ses propres hypothèses à des faits bien plus nombreux et variés que ceux de la clinique. Alors qu’elle lui fournissait une sorte de laboratoire, permettant de tester les principes de la psychanalyse et, au besoin, de les amender, l’anthropologie fut avant tout, pour lui, un nouveau territoire à annexer. Il est désormais tellement sûr d’avoir raison que les faits devraient nécessairement, croit-il, confirmer ses vues. À vrai dire, Freud s’est toujours comporté en conquérant, soucieux d’étendre son empire aussi loin que possible. On le voit dès ses premiers travaux, et sa conquête des sciences humaines se déroule, pour ainsi dire, en trois temps.

Freud à la conquête des sciences de l’homme

La psychanalyse proprement dite est une technique médicale visant à guérir les personnes souffrant de névroses. Mais Freud n’entend pas la réduire à une thérapeutique. Pour son fondateur, c’est aussi, et peut-être avant tout, comme on le voit dès les premières pages de son Introduction à la psychanalyse, la première théorie scientifique de la vie psychique. La psychologie réflexive, comme la psychologie behavioriste, se montrant incapables d’expliquer un trouble psychique quelconque, il revient à la psychanalyse, dit-il, de donner à la psychiatrie la base psychologique qui lui manque. Bien qu’elle parvienne seulement – ou tout au plus – à soigner les névroses, Freud la croit capable de donner une explication générale de tous les troubles psychiques : des différentes formes de névrose, donc, mais aussi des psychoses, ainsi que des perversions, dont les névroses ne seraient jamais que le négatif. La modestie apparente de la thérapeutique est ainsi compensée par une immense ambition théorique. C’est, pourrait-on dire, le premier temps de la conquête.

Le deuxième temps consiste à passer de cette psychopathologie à une théorie générale de la vie psychique, par le biais des rêves et des actes manqués, c’est-à-dire de phénomènes normaux qui ressemblent structurellement, les premiers, à des psychoses, les seconds, à des névroses, et constituent donc un chaînon naturel entre le normal et le pathologique. Cette extension est décisive. La parution, coup sur coup, de l’Interprétation des rêves, en 1900, et, l’année suivante, de la Psychopathologie de la vie quotidienne, marque, de l’avis général, l’accès de la psychanalyse au statut de discipline autonome et bien constituée. Tous les éléments de ce que qu’il est convenu d’appeler la « première topique » (distinction de l’inconscient et du préconscient, du processus primaire et du processus secondaire, du refoulement originaire et du refoulement après coup, etc.) sont désormais en place.

Il ne reste plus alors – et ce sera le troisième temps – qu’à jeter son dévolu sur la psychologie des peuples et sur tous les phénomènes culturels et sociaux, en proposant une théorie analytique de la religion, de la science et de l’art, de l’économie, etc. À partir de 1907, Freud se lance à l’assaut de ce nouveau territoire en publiant, dans Imago, plusieurs études sur la prohibition de l’inceste, les tabous et le totémisme qu’il réunira, en 1913, dans Totem et tabou, Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs. Dès la première phrase de sa préface, il annonce clairement ses intentions, déjà présentes dans le sous-titre de l’ouvrage : il s’agit « d’appliquer à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie collective les points de vue et les données de la psychanalyse » [1968b (1913) : 5]. Apportez-moi des faits, semble-t-il dire, et je me charge d’en faire la théorie [2]. Bien qu’ayant lu Durkheim, qui insistait sur la spécificité du social, Freud ne s’intéresse pas aux institutions décrites par les ethnologues. Tout se passe comme si la culture des diverses sociétés se réduisait pour lui à des faits de psychologie collective, eux-mêmes réductibles à des processus individuels dont la psychanalyse détiendrait la clé. Ainsi rabattue sur la psychologie individuelle, l’ethnologie n’a rien de propre à nous apprendre, elle n’est plus qu’un champ de manœuvres pour la théorie analytique.

Comme ce champ est immense, Freud s’entoure de jeunes disciples qui se partagent les différents secteurs à investir et les différentes missions à accomplir. Otto Rank (1884-1939) publie, dès 1909, Le Mythe de la naissance du héros, et deux ans plus tard un ouvrage sur la légende de Lohengrin [Rank 1983 (1909)]. Theodor Reik (1888-1969) commence en 1914 une série de quatre études portant sur la pratique de la couvade et les rites de puberté des primitifs, ainsi que sur la prière du Kol Nidré et la sonnerie du Schofar des rites juifs de Yom Kippour – textes qu’il réunira, en 1919, dans un volume préfacé par Freud : Le rituel, Psychanalyse des rites religieux [Reik 1974 (1919)]. L’année suivante, Géza Róheim (1891-1953), ethnologue de formation, publie dans Imago, un article sur les rites d’alliance, avant d’entreprendre de nombreuses enquêtes de terrain, en Océanie, en Afrique et en Amérique, avec pour objectif principal de réfuter Malinowski, qui avait contesté, au début des années 20, l’universalité du complexe d’Œdipe [Malinowski 1971 (1927)]. Quant à Ernest Jones (1879-1958), auteur d’un article très fouillé sur les superstitions relatives au sel, paru en 1912, et qui devient, après la rupture de Freud avec Jung, le gardien zélé des dogmes psychanalytiques, il se charge de porter la bonne parole aux anthropologues du Royaume-Uni [3], et de ferrailler lui aussi contre Malinowski [4].

L’intérêt du fondateur de la psychanalyse et de ses mousquetaires pour l’ethnologie est donc indéniable. On leur doit des textes qui, par leur érudition, peuvent rivaliser avec les écrits de Frazer, et qui conservent, eux aussi, la capacité d’éveiller l’esprit du chercheur. De plus, ils ont entrepris des travaux originaux qui ont élargi le spectre et enrichi la base documentaire de l’anthropologie. Dans ces conditions, on serait d’abord tenté de croire que leurs bons offices et leur souci de l’ethnographie n’ont été payés de retour. Chez les anthropologues, en effet, de Kroeber à Lévi-Strauss, en passant par Malinowski, la psychanalyse semble avoir surtout suscité des réserves ou des critiques, quand ce n’est pas du dédain ou de l’hostilité. Même le courant « culture et personnalité », qui a permis des échanges fructueux entre Abram Kardiner et des ethnologues comme Ralph Linton, Ruth Benedict, Margaret Mead, Cora DuBois, etc., ne paraît avoir retenu de Freud guère plus que l’importance des premiers émois infantiles, et par suite des systèmes éducatifs qui les suscitent ou les répriment, leur laissent libre cours ou les canalisent dans telle ou telle voie [5]. Cette attitude assez distante des anthropologues n’est pas douteuse, et elle est encouragée par une division excessive du travail qui tend à isoler les disciplines. Mais elle n’est pas forcément due à un refus de principe. Comme nous l’avons déjà suggéré, et comme nous allons le voir sur des cas précis, c’est plutôt, du côté de Freud et de ses disciples qu’on observe fermeture et rigidité.

Le témoignage de Malinowski est significatif. Il a tout de suite été séduit par la théorie de Freud et, même si ses obscurités et ses arguments spécieux l’ont bien vite conduit à prendre ses distances et à tempérer son jugement, il reconnaît que la psychanalyse contribue à la connaissance de la nature humaine et que ses hypothèses l’aident à développer ses propres idées [Malinowski 1971 (1927) : 5]. En revanche, il déplore l’incapacité du système freudien à accueillir quoi que ce soit venant de l’ethnologie et des sciences sociales. Non seulement des faits ou idées nouvelles qui l’obligeraient à s’amender ou à se reconstruire sur des bases plus larges, mais même des éléments qui pourraient consolider ses postulats fondamentaux. « Nous ne pouvons nous empêcher de trouver étonnant, écrit-il, que, malgré tous les arguments que la sociologie et l’anthropologie fournissent à l’appui de la psychanalyse et malgré le caractère nettement sociologique de la théorie du complexe d’Œdipe, les champions de la psychanalyse aient cru pouvoir négliger totalement l’aspect sociologique de celle-ci. » [Ibidem  : 13-14] Au lieu de chercher dans les interactions entre parents et enfants, variant d’une culture à une autre, la genèse, et la ou les formes, du complexe œdipien, ils décrètent d’entrée de jeu qu’une structure œdipienne, en quelque sorte préétablie, détermine a priori la nature de ces interactions en tous temps et en tous lieux. Accordant la primauté aux conflits et aux mécanismes intrapsychiques [6], et prétendant pour leur discipline à la complétude, tout apport théorique venu de l’extérieur leur semble donc superflu. À l’atomisme du sujet freudien correspond une sorte d’autisme de la théorie. C’est pourquoi la psychanalyse n’a d’autre relation possible à l’anthropologie que celle de maître à servante. Elle lui demande seulement de confirmer ses propres hypothèses, de lui fournir de nouveaux matériaux qu’elle se fait fort d’expliquer entièrement à l’aide des concepts analytiques. Certes, son corpus théorique a été lui-même en devenir perpétuel, Freud n’ayant cessé de remanier sa topique de l’inconscient, sa théorie des pulsions, et sa typologie des troubles psychiques. Mais, ce sont, pour ainsi dire, toujours les mêmes cartes qu’il a indéfiniment rebattues. Aussi chercherait-on vainement, chez lui, un seul concept ou une seule hypothèse venus de l’ethnographie – hormis la notion, ou du moins le terme, de tabou.

Néanmoins, sous l’influence de ses lectures anthropologiques, il lui arrive parfois de se ressaisir, de se défaire un moment de son individualisme radical, et de reconnaître, le temps d’un paragraphe, la primauté du collectif sur l’individuel. C’est le cas dans un passage méconnu de Totem et tabou où, affirmant à nouveau l’existence d’une structure commune aux grandes névroses et aux grandes productions culturelles, il inverse, cette fois, leurs relations d’antériorité et de dépendance :

D’une part, les névroses présentent des analogies frappantes et profondes avec les grandes productions sociales de l’art, de la religion et de la philosophie ; d’autre part, elles apparaissent comme des déformations de ces productions. On pourrait presque dire qu’une hystérie est une œuvre d’art déformée, qu’une névrose obsessionnelle est une religion déformée et une manie paranoïaque un système philosophique déformé. Ces déformations s’expliquent, en dernière analyse, par le fait que les névroses sont des formations asociales, qu’elles cherchent à réaliser avec des moyens particuliers ce que la société réalise par le travail collectif [1968b (1913) : 88].

Par rapport à la doxa analytique, le renversement de perspective est spectaculaire. La culture n’est plus ici un prolongement de la névrose et des mécanismes de défense du moi, par des moyens collectifs, mais une réalité première et sui generis. Et c’est, au contraire, la névrose qui devient un sous-produit individuel, une caricature grossière de la culture. La maladie est aliénante, parce qu’elle rend le sujet étranger à la culture de son groupe. Elle résulte d’un échec de l’individu, dû à des causes internes ou externes, à s’approprier les normes et le symbolisme culturel de son milieu. La religion, par exemple, n’est pas une névrose obsessionnelle qui serait agrandie à l’échelle de tout un peuple ou de l’humanité tout entière, mais c’est la névrose obsessionnelle qui est une religion déformée, parce que purement privée.

Dans ce texte rare et précieux, Freud raisonne déjà comme Lévi-Strauss, lorsqu’il reprendra, quelques décennies plus tard, la comparaison de l’enfant, du primitif et du névrosé, en même temps que la question de l’unité de l’homme et de la diversité des cultures. La culture et la maladie utilisent les mêmes matériaux, ceux dont tout enfant dispose en naissant pour établir toutes les relations possibles avec la nature et avec autrui. Mais, tandis que l’une opère, avec ces matériaux, une synthèse structurellement stable, régie par des normes, et apte à devenir collective, l’autre bricole avec eux une synthèse anomique, beaucoup plus précaire et purement individuelle [Lévi-Strauss, 1967, ch. VII, en particulier pages 108-109 et 112-113]. Malheureusement, cet éclair de lucidité de Freud, dont il reste encore une trace dans la préface de 1919 au livre de Reik [Reik 1974 (1919) : 23] sera sans lendemain. Comme si, craignant de s’être laissé séduire par les sirènes du culturalisme, il s’était vite repenti d’un moment de faiblesse pour revenir à l’orthodoxie psychanalytique et reprendre haut et fort, dans L’avenir d’une illusion, sa définition canonique de la religion comme névrose universelle. Tant il semble difficile, même pour un psychanalyste, de réviser ses propres croyances.

Il faut toutefois reconnaître, à son actif, que Freud n’a cessé de tâtonner entre des hypothèses contradictoires, et, même une fois la théorie analytique officiellement constituée, de réunir dans ses écrits des matériaux et des idées difficilement compatibles avec elle ou simplement entre eux. C’est ainsi que, dans Ma vie et la psychanalyse, il juxtapose curieusement la formule définissant la névrose obsessionnelle comme une religion privée et défigurée, et celle définissant la religion comme une névrose obsessionnelle universelle [1968a (1925) : 82]. Or, comme l’a montré René Girard, dans La Violence et le sacré, on trouve le même type d’incohérences dans sa théorie du complexe d’Œdipe, présentant l’identification au père tantôt comme antérieure, tantôt comme postérieure à la relation de rivalité, tantôt comme la source de cette dernière, tantôt comme sa conséquence, et dans son scénario du meurtre du père de la horde primitive, qui juxtapose, lui aussi, de manière ambivalente, deux processus différents [1972 : ch. VII et VIII]. C’est toutefois cette honnêteté foncière du fondateur de la psychanalyse, note Girard, qui, en venant tempérer son dogmatisme, rend la lecture de ses œuvres passionnante, en raison même des tensions qu’elles renferment. Sa confiance exagérée dans la capacité qu’aurait la psychanalyse à surmonter in fine toutes les difficultés, le conduit à publier des faits et des analyses qu’un auteur plus prudent aurait passés sous silence ou supprimés en se relisant. Freud n’en fait rien, remettant seulement à plus tard une synthèse théorique qui, en fait, ne viendra jamais.

Il n’en reste pas moins que, après sa décision capitale de remplacer la théorie du trauma par la théorie du fantasme, dans l’étiologie des névroses, il fut persuadé d’avoir atteint un roc inébranlable, de pouvoir désormais s’appuyer sur quelques thèses imprescriptibles, et même d’avoir jeté les bases de toute psychologie future qui voudra se présenter comme science. Or, substituer le fantasme au trauma, c’est donner la primauté au subjectif sur l’intersubjectif, aux relations et interactions imaginaires avec autrui sur les relations et interactions effectives ; et c’est aussi reconnaître l’antériorité du « mythe individuel du névrosé » et des théories sexuelles infantiles sur la mythologie collective des peuples [7]. C’est donc rabattre le social sur l’individuel, le culturel sur le psychologique. Il va de soi que, avec de telles prémisses, il était quasiment exclu que psychanalyse et anthropologie pussent se rencontrer sur un pied d’égalité.

Mais nous allons voir que, loin de mettre sa discipline en position de force, cette attitude hégémonique de Freud contribue à l’affaiblir. Ce qu’il prend pour le socle même de la psychanalyse est en réalité son talon d’Achille. Les principes recteurs, qu’il croit pouvoir tirer de ses données cliniques, l’empêchent d’entendre la leçon de données bien plus nombreuses et plus riches, venues d’ailleurs. Car celles-ci nous imposent une interprétation diamétralement opposée à la sienne de deux relations qui jouent un rôle crucial dans l’organisation des sociétés humaines comme dans la structure du complexe œdipien : les relations entre les générations et les relations entre les sexes. Pour chacune de ces relations, la psychanalyse donne l’impression d’inverser l’ordre des choses et de jouer à contre-emploi. Alors qu’elle croit nous dévoiler une réalité cachée, et remonter du conscient à l’inconscient, elle relaie en réalité de vieux mythes au lieu de les décrypter, les opacifie au lieu de les clarifier, et contribue ainsi à dissimuler, sous couvert de science, des choses que les hommes se sont toujours plu à laisser dans l’ombre. Cela est particulièrement net dans la présentation canonique des deux grands piliers de la doctrine qui viennent d’être évoqués, l’étiologie des névroses et les théories sexuelles infantiles. Il convient donc de s’y arrêter quelques instants.

On sait que, dans ses premiers travaux sur l’hystérie, Freud expliquait les névroses de ses patientes par un événement traumatisant qu’elles disaient avoir subi pendant leur enfance, celui d’avoir été abusées sexuellement par un adulte, généralement leur propre père. Mais, devant la multiplication des cas de ce genre, il crut devoir conclure à leur invraisemblance et se raviser : les faits rapportés étaient imaginaires, seul le fantasme infantile de séduction était indéniable, et il était si puissant qu’il avait la capacité de laisser des traces indélébiles dans le psychisme des malades au point d’être pris après coup, et en toute bonne foi, pour un événement réel.

Un petit détail significatif suffit à rendre suspecte cette révision théorique : Freud a dû attendre de la concevoir et la publier pour pouvoir reconnaître, dans les éditions ultérieures de ses premiers travaux, que ce n’était pas un oncle, comme il l’avait d’abord écrit, mais bien leur propre père, que ses patientes accusaient d’attouchements incestueux. Tout se passe comme s’il avait été soulagé par l’idée que sa nouvelle hypothèse disculpait doublement le père de l’accusation d’inceste, d’une part, en rendant cet acte purement imaginaire, d’autre part, en imputant l’idée, et même l’initiative, de la séduction sexuelle à l’enfant et non à l’adulte.

Complexe d’Œdipe ou complexe de Laïos ?

Certes, les enfants ne sont pas des angelots, et l’on peut admettre que tout ce qui est manifeste chez l’adulte est déjà présent chez eux en pointillé. Il ne s’ensuit cependant pas qu’on puisse, à l’instar des chamanes qui accusent les enfants de sorcellerie, leur imputer telle ou telle conduite pour mieux en décharger les adultes. Or, c’est bien ce que fait Freud lorsque, prenant les choses à rebours, il cadenasse la théorie analytique. Qu’il s’agisse de la séduction sexuelle, comme c’est le cas ici, mais aussi des pulsions cannibaliques, liées au stade oral, ou encore des tendances meurtrières, associées au complexe œdipien, il en vient toujours à tenir pour primitives des conduites infantiles qui sont plus vraisemblablement des attitudes réactionnelles et fantasmatiques, induites par les agressions bien réelles des adultes. Comme le rappelle, avec un positivisme de bon aloi, un ethnopsychiatre, pourtant peu suspect de tiédeur à l’égard de la psychanalyse, ce n’est jamais l’enfant, mais bien le père ou la mère qui s’exclame : « tu es mignon à croquer », et, s’il n’est pas rare que des enfants soient mangés par des adultes en temps de famine – en Australie, « on préférait même tuer un enfant inutile qu’un chien dingo utile pour la chasse » –, on n’entend jamais parler d’enfants affamés qui tuent leurs parents pour les dévorer [Devereux 1970 : 149 et 151]. Alors que « la loi et l’opinion publique punissent le parricide avec infiniment plus de rigueur que l’infanticide, […] les statistiques sont formelles : de tout temps, infiniment plus d’enfants ont été tués, soit avant, soit après leur naissance, par leurs parents que de parents tués par leurs enfants » [p. 150] ; « pour chaque parricide ou matricide, il y a probablement des millions de cas d’avortements ou d’infanticides ; pour chaque mère violée par son fils, des milliers d’enfants séduits par des adultes » [op.cit.:138].

Pourtant, la psychanalyse cautionne et même renforce, à cet égard, les présupposés du droit pénal ou des pratiques les plus communes. En soutenant que le désir de tuer son père est particulièrement fort, elle accrédite l’idée qu’il exige d’être réprimé par les moyens les plus violents. Comme nous le verrons plus loin, en examinant les travaux de Reik, elle justifie, les pratiques des populations qui, à l’en croire, exerceraient par anticipation des représailles sur les enfants. Bien plus, alors que la plupart des systèmes de législation rendent l’adulte entièrement responsable de tout commerce sexuel avec un enfant, elle tend à rationaliser l’attitude de ceux qui excusent leur maladresse ou leur inconduite avec la génération inférieure, en imputant toute la faute à l’enfant.

Comme l’observe un ethnologue féru de psychanalyse, mais attentifs aux faits, alors que la théorie freudienne du « roman familial » postule que tous les enfants rêveraient d’avoir des parents différents de leurs propres géniteurs, on trouve en Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Bretagne, des mythes et des pratiques d’abandon et d’adoption, montrant au contraire le désir des parents de substituer d’autres enfants à ceux qu’ils ont eux-mêmes engendrés [Juillerat 1995]. Ce thème n’est d’ailleurs pas étranger à nos traditions orales. Dans Le Petit Poucet ou Hansel et Gretel, ce sont aussi les parents qui tentent de se débarrasser des enfants.

On pourrait alors être tenté de rejeter purement et simplement le complexe nodal de la psychanalyse, au risque de faire vaciller tout l’édifice. Mais, pour éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain, on doit avant toutes choses observer que le mythe œdipien lui-même est beaucoup plus riche et complexe que le scénario tronqué auquel la vulgate psychanalytique a fini par le réduire. Pour nous restreindre aux éléments qui intéressent Freud, il ne décrit pas seulement un fils inexorablement voué à mettre à mort son père ou un père condamné à périr de la main de son fils. Encore moins, un fils qui serait voué à coucher avec sa mère ou une mère destinée à être souillée par son fils. C’est à Laïos, et non à Œdipe, que revient l’initiative de la violence. Deux méfaits lui sont imputés. Il viole le jeune Chrysippe et, pour tenter d’échapper à la malédiction que ce crime lui fait encourir, il commet une double tentative d’infanticide sur son fils, en lui perçant les pieds et en l’abandonnant dans un lieu désert, une fois cette mutilation accomplie. Le parricide – ou plus exactement le régicide – et l’inceste – ou plus exactement le mariage avec la reine – sont, du point de vue psychologique, des éléments secondaires, et presque accidentels. S’il s’agit bien d’éléments nécessaires, c’est en tant que composantes canoniques du rituel d’accession à la royauté ou de la « légende du conquérant » : le prétendant au trône élimine son rival et épouse la reine ou la princesse [Delcourt 1981].

Bien entendu, un mythe n’a pas valeur de preuve. Bien entendu, un mythe demande à être décrypté. C’est, à l’évidence, le cas du corpus œdipien, qui rassemble de nombreuses variantes et contient lui-même plusieurs strates successives d’interprétation. Toutefois, si la théorie du complexe d’Œdipe, qui repose sur une version arbitrairement étriquée du mythe, n’a aucun privilège herméneutique, et elle n’est pas non plus une simple variante du mythe, dont il suffirait d’étudier les rapports formels qu’elle entretient avec les autres, comme le voudrait Lévi-Strauss [1958 : 242]. S’il convient, en effet, de prendre en compte l’ensemble du corpus, ce n’est pas pour le traiter comme un système clos, bouclé sur lui-même. C’est pour tenter d’en démêler les éléments, de les inventorier et les hiérarchiser, en les confrontant, comme le font, chacun à sa manière, Delcourt et Devereux, avec ce qu’il faut bien appeler la « réalité », c’est-à-dire les pratiques effectivement attestées dans les sociétés humaines. Or, dans cette perspective, tout comme l’infanticide et la pédophilie précèdent le parricide et l’inceste, ce que Devereux nomme le « complexe de Laïos et de Jocaste » apparaît comme logiquement antérieur au complexe d’Œdipe et plus fondamental que lui. C’est celui-là qui induit celui-ci : loin d’être l’expression de pulsions primitives, les attitudes « œdipiennes » des enfants ont un caractère réactionnel.

Malgré cette révision importante, Devereux se garde soigneusement de bousculer l’orthodoxie analytique. Moins par prudence scientifique ou diplomatie, semble-t-il, que par excès de modestie ou crainte de commettre une sorte de parricide ou de régicide intellectuel. Au lieu de radicaliser sa critique, il en émousse le tranchant, et accorde à Freud des circonstances atténuantes. C’est pour avoir adopté tout d’abord le point de vue de l’adulte, écrit-il charitablement, que la psychanalyse a découvert le complexe d’Œdipe bien avant celui de Laïos et de Jocaste. Mais, cette erreur de perspective, si erreur il y a, serait tout à fait vénielle, car en dépit de son caractère dérivé, le complexe œdipien ne serait pas, pour autant, « secondaire », au sens figuré du terme. N’étant pas une réplique contingente, mais une réaction nécessaire et universelle à celui dont il procède, il conserverait finalement toute sa valeur [Devereux 1970 :138-139 et 142].

Quels qu’en soient les ressorts psychologiques, cette critique timorée a l’inconvénient d’entretenir le flou et de désamorcer, voire d’éluder, le débat scientifique. L’ethnopsychiatre est tellement soucieux de passer pour un « analyste rigoureusement freudien », que tout en reconnaissant « l’antériorité des pulsions contre-œdipiennes des parents par rapport aux attitudes œdipiennes des enfants, dont elles provoquent le déclenchement » [Bastide in Devereux 1970 : XIV], ni lui ni, en l’occurrence, son préfacier et porte-parole, n’éprouvent le besoin de se défaire du vocabulaire paradoxal, consacré par l’usage, qui inverse pourtant l’ordre des choses. Or, il en va de même pour les pulsions cannibaliques imputées aux enfants, qu’il considère pour sa part comme postérieures aux pulsions cannibaliques des parents, et en particulier de la mère, mais dont on ne sait trop, au bout du compte, si elles sont réelles ou purement imaginaires. Même dans les passages où il prend nettement le contre-pied des idées reçues, Devereux ne cesse de ménager la figure tutélaire de Freud et même de s’en réclamer [8]. En outre, il ne présente jamais sa thèse principale de manière systématique. Elle se trouve dispersée dans plusieurs articles qui se renvoient les uns aux autres, et sont chacun constitués d’une collection de « cas » et d’« observations » plus ou moins disparates dont on a parfois du mal à saisir le fil conducteur. Dans ces conditions, on peut douter que la psychanalyse ait d’ores et déjà, comme il l’affirme, découvert le complexe de Laïos et de Jocaste ou, du moins, qu’elle en ait vraiment pris toute la mesure.

Féminité et maternité

Quoi qu’il en soit, la façon dont Freud, et la plupart de ses disciples, abordent les relations entre les sexes, est encore moins satisfaisante que la manière dont ils conçoivent celles des générations. Rappelons pour mémoire que la libido est censée se développer en passant successivement par trois stades infantiles, respectivement qualifiés d’oral, d’anal et de phallique, avant d’atteindre, après la puberté le stade génital. Si Freud qualifie le troisième stade de phallique et non de génital, ce n’est pas seulement parce que, à l’âge considéré, l’enfant n’est pas encore en mesure de procréer. C’est surtout parce que la théorie infantile selon laquelle les enfants des deux sexes, et pas seulement les garçons, auraient tous été originellement dotés d’un organe imaginaire à connotation masculine, le phallus, est un rouage essentiel de sa théorie du complexe d’Œdipe et des fantasmes qui lui sont inhérents. L’idée que toute femme serait d’abord un petit garçon [Freud 1971a (1932) : 155] permettrait en effet d’expliquer à la fois les deux formes duales, masculine et féminine, du triangle œdipien. Car, c’est la découverte que les filles ne possèdent pas ou, plus exactement, ne possèdent plus le phallus, qui éveillerait et alimenterait, chez le garçon, le fantasme de castration, et motiverait ainsi son attitude de crainte et d’hostilité à l’égard d’un père capable, à tout moment, de lui ravir le précieux organe et de le réduire, lui aussi, à un être mutilé. Et, chez la petite fille, c’est la prise de conscience d’être dépourvue de phallus, qui déclencherait en elle un sentiment d’hostilité à l’égard de sa mère, coupable à ses yeux de lui avoir infligée cette privation, et qui orienterait sa libido vers son père, dans l’espoir d’obtenir de lui le merveilleux objet qui lui fait défaut ou son équivalent symbolique que serait un enfant de ses œuvres. Comme on le voit, la théorie phallique est indispensable pour donner une assise plus solide à l’Œdipe masculin, mais surtout pour justifier l’existence d’un Œdipe féminin qui lui serait symétrique. C’est pourquoi Freud n’a cessé de la défendre et de s’y accrocher, comme l’atteste la cinquième des Nouvelles conférences sur la psychanalyse, datant de 1932, et traitant de « La féminité » [Freud 1971a (1932) : 147-178], qui, de nos jours, pourrait lui valoir d’être cloué au pilori pour machisme aggravé [9].

De fait, lorsque la psychanalyse dépeint l’homme comme doté de quelque chose en plus et la femme de quelque chose en moins, elle ne fait jamais, et de manière encore plus criante qu’avec la différence de génération, que reprendre une dichotomie quasiment universelle et broder quelques motifs supplémentaires sur un canevas transculturel. Tout en s’imaginant remonter du conscient à l’inconscient, elle se borne à entériner des représentations collectives parfaitement explicites, que les divers peuples, primitifs ou civilisés, ont déposé dans d’innombrables classifications binaires, en bien des points semblables les unes avec les autres. C’est ainsi que, dans une célèbre table des contraires, d’origine pythagoricienne, recueillie par Aristote [Métaphysique, A,5], le masculin est, comme presque partout, associé au bien et à la lumière, le féminin, au mal et à l’obscurité [10]. En déployant de nouveaux raffinements, pour opposer à sa manière, le masculin au féminin comme le positif au négatif, ou comme la plénitude au manque, Freud montre à son insu la puissance d’une tradition immémoriale qu’il se limite à rajeunir pour mieux la prolonger.

Pourtant, un examen, même sommaire, des rites d’initiation attestés dans n’importe quelle région du monde, ainsi que des mythes qui leur sont afférents, suffit à montrer que les hommes et leurs compagnes n’ont jamais été dupes de cette tradition. Ils ont toujours su et ressenti dans leur chair, et implicitement reconnu ou proclamé, que c’étaient en réalité non pas les hommes mais bien les femmes qui sont marquées par le signe plus et dotées d’un surcroît d’être, parce qu’elles ont le privilège de porter et de mettre au monde les enfants, et d’être par là même les gardiennes de la vie. Ce sont, au contraire, les hommes qui sont affectés d’un manque, qu’ils s’efforcent tant bien que mal de compenser en s’attribuant le monopole des activités guerrières et de la plupart des activités rituelles. En présentant l’enfant comme un substitut du phallus, Freud renverse l’ordre à la fois naturel et culturel des choses. C’est la protestation virile des hommes qui est un substitut de la capacité de procréer dévolue à leurs compagnes. En s’arrogeant le pouvoir de faire renaître les jeunes gens qu’ils ont tués symboliquement dans les rites d’initiation, pour les transformer en farouches guerriers, ils miment presque toujours, en les transposant, des activités féminines dont ils se révèlent du même coup envieux. Les pères initiatiques sont des mères de substitution. Et c’est bien en cela que la paternité est une affaire d’importance dans la plupart des sociétés. Or, les femmes le savent bien ou le devinent, et n’en font pas toujours mystère. Chez les Baruya, elles tournent en dérision la prétention des hommes à engendrer des guerriers, en fabriquant des épouvantails grotesques au cours d’un cérémonial parodiant les rites d’initiation masculins [cf. chapitre VIII]. Elles se révèlent ainsi, sur ces questions, bien plus lucides que Freud et tous les psychanalystes réunis tout le ban et l’arrière-ban de la psychanalyse.

Il est, en effet, étonnant que ce secret de polichinelle paraisse échapper à la plupart des observateurs et des théoriciens. Non seulement aux psychanalystes qui, au sein du triangle œdipien standard, réduisent la mère à un objet libidinal dont le fils et le père se disputent la possession, et dans la version féminine du complexe, à une rivale de la fille, qui seule, dans l’affaire, et seulement par un étrange détour, est reconnue pour un être capable d’enfanter. Mais aussi, à quelques exceptions notables près [cf. Evelyn Reed 1979, Nancy Jay 1992, Marika Moisseeff 1987 et 2000], au tout venant des anthropologues qui, sans ignorer la chose, donnent l’impression de fermer les yeux devant une réalité trop banale, sans doute, pour mériter un moment d’attention. Seules quelques voix isolées, généralement masculines, celles, par exemple, de Francis Martens [1975], et surtout de Pierre Clastres, ont osé dire ouvertement, et sans fard, que la féminité réside avant tout dans la maternité, et que cet attribut, qui lui est propre, fait de la femme, et non de l’homme, le sexe fort. « La propriété essentielle des femmes, qui définit intégralement leur être, écrit-il dans un de ses tout derniers textes, c’est d’assurer la reproduction biologique et, au-delà, sociale, de la communauté : les femmes mettent au monde les enfants. Loin d’exister sur le mode de l’objet consommé, ou celui du sujet exploité, elles sont au contraire productrices de ceux dont la société ne peut, sauf à décider de disparaître, de se passer : à savoir les enfants, comme futur immédiat de la tribu, comme son avenir lointain. » [1977 : 100-101]

Dans les sociétés primitives, étudiées par Clastres, l’homme est essentiellement guerrier, chasseur ou sacrificateur. Il est un être-pour-la-mort, alors que la femme, comme mère, est un être-pour-la-vie [1977 : 101]. Mais cette opposition, éventuellement marquée par des tabous (par exemple, l’interdiction faite aux hommes de toucher le panier des femmes, et, aux femmes, de toucher l’arc des hommes [Clastres 1966]), transcende – et l’ethnologue le voit bien – les différences culturelles. Elle a, en effet, un fondement naturel, que la culture vient seulement moduler. La démographie montre que, dès la conception, la femme est, bien plus solidement que l’homme, arrimée à la vie. Il y a plus de mort-nés de sexe masculin que de sexe féminin, et, bien qu’il naisse environ cent cinq garçons pour cent filles, dès la fin de la première année, par le seul jeu de la mortalité infantile naturelle, les filles ont dépassé en nombre les garçons de leur âge, et pris sur eux un avantage qu’elles conservent et accroissent jusqu’à la fin de leur vie. Bien entendu, l’infanticide des petites filles et, de nos jours, l’avortement sélectif, peuvent infléchir ces statistiques, mais c’est précisément l’écart constaté par rapport à la norme naturelle, qui permet de déceler et de mesurer l’importance de telles pratiques dans les populations qui préfèrent jeter sur elles un voile pudique. Il en est de même pour le mode de vie des adultes, qui a évidemment une incidence sur le taux de mortalité, mais confirme que, toutes choses égales d’ailleurs, les femmes ont une meilleure longévité que les hommes. Les statistiques du suicide ne sont pas moins éclairantes. Durkheim, le premier, a montré avec minutie comment il pouvait varier en fonction de divers facteurs sociaux, mais il est bien obligé de reconnaître un fait qui ressort massivement des tableaux chiffrés qu’il analyse : quel que soit le paramètre considéré, les femmes sont toujours moins nombreuses que les hommes à mettre fin à leurs jours. « Pour une femme qui se tue, il y a en moyenne quatre hommes qui se donnent la mort. » [1960 (1897) : 39] Le sociologue ne daigne cependant pas s’attarder sur ce phénomène remarquable, et l’on devine aisément pourquoi, car il échappe à son modèle explicatif. Il le signale, en passant, dans un chapitre consacré aux rapports possibles du suicide et de la folie, et ne le mentionne même pas dans la table des matières, pourtant fort détaillée (neuf pages en petits caractères), de son ouvrage.

Il est bon de rappeler ces choses pour ne pas se laisser intimider par certains discours revendicatifs qui, tout en ayant le mérite de rejeter le modèle freudien de la féminité, croient devoir postuler une indifférenciation de principe des hommes et des femmes et militer pour leur interchangeabilité parfaite, confondue avec une égalité des droits. Pour récuser les théories du genre qui, tenant l’orientation sexuelle pour indéterminée, présentent la différenciation sociale du masculin et du féminin comme une construction arbitraire visant seulement à légitimer des rapports de domination. Ces fantaisies anti-naturalistes sont des excroissances hyperboliques de l’existentialisme et de l’opposition, remontant aux Sophistes, de la phusis et du nomos. Il est cependant vain de nier l’existence d’une nature humaine et d’opposer le donné au construit. Car il est de la nature même de l’homme d’être un homo faber. Et si certaines de ses constructions sont plus solides que d’autres, c’est précisément parce qu’il n’est ni le maître des essences ni le seigneur des formes. Pas plus qu’on ne saurait faire une scie avec de la laine, comme disait Aristote, ou faire pousser des salades en tirant sur leurs feuilles, selon un proverbe chinois, on ne saurait faire une société humaine à partir d’individus indifférenciés qui construiraient leur genre en dehors de toute normativité, et par la seule vertu de leur bon vouloir. L’art ne faisant jamais qu’imiter la nature, selon la formule du Stagirite, il y a fort à parier que si l’utérus artificiel, que certains prophétisent ou appellent de leurs vœux, est un jour réalisé, il ne se substituera pas plus à l’utérus naturel que l’ordinateur n’a fait ni ne fera disparaître le cerveau humain.

// Article publié le 2 février 2014 Pour citer cet article : Lucien Scubla , « Donner la vie, donner la mort, Psychanalyse, anthropologie, philosophie », Revue du MAUSS permanente, 2 février 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Donner-la-vie-donner-la-mort
Notes

[1« Il ne faut pas oublier non plus, écrit-il au milieu d’une note de Totem et tabou, que les peuples primitifs, loin d’être des peuples jeunes sont aussi vieux que les peuples civilisés et qu’on ne doit pas s’attendre à ce que leurs idées et institutions primitives se soient conservées intactes et sans la moindre déformation jusqu’à nos jours. » [Freud 1968b (1913) : 120]

[2Freud, en privé, est encore plus explicite. Pendant la rédaction de Totem et tabou, il écrit à Ferenczi, « Le travail concernant le Totem est une vraie cochonnerie. Je lis de gros livres qui sont sans véritable intérêt, car je connais déjà les conclusions. C’est mon instinct qui me le dit. » (cité par Maurice Godelier 2010 [2004] : 536).

[3Voir « Psychanalyse et anthropologie », communication faite au Royal Anthropological Institute, le 19 février 1924 [Jones, 1973 (1966) : 104-128].

[4Voir « Le droit de la mère et l’ignorance sexuelle chez les sauvages », communication à la Société anglaise de psychanalyse, le 19 novembre 1924 [Jones, 1973 (1966) : 129-152].

[5Sur ces travaux, voir la synthèse ancienne mais, à notre connaissance, non dépassée de M. Dufrenne [1953].

[6Ce point a été bien relevé par l’école dite de Palo Alto, à propos de la notion de « bénéfice secondaire » de la maladie. « La psychanalyse classique est restée avant tout une théorie des processus intrapsychiques, si bien que là où l’interaction avec des forces extérieures était évidente, elle a été considérée malgré tout comme secondaire » [Watzlawick 1972 (1969) : 23]. À la limite, et en raison de la place de plus en plus grande que la théorie accorde à la notion de fantasme, le sujet freudien est paradoxalement une sorte de monade fermée sur elle-même, n’ayant ni composante culturelle ni même composante interrelationnelle. Ce sont ses relations internes qui en viennent à déterminer totalement ses relations externes.

Sur les rapports du psychique et du social, on peut se reporter aux belles analyses de Roger Bastide [1972], qui distingue chez Freud une « psychologie sociale » et une « sociologie psychologique » et confronte la psychanalyse avec la sociologie durkheimienne, le marxisme et l’anthropologie structurale.

[7On sait que, à chaque grand fantasme (scène primitive, séduction, castration), Freud associe une théorie sexuelle infantile qui se présente comme un mythe d’origine : origine des enfants, pour le fantasme de la « scène primitive », de la sexualité, pour celui de la séduction, de la différence des sexes, pour celui de la castration. L’universalité supposée de ces mythes individuels expliquerait non seulement les traits communs à de nombreux rêves et délires, mais aussi les thèmes récurrents de nombreux mythes collectifs.

[8« Le désintérêt envers les pulsions cannibaliques parentales qui ressort de la littérature psychanalytique suggère l’intervention de fortes résistances, plus fortes peut-être encore que celles qui expliquent pourquoi il s’écoula tant de temps entre la découverte du complexe d’Œdipe chez l’enfant et celle du complexe prétendument contre-œdipien des parents, et cela en dépit du fait que l’une des premières découvertes de Freud ait porté précisément sur le rôle (réel ou imaginaire) de la séduction parentale » [Devereux 1970 : 160. Ce passage fait suite à une note de la page 159, attribuant à Freud une « infaillible sûreté de touche et acuité de vision »].

[9Rappelons que dans un passage de ce texte, où il donne l’impression de se caricaturer lui-même, Freud justifie le surcroît de pudeur que l’on attribue généralement aux femmes par le désir qu’elles auraient de « dissimuler la défectuosité de [leurs] organes génitaux ». Bien qu’elles aient joué un rôle marginal dans l’histoire des grandes découvertes et du progrès technique, ajoute-t-il, leur souci de dissimuler le manque de pénis conduit à penser qu’on leur doit probablement l’invention du tissage et du tressage. « La nature elle-même aurait fourni le modèle [à suivre] en faisant pousser sur les organes génitaux les poils qui les masquent. Le progrès qui restait à faire était d’enlacer les fibres plantées dans la peau et qui ne formaient qu’une sorte de feutrage. » [1971a (1932) : 174]

[10On trouvera de nombreux exemples, empruntés à des civilisations et des époques les plus diverses, dans un ouvrage de Françoise Héritier [1996] presque tout entier consacré à cette question. Nous reviendrons plus loin sur l’intérêt et les limites de son travail.

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